TOM REG    "Mini-contes drolatiques et déroutants"     page 5 

 

 

n° 86             Indices poétiques (ou  Le ratio Dollar/Mont-Blanc )

                          Un personnage dont les points d'intérêts essentiels dans l'existence sont les indices économiques et boursiers : Dow Jones, Cac40, Footsie, Dollar, Pétrole, Once d'Or...Mais curieusement, ce n'est nullement par intérêt d'argent ou matériel, mais uniquement parce que de tous ses souvenirs, les plus poétiques, les plus émus et les plus enfantins ont toujours été associés à ces indices financiers, simplement parce qu'il les entendait déjà, enfant, à la radio !

                           Ce qui lui plaît particulièrement ce sont les commentaires des journalistes à la Bourse et ces expressions ampoulées, fortement imagées, comme un langage à part, mystérieux, qui lui  font parfois, l'oreille collée au poste, monter les larmes aux yeux d'exaltation !

                           "Flambée du billet vert ! Plongeon du sterling ! Décrochage des taux américains ! Les ciments s'effritent ! Les équipementiers résistent ! Dégagements sur les non-ferreux ! Flottement de l'Air Liquide !  Tassement des Travaux Publics ! Envolée des avionneurs ! Les forages consolidés ! " Le tout sur le fond de brouhaha vociférant de la Corbeille qu'il trouve beau comme du Bach !

                            Et dire qu'il n'a pas le moindre sou vaillant, placé ou non ! Cela ne fait rien...Au contraire, il a l'impression de mieux suivre de la sorte le fonctionnement un peu caché de la société, d'y participer à sa façon, sans le comprendre vraiment...

                            C'est au cours de la récente hausse phénoménale de l'or qu'il a ressenti sa plus grande exaltation, pourtant sans un jaunet en poche. A chaque étape de l'envolée des cours, il revoyait des endroits chargés de poésie, de pureté,  de spiritualité...Des montagnes  étincelantes de glace admirées dans son enfance et qui lui revenaient tout à coup ! Le Mont-Blanc vu du Pont du Mont-Blanc ! 

                            "Flambée du métal précieux ! L'or atteint des sommets ! Le métal jaune brille de tous ses feux ! Le lingot au plus haut ! "...Le Mont-Blanc, le plus haut sommet d'Europe !  Le soir parfois, aux tout derniers rayons, cette couleur violette qu'il prenait et qu'on retrouvait dans l'Arve autour des piles du Pont de la Machine le lendemain matin, sa façon de disparaître  derrière les nuages tout en restant là...

                            Il partit à la recherche de son lingot ! Mais pas de ces gros lingots vulgaires et qui crèvent les poches (après les avoir vidées), non, le plus petit possible ! Et il finit par le trouver : dix grammes ! Il le sortit de son minuscule étui en plastique et le porta autour du cou en sautoir ! On croyait à une sorte de gris-gris (malgré sa couleur étincelante), de colifichet bien modeste...Et pourtant :

                            -"Oh!... comment avez-vous fait pour dénicher un aussi petit lingot ! Je n'en ai jamais vu de pareil, c'est admirable ! C'est la marque d'une grandeur d'âme ! L'étincelance d'un esprit subtil et altier sur une montagne de blancheur ! Mon cher, vous êtes le papier doré de la Corbeille ! "

                            Et oui, telle est la force des symboles que cette petite plaquette de métal jaune lui ouvrit les portes de nombreuses officines pour placements mirobolants où on le recevait avec déférence, subjugués qu'ils étaient  tous par son mini-lingot !

                            S'ouvrit alors  devant lui la plus belle carrière de placeur-placier-plaçant !...

                            

 n° 87                 Les sautants et les demeurants (ou  Le petit trolley à journaux )

                            Au sein d'une même entreprise (ou administration), les employés (ou fonctionnaires) semblent soumis non seulement à des horaires très variés mais à des durées de travail tout à fait disparates...

                            En effet certains ne passent au bureau que deux heures par jour, voire une heure ou même seulement dix minutes (on les appelle les "sautants"  car ils paraissent toujours n'y faire qu'un saut...) ! D'autres au contraire ont l'air d'y demeurer jour et nuit (les "demeurants", comme reclus dans des bureaux de seconde nuit, des renfoncements paillés, leurs bras sortant parfois par des hublots...)

                             C'est un perpétuel flux d'arrivées et de départs, de croisements, plus ou moins furtifs ou arrogants selon les cas. Et pourtant cette disparité ne paraît pas tirer vraiment à conséquence, tout le monde ayant l'air d'être assez bien vu, c'est à dire en réalité indifférent aux chefs de service qui eux-mêmes ne semblent se profiler qu'une fois les rideaux tirés, tout le monde plus ou moins assoupi pour la longue traversée de la journée, leur présence autoritaire simplement annoncée ou même seulement supposée...

