TOM REG    "Mini-contes drolatiques et déroutants"     page 9 

 

n° 136           Petits raids dans le quotidien  ( ou  Marcher aux aiguilles )

                           Deux personnages tentent la traversée d'une journée ordinaire d'une manière ordinaire ! C'est que, comme venus d'un autre monde (d'où ils viennent effectivement du reste),  ils ont des habitudes plutôt hors du commun au point de vue des horaires et de l'ordre généralement suivi dans le déroulement des tâches quotidiennes...

                           Et bien sûr, comme il n'est pas question d'arriver à vivre une journée normale du premier coup, ils décident, comme pour  une expédition dans un pays lointain et inconnu, de procéder par paliers et par raids de reconnaissance du "terrain" et de l' "atmosphère"...( Et là où ils sont tombés, justement, quel terrain, quelle atmosphère ! En matière d'emploi du temps, la normalité absolue, le tout-venant formaté du conformisme et de l'attendu, du métro du matin à la ronde-promenade du soir avec le chien, bref la crème du train-train horodaté ! )

                            Or cela commence très bien puisque dès leur premier jour d'exploration-acclimatation, ils parviennent à prendre leur petit déjeuner précisément à 07h30  ( heure moyenne pour la majorité des citoyens en activité comme le leur indique le très utile "Guide de l'emploi du temps du contribuable moyen", acheté aux puces dans une très propre et récente édition sur vélin,  juste "encore un peu roussie après un fin nettoyage" ).

                            Comment choir, sans déchoir, au sein de cette masse organisée, régulée, réglée, minutée, métronomée à la pointeuse, au quartz, à la trotteuse des "lumineuses la nuit",  à la grande aiguille de l'horloge florale des mairies et monuments aux morts, aux chiffres illisibles et clignotants des "digitales" ?

                            Quant à prendre, pour leur première expédition "sur zone", leur déjeuner à 12h00 tapantes comme le vulgum pecus sorti de sa laborieuse casemate, ce n'est guère envisageable pour ces deux ébahis qui ne prennent pas moins, et encore cela dépend des périodes, de sept à huit repas par jour, tous différents et bien circonstanciés : du petit souper au grand goûter, du pré-médianoche à l'avant-quatre-heures, de l'en-cas de toute heure au grignotage-à-la-fraîche, et autres grappillages plus ou moins improvisés! 

                              Et ils sont si sensibles nos deux ahuris (devant tant d'aiguilles si régulières) qu'il leur vient souvent aussi l'envie de manger aux changements de temps météo : l'arrivée d'un orage les creuse, l'éloignement d'une averse leur donne des idées de bruncher, l'installation d'un anticyclone les trouve soumis à une boulimie gueuletonneuse  qui en laisse plus d'un pantois chez les "aiguilleux" (les asservis aux horaires fixes bien sûr), et autres belles singularités chez ces deux atemporels atmosphériques...

                               Non, pour ce premier jour d'immersion dans un monde dont le rythme leur est contre nature, ils n'iront décidément pas plus loin que 10h30 du matin, que les horlogeux (autre nom des aiguilleux)appellent "pause-café" et que les synchroneux (ceux qui croient à une synchronisation possible des deux mondes, espèce à laquelle appartiennent d'ailleurs nos deux hurluberlus), eux, considèrent plutôt comme le moment de se mettre au travail, c'est à dire qu'à cette heure-là, encore au lit, ils ont comme une envie de se lever, d'ouvrir les volets et ainsi peut-être humer une lointaine effluve tropicale ou un tourbillon du Grand Nord, afin de savoir au moins si en sortant de chez eux, et ensuite tout au long de la journée, ils tourneront toujours à gauche ou toujours à droite !

                                Pendant cette pause douteuse, ils  filent bien vite se repositionner dans leur espace-temps (dont tout le monde, même eux, ignore la localisation précise). Peut-être que le lendemain ils auront la force, l'intelligence, l'habileté ou la roublardise d'aller comme si de rien n'était jusqu'à midi, l'heure où ils s'arrêtent tous en même temps pour manger, les penduleux ! Manger tous en même temps ! Pauvres synchroneux ! (Sur leur planète là-bas il y a toujours plus ou moins quelqu'un en train de manger à toute heure et même en famille il est rarissime de voir tout le monde manger en même temps ! C'est du reste considéré comme rébarbatif et même une consternante faute de goût à éviter à tout prix!) Ces coutumes grégaires sont donc bien dures pour ceux qui ne marchent jamais aux aiguilles ! ( Et dire qu'ils résident peut-être, sans le savoir, dans un synchrotron ! Ou qu'ils l'utilisent pour changer de monde ! )

                                Et vous allez voir que ces deux abrutis vont finir comme tout le monde par se faire synchroniser en beauté jusqu'à la moelle (et oui ils en ont aussi dans les os sur ces planètes du sautillement et de l'horaire libre d'où ils sont tombés) ! Après cela, allez les repêcher, les sauver, une fois bloqués dans un silo d'archives, par exemple, ces nouvelles structures administratives où l'on ne peut que descendre ou à la rigueur s'arrêter quelque temps le long d'obscurs et interminables boyaux verticaux dans lesquels semblent entreposées des piles de dossiers inaccessibles ou menaçant de s'écrouler et de disparaître si on s'avisait d'y toucher!) ou encore une resserre à imprimés où ils sont capables de finir par donner eux-mêmes le rythme, la cadence maudite des penduleux, qu'ils exécraient, en attendant avec impatience midi pile pour aller manger avec eux ! 

