TOM REG    "Mini-contes drolatiques et déroutants"     page 7 

 

n° 112               Les rattrapeurs ( ou Le Grand Bassin des Aiguilles )

                        - "Aujourd'hui, j'ai perdu deux minutes...Hier, une heure...Avant-hier, une demi-journée !...Le jour d'avant, la journée entière ! "

                        Presque autant de péchés dans un pays où l'amour excessif du temps, la chronolâtrie, est une quasi-religion...Des sortes d'entretiens-confessions avec des prêtres-fonctionnaires ont lieu au cours desquels on avoue le temps "perdu" ( et donc perçu comme maltraité, lâchement abandonné, massacré) dont on s'est rendu coupable durant la semaine écoulée.

                        Il faut alors entrer en pénitence, effectuer des "rattrapages" symboliques, comme par exemple tourner un certain nombre de fois autour du Grand Bassin dans le sens inverse des aiguilles d'une montre ! Les citoyens pénitents, les rotationnaires ou antichronistes, figurant alors les anti-aiguilles de cet immense bassin-horloge sans aiguilles mais dont une espèce de grande trotteuse immobile au centre semble indiquer seulement une sorte de direction du temps !

                        Dans ce drôle de pays, relativement proche, on est persuadé que cela suffit à rattraper sinon la totalité du moins la plus grande partie du temps perdu !

                         Si l'on ne craignait de déconsidérer quelque peu les institutions de ce nonobstant assez aimable pays, nous finirions ce petit conte narquois  en  mentionnant  l'idée complètement farfelue du Professeur Dokcha qui un beau jour a bondi dans l'arène publique en prétendant que si des citoyens perdaient du temps, d'autres, phénomène peu connu, en gagnaient, qu'il appelle prochronistes et qui doivent donc eux aussi se livrer à une pratique de rééquilibrage des pseudo-pendules, en allant tourner aussi autour du Grand Bassin,  en même temps que les antichronistes mais en sens inverse ! 

                         Inutile de dire,  bien que les prochronistes soient plus difficiles à débusquer ou à convaincre de se livrer eux-mêmes et donc moins nombreux à trottiner en rond autour du grand bassin-horloge, que de nombreux heurts et collisions ont lieu entre les deux catégories de citoyens tournant les uns à côté des autres en sens contraire! A chaque collision frontale de deux individus, il se produit aussitôt une inversion des sens de rotation qui induit dans les comptes des prêtres-contrôleurs qui suivent minutieusement ces évolutions, une terrible confusion...Le seul cas où l'inversion ne se produit pas c'est lorsque le choc conduit les deux protagonistes se heurtant à choir ensemble dans le bassin, certes rempli de sable mais aussi de redoutables morceaux de verre brisé, restes de l'immense sablier qui avait trôné là jadis...   

 

n° 113              La lueur des subtils ( ou Les tuteurs-geôliers )

                       Un jeune esthète est élevé dans un milieu populiste et conformiste. S'il ne voit que le beau car la laideur lui ferme les yeux, il a l'impression qu'il en va exactement à l'inverse pour ses tuteurs-geôliers qui ont toujours l'air de s'endormir quand la beauté approche... Il se sent donc bien  malheureux et solitaire, ignorant qu'il existe ailleurs une aristocratie à laquelle il appartient sans le savoir mais dont il lui sera donné, petit à petit, de découvrir l'existence...

                        Les subtils, cette caste magnifique, resplendissante, les yeux plâtrés de laideur (la beauté qu'ils voient continûment est donc en eux ), humant l'air sans quitter le sol, lumineux et en cela visibles de loin ! Sans s'en douter vraiment, il s'en rapproche déjà imperceptiblement...

                        De fait, un à un, les indices de la réalité d'une plus grande subtilité régnant quelque part ailleurs apparaissent sur son chemin. Et un beau soir enfin, comme il allait rentrer chez ses nourriciers-tortionnaires en laideur, au dernier moment,  il aperçoit là-bas, in extremis, tout au bout,  la lueur lointaine des subtils ! Et comme déjà sauvé, il se sauve !

                       ( Sauvé ? Voir ! Car il se réserve la possibilité, dans ce nouveau pays aux valeurs inversées, et rien que pour la beauté...de la symétrie, de devenir à son tour, si nécessaire, tuteur-geôlier et, horreur des horreurs, propagateur de laideur ! )

                      

n° 114                  Devoirs de vacances ( ou  A leur guise )

                        Pendant l'été, un jeune homme s'installe dans une maison à la campagne pour réviser un examen (?) , mettre au propre un manuscrit (?) , préparer des fouilles archéologiques (?) ,  enregistrer des chants d'oiseaux (?) ,  ramasser des brindilles (?) , ne rien faire (?) , se reposer (?) , retrouver ses esprits ?

                        Difficile d'être fixé...Comme disent les bonnes femmes du coin sur un ton chantant qui se veut aimable et qui est tout simplement, du reste vachard,  un peu suisse sans qu'elles s'en doutent  :   "Ah nous on sait pas hein ! "

                        Elles sont du village de maisons d'architecte "Les Conviviaux"...Elles promènent leurs toutous qui eux alors ne se doutent vraiment pas qu'ils sont des sortes de petits chiens policiers permettant tous les jours à  leurs maîtresses de faire, à heure fixe et impunément, mine de rien,  de redoutables rondes informatives (parfois la cigarette au bec et le déhanchement suggestif) dans toute la commune...("Je l'ai pas vu aujourd'hui !"...)

                        A proximité, une colonie de vacances dont les enfants, très libres, vont et viennent à leur guise... 

 

n° 115              Le moniteur   ( ou  Le petit lunaire )

                  Un jeune moniteur arrive pour prendre ses fonctions dans la colonie de vacances où il a lui-même été en pension autrefois...

