TOM REG    "Mini-contes drolatiques et déroutants"     page 8 

 

 

n° 125                Le grand complexe ( ou Les petites raclettes )

                         Dans une sorte de grand complexe administratif et commercial, un coursier tente d'expliquer à un stagiaire de vacances la topographie des lieux, les tâches qui leur incombent, ces livraisons de documents divers à porter jusque dans des bureaux, des recoins d'ateliers, des renfoncements de deuxième sous-sol et même d'arrières-greniers, de soupentes terminales, ou d'un ultime débarras en quinconce où est pourtant encore parfois niché, dans des ténèbres ou des pâleurs de crépuscule, un fonctionnaire...

                          Ils partent ensemble pour une première course, pas trop longue pour commencer et au parcours relativement simple. Mais assez vite, les courses dans l'immense établissement se font de plus en plus lointaines et  labyrinthiques. En outre les locaux traversés deviennent quelquefois si désertiques qu'il faut même donner signe de vie en égrenant un code par une sorte de téléphone-porte-voix interne à ficelle dont des postes sont installés à certains carrefours de couloirs ou de tunnels, mais très souvent une simple pancarte indique seulement qu'un jour un tel appareil pourra peut-être se trouver là...)

                          Il semble aussi qu'au cours de certaines pérégrinations on sorte de l'établissement, cela n'étant peut-être qu'une impression. Seulement alors, pourquoi y a-t-il à un moment des cireurs de chaussures, un coiffeur et des annonces qu'un train va partir ou qu'un bateau va accoster, qu'on peut dans de simples cabines obtenir le spectre de sa voix et le modifier à sa guise au crayon d'ondes ?  S'agit-il juste d'annexes de l'entreprise, de prolongations de son terrain plus ou moins autorisées et intermittentes ?

                           On dirait même parfois qu'ils doivent traverser leur propre habitation, qu'elle se trouve naturellement sur leur chemin. Le problème suraigu étant alors de savoir si on s'arrête ou pas, combien de temps ? Pour prendre un verre, faire la sieste un moment, finir de boucler des valises ?

                            Il faut d'ailleurs quelquefois porter des dossiers chez des gens qui sont censés travailler chez eux mais qu'on trouve pourtant en train de manger, de lire des magazines ou de visionner en famille des diapos de vacances qui déclenchent de curieux dialogues :

                             - "J'ai fait l'arrosage chez moi, sur la terrasse, il y avait beaucoup de monde...Les Lapis-Lazure étaient là, tout comme Frometon et sa couturière...

                             - Frometon et son inséparable couturière ! Et le frère du Molosse, tu l'as revu ?

                             - Comme le soleil s'est soudain caché, on a projeté des diapos là-bas aussi à Mont-Grenus. Oui, le Molosse était bien sur l'une d'elles...Réfugié dans un arrière-port répugnant, avec un air de vouloir protéger quelqu'un  à tout prix et sous un faux nom ! De drôles de gens quoi ! "

                              Ils croisent aussi d'autres coursiers qui sont chargés de rapporter pour les bureaucrates (les vrais, ceux qu'on ne voit pas, qui ne sortent jamais de leurs bureaux) toutes sortes de provisions et de matériels, des jeux, des systèmes compliqués de sonorisation, des plumeaux...

                              Certains locaux sont occupés par ce qu'on croit d'abord être des enfants, mais qui sont simplement des hommes en réduction (pas des nains) , de tout petits adultes qui partent le soir en raclant leurs cartables par terre, ne pouvant faire autrement, et qui sont de ce fait à l'origine du bruit le plus caractéristique (et le plus écouté) de cette curieuse entreprise...      

 

n° 126               Négatifs  ( ou Une manière de génie )

                              Un journaliste passionné de cinéma évoque la fascination qu'exerce sur lui, en secret et au-delà de celle qu'il éprouve pour les plus grands réalisateurs, rencontrés ou non, un simple employé en blouse bleue poussant sur un chariot, pour les ranger et les numéroter, les bobines de négatifs de tous les longs métrages d'une grande compagnie de production...

                              Car il sait (et pense qu'il est sans doute le seul) que cet homme modeste et effacé a écrit des scénarios extraordinaires mais qu'il s'est toujours refusé à les faire lire...Le journaliste part à la quête de ces derniers, essayant par tous les moyens de convaincre leur auteur de bien vouloir les lui confier pour qu'il les mette en valeur, les fasse connaître, même contre son gré et s'il doit l'aider à se faire violence, constatant sa trop grande réserve, devinant une modestie de mauvais aloi voire une timidité invalidante. En vain.

                               Il est assez décontenancé par ce refus qui semble sous-tendu par une sorte d'humilité réelle mais aussi une forme assez douteuse de masochisme, voire de valorisation du gâchis, du sacrifice inutile, des plus piteuses vanités...Et curieusement, il entrevoit que la nature exceptionnelle supposée de cet homme est justement en rapport étroit, consubstantiel, avec ses atermoiements chroniques, sa  fausse pudeur rechignée et rebattue...