                               (Oui, ils risquent fort de devenir hortators-pédalants dans ce monde où les aiguilles sont si nombreuses, ou si lourdes, que certaines ne peuvent tourner que mues de la sorte, par des escouades de fonctionnaires pédaleux !  Mais quelquefois, la nuit, moulinant sur leurs bécanes, en levant la tête, par une lucarne, ils apercevront très loin dans le ciel, mais se rapprochant pour eux seulement, une des  planètes de leur monde, errantes, zigzagantes. Alors, peut-être que...)       

 

n° 137                    Génétique urbaine ( ou Un balcon dans le couloir )

                               - "Regarde-moi ça, plus rien n'est à sa place !"

                             Dans cette société, sous une lumière comme perpétuellement entre le réverbère mal éteint et l'éclipse de lune brumeuse, de plus en plus, les objets, certaines structures, ne sont pas à leurs places habituelles...Non pas qu'ils se déplacent tout seuls, ni même qu'on les dérange, mais parce qu'on se met à les disposer, les installer, les construire, de manière différente et comme aléatoire ou incongrue !

                             Ainsi, dans un salon, une fenêtre au-dessus de la cheminée...Un balcon donnant dans un couloir...Un grenier à la cave et inversement...  Ou encore un distributeur de billets de banque dans une école maternelle... Un prie-Dieu dans un bouge...Des chaises collées contre un mur à mi-hauteur !

                               - "M'enfin, que se passe-t-il ? D'où cela peut-il provenir ?

                               - C'est curieux, cela me rappelle quelque chose. Je ne sais plus bien...Ah oui, attends-moi un instant s'il te plaît, je ne serai pas long !"

                             Il revient bientôt, sous un ciel certes maintenant complètement bouché mais dans la lumière soudain plus crue des lampadaires comme réallumés ou en train de l'être, un journal à la main...

                                - "Regarde cet article ! Génétique ! Tiens, lis-le voir !

                                - La modification d'un gène peut faire apparaître une patte à la place d'un œil chez le phasme et ses congénères... 

                                - Alors !

                                - Alors quoi ?

                                - Je suis persuadé qu'il en va de même pour l'urbanisme et la construction dans cette société, qu'il y a des gènes pour cela aussi !  Et que certains ont récemment été modifiés ou se sont transformés par mutation spontanée et ont donné en particulier ces chaises publiques que tu as vues dans des salles d'attente, fichées dans les murs à des hauteurs pas croyables d'où ne sortent  parfois plus du béton, et encore à grand-peine, qu'un seul pied ou un peu de dossier !

                                 - Et autres bizarreries à venir ou non encore répertoriées !

                                 - Veux-tu m'aider à les débusquer ces gènes urbains intempestifs ? "

                             Soudain, d'un même ensemble et en cadence, tous les lampadaires, arrivés pourtant enfin à leur maximum d'éclairement, se mettent à clignoter, assurant à l'ensemble de la ville une alternance jour-nuit rapide mais très agaçante !

                                 - "C'est  sans doute ainsi que nous verrons le jour désormais! Tant pis, nous allons chercher quand même ces molécules du bizarre qui nous mettent le quotidien sens dessus dessous. Et nous les éradiquerons tout à fait, ne serait-ce que pour récupérer des chaises convenables et des couloirs d'étages un peu moins encombrés de braves gens sur des chaises longues attendant en vain le soleil  sur leurs drôles de balcons d'intérieurs !

                                 - Et puis le coup des poteaux indicateurs, tu te souviens ?

                                 - Tu penses ! Ils avaient voulu les remplacer par un modèle universel  indiquant à l'aide d'un seul mot toutes les directions possibles en même temps...Résultat, il n' y eut plus partout que des poteaux avec le nom de la ville où l'on se trouvait ! Et comme sur cette planète il n'en existe qu'une, la nôtre précisément,  donc uniquement et sur tout poteau son nom  maléfique de Ténèbria ! Les week-ends où l'on ne voulait pas partir, il fallait pour cela monter en voiture, suivre les flèches et donc forcément tourner en rond pendant des heures jusqu'à ce que quelque chose vous arrête, et tout ça seulement si on voulait rester chez soi ! Cela ne pouvait plus durer !

                                 - C'est depuis cette époque qu'il n'y a plus de touristes, qui fuient cette ville impossible !

                                 - Oui et qu'il n'y a plus personne non plus ! N'oublie pas que nous sommes quasiment les deux derniers autochtones de cette ville d'illuminés, de cette cité cosmique et maintenant clignotante à jamais...

                                 - Et bien c'est ce que je croyais moi aussi, que nous étions tout seuls dans cet univers, jusqu'à ce que l'autre soir, lassé des ombres du boulevard des Anciennes Geôles , je me dirige vers l'Enclos de La Liberté et là, figure-toi que j'ai vu, mais tu ne vas pas me croire..."   

                                

n° 138              Le météore prodigieux ( ou  Feu follet du Diable !  )

                               Un même prodige météorologique (tornade lumineuse nocturne ?) observé puis raconté par différents personnages d'un même lieu, entre plaine et montagne, le bourg ancestral de Lucéphora !

                               Certains n'y ont vu que désagrément ou calamité, d'autres un phénomène hautement poétique, fantasmagorique, un signe céleste, la preuve éclatante et tournoyante de l'existence de Dieu !  

                     Mais d'autres encore n'ont rien vu ou presque et se demandent de quoi il s'agit et de quoi on parle au juste. En tout cas, les voilà tous réunis, aux prises avec une conversation plutôt endiablée et disons même du Diable, de tous les diables !