                              Le critère d'appréciation se ferait plutôt entre ceux qui parlent et les silencieux...Ceux qui y restent à demeure (par on ne sait quels grâce, opprobre ou omission) sont ceux qui se plaignent le moins. Ils ou elles acceptent leur sort quel qu'il soit, se laissent exploiter, harceler ou au contraire délaisser, comme oublier docilement derrière des battants de portes toujours grandes ouvertes d'où ils n'émergent   jamais. Il faut dire qu'étant données l'éternité de leur présence et la rugosité des paillons, ils ont obtenu dès le début qu'un service de vente de magazines et de café chaud sur trolley (comme dans les gares) parcourût leur couloir circulaire  dans les deux sens et à toute  heure, s'arrêtant sur simple demande par l'effet d'une seule main dressée au-dessus des cloisons réglables en hauteur ou d'un bras passé à travers un hublot...(On a considéré cet apparent  privilège en réalité comme une manigance sournoise de la direction ou des pouvoirs occultes, pour perpétuer dans les bureaux l'ennui, les idées noires et la nostalgie des départs en train d'autrefois ).

                                Les "sautants" au contraire, pour le peu de temps qu'ils y passent, réclament sans arrêt, se rebiffent pour un oui ou pour un non, menacent, si on ne leur installe pas de vraies armoires de rangement comme les autres ou s'ils ne disposent pas eux aussi de bureaux moins exposés au jour et avec cloisons réglables à hublots,  de s'affaler dans l'entrée le matin dès leur arrivée pour bloquer le flux !   

 

n° 88                La visite autoguidée ( ou  Flacons et corbeilles )

                                Un individu sans âge, un peu absent, comme étranger à lui-même, semble mettre au point un texte en vue d'assurer la visite guidée d'une exposition...Mais laquelle ? S'agit-il d'œuvres d'Art ? D'objets de collection ? On dirait plutôt des éléments tirés de la vie d'un personnage célèbre, peut-être d'un écrivain, avec un rassemblement de ses objets familiers et de ses  papiers intimes ou même administratifs (dont une kyrielle d'amendes pour ivresse publique, une pile d'admissions aux urgences pour dégrisement !)  En quelque sorte une présentation édifiante destinée sans doute à rappeler sa mémoire, à faire renaître (ou naître) une figure peut-être exemplaire ou au contraire...

                                 Un ami lui a fourni un local et l'aide à mettre en place vitrines et présentoirs dans lesquels sont disposés, munis d'étiquettes explicatives, des flacons et des corbeilles...Ces dernières contenant, plus ou moins enrubannés, des bibelots divers, des points de repères dans l'existence. Quant aux flacons...

                                  -"Tu sais, c'est bien parce ce que c'est toi et ton exposition que j'ai accepté de vider mon appentis pour une journée...Alors, tu seras prêt ? Tu es venu à bout de ton texte ?

                                  -Je te remercie hein...Oui, ça ira je pense...Encore quelques détails à préciser...

                                  -Moi  je vais finir tranquillement d'installer tous tes trucs...Ah oui, où faut-il mettre le flacon étiqueté "Larmes amères" ? 

                                  -A côté de la corbeille des "Avoirs perdus" non ? 

                                  -Ou des "Retrouvailles incongrues" ?

                                  -Changeons l'étiquette ! Mettons "Morts du soir"...Cela les réunira !

                                  -Le flacon des "Ivresses manifestes" semble vide, comment cela se fait-il ?  Aurait-on changé le bouchon ?

                                  -Tant mieux, comme cela on ne pourra rien me reprocher ! J'ai fait ce que j'ai pu ! Si cela ne plaît pas...

                                  -Je vais le mettre à côté de la corbeille "Fouilles reprises"...et il ne s'agit pas, comme tu peux le savoir,  dans ton cas, d'archéologie...

                                  -Autant montrer les choses comme elles furent...Moi, quand je visite une exposition, je préfère voir ou entendre la vérité ! Qu'on me flanque tout à la figure ! Immédiatement !

                                  -Oh regarde, le flacon des "Erreurs inhumaines" ? Où le placer ?

                                  -J'aimerais mieux la corbeille des "Rêves coincés"...

                                  -Ou des "Doutes perdus" alors ?... Ah non, pardon c'est un flacon ! Le flacon des "Oublis perdus"...Oh et celui des "Arrachements spontanés" !...Et la corbeille "Bureaux avancés"...

                                  -Et celle des "Renfoncements"...J'aime bien  aussi celle des "Surplus inactifs"...

                                  -Et moi  des  "Doublures enfantines"...