                   Parmi les enfants dont il a (avec d'autres) la garde, il est un jeune garçon de onze ans qui lui rappelle étrangement celui qu'il fut autrefois : même comportement, mêmes jeux solitaires, même projets impossibles : atteindre les contreforts de la montagne d'en face de l'autre côté de la vallée, passer la limite autorisée pour aller jusqu'au bout du chemin apercevoir le lac (avec peut-être, tout au fond, minuscule dans la brume de chaleur, l'immense jet d'eau) et surtout se relever la nuit pour prendre des photos dans le noir ou brancher un magnétophone pour enregistrer les sons inaudibles des ténèbres...

                   Entre eux va naître une étrange relation, rare, hors norme, inédite. Ni sentimentale, ni physique, métaphysique !

                   Cet enfant est-il son double enfantin ?  Vient-il de l'époque où il galopait lui-même sous les sapins? Est-il tout ce qui reste de lui sous les aiguilles ? Une projection de lui-même ? Certes, il le rejoint dans l'ombre du hall à minuit, lui ouvre en secret la porte du chalet sur les ténèbres étoilées de la montagne où il le suit, le prenant pour guide...Mais alors pourquoi le jour, ne le reconnaît-il pas vraiment parmi les autres enfants ? Pourquoi hésite-t-il entre deux, trois, voire quatre d'entre eux ? Il a du mal à rapprocher, dans l'éclat du plein soleil, ces minois rieurs et bronzés de cette sorte d'ectoplasme nocturne qu'il suit tant bien que mal vers les hauteurs et dont l'ombre blanche lui montre assez qu'il s'agit d'un petit lunaire...

 

n° 116                Serpico ( ou  Les bureaux embarqués )

                   Sur un bateau (sorte de ferry de croisière en révolution permanente autour du monde), deux personnages s'entretiennent au sujet de l'escale où ils doivent descendre. Ce n'est jamais le prochain port où pourtant ils mettent pied à terre une heure ou deux, le temps de faire quelques pas et de boire un café...

                    "Serpico c'est beaucoup mieux que ça !" est leur leitmotiv' chaque fois qu'ils remontent sur le bateau  jusqu'à la prochaine étape. Sera-t-elle la bonne ?  ( Quelquefois  ils restent à bord et observent les escales depuis le pont ou même seulement à travers les hublots de leur cabine avec des jumelles...)

                     Une drôle d'impression finit par s'installer : ils tournent peut-être en rond, au sens propre comme au figuré, repassant  périodiquement par les mêmes ports qu'ils ne reconnaissent pas...Comment s'y retrouver dans cette ronde exotique mondiale où tous les restaurants et les bars se ressemblent ? 

                     Ils finissent par connaître un ennui sans nom et surtout une grande perplexité quant à ce qu'il leur faut faire pour remédier à cette situation inextricable qui les voit de moins en moins descendre à terre et de plus en plus souvent, aux escales, rester dans leur cabine à ne même plus regarder les infrastructures des ports (d'où surnagent pourtant souvent encore ça et là de magnifiques palmiers en plumeaux qui,  oscillant, soulèvent des petits nuages de poussière et envoient dans les airs des oiseaux très communs qu'on retrouve sans le savoir Place du Tertre à Paris où ils se posent pour les peintres! ) Non, nos curieux amis  ont comme la nostalgie de quelque chose, mais de quoi ?

                     Un soir, l'un revenant d'une promenade solitaire au cœur de cet immense navire (comme plus grand que la mer que du reste on ne voit plus) dit à l'autre sur un ton à la fois  intrigué et enthousiaste :

                     - "Figure-toi qu'à bord il y a quelque chose de totalement insoupçonné ! J'ai vu ça tout à fait par hasard! Et c'est peut-être ce qu'il nous faut ! Une aubaine inouïe!  On n'échappe pas longtemps à son destin!

                     - Quoi ?  Qu'y-a-t-il donc ? 

                     -  Une administration embarquée ! Une porte s'est ouverte par laquelle j'ai vu un immense bureau avec au moins une centaine d'employés ! Et un bureau de fond de cale, sans un hublot, sans aération, et tout à fait à l'avant, formidable, là où ça bouge le plus !

                      - Evidemment  c'est intéressant...mais crois-tu qu'ils  recherchent d'autres...

                      - Oui, ils recrutent encore, je me suis renseigné ! Il faut s'engager, c'est  une sorte de bureaucratie  clandestine ici à bord mais bien réelle partout ailleurs, répertoriée et référencée dans le monde entier !

                      - Des bureaux qui tournent sans arrêt autour du globe et qui bougent, qui oscillent, tanguent,  inversant tout le temps leur pente ! Le rêve...

                      - Et alors attends, tu vas voir ! Car nous avions dû en entendre parler quelque part, nous en avions l'intuition...Ce pays soi-disant exotique que nous cherchions en vain à terre aux escales calamiteuses qui furent notre lot,  et bien figure-toi que nous ne risquions pas de le trouver sous les palmiers, c'est ici qu'il est, sur ce navire et tiens-toi bien, effectivement sous ce même nom que nous avions toujours aux lèvres et à l'esprit...

                      -  Comment cela sous ce nom ?... Serpico ?

                      - Regarde l'en-tête de leurs imprimés...S.E.R.P.I.C.O. !  "Service Extérieur en Révolution pour la Protection, l'Insertion et le Contrôle des Ordinaires"...

                       - Ce n'était pas le nom d'un patelin ! Ce sont les bureaux d'autrefois, nos bureaux, ces postes  que nous avions  abandonnés pour une aventure frelatée, inconsistante, sans lieu précis et sans objet, et qui nous rattrapent, qui viennent nous reprendre et cette fois-ci pour une croisière permanente de grands vacanciers-bureaucrates, pour toujours à fond de cale, à tourner sans cesse autour du monde en oscillant !

                       - Dis-moi, ces fonctionnaires du bizarre n'ont pas trop des têtes de galériens quand même ?