                                Aussi va-t-il employer les grands moyens en entreprenant carrément un cambriolage pour mettre la main sur ces manuscrits ! Et alors qu'il progresse dans son entreprise d'intrusion, qu'il considère comme un pur et simple sauvetage, une grande émotion l'étreint,  persuadé de découvrir, au fond d'une armoire poussiéreuse, une manière de génie...( Et du reste, son pousseur de chariots ne ferait-il pas ses coups en douce,  ne serait-il pas,  par exemple, un de ces auteurs d'idées dont le nom  figure, dans certains génériques, sous celui du scénariste, avec cette mention mystérieuse  "d'après une idée de..." , auteurs minimalistes souvent inconnus mais dont il semble que depuis un petit nuage hollywoodien, ils distillent leur génie goutte à goutte sur une armée de grafouilleux qui s'en emparent férocement pour les diluer sans vergogne et les formater au goût facile et vulgaire des plus larges publics! )  

 

n° 127                 Imper et maillot ( ou Un drôle d'anticyclone )

                                - "Mon pauvre monsieur, ya déjà plus d'imperméables depuis un bail ! A présent c'est les maillots de bains pour toute la haute saison ! "

                                 La sous-chèfe de rayon, très parisienne, c'est à dire platinée,  limant ses ongles rouges en mâchouillant un chewing-gum à la fraise,  a l'air sincèrement désolée, soudain compatissante, le ton à la fois gouailleur et pincé, faussement familier, d'une vulgarité se voulant aimable, en fait l'humeur comme requinquée par l'imminence de la sonnerie de fermeture !

                                 - "C'est bien regrettable mais vous n'avez pas le choix, mon p'tit monsieur...Il y a une courte période, c'est vrai,  où les deux sont en vente en même temps et puis une nuit d'un seul coup  les imperméables descendent au sous-sol où on les enferme jusqu'au mois de septembre ! On fait plus que le maillot ! Même les "pochettes", vous savez les translucides en plastique pour pêcheurs, on les a arrêtés ! Ah mon pauvre, c'est pas le moment de..."

                                 Le personnage s'emmêle dans les saisons et les jours... Il a toujours comme un anticyclone de retard, étant lui-même un drôle d'anticyclone avec ses affalements coutumiers, sa subsidence permanente, son allure de patate, son inertie potentielle, sa lenteur congénitale  et ses brumes de sol au ras des pâquerettes, ses smogs pestilentiels quand il en lâche un !

                                  Si encore il avait le  bon sens des aiguilles d'une montre ! Mais non même pas ! Dès qu'il arrive quelque part c'est comme si les horloges se mettaient à rétrograder ! Aux poignets des braves gens les trotteuses se prennent pour les heures, les minutes continuant leur chemin habituel ! On n'arrive même plus à remonter ! A se remonter !

                                  Pour ce curieux individu atmosphérique, les "temps" se télescopent : calendrier, couleur du ciel...Le temps passe, ne passe pas (ou passe instantanément comme une flèche, c'est la même chose! )

                                  - "Mademoiselle, comment  passe le temps ici ?

                                  -  Ah ça mon p'tit monsieur, y passe d'une drôle de façon avec vous ! "  

 

n° 128                Etrange résonance ( ou Les rimbaldiens )

                            Un fonctionnaire, sous les combles obscurs où il a trouvé refuge avec son bureau, n'en revient pas : à quel curieux phénomène est-il en train d'assister ? Est-il le seul à constater cela ? Mais comment pourrait-il le savoir n'étant plus relié aux autres que par le courrier (qui lui arrive par un monte-charge), étant précisé que son téléphone il en a par mégarde arraché le fil avec le pied dès le premier jour il y a des mois et que tout ce qu'il conserve de la cantine, c'est, vers midi, au moment de sortir de sa poche pleine de miettes le sandwich préparé chez lui la veille, le souvenir du bruit des plateaux et des couverts mêlé à celui des bavardages stupides et des cancans idiots qui ont fini par le submerger et réussir à lui faire obtenir, sous les couleurs d'une vague sanction pour manque de participation aux réjouissances et aux arrosages,  un dégagement providentiel vers ces hauteurs poussiéreuses aux longs craquements, situées nulle part, et où la faible lueur d'une sorte de vasistas est encore trop forte pour son besoin de repliement et d'abandon...

                            Pourtant  chaque jour il peut donc encore prendre connaissance de son courrier et là, nul doute n'est plus possible... Depuis des semaines il avait commencé à remarquer un changement minimal, imperceptible, mais qui cette fois-ci, il en est sûr, se confirme de jour en jour :  la prose administrative devient poétique !

                            Et que ce soit dans le Bulletin 0fficiel ou les Circulaires, il constate l'apparition de mots imagés ou d'expressions fraîches et charmantes  qu'on n'y rencontrait jamais auparavant. Par-ci par-là, dans la prose sèche et austère du Bureau de la Législation Financière, se glissent  des termes inhabituels à la résonance étrange...

                             Il en tremble, des souvenirs lui reviennent...Et si finalement, après toutes ces années de luttes, ces mouvements de grève, ces échauffourées dans l'ascenseur, ces vers beuglés par les fenêtres, ces affiches sauvages placardées jusque dans les toilettes des Employés Supérieurs, ils étaient sur le point de remporter victoire sur les grincheux ? Oui, si les rimbaldiens triomphaient ?

                             Au début, lui aussi avait fait partie de ce mouvement plus ou moins secret et complètement utopique auquel personne ne croyait et dont on se moquait fort dans  toutes les rédactions à tous les niveaux de l'Administration ! Transformer le Précis de Contentieux des Patentes en Somme poétique !

                             Quelles drôles d'expressions ils avaient réussi à introduire ! Heureusement qu'avec les archives des années précédentes, on pouvait vite faire le rapprochement et alors la traduction, souvent inattendue, s'imposait d'elle-même...Par exemple les "fleurs au fusil" désignaient à présent tout simplement les militaires !... Les "assistants de Morphée" , les hôteliers ! ... Les "logeurs de pipistrelles", les tenanciers d'anciens bobinards! ...Les "serviteurs de Phébus", les  marchands de vacances au soleil !