                                  -C'est un flacon !...

                                  -Je n'ai pas trouvé celui des "Chantonnements" ...

                                  -Il est en cours de dénégation, en dépôt-vente à la Catacombe des Vieux Echos...

                                  -Ni celui des "Enfantillages"....

                                  -C'est une corbeille...elle est en cours de mythisation quelque part, je ne sais plus où...

                                  -Mais dans ton commentaire, que vas-tu dire devant la vitrine principale à la fin ?

                                  -Que dire de soi ? ...Ai-je le droit d'agir de la sorte ?...A propos j'espère que cela ne va pas trop te déranger ! Ces allées et venues...Ces portes qui vont claquer...Tous ces visiteurs...

                                  -Allons, tu sais très bien qu'il n' y aura en tout et pour tout, de toute la journée, qu'un seul guide et qu'un seul visiteur...et qu'ils ne feront qu'un ! Toi !

                                   -Je serai quand même en plus celui qui attend pour rien !

                                   -Ecoute, si tu ne veux pas avoir l'air de parler tout seul, de faire une visite comme autoguidée et sans âme qui vive, tu ferais mieux d'enregistrer ton texte sur ce baladeur et de l'écouter au casque tout en visitant peut-être tout seul l'exposition mais en faisant au moins figure pour toi-même de visiteur. D'ailleurs, n'est-ce pas ce que tu voulais ?

                                   -Je n'avais pas d'autre but en montant ce stratagème...je n'ai pas osé te le dire...

                                   -C'était facile à deviner. Tous ces flacons, ces corbeilles, c'est une vie étalée symboliquement et destinée à son auteur, seulement à son auteur ! Qui comprendrait sans cela ?

                                   -En organisant ma propre exposition, je pensais pouvoir...

                                   -Tu crois que cela va te redonner l'estime de soi ? Te libérer de l'exil intérieur ? Chasser ton double ? ...Te réunifier !... Te rabibocher avec toi-même ?...

                                   -C'est vrai, tu as raison...Et d'ailleurs combien de flacons ? Combien  de corbeilles ? Les as-tu comptés ? Je suis sûr qu'il en manque !...J'en ai oublié ! ... Je n'ai pas osé tout dire, tout mettre! Rangeons tout ! ...  Je reviendrai plus tard, il est trop tôt, je ne suis pas prêt pour m'ouvrir à moi-même de la sorte,  je ne suis pas prêt à prendre mon passé en pleine figure, même encorbeillé, même enflaconné ! Je recommencerai une autre fois... "

    

n° 89                    Serrons-nous la main ( ou   A la vie, à la mort ! )

                                   Curieuse discussion entre un partisan du "toute la vie" et un autre du "toute la mort". Le premier disant à l'envi pour justifier son opinion sur l'existence et la nécessité de ne pas trop s'en faire:

                                   - "A quoi ça sert de vivre, étant donné que de toute façon, on y passe tous un jour ou l'autre et qu'instantanément tout est effacé ! "

                                    L'autre pensant exactement l'inverse. Cependant, ils en concluent que ce n'est pas une raison pour ne pas se parler ou se faire grise mine ! Au contraire, ils décident illico d'entretenir une relation solide et durable qui les verra errer et pérorer sur toutes routes et chemins envers et contre tout, à la vie, à la mort !

                                    Seulement, ce qu'ils avaient oublié, c'est qu'étant donné leurs opinions respectives sur l'au-delà et ses surprises, la vie présente, les conjectures et tout le reste, l'un vivant sous l'astre du jour et l'autre sous celui de la nuit, ils ne se croiseraient que bien peu de fois, et obligatoirement entre un coucher de soleil et un lever de lune, sous cette lumière incertaine permettant rarement de reconnaître les siens...

 

n° 90               Tourne quand même ( ou  Et pourtant elle est plate ! )

                                     -"Ah ça c'est la meilleure ! Alors maintenant , la Terre est plate mais tourne quand même autour du soleil ! Tu ne trouves pas ça inquiétant ?

                                     -Pas plus que l'année dernière encore quand on nous disait qu'elle était ronde mais immobile au centre du monde !

                                     -C'est un point de vue...Je me demande ce qu'il en sera l'année prochaine...

                                     -La mode est aux trous noirs !

                                     -Tu vas voir qu'ils vont nous y coller !

                                     -Nous écarquillerons les yeux,  planerons un temps sur des ébulles, des conchoïdes, nous raccrocherons à des expurgats, et enfin, la tête calée dans on ne sait quoi, changerons d'univers !