                       - Ah! ah! , non, non, pas du tout ! Rien à voir ! Rien à voir !  Attends, pardon... je vais jeter nos affaires par-dessus bord... Nous n'en aurons plus besoin...A fond de cale, tout est pris en charge par le SERPICO ! ...Et puis tu sais, de toute façon, nous ne pourrons plus, désormais, franchir ce bastingage... Mais qu'est-ce que ça peut faire ? Ici, là-dessous, en bas, dans ces renfoncements sous-marins, oscillants et révolutionnaires, c'est ce que nous pouvons trouver de mieux au point de vue sécurité ! Là, tout au fond de ce lugubre rafiot où dorénavant nous resterons tapis, le S.E.R.P.I.C.O., ce grand organisme de tutorat et de soutien universels,  assure d'abord à ses propres employés le maximum en matière d'aide, d'appui et de protection !

                       - C'est important je sais, m'enfin...on verra bien, avec le temps...

                       - C'est pour toujours !

                       - J'ai remarqué aussi un grand nombre d'alvéoles tout autour de la grande salle avec des portes coupées à mi-hauteur munies de cadenas à l'extérieur.  Je suppose qu'un grand nombre d'entre eux y sont en réalité installés pour s'isoler des autres, ou isoler les autres, les cloîtrer, lorsqu'ils se consacrent à quelque tâche délicate ou pénible...

                       - Nous aurons peut-être le choix de l'installation...Mais qu'ont-ils fait des hublots ?

                       - En tout cas tous ces bureaucrates sont perpétuellement à l'écart des passagers qui ignorent tout d'eux et sans doute jusqu'à leur existence...

                       - Mais alors nous, on ne nous verra plus non plus !

                       - Nous ne sommes pas des passagers ! "

                 

n° 117               La commission épiscopale ( ou Le stylo fourchu )

                       Un personnage, à l'air passablement  suspicieux et dégoûté, se piquant de littérature, est convoqué devant une sorte de tribunal  (émission de télévision ?), une manière de commission d'enquête d'ordre judiciaire (ou même épiscopal), qui doit statuer sur le caractère de création littéraire d'un manuscrit produit par ses soins.

                       - "Messieurs, s'agit-il d'un imposteur oui ou non ? Ce dont il nous gratifie avec ses multiples feuillets, est-ce vraiment de l'art littéraire? Ne serait-ce pas par hasard du n'importe quoi ?

                       - Reprenons, messieurs, certains passages du manuscrit... Celui-ci par exemple dans lequel nous voyons se manifester des attitudes, des gestes, des pauses en tout genre dans des décors divers... D'accord on voit la mer, mais tout de même, malgré tous les chatoiements du flux et du reflux, ne sont-ce pas tout simplement là des souvenirs d'enfance parmi les plus anodins ?

                       - Oui, parfaitement, et qui plus est racontés de la façon la plus banale comme tout le monde pourrait le faire... Ecoutez-moi un peu ça :  "Le tapis jaune-verdâtre de la neige...La muflée pigeonnesque du chasseur...La chaleur à micro-ondes du beau sable roux à verrues !...Vivant un calvaire moutonneux et familier quelque part à côté d'une fontaine ensablée de crottes ! " ...Et le reste à l'avenant messieurs !

                       - Ce n'est même plus du plagiat, c'est du recopiage ! Tout le monde écrit comme ça !

                       - Oui, tout le monde a écrit ou écrira comme cela !

                       - Il faut revoir ses expressions, chaque expression...Sont-elles de lui?...Et les comparer aux autres en général et aux siennes en particulier à l'occasion ! Voir s'il y a plus de grumeaux d'un côté que de l'autre...Que l'un d'entre nous fasse pencher la balance ! Qu'il en installe une !  Et s'il veut, même la sienne s'il en a apporté une neuve !

                       - Coupons-lui les vivres en attendant ! Que son stylo fourchu l'emporte, comme autrefois les mégalithes la robe ambiguë des Césars !

                       - Nous ne supporterons plus les faux-semblants ! Si les choses doivent être sales, qu'elles le soient pour de bon et une fois pour toutes !

                        - Que les moutonniers moutonnent !

                        - Vous n'avez pas à changer les mots à tout bout de champ sous prétexte qu'ils serviront aussi bien à autre chose, à d'autres salmigondis d'outrances !

                        - Que les gonfleurs dégonflent !

                        - Comment pouvez-vous croire tout ce qu'on dit le matin aux arrêts d'autobus ! C'est ignoble !

                        - Qu'on le confronte à son ombre pour voir s'il lui vient encore l'envie de jouer du stylo !

                        - Son stylo, une espèce de fourche, a été emporté ou déporté ! Il n'en usera plus !

    - Chacun pourra donc le faire à sa place!

    - Moi je l'ai retrouvé et je l'ai caché ! Je m'en servirai en secret à toutes fins  utiles pour des correspondances illusoires concernant nos propres exactions !

    - Nos propres "extractions",  galipetteux !

( Ils veulent dire en réalité "interactions" . A ce moment-là, et peut-être dans l'espoir de ramener l'assemblée à une certaine modestie ou en tout cas de l' inciter  à recouvrer le sens des mots avant de juger la prose des autres,   une sorte de tôle vaguement sculptée descend lentement du plafond en tournoyant au bout d'un câble, jusque dans le faisceau d'un projecteur, dans le but de faire apparaître, ne serait-ce qu'une fraction de seconde,  sur le mur délabré du fond de la salle d'audience tout à coup plongée dans le noir, l'ombre du Cervin ! )

     - Messieurs, soyez un peu adultes, je vous en conjure !

     - Oui,  assez d'enfantillages !

     - Non ! Que les gamins gaminent !

     - Que les perles sifflent !

                         - Messieurs, messieurs ! Que le silence nous broie !

                        - L'archevêque-assesseur, notre plus vieille colonne, signifie par là que la séance est suspendue jusqu'à nouvel ordre, que le manuscrit va être éparpillé puis rassemblé par des balayages approximatifs de mains courantes, pour être ensuite compressé et rangé sur un rayonnage d'où on l'emportera sans doute très prochainement pour un archivage aléatoire mais définitif...Bien le bonjour messieurs et à vous revoir !"