                              Et le tout à l'avenant, tous les textes réglementaires ayant été relookés d'office en "nouvelle prose imagée et relaxante" ! Et il lui semble en effet, à notre aimable réfugié dans les hauteurs que cela change beaucoup de choses...Du reste, il se considère déjà lui-même comme relaxé d'office, réintégré, prêt à redescendre au sein du gros des effectifs, à participer désormais sans réserve à toutes ces convivialités, ces arrosages, ces babillages...se donner pour de bon aux cancans paraît-il eux aussi poétisés !Leur prêter le flanc désormais, s'y associer pour les surpoétiser ! Entendre triompher Rimbaud !      

        

n° 129              Parapluie et souvenirs ( ou L'Oreille de Denys )

                               - "Je suis revenu chercher mon parapluie...

                               - Ah oui, certainement monsieur..."

                              Point de départ d'une conversation entre le gardien de nuit d'un grand hôtel désert ou plutôt comme vidé, déserté...(ou une sorte d'auditorium minéral car effectivement la parole la plus faible y est amplifiée de manière formidable, ou de grotte-prison creusée dans le calcaire avec une immense pancarte au fond: "Parlez sans crainte, on vous entend de partout!" )(ou encore la salle à manger luxueuse d'un de ces grands aéronefs appelés dirigeables et qui firent tellement sensation dans l'entre-deux-guerres!)

                              Au début, conversation atone pleine de banalités, puis qui s'anime, devenant parfois véhémente, au cours de laquelle des éléments tragi-comiques succèdent aux choses les plus insignifiantes. Mais soudain ils se découvrent une passion commune : les montagnes et plus particulièrement leurs noms, associés de façon indispensable au chiffre précis de leur altitude... 

                               Et ils se mettent à évoquer avec une évidente émotion...la Fourche Noire(2670m)!... la Marmite de l'Ogre(2182m)!... le Choux-fleur(3130m)!...le Bec d'Horus(2650m)! ...la Tête à Pierre Grepp(2205m)!... le Grand et le Petit Peigne(2789/2485m)!... le Sex Rouge(2845m)!... le Grand et le Petit Ponton(3970/3150m)!..., le Dôme du Singe(3468m)!... la Pince de l'Ecrevisse(2589m)!... l'Oreille de Denys(2992m)! ...la Corne du Mouflon(2876m)!...

                                Leur excitation augmentant, il devient évident que c'est en réalité un jeu et que même si certains noms de sommets (et leur altitude) sont tout à fait exacts et existent vraiment (oui même la Tête à Pierre Grepp ou le Sex Rouge!),  au fur et à mesure la plupart, puis la totalité, deviennent entièrement inventés avec une espèce de surenchère dans la bizarrerie des termes et des appellations !

                                Et l'on se rend vite compte que leur ferveur et leur hargne à trouver des termes de plus en plus frappants ou étranges pour désigner une montagne, provient surtout du fait qu'ils savent qu'on les entend sans doute de fort loin (car ils croient ferme à la pancarte, d'ailleurs  lumineuse et qui éclaire le fond gypseux de la grotte ou du grand salon du paquebot aérien ), un peu à la manière d'une radio naturelle, oui d'une radio-activité au sens propre du terme, d'un magnétisme ambiant qui portent  leurs paroles gutturales formidables jusque dans des contrées encore inexplorées (à l'époque, bien entendu, où se situe l'action qui du reste faiblira petit à petit, les noms s'étiolant, devenant indifféremment des vocables qui conviendraient aussi bien pour des insectes, des plantes, des rues, des types de chaises, des véhicules utilitaires ou des bruits incompréhensibles entendus parfois en pleine nuit chez les voisins du dessus, vous savez, comme si on y pitonnait une paroi rocheuse, ou on s'y lançait des éboulis (avec des chaises en plus ou des aiguilles à tricoter!),  comme si on y escaladait avec des sabots la Tête à Pierre Grepp ! ... 2205m!)      

                              

n° 130                Sur son chemin ( ou L'installation )

                                 Ce vieux fanal rouge de wagon de chemin de fer tiendrait-il  juste sur la petite console à côté de la fenêtre ?  Il l'y dépose aussitôt et recule pour voir : fantastique ! Parfaitement adapté !

                                 Maintenant, ça y est, il a enfin terminé l' installation de son domicile ! Cela aura été un peu long, mais avec tous ces voyages depuis la pleine campagne jusqu'ici ! En tout cas, il va pouvoir au moins inviter dès ce soir son grand ami et voisin à venir constater tout cela de visu...Et il ne va pas  en revenir, ébouriffé carrément ! Surtout que depuis le temps lui aussi, sûrement, n' y croyait plus !

                                  - "Oh là là mais ça y est ! A présent te voilà bel et bien chez toi ! Quelle installation ! Mais dis donc, comment tu as pu trouver tout ça ?

                                  - Oh c'était sur mon chemin, tu sais...

                                  - Et puis alors des objets très décoratifs...Très bien ce masque par exemple...Il vient d'où ?

                                  - Il était sur mon chemin...

                                  - Et là, ce vieux microscope en cuivre, quelle merveille ! Non vraiment encore bravo !

                                  - C'était sur mon chemin !

                                  - Oh et ici, ces petits ustensiles admirables ! Comment les as-tu réunis ?

                                  - Ils étaient sur mon chemin...

                                  - Je n'en reviens pas d'une telle diversité qui du reste ne nuit en rien  à une magistrale impression d'unité, grâce sans doute au rapprochement harmonieux de ces pièces...provenant pourtant incontestablement des horizons les plus divers ! "

                         Cet ami et voisin se montrait très aimable et élogieux, et même un peu trop car en réalité il avait du mal à cacher son étonnement et sa perplexité devant une décoration aussi disparate et hétéroclite, et visiblement de piètre valeur !  Et de mauvais goût ! C'était à peu près ce qu'on obtenait autrefois avec les bons de la Semeuse à Paris ou les points à coller de la Migros à Genève, rue du Vidollet ou de Montbrillant et à Moellesulaz aussi, ou même aux Cropettes, dans les années cinquante !  