                        - "De qui qu'on s'moque ? Ah quoi qu'on m'veut tout à coup ?

                        - C'est à quel signe, à quel singe, à quel sujet ? Non mais des fois plutôt qu'une !  Et à qui mieux mieux ! En pleine nuit ! Et lumineuse ! La fontaine du désir peut-être ? La source de Mouallesullaz ? Une escalope qu'on réchauffe sous son aisselle en passant  la douane ?  Bewitched !

                        - Arrêtez un peu, c'est tout des fourvoiements ! Oui bien sûr,  on a déjà vu ça autrefois, du temps des florentins ! Mais rien ne prouve qu'il se soit agi des mêmes flambeaux, des mêmes feux dans le ciel !  C'était peut-être, voyez-vous,  tout simplement des éclairs en train de s'éteindre ! D'anciens éclairs que vous avez vus !

                        - Poitrines de naines ! Mais non ! Les florentins autrefois faisaient tourner de grandes tentures en plein vent, qu'ils enflammaient pour donner des lueurs...Voilà ce qu'ils ont vu ou cru voir cette nuit !

                         - C'est exact ! Cela se propage encore de nos jours, remonte par le Midi les nuits sans lune ! Mais ce n'est pas dans les météores que cela se passe !

                         - Par les rotules des Géants !  C'est tout-à-trac-peton et rien qui vous écharderait comme les rayons d'un feu astral que vous croyez avoir vu tournoyer dans la gangue poisseuse d'une vulgaire tornade de foire ! Et il y en avait une pas loin, justement, de foire ! Il leur en échappe parfois des tourbillons qui vont jusqu'aux Monts des Quatre Faces, par là-bas au bout à travers, tout au fond d'où ils reviennent, justement en tournoyant et palpitant encore un peu ! Les tours de passe-passe ont quelquefois la vie dure ! Comment qu'y s'appelle donc déjà leur illusionniste ? J'ai vu son numéro une fois...un drôle de type...Le Bouc ou quelque chose comme ça...En tout cas, j'vous assure qu'il n'a pas peur de son ombre celui-là au moins ! Et il en a deux d'ombres ! Elle est double! Il est bispectre !

                          - Alors qu'on nous le refasse voir si cela s'est réellement produit, s'il a vraiment existé au-dessus de nos têtes cette nuit ce feu follet du Diable ! Qu'on nous la représente à nouveau cette bourrasque à la 666 ! Notre Apocalypse à nous ! Même d'un soir, même d'une minute ! Maintenant on y tient ! Pour toujours ! "

 

n° 139           L'engluement ( ou Retour au bahut )

                                   Il y a eu à nouveau une petite fête au bureau, dans ce grand bâtiment du Magistère  des Rétablissements et Consolidations  où Léopold Lenturon, ayant eu quarante ans révolus, a offert son petit pot d'anniversaire à ses collègues qui l'en remercient bien chaleureusement et lui souhaitent longue continuation dans son local grisaillon, à sa petite table décalée elle aussi, sur son buvard ondulé et comme mâchouillé, rayé par les coups de grattoir infligés pour passer le temps ou se donner,  aux yeux  d'un  improbable fourvoyé dans ces soubassements, et qui ouvrirait sa porte par erreur, moins un air de travailler qu'une contenance plutôt, une vague mine d'être au moins préoccupé  par quelque chose...Insignifiant, presque rien, médiocre, esseulé, délaissé, mais quand même ailleurs ! Oui, englué dans un trou, loin de tout et de tout le monde, et pourtant pas vraiment là non plus, encore ailleurs Lenturon ! Ailleurs malgré tout.

                                   Quarante ans ! Est-il possible que cela fasse donc vingt ans que dans cette soupente de demi-jour, ce renfoncement à soupirail, ce réduit de râteliers et de clapets,  il ait pu réussir malgré tout à tenir le coup, à traverser sans être jamais vraiment un passager ? Et pourtant, quand dès le premier jour où on l'avait installé là-dessous, ici même, il y a des années, tout au-dessus, sur ce petit côté un peu pentu où il se trouve encore, en lui disant  " C'est provisoire et de toute façon vous allez passer des concours je crois ", il s'était bien juré de ne pas faire de vieux os dans cet endroit sinistre même s'il avait promis à sa famille, pour les tranquilliser un moment, qu'il allait y demeurer à vie et y conduire une carrière exemplaire à grands coups d'examens, de concours, de mérites et de passages au choix !

                                    Qu'a-t-il fait de son talent ? Et pourtant de quelle formidable vocation il se sentait porteur quand il est entré ici ! Quelque chose de très fort, d'une impérieuse nécessité, et qui lui était apparu durant sa terminale au lycée...Quelque chose de puissant, d'irréfragable, qui le remplissait d'une certitude absolue quant à son avenir, était né en lui, et le portait avec une énergie et un aplomb le rendant même quelquefois assez arrogant. Mais qu'était-ce au juste que cette vocation ?  Il ne s'en souvient plus très bien !

                                     Il sait que cela était en rapport avec sa prof' de maths pour laquelle il nourrissait une immense admiration, non seulement pour ses fines lunettes d'écaille mais aussi pour la façon dont elle disait "an-neau",  comme elle disait "an-née", dans son cours sur les ensembles et aussi donc "an-nuler", étant de Toulouse, ville où les gens sont si fiers qu'ils n'arrivent jamais à prononcer quoi que ce soit tout à fait comme les autres (ils disent "énnui" par contre et "poreau" pour poireau !), Madame Pétorel donc, non seulement agrégée mais sévrienne et tout cela en mathématiques !