 

n° 118                 Chevreuse ( ou Anti-ploufs )

                        Un couple se prépare pour un méchoui dansant, attendu avec impatience de longue date, dans la vallée de Chevreuse...Ils interrogent le répondeur météo approprié mais qui ne leur fournit pas la précision concernant  le temps qu'il fera précisément au moment où on sortira de la fumée pour venir les leur servir sur leurs assiettes en carton, la première merguez et la côtelette d'agneau...

                        Pendant que son mari se consacre aux derniers préparatifs (voiture : mécanique et rangement minutieux de l'habitacle avec dépoussiérage et astiquage de l'extérieur), la femme entreprend de lire à voix haute les petites annonces figurant dans une feuille gratuite...De son côté, le mari bredouille des phrases ou des associations de mots décrivant la scène et l'ambiance du méchoui  telles qu'il se les imagine...Mais soudain le temps s'assombrit.

                        - "Oh dis donc, ça a l'air de se couvrir ! Zut alors ! C'est bien ma veine, moi qui viens d'astiquer au petit coton à feutrer toute la carrosserie, tu vas voir qu'on va arriver sous une...

                        - Oh chéri, écoute ça un peu : "Vends barbecue spécial méchoui, état neuf avec anti-ploufs, pieds tous-terrains, livrable de suite"...."De suite", tu te rends compte !...Dis, si on en profitait ? Il y a le téléphone..."De suite" ! ... Non ?

                        - C'est une idée ma chérie, parce que le temps m'a l'air bizarre...

                        - Pas autant que toi mon choux...Mais ça s'éclaircit tu ne trouves pas?...

                        - Non-non tu as raison, c'est décidé, vas-y appelle!

                        - Et puis quoi, on a la loggia quand même ! Et les voisins du dessous ne sont pas là en plus !

                        - Non mais ceux du dessus par contre...

                        - Bah, le vent de l'orage rabattra tout ça ! Dis, chéri, tu ne sais pas où ils sont allés les voisins du dessous par hasard ?

                        - A un méchoui je crois.

                        - Quelle idée !

                        - Mais pas dansant eux ! Un méchoui tout à fait ordinaire ! Statique le leur ! Nous par contre on a failli danser faut voir comme ! ...Dis, si on y allait quand même ?

                        - Aux petits éclairs, c'est ça ?  Sous la douche ? Non-non très peu pour moi ma douce caille...  Bon allez j'appelle...Et anti-ploufs hein ?... Enlève les géraniums du balcon pendant ce temps !

                        - J'y vais ! Non c'est vrai, tu as raison le temps n'a pas l'air sûr sûr ! ...Nous par contre à cause du surgelé, on n'aura que des merguez mais c'est toujours plus ou moins comme ça partout non ?

                        - Allo ?... Oui madame, c'est pour le barbecue que vous vendez, livrable de suite...Il est bien anti-ploufs ?...D'accord, tout de suite...On reste là... On a un balcon alors vous pensez ! C'est bien suffisant ! Une loggia quoi ! C'est libre, ouvert ! Et pas de voisins en-dessous ! Vous pouvez nous l'apporter ? Ah oui, immédiatement ? On attend ça depuis si longtemps ! On sait pas quoi faire !... Vous n'avez pas mangé ?!

 

n° 119            A portée de voix ( ou Takat'baré ! )

                   Deux grands immeubles de bureaux en vis à vis. Un employé est intrigué par l'occupant d'un bureau de l'immeuble d'en face : un tout jeune homme qui débute à l'endroit exact où il a débuté lui-même il y a des années dans cette administration aussi tentaculaire que redoutée...

                   Il croit apercevoir son double... même allure... mêmes manières qui n'en sont pas... légèrement contournées, chantournées mais sous un maintien un peu guindé, comme imité d'on ne sait qui, juste pour être à la hauteur, pour tenter de démentir une allure de lycéen fragile, aggravée d'une évidente immaturité un peu ambiguë qui s'attarde et d'un manque d'autorité qui lui rendent  les tâches quasi-policières de sa fonction si difficiles. Ce fourvoiement entêté...Oui cette solitude rechignée, marmonnante  aussi, exactement la même,  autant que  les reflets de la vitre permettent d'en être tout à fait sûr...

                   Il meurt d'envie d'essayer de le rencontrer pour le mettre en garde : "Arrête, change tout ! Malheureux, fiche le camp ! Ne reste ici sous aucun prétexte ! "

                  Seulement, il n'a pas conservé le moindre contact  avec cet ancien et lointain service pourtant si proche. Il ne sait même plus exactement comment on s'y rend depuis son propre bureau juste en face. Il fait plusieurs tentatives, infructueuses...Il se souvient vaguement d'un souterrain descendant assez longtemps suivi d'un passage dans une grande salle pour les concours administratifs, avec des murs très hauts mais coupés, sans plafond, à ciel ouvert (et du coup éclairée tout naturellement par les becs de gaz du boulevard dont certains, retournés, regardaient par-dessus le mur vers cette salle étonnante, à la fois en sous-sol et de plein air !) au bout de quoi on retrouvait le souterrain remontant puis  de nouveau horizontal, s'arrêtant net d'un coup comme un tapis roulant qui tombe en panne, qui aurait toujours été en panne...

                   On lui a dit que ce passage curieux avait bien existé mais avait été comblé il y a fort longtemps, après des émeutes qui avaient vu des insurgés-grévistes en révolte contre la haute hiérarchie supérieure (éternellement invisible et sévissant à l'aveuglette comme depuis un autre monde), armés de haches et de pics à glace, s'y réfugier et tenter d'en escalader les murs en ayant l'air de dire qu'on ne les y reprendrait plus à s'engager dans des carrières soi-disant notabilisantes et sécurisées, avec des cartes pour requérir n'importe où la force publique, et qu'ils partaient ailleurs quitte à faire des ménages s'il le fallait !

                  Dire qu'il suffirait d'ouvrir la fenêtre pour être à portée de voix de l'immeuble d'en face ! Peut-être que dès les premiers beaux jours les fenêtres des deux bureaux s'ouvriront en même temps et alors... 