                                  - "Par exemple, dis-moi, cette petite Tour de Babel lumineuse, et qui clignote, où l'as-tu trouvée ?

                                  - Au pied d'un arbre, juste après le  premier tournant...

                                  - Le tournant de quoi ?

                                  - Mais de mon chemin ! "

                         Et oui, notre ami avait tout trouvé  sur son chemin comme il s'évertuait à le dire depuis le début ! Un chemin qu'il avait découvert un beau jour et le long duquel étaient disposés, tels les œufs de Pâques en chocolat pour les enfants, plus ou moins dissimulés dans des hautes herbes, sous des fougères ou dans des buissons, tous les objets qui se trouvent à présent chez lui, encombrant, comblant l'espace quasi-entier de son studio-coin-kitchenette !

                          Car ce chemin était son chemin et n'était là que pour lui ! Et si on y avait comme semé cet ensemble de bibelots extravagants et de structures au mieux vaguement coulissantes, c'était à sa stricte et seule intention ! Ce qu'il avait tout de suite compris, le cherchant depuis longtemps sans le savoir vraiment mais s'attendant pourtant un peu chaque jour à être le bénéficiaire d'une sorte de prodige, à ce que  lui soit désignée d'en haut une voie tout à fait particulière où lui seul pourrait s'engager...

                                   - "C'est bien beau tout cet attirail sur tes étagères, ces faux chalets-baromètres à bascule et à ponton, ces boules roulant en se déroulant, ces mécanismes qui sont des sortes d'organismes, ces pelures, ces saucisses à bosons, ces arcatures tronquées censées toiser de haut le visiteur quand il passe devant, tous ces ramassis, m'enfin... Moi, ce que je vois surtout, et cela m'attriste, c'est que tu n'as toujours pas de situation ! "

                           Le voisin se mit à  saisir un élément de cette curieuse disposition d'un air un peu dégoûté et comme avec des pincettes :

                                   - "Qu'est-ce que c'est ça ?

                                   - C'est un cactus en plastique faisant aquarium ou volière et brillant de tous ses feux au couchant et de ceux de tous les diables au levant ! Tu as remarqué, il est adaptable...Il change de dimension et quand on veut il a l'air de grandir ! Il y a une notice...Vois-tu, il fait téléphone transportable ! Sa cabine, pour deux, se déploie toute seule en cas de pluie, les fils se fichent d'eux-mêmes dans le sol détrempé et des messages portant des souvenirs émergeant d'un lointain futur s'en érigent au moindre souffle rétrograde de vent ou de courant d'air qu'il mesure, analyse et archive! C'est, si tu veux mieux, une sorte de...

                                   - Suffit comme cela, vieux ! Tu me navres...Ce qui m'apparaît clair, c'est que tu as  simplement  rapporté tout ça d'une décharge publique !

                                    - Attends un peu, ce n'est pas fini...En plus, ce curieux stratagème a, dans une certaine position, une ombre qui fait chat. Et tu remarqueras à ses  oreilles que c'est le chat de Schrödinger ! Et oui, tantôt il existe, tantôt il n'existe pas !

                                     - Ou de l'arrière-cour d'un chiffonnier !

                                     - Ou plus exactement, il existe et il n'existe pas en même temps ! Ce cactus bizarre est tout et rien à la fois ! Tiens, grâce à ses raquettes qui, à condition que les piquants s'en ôtent d'eux-mêmes, tiennent dans la bouche, il fait narguilé ! C'est sa fonction terminale ! Inôtable !

                                      - Assez de faux-fuyants et de persiflages ! Regarde les choses en face ! Tu as une fois de plus tout raté oui ! Que vas-tu faire de ça maintenant ? Tu crois que ça peut intéresser quelqu'un ? Il faut t'en débarrasser au plus vite ! Et en revenir à des inclinations plus civiles! Plus coutumières ! Des postures plus dignes ! Tout cela ne ressemble à rien et ne te mènera nulle part ! "

                           Comme son voisin se trompait avec ses évidences médiocres et ses conclusions toutes faites ! Et comme notre ami avait, lui, trouvé la solution, qui n'était qu'une prise en compte, un peu tardive, d'une vocation, certes inconsciente, mais déjà ancienne ! D'ailleurs l'autre, le voisin, l'avait dit lui-même au début, avait prononcé sans s'en rendre compte le mot magique ! Ce n'était pas de décoration qu'il s'agissait mais d'une installation !

                            Et quelle installation ! Un fatras de mauvais goût ? Les bons de la Semeuse ? La Migros ? Pas sûr ! Bien au contraire ! En exposant ce bazar répugnant et injustifiable, tombé du ciel on ne sait comment, il s'était tout simplement placé à l'extrême avant-garde de l'art moderne et conceptuel ! Sans rien dire à personne, sans s'en apercevoir tout à fait, (croyant même accomplir, par une simple décoration, son médiocre destin de célibataire rechigné) et ainsi qu' il l'avait souvent envisagé dans ses rêves (sans s'en souvenir vraiment),  et par le réveil inopiné de ses vraies compétences et prérogatives, il venait en réalité (comme il allait le prouver dans un  avenir très proche et sans rien changer à son impossible décor)  de monter la galerie d'art contemporain la plus branchée de tous les temps !  

                                                  

n° 131                Frôlements au Cinéac ( ou La main androgyne )

                           Un homme fréquente assidûment un tea-room construit sur l'emplacement d'un ancien cinéma de gare dont il conserve des souvenirs étranges qu'il aime à évoquer devant des jeunes femmes auxquelles il donne rendez-vous le matin pour un jus d'orange, l'après-midi pour une tasse de thé...