                                      Et à la fin de l'année elle leur avait bien dit que plus tard, ils ne devaient pas hésiter, s'ils y pensaient, à revenir la voir, à donner de leurs nouvelles comme ça simplement en passant,  qu'ils la trouveraient encore le soir après les cours comme d'habitude dans la salle des profs,  tout au fond, affalée sur un fauteuil, les bras en croix, exténuée par sa journée mais toujours heureuse d'accueillir d'anciens élèves à n'importe quel moment, qu'ils n'hésitent surtout pas, cela lui fera tellement plaisir !

                                      Et bien alors, c'est tout trouvé, la voilà la solution qui le sortira enfin de sa petite vie rechignée, pentue et engoncée ! Se rebrancher à la source ! Il en est encore temps, sûrement ! Vingt ans de perdu, ce n'est pas si long ! On peut bien se sortir d'un engluement, non ? Il va faire renaître par un simple pèlerinage à son ancien lycée les grandes émotions admiratives des adolescents, celles qui décident de leur vie,  qui les arment à bloc pour l'existence... Tout ce qu'il risque c'est de redémarrer pour de bon cette fois-ci en retrouvant sa belle vocation, son sublime idéal rien qu'à lui, et surtout peut-être de pouvoir quitter enfin le soupirail et les clapets, le grattoir et la porte qui pourrait s'ouvrir un jour, la contenance !

                                      De fait, dès l'entrée  de la salle  il a vu, tout au fond, les bras en croix ! Elle était bien toujours là !  Il marche vers elle d'un bon pas franc mais quand même un peu comme on court se réfugier, chercher de l'aide, quelque assistance pour s'extirper d'un engluement !

                                       - "Vous êtes dans un magistère des plus importants et intéressants !  Bah vous êtes bien là-bas non ? Que voulez-vous de plus ? A notre époque où...Et puis je me souviens que vous étiez très indécis, vous ne saviez pas bien quoi faire...cela changeait d'un jour à l'autre...les maths, les lettres, l'histoire, les langues et les maths à nouveau... Et puis je ne sais plus quoi aussi de curieux, une sorte de créativité sans nom mêlant photo, cinéma, aventures, enfance, ombres chinoises et voyages ! Une vocation sans appel !  Un drôle de truc, heureusement que vous n'êtes pas tombé là-dedans ! Cela me paraissait très fumeux ! Mais vous êtes chez vous dans ces bureaux ! Savez-vous que certains de vos anciens camarades sont à la rue ! Et vous avez tous les concours devant vous pour monter davantage ! Vous n'êtes pas encore tout en haut quand même !

                                       Donc elle ne lui sera d'aucun secours pour retrouver ses beaux projets, sa belle âme d'antan (et d'enfant aussi par conséquent, perdue elle aussi cette enfance qui en lui par chance s'attardait pourtant mais finalement massacrée à force d'ennui dans les soupentes à soupirail, les renfoncements à clapets, les portes qui ne s'ouvrent jamais et qui font peur, cette vague contenance en permanence pour rien!  Et pire que cela ! Cette jeune  enseignante, autrefois si admirée, s'est ensuite comme délabrée elle-même devant lui,  déchiquetée pour toujours l'image dans sa mémoire ! Pourquoi a-t-elle absolument tenu à l'inviter chez elle pour une orangeade et une tranche de melon ? ( Les fameux melons de Toulouse !)

                                       Parce qu'alors là, elle s'est comme elle-même descendue en flamme à jamais dans le souvenir de ce pauvre garçon, de ce soupenteux sans gloire et sans relief, toujours à attendre venir et qui n'en menait déjà pas large ! Mais qui avait pensé qu'au moins peut-être en se rapprochant un peu de...

                                       Mais qu'a-t-il vu ? Reconnu ? Réanimé dans sa mémoire ? Refait coller même avec un peu d'imagination ? Rien ! Rien du tout ! Une bonne femme quelconque ! Qui s'est empressée d'aller allumer la télévision sitôt qu'ils furent chez elle, pour  regarder "Le chalet des amours" ! Oh bien sûr, pas franchement, sur le côté, en continuant à parler de choses et d'autres... Et même la publicité, elle ne parvenait pas à vraiment  l'escamoter, à s'en désintéresser tout à fait ! Elle lorgnait dessus par en dessous!

                                        Où était la théorie des ensembles ? La jeune femme brillante qui les époustouflait avec ses cours sur les "laugarimes" (Toulouse!) et les quaternions ? Qui l'avait sublimé, fait naître à lui-même en lui-même !...Elle buvait de la bière et avait un sac pour surgelés qui pendait dans l'entrée ! Elle lisait "Femmes Libres Magazine!"...Autrefois, il y avait  du cercle d'Euler et de la lemniscate de Bernouilli en elle ! Quand elle leur faisait la géométrie dans l'espace, ils  se tenaient tous de vertige aux quatre murs de la classe ! Pour apprendre ses cours, lui,  il allait même jusqu'à l'imiter sitôt  rentré tout seul dans sa chambre où il avait un tableau noir et où il prenait tous ses tics, ses manières, son accent ! Tou-te l'an-née ! Mais alors il est vrai que les surgelés n'existaient pas et que les adolescents déjà rêvaient beaucoup...