         Longtemps il avait cru que personne ne l'avait mis en garde lui-même à ses débuts... Pourtant  il s'est souvenu de ce collègue de même grade partageant son bureau et qui une fois, en cette matinée de grand beau temps et en réponse à  son "J'irais bien me balader" lui avait dit sur le ton de la suggestion irrésistible et géniale : "T'as qu'à t'barrer !" Mais ce jour-là, comme ce collègue avait convoqué un ancien Secrétaire Général de la Présidence,  il avait cru que c'était pour le recevoir seul et, une fois le redressement dûment notifié à ce célèbre pékin, parler politique plus tranquillement avec lui...Ce bonhomme minuscule, aux petits bras courts et tors, grand commis de l'Etat, conduisant les yeux sous le volant lui-même sa voiture, pas fier,  aimant parler avec les petits grades, plusieurs fois ministre, ami personnel du roi du Maroc, était aussi une plume de la République et l'auteur de "La grandeur d'un pays", ouvrage rigoureux dont il avait justement omis de déclarer une bonne partie des droits d'auteur !

        En réalité, cette formule "T'as qu'à t'barrer!" , finalement plus suggestive qu'impérative, et bien que dite sur un ton aimable voire sur celui de la plaisanterie, à la réflexion était revenue trop souvent par la suite dans la bouche de ce collègue au demeurant plutôt distingué (bien qu'auvergnat et chasseur mais licencié en droit) pour ne pas faire allusion à quelque chose de plus sérieux ou même de grave le concernant, une éventualité à laquelle il devrait bien songer et sans doute en relation avec une incompatibilité, une incapacité foncière, une incompétence de sa part, une invalidité plus ou moins cachée même peut-être, ou un danger qui l'aurait guetté à rester trop longtemps, toute la vie,  toute sa vie dans ces bureaux (où de très haut on l'avait pourtant chaudement  recommandé et d'où l'on suivait, avec bienveillance et une affection secrète mais toute familiale paraît-il, sa lente et poussive montée des échelons) entre ces murs aux renfoncements ténébreux et aux avancées peu engageantes. Mais à chaque fois, il s'était contenté de sourire, ne pouvant douter que cet habituel  "T'as qu'à t'barrer!" était  toujours dit  par humour tant ils  riaient de bon cœur tous les deux, comme des collégiens, à tout bout de champ et pour un oui ou pour un non ! 

         Après bien des années,  si "Takat'baré" a pris sa retraite et disparu depuis longtemps, il est toujours là lui, avec à ses côtés un nième nouveau collègue...Quant au jeune du bureau d'en face, lui aussi est encore là, solitaire, griffonnant sur  ses petits carnets, ne paraissant rien faire d'autre, à peine un peu moins jeune, à peine vivant, derrière les reflets de sa vitre...

        - "Moi de ma place, ton type d'en face là, je le vois très bien par la fenêtre...On  dirait qu'il fait semblant par moments d'annoter un dossier en en tournant une page de temps à autre, qu'il n'écrit pas vraiment sauf dans un petit carnet qu'il extirpe souvent de sa poche, dans lequel il consigne fébrilement quelque chose avant de le renfourner aussitôt et de se remettre comme à somnoler ou à rêver...ou à marmonner...à chantonner ?

        - Quand je te disais que c'était moi ! Que c'était bien moi ! Toujours moi et encore intact ! Là juste en face! Il faut que je réussisse à aller le voir ! Il est fichu ! Déjà certains soirs, il ne part plus de son bureau! Il éteint mais reste là, dans le noir. Je sais, je l'ai fait moi aussi, j'en étais arrivé là également... Il est dans une situation impossible! Je peux te dire  exactement ce qu'il ressent : à la fois rassuré par une sécurité illusoire et préoccupé par son inadaptation flagrante à une fonction qui l'écrase et pour laquelle il n'est pas fait !  Je suis sûr que comme moi il est entré ici stagiaire de vacances juste pour payer l'essence d'un voyage au bout du Sahara d'où il comptait bien ne jamais revenir ! Tu vois où il en est !

         - On l'a obligé à passer un concours, je crois, qui l'a bloqué pour toujours ici...  

         -  Alors exactement comme moi ! Car je me suis littéralement achevé moi aussi, comme si le premier ne suffisait pas,  par la réussite à un deuxième concours, qui m'a cette fois retenu ici pour toujours ! Mais je trouverai, je trouverai un moyen! Je suis sûr qu'on peut encore le sauver de ce fourvoiement car alors, à coup sûr, après cela, la prochaine étape pour lui aussi sera, c'est certain, l'engluement ! Un moyen in extremis pour qu'enfin lui au moins "se barre" ! Il paraît encore très jeune malgré  toutes ces années !

         - Derrière les reflets de la vitre oui ! Mais qu'en est-il en...

         - Par la voie des airs s'il le faut !  Tiens, j'irai le trouver par les toits !

        - Allons, les deux immeubles ne sont pas contigus ! Mais remarque j'ai lu sur le B.O. qu'ils allaient construire une passerelle entre les deux, pour remplacer le souterrain d'autrefois !  L'année prochaine, ou dans deux ans, les travaux devraient commencer... Attends un peu !

        - Non mais l'entrée que l'on empruntait lorsque j'étais moi-même en face n'existe plus, ça je le sais...Il y en a une autre mais qui doit être invisible d'ici...

        - On dirait qu'à présent, il ne fait plus rien du tout...Il ne bouge plus...Il va faire nuit...

        - C'est moi qui ne la vois pas cette entrée, qui ne peux pas y aller, qui ne peux plus y aller, qui ne la distingue plus... car en réalité c'est bien toujours la même sûrement, mais une entrée que je ne reconnais pas...

        - Il a éteint. On ne le voit plus. "

       

n° 120              La part divine  ( ou  Air frais à Denfert )

                   Jean  Pellicot, petit employé modèle, ayant longtemps cherché la sagesse dans le strict respect des horaires de bureau et le brossage biquotidien de ses pellicules sur son blazer, entend dire à la radio que tout homme recèle en lui quelque chose de divin (Pic de la Mirandole).