                            A chaque fois, il prend soin de se lever et de se déplacer pour montrer avec de grands gestes et une main sur les hanches, la disposition de l'ancienne salle obscure...

                              -  "C'est drôle parce qu'il faut imaginer qu'ici, à peu près, à la place du buffet des gâteaux, c'était l'écran...Quant aux rangées de fauteuils, elles commençaient là, pratiquement où vous êtes...Une allée à gauche, une autre à droite, là-bas...Des murs de velours noirs avec des horloges de réclame lumineuses pour des sodas à l'orange et au citron...Une tache rougeâtre et une tache jaune en permanence de chaque côté, éclairant suffisamment, surtout  lors de scènes de nuit à l'écran, suffisamment donc pour rendre visibles dans la salle ce qui..."

                             Il s'arrête toujours à ce moment-là et revient s'asseoir, pensif, devant ses invitées qui ne manquent pas de s'étonner que l'on puisse garder un souvenir si intense d'un lieu somme toute banale et assez médiocre...Oui en effet, les souvenirs de cet endroit l'attendrissent encore et pourtant il s'en passait de belles dans ce Cinéac du bout des voies, du bout des quais ! Seulement lui, au milieu d'un laisser-aller général bien glauque, parfois peu ragoûtant, dans la lueur blafarde et mouvante de l'écran,  il avait accoutumé de venir en ce lieu saumâtre juste pour tenir la main d'une douce et frêle personne...

                              Que se passait-il exactement dans ce cinéma où l'on était censé venir pour attendre l'heure d'un train ? Des silhouettes se levaient, se rasseyaient un peu plus loin, changeaient de place à tout moment, avec parfois, même par les beaux temps d'été les plus stables et les plus chauds, un imperméable sur le bras, faisant cent fois le tour de la salle en guignant de leurs petits yeux de pipistrelles une place libre et d'un voisinage prometteur, ou quittant soudain précipitamment une rangée pour la sortie en soufflant et en s'essuyant les mains et le front avec un kleenex !

                               Et tout cela devant un écran depuis lequel, et aussi peu regardé fût-il, n'en parvenaient pas moins, extrêmement forts, des sons et des répliques en tout genre comme "Salutatouâ  Caïus Graccus Metellus !"... "Relève-toi esclââve!... " ou, à l'occasion d'un faux clair de lune (qui n'en plongeait pas moins la salle comme dans une ténèbre définitive) "...Autrefois déjà mon père me disait, dans l'existence il ne faut compter que sur soi et  mon enfant je ne pourrais pas te tenir par la main toute ta vie! "

                             Et bien justement, une fine main en permanence dans la sienne pendant toutes les séances, tous les jours de seize à dix-huit heures, avec cette situation extraordinaire, étant donné l'éclairage, de n'être jamais parvenu à savoir s'il s'agissait  d'une fille ou d'un garçon , une pâleur androgyne stupéfiante, une sorte d'énigme métaphysique...Et il n'était pas question de voir le mystère se résoudre, aussi  s'en tenait-il strictement à la main qu'il ramenait toujours un peu vers lui, ne voulant en aucun cas risquer une quelconque incursion exploratoire qui eût peut-être tout gâché...L' ambiguïté où il se trouvait étant garante d'une  exaltation qu'il ne voulait pas compromettre !

                               Tout de même, et malgré l' inconsistant, voire le dérisoire, que de tels souvenirs peuvent présenter, il s'était pourtant agi, dans son cas, et bien qu'il n'eût jamais vu en pleine lumière à qui il avait à faire,  ayant dû en outre constater un beau jour la disparition subite et définitive de cette tendre silhouette énigmatique assise dans le noir à côté de lui, et malgré son âge à l'époque déjà relativement avancé pour une simple prise de mains, de sa  première véritable émotion sensuelle ! En cet endroit singulièrement détourné de son objet,  où de vagues frôlements ou tentatives d'attouchements (anonymes, fuyants, avec de pitoyables faux airs d'indifférence ou d'absence), mêlés aux fantasmes en carton pâte des films de série B qui passaient, repassaient toujours, cent fois visionnés sans  être vus, et dans cette obscurité clignotante, tenaient lieu d'aventure romantique !

                               Si la plupart de ses invitées, devant leur thé-bergamote, étaient rendues assez  perplexes par ses confidences et le récit de ses curieux souvenirs, certaines trouvaient étonnante cette vision  peu connue des relations humaines et de cette face cachée des choses, non dépourvue d'intérêt et même assez prenante, riche de passionnantes perspectives ouvrant comme  une porte sur un monde glauque insoupçonné dont pourtant l'usager moyen présentait souvent la silhouette banale du quinquagénaire un peu rondouillard à petites moustaches et gabardine raglan bleu marine (façon Inspecteur de la Ratp ou Sous-chef de bureau dans les Assurances)  ... "Oui mais voilà, ce lieu n'existe plus et moi-même, à présent, je ne suis plus très sûr de ne pas avoir rêvé tout cela..."

                               C'est alors qu'entre dans le salon de thé un homme avec un imperméable sur le bras !  Il a des petits yeux ronds enfoncés sous des sourcils proéminents ! C'en est un  ! Un homme-pipistrelle du Cinéac ! Après toutes ces années ! Cette chauve-souris du bizarre revient encore sur les lieux de ses agissements frolatiques ! Il ne peut plus s'en passer ! Certes le décor a complètement changé mais l'esprit du lieu est encore là !