                                        - "Ne faites pas l'idiot Lenturon ! Ces bureaux sont votre royaume ! N'en partez jamais ! Même pas pour une retraite anticipée bidon, rien ! Ils sont l'idéal que vous ne reconnaissez plus mais qui est bien là devant vous, autour de vous toute la journée!  Le vôtre, celui auquel vous rêviez lorsque...De toute manière, vous n'auriez rien pu faire d'autre que ce que vous faites actuellement ! Vous étiez ronfloteur... ronfloteur et mollasson ! On vous l'avait dit ! "

                                         Et c'est le cœur bien lourd qu'il est rentré chez lui ce soir-là par l'Avenue des Tilleuls ! Alors ainsi elle était comme les autres et sans doute aussi déjà à l'époque ! C'était lui qui rêvait et n'importe quelle autre matheuse ou astronome aurait allumé en lui la même lumière de ferveur et d'admiration, déclenché le mécanisme du grand projet pour l'existence... Mais qu'est-ce que cela pouvait bien être au juste bon sang ?  Il ne le sait toujours pas ! Mais non ! Autrefois cette prof'  était différente, elle aussi a changé c'est tout !  Elle est devenue comme vulgaire, idiote, vache, lâchée par Bernouilli, formatée aux médias et à la publicité ! Et si en face d'elle cela ne lui est pas revenu, sa vocation, toutes ses belles idées d'alors  c'est tout simplement parce que ce n'était plus la même !

                                          N'avait-il fait retour au bahut, après toutes ces années, que pour s'entendre dire ses quatre vérités et s'infliger stupidement une déception qu'il ressent comme tragique mais somme toute banale, due à la nature des choses et sans importance ? Mais lui enfin, il sait parfaitement  qu'il entrevoyait un autre destin  à cette époque que ces bureaux glauques et ténébreux où il vit comme oublié, et dans lesquels au début il s'est simplement attardé, un peu enlisé !  Dans un cas pareil, on peut sûrement s'en sortir ! De par le monde, il doit bien exister quelque part des sauvés de la glue  ! Voilà, c'est ça, il va partir à la recherche de ces âmes bienheureuses pour leur demander comment elles ont pu...( en quelque sorte, oui c'est cela, se désengluer !)

                                          En réalité, il va tout simplement  retourner au bureau  et il le sait bien, chaque jour et ce jusqu'au bout ! Jusqu'au bout de l'existence ! Mais toutefois lundi seulement car pour le moment c'est le début du week-end...et comme cela va être long une fois de plus ! ...Alors qu' il passe devant le grand bâtiment du Magistère, déjà vide en cette fin de semaine, un dernier rayon de soleil, rougeâtre, circulaire, centré juste dessus, éclaire, met en valeur, lui désigne, tout en haut, sous l'avancée du toit, habituellement indistinct dans la noirceur de la façade...son soupirail !  

                                                                         

n° 140             Le dicton porte-pierres ( ou Le diable et l'enfant )

                                    "Seul le diable craint l'enfant".

                                    Parce qu'il a entendu ce dicton, qu'il ne connaissait pas, un jeune instituteur assez mal à l'aise dans son métier car les enfants le complexent un peu ( le subjuguent beaucoup, se moquant de lui, le menant par le bout du nez), est tout à coup pris de panique. Il entend cette étrange maxime au sens propre et la prend à son compte, finissant donc par se persuader qu'il est le diable ! (Lui si gentil et si enfantin ! Infantile en diable !)

 

n° 141                 Le ravin et la colline ( ou Un vague soleil vert )

                                   Un chercheur en sociologie (ou quelque chose d'approchant) se rend dans les grandes villes du monde  pour tenter de trouver la limite entre quartiers riches et quartiers pauvres et observer les phénomènes susceptibles de se produire le long de cette frontière impalpable et méconnue...

                                    Et il s'en passe des choses, qu'il découvre et relate, en franchissant sans arrêt dans les deux sens ces limites topo-sociales qu'au demeurant il préfère peu marquées, c'est à dire lorsque les changements de part et d'autre sont infimes et peu visibles...A quoi cela tient-il ? Où se situe la limite ? Eternel problème, toujours passionnant quand il n'est pas trop facile à résoudre...

                                     Et là, une fois, notre ami est tombé sur une drôle de ville, dans laquelle il est arrivé sous une sorte de lueur verdâtre, un coucher de soleil atypique et à vrai dire peu engageant...Et s'il n'est guère question pour l'instant, faute de temps,  de rentrer dans les détails, disons pour commencer que tous les habitants de l'agglomération sont habillés à l'identique et travaillent  dans une même et immense manufacture occupant tout le centre de la ville.

                                      Bourgade exemplaire en apparence seulement car d'importantes disparités  y sévissent bel et bien. Déjà dans la Grande Centrale Technologique où chaque matin, sitôt à l'intérieur, le flot des travailleurs se scinde en deux, une moitié gagnant les étages lumineux, tout de verre et de plantes tropicales,  l'autre se déversant dans un sous-sol ténébreux empli des miasmes graisseux et des stridences de centaines de moteurs brinquebalants et de turbines fumantes...

                                      Mais c'est le soir à l'heure de la sortie que les choses deviennent tout à fait claires et en même temps singulières : car, comme le matin pour entrer, s'ils sortent tous en même temps à nouveau dans la même tenue égalitaire, le flot d'individus (comme masqués,  une même expression du type sourire de la Joconde sur le visage) se partage à nouveau en deux dans le sens de la longueur...

                                      Une colonne tourne à droite et descend très vite dans un grand ravin au fond duquel se trouvent de splendides demeures, les riches. L'autre à gauche grimpe les pentes d'une colline au sommet de laquelle sont situées, en grappes pendouillantes, sous la lumière verdâtre d'une espèce de soleil très méfiant, comme sur le qui-vive , d'assez jolies petites cabanes, les pauvres.