                   Interloqué, il entreprend d'essayer de découvrir où, chez lui, cette part miraculeuse peut bien  nicher ou ce qui peut en faire office...Il  avait toujours vaguement pensé que, comme tout le monde, il avait un secret, enfoui profondément en lui et qui en même temps le dépassait  et dont il ignorait tout ! Parfois cela se révèle inopinément...

                   Le voilà comme tous les matins dans le métro, assis bien calé dans sa rame et depuis le temps qu'il fait chaque jour dans les deux sens St-Rémy-St-Placide, cette rame a un peu fini par devenir sienne. Il ne connaît du reste que ces deux stations, n'ayant jamais envisagé une seule fois de descendre avant Saint-Placide dont le nom lui va très bien et auquel il a fini par s'identifier, ayant du même coup adopté douceur et  placidité. Est-ce là sa part divine ? Pourtant, comme il fulmine encore de temps à autre, au quotidien, grommelant sans fin pour des broutilles, médiocre et arrogant ! Non, elle est ailleurs...

                    Il avait toujours entendu dire que le Tout-Puissant avait caché en chacun une spécificité mirobolante, une bizarrerie valorisante, qu'il nous appartenait de débusquer afin de nous en saisir et de l'exploiter au mieux pour le bien de tous...Et il ne se doutait pas, notre Pellicot, qu'il était sur le point dans sa rame de métro, de trouver enfin cette éminence, cette curieuse élection qu'il portait lui, nonobstant, sur le visage !  Et oui sur la face ! Rien de moins caché ! Et cette découverte eut lieu à "Filles du Calvaire" par le hasard incroyable de  l'arrêt de sa banquette juste en face de l'affiche de l' exposition " Les Grands Sataniques dans l'Histoire du Monde" !

                    Et surtout après qu'il eut tourné la tête pour mieux la regarder et se fut aperçu, grâce à la superposition exacte du visage d'un personnage qu'on y voyait en premier plan et du sien propre reflété dans la vitre du wagon, qu'il était le sosie parfait du personnage en question, ni plus ni moins le Pape du Haut-Moyen Age, Araignus II Glotaire ! Seulement, sous la photo du Saint-Père figurait la petite notice biographique suivante : "Le pape le plus honni de l'Histoire, qui attachait des grelots phalliques au cou de ses femmes et se parfumait au jasmin du Diable ! "

                     Alors, notre pauvre ami, ce vieux Pellicot, ressent tout à coup comme un feu qui lui remonte dans les entrailles. C'était donc cela sa bizarrerie secrète à lui, sa part divine, de ressembler à ce type-là ! Une part diabolique oui ! Valorisante ? Le plus honni ! Quelle horreur ! Et cette révélation funeste fait de lui à ses yeux et depuis toujours un réprouvé ! C'est donc pour cela que sur les photos il a toujours les yeux rouges! Un satanique! Voilà ce qu'il est depuis le début sur cette terre !

                      Il ne se sent pas très bien, se lève fébrilement et pour la première fois n'ira pas jusqu'à Saint-Placide. Au prochain arrêt il prendra un peu d'air frais ! Il descendra à "Denfert" !

 

n° 121               Où est-il votre désert ?  ( ou Doucement le sable avec les pieds ! )

                    Un éminent chercheur (qui du reste reconnaît volontiers qu'il ne trouvera sûrement jamais rien), pour les besoins d'une étude sur les conditions de vie "aux limites", séjourne dans une ville du Sud, au cœur d'une région où le désert est censé avancer à grande vitesse...

                     Les habitants (la ville est assez grande et moderne) ne semblent guère s'inquiéter lorsqu'on leur dit que le sable ne va pas tarder à arriver et à envahir leurs jardins fleuris de frais ainsi que  leurs maisons douillettes et finement époussetées...

                      -" Oh écoute Nicolas, suffit comme ça, doucement le sable avec les pieds ! Tu en envoies partout! C'est insupportable ! "

                     Et le fait est qu'il n'y a guère pour le moment que dans les squares, autour des bacs pour enfants,  que le sable paraît parfois poser un problème relatif...

                      - "Arrête ! Tu en envoies jusque sur les gaufres du marchand ! Il s'est plaint ! ...

                      -  C'est vrai ça madame, son sucre roux en poudre est presque de la même couleur que le sable des gosses et il ne sait plus si...Il perçoit des craquements suspects sous les dents de certains clients qui se mettent à cracher partout alors qu'ici c'est formellement interdit à cause des enfants justement...

                       - Chéri, tu entends ? Doucement le sable avec les pieds ! ...Mais savez-vous, monsieur, s'il est de la même couleur que celui qui doit prochainement, ou je ne sais quand, s'avancer jusqu'à nos portes ? Ce sable qui...

                       - Quel sable ? Je ne suis pas au courant...

                       - Du sable approche, paraît-il, qu'on ne voit jamais... Moi mon mari ne me dit jamais rien alors je ne sais pas bien non plus..."

                  Ailleurs aussi on parle rarement de sable, autant dire presque jamais...Aussi lorsqu'il se mêle d'essayer de  mettre ces braves gens en garde contre l'avancée inexorable de hautes dunes formidables qui  déjà pointent leurs crêtes à l'horizon, ne rencontre-t-il  que scepticisme ou ironie désabusée...Pourtant il sait bien lui qu'un véritable tsunami immobile guette là-bas et attend le moment propice pour se mettre en marche pour de bon, pour accélérer, pour tout submerger!  Lui-même et ses confrères du Centre de Recherches l'ont formellement établi à l'aide de simulations en laboratoire et de débats interactifs à tout bout de champ autour de la machine à café...

                   Les villageois eux sont toujours bien sceptiques :

                        - " Mais enfin, cher monsieur, quand donc cela va-t-il se produire ?  Et où est-il votre désert ambulant ? S'il existe, il paraît si lent dans son cheminement ou même sa simple émergence, que s'il arrive un jour, je ne serai plus là pour le voir  ! Quant aux enfants, ils auront eu tout le temps de mûrir et d'aller engendrer ailleurs avant qu'il leur soit donné d'en voir les premiers grains courir sous leurs fenêtres!..."