                                Le type n'est pas plus à l'aise qu'autrefois! Le front humide, les mains moites, comme dans une éternelle canicule, il s'éponge avec son kleenex... Tout cela a donc bien existé ! Comme en couinant un peu, frôlant au passage la table d'une cliente esseulée, il clopine vers le fond de la salle pour y disparaître dans un recoin sombre...La main n'était pas un rêve !

                                                                          

n° 132                 Livraisons  ( ou Les Monts Blancs séculaires )

                              A Paris, un tout jeune livreur est engagé dans un entrepôt. Dix-huit ans à peine et son permis en poche depuis la veille seulement, il accompagnera d'abord un chauffeur pour des livraisons, avec la camionnette, dans le quartier et puis dans la périphérie du quartier...

                              Ce jeune gars rêve de voyages lointains mais pour le moment il trouverait déjà satisfaisant de livrer simplement en dehors de l'arrondissement, surtout dans un de ceux qu'il ne connaît pas, où il n'est jamais allé bien qu'ayant toujours vécu dans la capitale ! Et il y en a beaucoup ! Il n'a pratiquement pas quitté le dixième arrondissement et pour lui le dix-huitième c'est déjà le bout du monde, le grand Nord !  Le quatrième,  le grand Sud ! Quant à passer la Seine pour la Rive Gauche, cela ne lui est pas arrivé souvent...

                               Et puis cela vient petit à petit car l'entreprise qui l'emploie est en constante expansion et plus elle croit, plus les livraisons sont lointaines ! Le voilà déjà, et désormais seul dans le véhicule qui est à présent un petit camion, en pleine banlieue !  Les Lilas, La Garenne, Les Pavillons-Sous-Bois, Robinson ! Ces noms qui fleurent bon le pichet de vin blanc à l'ombre des marronniers et les week-ends en 2cv des années cinquante !

                               Seulement tout cela est encore bien loin de la montagne...et comme il l'aime la montagne, même s'il n' y est jamais allé ! En fait, il préfère la voir sur les cartes postales que lui envoient des amis alpinistes et qui lui montrent aussi, au cours de soirées diapos, les dômes de glace ou les dents de granit qu'ils ont escaladés ...Finalement il n'est pas tellement pressé de voir tout cela en vrai, il a bien le temps et puis surtout il y a le Mont Blanc...

                                Le Mont Blanc au sujet duquel il sait ce que bien peu de gens savent : on peut le voir depuis Paris ! Une amie de sa mère lui a dit qu'elle l'avait vu par un splendide et clair jour d'été d'avant-guerre, du haut de l'Arc de Triomphe !  Un vieux montmartrois, lui, depuis le haut de la Butte, en direction du sud-est, par un jour étincelant des années vingt ! "Ah mais il faut qu'il fasse beau et sec alors !"

                                Comme il y est allé dans ces deux endroits fameux de la capitale et par les journées les plus claires, les ciels les plus limpides, avec même une paire de jumelles ! Mais il n'a jamais vu le moindre  Mont-Blanc!  Pas plus celui de l'Arc de Triomphe que celui de la Butte Montmartre!  (On lui a dit une fois croyant lui faire plaisir que ce qu'on voyait de plus éloigné dans cette direction c'était le Rocher aux Singes du Zoo de Vincennes! Quel dépit!)

                                 Il a fini par croire qu'on  avait dû apercevoir  l'enclume de glace d'un énorme et lointain cumulo-nimbus ou plus simplement quelque mirage sur  l'horizon ! C'est alors que dans un vieux numéro de l'ancienne revue La Nature, il lit qu'effectivement on peut voir le Mont Blanc à Paris...mais du sommet de la Tour Eiffel ! Bien sûr, de tout là-haut les hauteurs se rejoignent ! Que n'y avait-il pas pensé ! Seulement c'est un phénomène très rare qui ne se produit qu'une ou deux fois par siècle ! Et de fait, il a eu beau emporter ses jumelles tout en haut de la dame de fer et chaque fois sous le plus radieux soleil, balayer minutieusement tout le quart sud-est, il n'a rien vu émerger du clapotis miroitant de l'horizon !

                                 Et puis un beau soir, très tard, après un ultime tour d'horizon et une dernière bouffée d'exaltation enfantine, et comme il rentre un peu abattu chez sa mère, le voilà qui passe devant  le magasin "Au Piolet d'Or", équipement pour la montagne, et son gardien de nuit, lui-même montagnard, qu'il connaît pour avoir livré chez eux à plusieurs reprises. Il lui raconte la déception où il est avec cette histoire de Monts Blancs parisiens. L'homme au tyrolien à blaireau plisse les yeux, prend un petit air mystérieux, s'appuie des deux mains sur son alpenstock :

                                 -" Ah oui, c'est exact, j'en ai entendu parler, et on peut le voir depuis d'autres endroits aussi, par exemple... mais c'est partout très très rare! Une fois par siècle! Peu de gens ont... Alors dis-moi, et toi, ces livraisons, où en es-tu ?

                                  - Nous nous étendons de plus en plus! Ma prochaine est pour le fin fond de la Beauce !