                                       Le sociologue faisant remarquer qu'il se serait plutôt attendu à l'inverse, les riches en haut sur la colline et les pauvres en bas dans le ravin, un des rares observateurs indépendants du coin, (ne travaillant pas dans la grande centrale électrotechnique, mais semblant par contre, étrangement, y résider), lui répond que c'est encore l'effet d'un privilège dont, tenue vestimentaire identique ou non, bénéficient une fois de plus les riches : en effet, le soir, après la journée de travail , et en l'absence de tout véhicule de transport quel qu'il soit pour cause de terrain trop pentu et de réquisition générale des moteurs pour créer l'enfer acoustique du sous-sol à  la fabrique, il est moins pénible, pour rentrer chez soi,  de descendre que de monter !   

                                                                             

n° 142           Carnaval spontané ( ou Le petit cinéma )

                                         Une figure de carême, solitaire et tristounette,  dans son petit studio empoussiéré et décoré de buis béni, à l'air finissant comme le jour avec lequel il semble disparaître, suit à la télévision, depuis le début de la soirée, un reportage en direct présenté comme inédit dans toute l'histoire du petit écran et sûrement aussi dans l'histoire tout court...Un carnaval spontané !

                                          En effet, dès la fin de la journée, sans préavis ni signe avant-coureur, une commune de grande banlieue connut une fièvre sans précédent sous la forme de centaines de jeunes qui dévalèrent  en même temps les escaliers de leurs tours pour envahir les rues, affublés de masques grotesques, de serpentins siffleurs, d'habits et de perruques bariolés, brandissant des haut-parleurs pleins de musique syncopée, jetant à pleines poignées confettis et pétards, se tortillant à qui mieux mieux sous le regard époustouflé des braves gens accourus à leurs fenêtres...

                                           Le présentateur déclara que le phénomène prit rapidement une telle ampleur que les télévisions dépêchèrent immédiatement sur place des équipes de direct d'où ces magnifiques images dansantes et pétaradantes que l'on pouvait voir depuis plus d'une heure en direct absolu pour un phénomène qui non seulement ne faiblissait pas mais prenait de l'ampleur et allait  se poursuivre certainement toute la nuit dont le ciel resterait embrasé des mille lueurs de leurs feux d'artifice quasi-permanents !

                                           Tout de même, on laissait entendre que certains observateurs ne voyaient pas cet évènement tout à fait comme un amusement populaire spontané et innocent, redoutant qu'il ne s'agisse d'une sorte de répétition symbolique de manifestations beaucoup plus réalistes confinant sinon à l'émeute violente du moins à des chahuts de mauvais aloi et pour tout dire de nature à troubler assez gravement l'ordre public. 

                                        -"Et d'ailleurs regardez, ils commencent à brûler des voitures ! Alors hein ?

                                        - Mais c'est avec du feu qui ne brûle pas !  Du feu de farces et attrapes ! Voyez, au bout d'une combustion illusionniste plus ou moins longue et assez spectaculaire de tout le véhicule, les fausses flammes disparaissent, laissant la carrosserie aussi fraîche et flambante que si leur heureux propriétaire venait de leur appliquer, au gant-chamoisine à lustrer, le shampoing sec des familles ! Seuls les grincheux mal embouchés y voient encore luire des flammèches ! Non, croyez-moi c'est tout du jeu enfantin, sympathique, sans danger !  C'est pour jouer ! Et encore mieux que cela, mon brave monsieur, c'est pour rire ! C'est même moins méchant que les simples monômes d'autrefois, de notre temps, de notre pauvre temps de jadis désormais sans horloges ou alors qui ne sont plus bonnes...Je vous dis, pour rire !

                                      - Oh là, pour rire, pour rire...Attention quand même, faut voir !

                                      - Mais c'est vu ! C'est tout vu ! "

                                          Et devant ce témoignage d'ambiance pris sur le vif par la caméra-trottoir, notre drôle de paroissien au teint mâchouillé et à la barbichette cireuse, engoncé profond, collé à son fauteuil- crapaud depuis des lustres, se prend à se demander s'il ne pourrait pas ce soir faire, des fois,  une exception et se risquer dehors, aller faire un petit tour ! Oui, voir tout cela en vrai ! C'est à côté ! Ce bel et inédit évènement qui semble prouver que la jeunesse est non seulement capable de brûler sans consumer mais encore de faire peur aux braves gens juste pour les amuser, les faire rire ! Il fait  beau et chaud, c'est l'été ! L'été des banlieues ! La fraîcheur enfantine, l'innocence des feux ! Il va voir tout cela !

                                           Après quelques stations à bord du bus de nuit, le "Noctambus", (par la vitre, du reste, il a bien reconnu dans le ciel noir et tranquille, la lune et les étoiles des affiches de la Régie), le voici parvenu sur les lieux mêmes de ces drolatiques évènements... Enfin drolatiques si on veut, et encore à condition de croire qu'on voit bien ce qu'on voit dans les étranges lucarnes, de ne pas avoir pris pour feux follets imaginaires les images bien palpitantes, elles, de nos tubes plus ou moins cathodiques dans nos maisons mêmes...

                                            Car enfin quoi, il y est bien à présent au beau milieu de la Place Oxzi ! Il y est même arrivé par l'avenue du Mont-des-Tirs, la rue des Pâleurs, le Passage Pituite, le Square Lignominy, le Cours Picrate...C'était le bon chemin! Mais tout cela est plongé dans le noir, dans la ténèbre habituelle des bonnes grandes banlieues où souffrir n'est pas mourir et où parfois l'ennui, le simple ennui, vient à point apaiser l'angoisse ou les remords d'un esseulé...Mais ce soir, qu'y a-t-il de nouveau en matière de nuit féerique ?  Où sont les images colorées et euphoriques de la télévision ? Les serpentins siffleurs, les braves gens aux fenêtres, les tortillages, les flammèches sur les voitures, tous les lampions, les feux farceurs, les enfants joyeux et dansants ?