                   Cet habitant a raison, la vitesse à laquelle le sable avance est toute relative et bien difficile à évaluer...Il prend sa jeep et se retrouve parfois en plein désert où, à l'ombre des immenses dunes comme complètement figées, immobilisées à jamais, attendant on ne sait quoi pour se mettre en route, il relit, allongé près d'un sommet, les auteurs anciens...Ce faisant, et comme machinalement, il pousse devant lui, en direction de la ville, doucement le sable avec les pieds !

 

n° 122                   La voiture qui suit ( ou Panne de bus et port de barbe)

                   Un autobus tombe en panne...Après quelques essais de remise en route (en fait le moteur  émettait une stridence qui aurait dû constituer depuis longtemps une alarme) et quelques bribes de conversation par la radio du bord entre le chauffeur et la régie des transports ("Allo Totor, j'suis dans la tuture !", sans doute un code de reconnaissance pour être sûr de savoir à qui on a à faire), ce dernier prie les passagers de bien vouloir descendre et attendre la voiture qui suit...

                    L'incident en question raconté par chacun des passagers une fois rentrés chez eux. Si cela prend parfois des proportions considérables, pour d'autres, au contraire, ce contretemps ne laisse aucun souvenir ou bien ils ne le mentionnent qu'à peine...

                    Certains relatent des faits qui n'ont pratiquement aucun rapport avec la panne du bus...L'un d'eux par exemple a retenu des détails insignifiants sur les tics de certains usagers, leur comportement, leur maintien, leur mainmise sur quoi que ce soit, leur façon de prendre la pause, les vitrines des magasins alentour. Et même (sorte de cerise sur la gâteau) l'action du vent sur un passant qui portait une longue barbe et que sa barbe portait ! Une barbe tourbillonnante qui l'emportait ! 

 

n° 123               L'ombre du pic ( ou  Le remplacement )

                    Un personnage ( sorte de fonctionnaire alpestre ou de préposé intermittent à une curieuse fonction, indéfinie, peut-être même proche parfois de la simulation, du surgissement d'une sorte de jeu théâtral gratuit et spontané en plein réel ) occupe un local qui paraît lui servir à la fois de bureau et d'habitation...

                     Une ouverture dans le mur de la salle à manger fait guichet par lequel il renseigne des montagnards qui parfois font la queue devant chez lui pour lui remettre absolument et nerveusement des papiers...D'autres fois c'est lui qui leur en demande et alors là inversement ils s'en vont, absolument et nerveusement...

                     Mais quelquefois, il peut faire entrer une personne isolée et la faire asseoir à une petite table pour qu'elle remplisse plus facilement ses imprimés ou rédiger des réclamations sourcilleuses, des doléances d'agrément, pendant que lui continue son repas juste à côté d'elle ou poursuit l'assemblage d'une maquette de sous-marin, de dirigeable ou bien encore jette un coup d'œil dans le télescope pointé en permanence sur le pic rocheux  qui surplombe le village... et dans ces cas-là les clients sont parfois nombreux à devoir rester dehors et à écrire debout sur le dos de quelques uns d'entre eux qui à cette fin, prenant appui sur leurs genoux, se penchent alors en avant ! )

                     Certains jours, il n'ouvre pas son guichet mais la fenêtre d'une chambre située en face dans une petite maison  d'où on le voit bâiller et s'étirer jusqu'à des trois heures de l'après-midi, ne s'asseyant au bord de son lit de temps à autre que pour regarder intensément à la jumelle le pic, certes familier mais qui  dans le plein soleil de l'après-midi  avance déjà son ombre, une ombre si douloureuse aux mélancoliques et aux attardés...

                      Qu'y a-t-il donc tout autour ? Serait-il quand même au bord de la mer? La mer d'un côté, la montagne de l'autre ? Pourquoi ces bruits de rames les matins de réception? Les administrés viendraient-ils en barque ? 

                       Tous les soirs, il semble faire un compte-rendu par téléphone (à un supérieur hiérarchique?) :

                        -" Oui, je n'ai rien fait encore... Non, je n'ai encore rien fait du tout...Je ne fais rien... J'attends les instructions définitives...Les provisoires ont été trop nombreuses pour être significatives...Les administrés sont très courtois, coopératifs, toujours prêts à se conformer à toute nouvelle directive...Ah oui, on voit très bien ! Mais je crois qu'il faudrait regarder un peu à côté, que l'on verrait encore mieux s'il s'y passe quelque chose ou non...J'ai bien envie de monter y voir mais je suis toujours seul..."

                       Peu après, un enfant frappe à sa porte :

                        -" Ah oui, bonjour ! Entre, comme convenu tu vas me remplacer quelque temps...Je dois monter là-haut pour voir s'il y a quelque chose...Alors c'est entendu, tu fais exactement comme moi, les mêmes gestes, les mêmes attitudes...Tu fais semblant d'écrire quoi...Tu remues un papier par-ci par-là...Enfin tu m'as bien vu faire ? C'est ça, tu m'imites de ton mieux! Plus tu feras semblant, plus tu seras plausible...C'est un jeu à jouer avec un sérieux absolu...Mais n'oublie pas tout de même de dire aux gens que tu n'es que le stagiaire, on a tendance à nous confondre..."

                        Dehors, encore au pied de la montagne, déjà l'ombre du pic avance...

                        - "Si personne ne vient ou si tu t'ennuies, il y a des enveloppes à tamponner...  Quand l'ombre arrive, n'aie pas peur, tu n'as qu'à allumer ici... Ah, n'oublie pas aussi de jeter à tout instant un coup  d'œil dans le télescope...De là-haut, j'aurai peut-être un signe à te faire, demain ou après-demain...ou plus tard! "

 

n° 124                Les chaussettes chinoises  ( ou La tenue adéquate )

                        Prévoyant une grande balade, une randonnée dans la nature, Pierre Latoîtut s'enquiert des prévisions météo pour savoir comment il devra s'habiller et s'équiper, envisageant de tout préparer dans les moindres détails...