                                  - Quelle coïncidence, je suis de cette région ! Je ne voulais pas te le dire mais on le voit aussi de là-bas, ma grand-mère l'a vu ! A la fin du siècle dernier ! Personne n'a pu le revoir depuis ! Tu verras c'est près de la route tout au bout de la plaine, il y a un grand arbre sec, comme un escalier, qui monte vers le ciel ! Et c'est pas la peine de monter jusqu'en haut ! Au milieu ça suffit ! Souviens-toi, tout au bord de la route, un simple vieux tronc sec en paliers...et même qu' il est dangereux pour les voitures, fais attention ! Va pas t' ratatiner ! "

                                  Il n'a pas le moindre doute qu'il le verra cette fois-ci son Mont Blanc ! En plus, en cette année séculaire, la dernière du siècle !  C'est lui qui va le voir cette fois et ce sera bien le sien et pour toujours ! Mais ce bruit de battement dans une roue avant de la camionnette!  Il verra cela plus tard, ce n'est rien, il a juste un peu accroché un trottoir à Etampes... Qu'a-t-il livré au juste au cours de toutes ces années qui sont encore parait-il de jeunesse ? (Alors s'il est encore jeune, pourquoi, tout à l'heure,  dans le rétroviseur, ces cheveux gris ? )

                                  -" Ce sont des adaptateurs universels, on en vend, on nous en réclame de partout ! "

                                  Les cartons qu'il a livrés étaient toujours fermés, il n'a jamais su exactement ce que c'était, n'ayant même pas une seule fois vraiment vu en quoi cela consistait...Mais là, il va voir, il va bien voir le Mont Blanc, c'est sûr ! Depuis cet arbre-escalier tout au bord de la route... Enfin, il espère le voir! Seulement qu'il prenne garde ! Avec ce mauvais bruit de roue qui empire, il risque de ne plus jamais rien voir du tout ! Il ne réduit même pas sa vitesse, il est bien trop pressé ! Une seule fois par siècle !  

             

n° 133              Un drôle de Platon  ( ou Un  Socrate bien enfantin )

                                 Le personnage (qui ressemble étrangement à Myself) va de par le vaste monde en vantant les mérites d'un enfant hors du commun dont il aurait reçu l'enseignement et qui l'aurait touché de sa grâce...Il entreprend, désormais apparemment seul, de relater leurs pérégrinations et les épisodes de leur vie commune pleine d'aventures étonnantes par leur caractère insolite ou extravagant !

                                  Ce gamin était un petit Socrate, il en avait l'esprit !   "L'enfant est l'avenir de l'homme" était sa grande devise que je devais répéter moi aussi et faire entendre un peu partout, depuis les grandes places et les larges avenues jusqu'au fin fond des plus sombres passages ! Et ce ne fut pas toujours facile en raison de la grande nouveauté et de la pertinence de nos propos qui prenaient souvent des allures de prédications assez mal vues des foules comme des autorités...Nous eûmes très vite tout le monde contre nous ! 

                                 En effet nous finissions fréquemment chassés des lieux les plus paisibles par les quolibets et les gestes menaçants ou même enfermés en cellules de dégrisement car on nous croyait ivres ou exaltés tant notre sujet paraissait troublant pour les âmes simples et insensé à l'entendement ordinaire...

                                 - "Mais cet enfant extraordinaire ou est-il ?  Tu nous le montres ? On ne l'a jamais vu ! Et d'ailleurs ici on ne t'a jamais vu avec un enfant et depuis le temps qu'on te connaît ! "

                                 Et oui Platonnet était revenu chez lui, toujours aussi seul, en fin de course, tout au bout de son errance prédicatoire et assez laborieuse (un vrai calvaire!)... Nul n'étant prophète en son pays, il n'avait jamais voulu prêcher dans  l'endroit qui l'avait vu naître, trouvant qu'il s'y était déjà suffisamment ridiculisé ou amoché comme cela et qu'on l'attendait plus loin pour d'autres mascarades...

                                 - "Je vais vous le montrer Socraton ! Je l'ai en photo ici, dédicacée ! Regardez !

                                 - Quoi, ça ? Elle a été découpée dans Spirou ! Cela n'a aucune valeur ! Tout le monde peut en faire autant! Tu te fiches de nous avec ton enfant inventé de toutes pièces et qui aurait couru le monde avec toi pour philosopher! "

                                Cet enfant improbable ne serait-il pas en effet son double imaginaire, multiplié, réédité selon les circonstances et l'idée qu'il se fait, ou qu'il se plaît à avoir, de lui-même ? (Voilà où pourrait mener une sorte d'autophilopédie larmoyante et grotesque !)    

                                

n° 134               Les casseroles de Marrakech ( ou  St-Rémont pardon ! )

                               Dans la salle d'attente d'une sorte d'agence de voyages, un homme d'une cinquantaine d'années lie conversation avec un fringant jeune homme qui vient retirer un billet-charter pour l'Egypte avec l'enthousiasme manifeste du néophyte. Aux murs, de belles affiches à palmiers ou à statues antiques aux noms magiques et prometteurs...

                               Il se met alors à lui raconter sur un ton désabusé que toutes ces destinations qu'il croyait lui aussi, quand il était jeune, mirifiques, promettant monts et merveilles,  se sont toutes révélées, et sous quelque latitude que ce fût, très décevantes, et ajoute que leur renommée est complètement surfaite, voire mensongère, une véritable escroquerie !

                               Ainsi Florence n'est en réalité qu'une ville de bureaux ultra-modernes et d'ateliers de rechapage de pneus ! Grenade un ensemble d'usines à goudron ! Le Caire (destination du jeune homme) un endroit tristounet envahi par des immeubles de compagnies d'assurances ! Venise est une plaine sèche couverte de raffineries de pétrole ! Tanger d'un mortel ennui (il n'y a que des enseignantes à la retraite qui boivent du thé en relisant toujours le même journal littéraire suranné) ! A Athènes, il n'y a que des garages et des stations-service ! A Marrakech des entrepôts de casseroles ! A Syracuse des usines de fumigènes et de calfateuses ! A Tombouctou des fabriques de timbres en caoutchouc...etc !

                               Alors qu'à St-Rémont (où il se rend) c'est autre chose ! St-Rémont, petit bourg juste après la grande banlieue ! Aux premières ombres du vrai soleil ! St-Rémont c'est la réunion de tout ce qu'on s'attend à trouver ailleurs de par le monde et qui ne s'y trouve jamais ! St-Rémont pardon !