                                             Il n'y a que des ombres sur cette place et des ombres qui fuient, tournent tout de suite dans les coins ! Impossible de demander...Ah en voilà une qui traverse carrément en diagonale, d'ombre, et vient par ici...

                                             - "Pardon madame, vous n'avez pas regardé la télévision ce soir ? On voyait tout Creveil en liesse, en féerie ! Des confettis, des feux de toutes les couleurs ! Des artifices ! Des centaines de jeunes créant de toutes pièces et spontanément un carnaval ! Et regardez autour de vous, où tout cela est-il passé ? Vous avez bien vu ce soir à la télé !

                                             - Ah mais non monsieur, mon programme était tout ce qu'il y a de plus habituel, je n'ai rien remarqué de la sorte...Mais nous ne regardons peut-être pas la même chaîne ! Renseignez-vous, je dois m'en aller, il va bientôt faire complètement noir ! "

                                            Et voilà, elle est partie, il n' y a plus personne...C'est vrai, quelle noirceur! Je n'ai jamais vu une grande place aussi sombre et aussi vide de toute ma vie ! Même la lune n'y est plus...(Elle l'avait pourtant comme suivi pendant tout le trajet à bord du bus ! S'effaçant d'un arc en arrière à un tournant, revenant peu après juste au-dessus de lui, en haut de la vitre. Jamais perdu. Les étoiles, qui suivaient dans la même translation, revenaient elles aussi, comme tout près. Jamais seul.)

                                             Ah tout de même, une silhouette là-bas paraît cheminer vers le centre de cette place lugubre, éclairant ses pas d'une pile électrique...Il a une sorte de grande valise dans l'autre main. Il s'arrête tout au milieu, ouvre un trépied pliable sur lequel ...Bon sang ! Sa valise une fois posée, il en détache le rabat qui fait en même temps écran et haut-parleur ! Incroyable, il existe donc toujours ? Depuis son enfance ! Il se pose toujours par-ci par-là ! Le petit cinéma ambulant !

                                              Sauvé ! Il va mettre un peu d'animation ! Bien sûr cela va dépendre du programme. Mais s'il a prévu quelque chose de guilleret, ça va faire venir le chaland. Bien qu'à l'air libre et sans le moindre enclos ou délimitation, il y a une sorte de prix d'entrée mais la pancarte qui mentionne "Gratuit si vous l'avez déjà vu" fait que ses recettes sont extrêmement problématiques!

                                               Et alors là, jamais il n'aurait imaginé cela !  Voilà qu'est projeté sur le petit écran-pochette du temps de son enfance le film-documentaire "Le Carnaval d'Orchido" ! Le plus grand carnaval du monde ! Comme si vous y étiez ! Il l'a déjà vu lui par contre et pour sûr il y a bien longtemps ! Ici même ! A Creveil déjà, sa ville natale !  Et il aperçoit une fois encore, sur le minuscule écran-mouchoir, toutes les moirures de la fête, les chatoiements, les lampions grimaçants, les masques rieurs, les enfants qui dansent ! Il entend par le petit haut-parleur nasillard, grésillant dans la noirceur d'une place décidément comme abandonnée pour toujours,  les pétards et tous les crépitements, les cris de joie, les flonflons d'autrefois ! Quand les horloges étaient bonnes !

                                                C'est à croire qu'il projette toujours le même film, tout le temps et partout ! Notre bon samaritain  barbichu place quand même son obole sur la soucoupe tiroir-caisse en se disant que s'il ne venait pas plus de monde, ce serait là toute la recette du jour de ce forain peu commun et, au fil des années, d'une persévérance à sillonner le monde nocturne et désert des banlieues avec sa drôle de valise comme à sa seule intention, presque inquiétante...

                                                                    

n° 143                 L'école en juin  ( ou  Les bombes à eau ) 

                                    En passant  devant son ancienne école , silencieuse et déserte au tout début de l'été, un personnage ("perd son âge" ?), rendu un peu somnambulique par le temps chaud et lourd, se souvient  de récréations qui lui reviennent en mémoire avec une extraordinaire acuité. D'où cela provient-il ? Et pourquoi avoir dirigé ses pas dans cet endroit précisément aujourd'hui ?

                                    Il revoit surtout surtout cette fameuse dernière semaine de juin (en quelle année ?), caniculaire, terriblement lourde, records météo battus, les Tropiques à Paris ! Et les orages qui n'éclataient pas ! C'est peut-être cette similitude climatique qui l'a fait revenir en ce lieu justement en ce jour étouffant, et le souvenir précis, dans la cour,  de ces batailles de bombes à eau qui, lorsqu'elles atteignaient leurs petites cibles ruisselantes de sueur, haletantes et rouges d'avoir trop joué à chat, procuraient cette brusque sensation glacée qui calmait en coupant le souffle et dont on gardait quelque temps la délicieuse fraîcheur...

                                    Tout le monde en préparait de ces petits cubes en papier qu'on allait remplir au fond du préau obscur au robinet du lavabo de pierre ponce. Et tout le monde en jetait mais plus ou moins. Lui, par exemple, il se souvient parfaitement n'en avoir lancé qu'une seule et en plus, pas dans la cour, mais de toutes ses forces par-dessus le toit des classes, du côté de la rue où elle avait dû atterrir ! Sur qui ? Sur quoi?