                        Mais d'un jour sur l'autre, ces prévisions pour son grand week-end d'escapade varient tellement ( durant les sept jours précédant son départ), passant du grand beau temps à la pluie tempétueuse, du chaud au froid, du stable à l'instable et réciproquement, qu'on le voit changer à tout bout de champ son attirail, ses chaussures, devant ressortir ou rentrer tour à tour son anorak d'esquimau et son short colonial, ses socquettes fines et ses nylons fourrés...

                        Il a même ressorti, voyant en elles la solution inopinée à cette situation terriblement ambiguë,  ses fameuses chaussettes-babouches ! Importées de Chine, elles sont conçues pour s'adapter à tout type de temps par un procédé complexe de retournements de peau avec fermeture-éclair et dégagement de languettes-ventouses remontant sur les côtés avec des tiges articulées, profilées, le tout  participant à un renfort considérable du maintien et du confort !

                         -"Bein vrai, m'sieur Latoîtut, à vous entendre parler de ces ustensiles, quand vous avez ces machins-là aux pieds, j'aimerais pas vous rencontrer au coin d'un bois ! "

                         Sa concierge n'aimait guère ces accessoires de randonnée (qu'elle imaginait comme des sortes de cloportes mécaniques) mais il faut dire qu'elle n'aimait guère les randonnées! (Elle se vantait de n'avoir pas quitté une seule fois Billedecourt et, en trente ans, de n'avoir jamais dépassé, en matière d'expédition, le square Lanterneur-Bouchon !)

                         - "Sachez madame Moutard que lorsque je porte ces engins, on ne peut jamais savoir de quel bois je me chauffe ! Cependant, comme je dois effectivement traverser un bois le week-end prochain pour parvenir au pays de mes rêves, je ferai bien attention de ne pas attraper de coups en retour de la part de racines redondantes dans lesquelles, au passage, j'aurais fiché malgré moi une ou deux barbilles de ces babouches! Mais ces escarpins de malheur, qui sont en fait des sortes de bottes, au demeurant fort commodes car modulables, je vais  les régler sur "montagne à vaches", ce qui, vous l'avouerez,  sera largement suffisant pour traverser un sous-bois, même en pente !

                          - N'importe, ce ne sont pas les chaussures de tout le monde !

                          - Les chaussettes, madame Moutard, ce sont des chaussettes...des chaussettes-babouches! Des chaussettes-babouches chinoises ! Des chaussettes-babouches chinoises à tiges ! Des chaussettes-babouches chinoises à tiges barbillées ! "

                        Latoîtut n'avait pas l'intention de se laisser influencer par les indélicats et c'est équipé de ses groles à piston et à tringles-ventouses qu'il comptait bien partir, pluie ou ciel bleu, dès le samedi matin aux aurores...pour trois jours pleins ! Mais pleins de quoi ?

                        Il était conforté, et réconforté, par le fait que désormais paré du bas avec ses ustensiles de cuisine sino-maghrébins aux pieds, le haut n'avait plus guère d'importance tout comme la couleur du ciel et les humeurs de l'atmosphère...Simplement, et ayant admis cette fois-ci définitivement qu'il était impossible de connaître le temps qu'il allait faire,  il n'oublierait pas le parapluie, s'étant souvenu que dans les pays du sud, il sert aussi bien à se protéger de la pluie que du soleil !

     (Quelque temps après) :

                           - "Ah m'sieur Latoîtut, alors ce week-end,  y s'est-y bien passé ?

                           -  Ma pauvre taisez-vous, j'suis pas parti !

                           -  Et bien figurez-vous que je me suis dit, avec ces accessoires de basse-cour aux pieds là, dont vous m'aviez parlé,  il est mal parti ! J'vous voyais pas être encombré comme ça !

                           - Non, mam' Moutard, c'est pas ça du tout ! C'est la Météo ! Je n'ai pas supporté que la veille de mon départ, on ne puisse pas me dire avec conviction et netteté le temps que j'allais avoir ! Des borborygmes ! Le répondeur crachouillait ! Ils étaient visiblement gênés ! J'ai préféré rester chez moi ! Dès le vendredi soir, j'ai fermé volets et rideaux pour ne pas voir la couleur du ciel des trois jours ! Et de fait, je n'ai pas mis le nez dehors de tout ce temps ! Ce temps de chien ! Je ne veux plus le voir, plus jamais !

                            - Tenez, m'sieur Latoîtut, à propos de chien, je connais quelqu'un qui pourrait peut-être vous les racheter vos bigoudis à baleines, là...si, pour les pieds, vous savez ! Barbillées ! Pour les sous-bois ! Les pentes !

                             - Non, je ne vois pas bien...

                             - Mais si ! Des chaussettes chinoises qui s'adaptent au temps qu'il fait ! A ventouses ou à tiges je ne sais plus au juste, moi je ne les ai jamais vus vos machins. Par contre, vous m'en avez  beaucoup parlé et souvent!

                             - Vous êtes sûre mam' Moutard ? J'ai bien une paire de babouches, mais alors tout ce qu'il y a de plus classique... C'est confortable, très souple... Je les mets souvent, mais chez moi seulement, d'où elles ne sont jamais sorties ! Des baleines, dans des sous-bois ? Vous devez confondre avec un autre locataire! Ce n'est pas grave, vous en avez tellement ! Et avec toutes ces tours, ces détours, ces retours, allez vous y retrouver ! Bien  l'bonsoir mam' Moutard ! "

                         Carola Moutard, la concierge ! En vingt ans, il ne lui avait presque jamais parlé ni à quiconque alentour ! Strictement bonjour-bonsoir et encore ! Comment aurait-il pu lui raconter cette histoire de pantoufles grimpantes ? Et à tiges par-dessus le marché !  C'est absurde ! ...Barbillées !

                          

n° 125                Le grand complexe ( ou Embarquement immédiat )

              Voir page 8 

 

 

TOM REG   "Mini-contes drolatiques et déroutants"  

 

pages   6    7    8  

 

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