                               Arrivera-t-il à influencer ce jeune gars au point de le détourner de sa destination ? A lui communiquer son "dégoût" du monde ?  Ou se plait-il à imaginer seulement cette douce forfaiture ?     

 

n° 135               Débarquer la banlieue ( ou Les parapluies )

                            Un personnage assez flou, silhouette sombre à contre-jour, dont la fenêtre donne sur la Cour de Rome devant la Gare St-Lazare, regarde chaque matin débarquer la banlieue en route pour les bureaux de la capitale...

                            Après chaque arrivée de train, il observe les flots de passagers qui déboulent des escaliers, avec une  acuité et une persévérance étonnantes...Attend-il ou cherche-t-il quelqu'un ? A reconnaître quelqu'un ? S'intéresse-t-il simplement, en oisif rêveur, à l'allure ou à l'accoutrement de la gente banlieusarde laborieuse et ferro-chemineuse ?

                             Une jeune femme lui rend visite par moments. Elle s'assied spontanément sur une chaise et pendant qu'il continue à regarder par la fenêtre, essaie de parler un peu avec lui de choses et d'autres... Elle semble lui faire ses courses mais ne serait-elle pour autant qu'une aide-ménagère ? Certes elle se saisit bien d'un chiffon de temps à autre mais, sans doute découragée par l'épaisseur de la poussière qui recouvre le moindre bibelot,  revient vite s'asseoir sur le canapé ou se rend à la cuisine lui préparer une tartine de confiture ou de pâté qu'il  mangera, toujours debout à sa fenêtre, sans cesser d'examiner les hordes de bureaucrates sortant, comme de vomitoires,  de dessous les arcades noirâtres de la gare...

                              -"Vous voyez beaucoup de parapluies ce matin ?

                              - Non très peu je dois dire...mais quelques uns tout de même, alors qu'hier, il n'y en avait pas du tout, ni aux bras des gens ni dépassant de leurs sacs ou serviettes. Mais ce matin, il y en a...

                              - Avec cette nouvelle journée de plein soleil qui commence ? Drôle d'idée !

                              - Oui mais ce matin, mademoiselle, à la radio, les bulletins météo ont tous annoncé la fin de cette période estivale pour cette nuit, avec de gros orages possibles dès la fin de l'après-midi ! Aussi ces quelques parapluies entraperçus sont extraordinaires... Ils représentent...

                              - Ah...toujours votre "Observatoire des effets des prédictions atmosphériques" !  Vous m'en aviez déjà parlé il y a bien longtemps maintenant...Quelle obstination dans vos projets ! C'est admirable ! Vous y croyez encore ! Je vais vous aider, vous verrez, vous vous en sortirez ! Attendez seulement un peu. Faites bien tout ce qu'on vous dit, soyez patient..."

                             Peu après, dans une sorte d'administration  (un bureau de demi-jour à grand renfoncement précédé d'une vague avancée sur laquelle est garé un boxe de réception ambulant), la jeune femme avec sans doute un collègue :

                              - "Il est toujours à sa fenêtre ?

                              - Mon pauvre, m'en parlez pas, on pourra pas le déloger hein!

                              - Mais à force de regarder, est-ce qu'il ne va pas, des fois, tomber ?

                              - Il n'approche jamais la barre d'appui de plus de dix centimètres, barre d'appui qui de toute façon chez lui n'est pas soluble dans l'eau de pluie, je l'ai fait vérifier, vu le scandale, vous connaissez !

                              - Oui c'est une honte, après une averse, des vieux tombaient de leurs fenêtres dans des poubelles d'arrière-cours, des charrettes de charbon, des branchages, des branchements, on en retrouvait sur des embranchements ! Des pâleurs gémissantes partout à la ronde après la moindre averse !

                              - Cela ne risque pas de lui arriver ! Il ne regarde jamais dehors appuyé sur les coudes !

                              - Mais cette histoire de parapluies qui dépassent, à mon avis cela cache quelque chose. Oui, j'en suis sûr, il cherche autre chose, quelqu'un probablement...quelqu'un de particulier ou alors au contraire qui lui ressemblerait, quelqu'un qui l'assisterait en tout, se ferait passer pour lui...éternellement pour lui ! Eternellement lui-même, éternellement un autre ! Oui pour le remplacer, pour vivre à sa place...

                              - En attendant, il faudrait  trouver quelqu'un pour lui faire sa poussière parce que vraiment...

                              - Ce n'est pas la peine, son immeuble va être démoli le mois prochain...

                              - Ah bon ? Très bien alors! Seulement si on ne lui dit rien, il est capable de rester jusqu'au bout à sa fenêtre et même de n'en jamais partir !

                              - Et bien en ce cas voilà l'occasion de faire d'une pierre deux coups ! Ne lui disons rien. Laissons-le indéfiniment observer les voyageurs et leurs parapluies avec cette idée qu'il est peut-être sur le point de trouver ce qu'il cherche depuis si longtemps, sans savoir exactement ce que c'est,  dans l'ambiance atmosphérique si particulière de sa fenêtre  où il se sent hors d'atteinte de tout, se conforte dans l'idée qu'il est le grand aidé permanent, le protégé absolu et définitif,  jusqu'au moment où d'un seul coup...crac !

                              - Bien joué chef ! C'est ce qu'on peut appeler le coup des parapluies ! "

       

n° 136           Petits raids dans le quotidien  ( ou  Marcher aux aiguilles )  

                          

              Voir page 9 

 

 

 TOM REG   "Mini-contes drolatiques et inquiétants"  

 

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