                                     C'est une de ces petites bombinettes qu'il lui faudrait maintenant ! Cela existe-t-il toujours, se pratique-t-il toujours ? Que cela lui ferait du bien ! Cette lourdeur dans cette rue d'autrefois ! Toujours là... On se croirait à l'époque des fins de mois de juin, quand les récréations duraient tout l'après-midi, ces jours de records tropicaux !

                                      Est-ce d'avoir par trop évoqué ces anciennes pratiques ludiques des journées chaudes de son enfance ? Il reçoit nonobstant, tout d'un coup, et avec une soudaineté stupéfiante dans la torpeur  estivale de cette grande banlieue royale et triste, quasi-déserte, sur la tête, où elle éclate avec un bruit mou, une bombe à eau !

                                      Alors là évidemment, en levant les yeux il aperçoit bien, sur un balcon un peu plus haut, derrière un paravent trop petit pour le groupe, des enfants étouffant tant bien que mal des rires plus forts qu'eux, mais il ne veut rien savoir, préférant penser que ce qu'il a reçu c'est sa bombe à lui, celle d'autrefois, la seule et unique qu'il ait jamais lancée, en direction de la rue, qu'il avait vu longtemps monter dans le ciel en se disant qu'elle en mettait bien du temps et qu'il n'était pas sûr d'avoir jamais vraiment  vu retomber...

                                       De toute façon, peu importe, quelle délicieuse fraîcheur dans les cheveux, lui dégoulinant par le menton jusque dans le cou ! Et ce réveil, cette pleine conscience retrouvée  ! Quelle aubaine que cette eau tombée du ciel et qui est un peu de toute manière, qu'on le veuille ou non, celle d'autrefois !

                                        Comme il chemine tranquillement vers la gare pour rentrer chez lui, quelle n'est pas sa surprise d' apercevoir sur le trottoir une grande tache d'eau avec des éclaboussures et un petit cube de papier cartonné éventré au milieu : une bombe à eau ! Et un peu plus loin, la même chose, au milieu de la rue ! Près de la Place du Marché, c'est par dizaines qu'elles jonchent le sol ! Sous le sombre Passage de la Geôle, comme un petit amoncellement même ! Un véritable combat a eu lieu ! Et il y a peu de temps car des flaques se sont formées et l'évaporation est minime. Peut-être d'anciens de l'école qui sont revenus eux aussi, le matin ou bien qu'il n'a pas vus ou pas su voir ! Pas reconnus !

                                         Mais il n'y a personne dans les rues, rigoureusement personne nulle part. Il est seul. Seul avec le soleil. Son ombre tantôt le précède, tantôt le suit. Il recommence à avoir chaud, ses cheveux ont séché depuis longtemps ! Autour, la grande solitude urbaine ensoleillée. Ici ou là, déjà, prenant le pas sur les autres encore toutes timides, s'avance une ombre du soir alors qu'il n'est que deux heures !

                                          Pour finir il aperçoit, il en suffoque presque, arrêté devant la gare entièrement vide et comme désertée, brûlante comme son école en juin, un marchand ambulant, solitaire et pensif,  dormant debout, avec pour tout étalage, sur sa carriole en plein soleil, une pyramide de petits cubes de carton mou et cette pancarte (mon Dieu, cette petite pancarte à la craie!) :  "Bombes à eau à emporter" !  

                                         

n° 144            D'un bagou l'autre ( ou  Le lugubron)

                                         Ce curieux film (radiophonique? ou  roman ?  nouvelle ?   conte ?   récit ?   pièce ? sotie ?  journal ?  lettre ? lugubron (sortes d'ombres chinoises encore inusitées) ?  etc...) comporte deux parties en quelque manière inversées.

                                         (Une famille a passé une annonce afin de trouver pour l'enfant un précepteur de haute tenue morale et de bonne occupation).

                                          Dans la première, on voit un personnage se présenter comme écrivain (qu'il est réellement et dans sa nature et dans ses occupations) mais ne pas être cru en raison de ses bafouillages permanents, de sa façon de ne pas terminer ses phrases ou in extremis par un "c'est bizarre pass'que" (assorti d'un regard penaud ou coupable de bête meurtrie et traquée) et  après s'être un moment comme parlé à lui-même, de toujours les commencer par "quand j'étais petit"... Il sera vite éconduit.

                             - "Quel abruti ! Et puis sa mise! Il est venu en robe de chambre ou quoi ? Et ce capuchon !

                             -  Tu as peut-être eu tort, père...Il passe, et en très haut lieu, pour un nouveau Balzac !

                             -  Tu parles ! Quel lugubre personnage ! Un vrai lugubron ! "

                                         Toutefois, on garde l' idée excellente de trouver pour précepteur un écrivain mais un vrai cette fois !

                                         Dans la deuxième partie, on voit arriver devant la même famille un jeune homme fringant se disant donc lui aussi écrivain (que, par contre, il n'est pas du tout, ni dans sa nature de petit faiseur ni dans ses occupations douteuses) mais il sera cru pour de bon, porté aux nues et engagé du seul fait de sa belle prestance, de ses élégantes manières et de son délicieux bagou..."Pardonnez si je sens la bougie, mais je ne peux écrire que la nuit à la lueur d'une chandelle..."  

                                                                                  

n° 145              Une grande place dans le monde ( ou Le minuscule débouché )

              Voir page 10 

 

 

 

TOM REG   "Mini-contes drolatiques et inquiétants"  

 

 

pages   8    9    10    

 

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