                                      -Ce ne sera pas trop tôt ! "

 

n° 91                     Des nuages dans le pare-brise ( ou  Les perplexes )

                                   Y a-t-il quelqu'un derrière le pare-brise ? Durant tout un après-midi, deux personnages se demandent s'il y a ou non quelqu'un dans la voiture garée sur le parking juste en face de chez eux (cette incertitude, cette perplexité grandissante, à cause du reflet des branches qui empêchent de bien distinguer et qui en plus bougent un peu par moments, tout comme celui des nuages qui avancent lentement mais accélérent à la courbure de la vitre où ils se tortillent...)

                                    Petit à petit, la nuit tombant (en même temps que le jour d'ailleurs, comme il se doit), ils se disent que s'il y a quelqu'un dans cette voiture ils finiront bien par voir s'allumer le plafonnier ou une cigarette, ou même quelqu'un sortir enfin...

                                    Mais est-ce bien sûr ? Et maintenant que le reflet des réverbères et de leur propre fenêtre éclairée (où toutefois une seule silhouette est visible), a remplacé celui des  nuages et des branches dans le pare-brise de cette voiture où toujours rien ne bouge vraiment, ils se demandent s'il ne s'y trouve pas tout de même quelqu'un qui les épie...

                                    Dans quel but ?  D'anciens problèmes sont évoqués. Mais ils paraissent si insignifiants qu'on ne voit pas très bien ce qui pourrait justifier l'inquiétude ou la perplexité de ces deux individus eux-mêmes peu distincts ou différenciés...Du reste on pourrait même se demander à la longue s'ils sont déjà sortis de chez eux (jamais ensemble d'ailleurs, curieux) pour autre chose qu'acheter du pain (ou faire semblant, pour se promener, prendre un peu l'air),  des cartouches d'encre,  et juste regarder si au bout de la rue, tout au fond, le vieux square des enfants est toujours à la même place...

                                      Ces deux personnages pratiqueraient-ils l'auto-claustration stimulante ?  L'ennui passionné ?  Le ressassement  novateur ?  La mélancolie productive ?  Productive aux écrivains besogneux et poussifs en mal d'aspiration ? Et du reste, ne s'agirait-il pas en réalité d'un seul individu qui, plumitif pétochard et bigleux, isolé pathétique croyant vivre avec son double, voyant des ombres bouger partout, n'oserait plus sortir de chez lui que pour acheter de temps à autre, et encore, ses recharges de stylo ? 

 

n°92               Placards et hottes aspirantes ( ou  Les oriflammes )

                                     Un personnage dans un appartement qu'il semble prêt à visiter. Il y est seul et paraît attendre quelqu'un. On décrit ou montre son attente dans les pièces vides, on entend ses pas qui résonnent. Par les fenêtres, d'autres immeubles dans un décor urbain comme figé par une lumière crépusculaire avec un soleil pourtant au zénith. Sur les toits, des mâts portent de longues oriflammes vertes qui ondulent  sur le ciel rouge.

                                  Une jeune femme arrive, peut-être l'employée de l'agence. Après un silence ponctué  de pas fortuits, hésitants et comme perdus, ils commencent à échanger des banalités :

                                  -"Le ciel est rouge comme d'habitude...

                                  -Les oriflammes me tapent sur les nerfs...Ces ombres qui ondulent en permanence, surtout au coucher du soleil...

                                  -Ici pourtant, le soleil ne se couche jamais ! Vous devriez le savoir !

                                  -Ah oui c'est vrai et c'est pour ça qu'il n'y a pas de lune non plus... j'oublie toujours !

                                  -C'est pour les murs que vous venez?

                                  -Et bien oui, pour l'usage, l'emploi aussi et surtout, y a-t-il des ouvertures ? Les pièces communiquent-elles ? Et où sont exactement les voisins du dessus ?

                                  -Les voisins immédiats vous sont intermittents... Mais de toute manière, s'ils ne vous conviennent pas, vous pourrez en changer aussitôt et anonymement sans qu'ils n'aient rien à dire ! C'est une exclusivité de notre agence...

                                  -Je n'oserai peut-être pas...Y a-t-il dans cet immeuble des étages intermédiaires ? Ces niveaux curieux où on ne reconnaît personne ?...Où tout voisin croisé, quel qu'il soit, prend soudain l'allure rassurante d'un étranger, d'un inconnu ?

                                   -J'en ai entendu parler, cependant je ne suis pas certaine qu'ils existent ici...Mais je me renseignerai si vous voulez... de toute façon ne comptez pas trop dessus, avec de tels avantages ils sont toujours complets ou pris d'assaut !  Ah, je dois encore vous parler des placards !

                                    -On ne les voit pas !

                                    -Parce que ce sont de véritables pièces supplémentaires. On tient dedans entièrement et parfaitement. Il y a un loquet à l'intérieur, ils peuvent donc servir de refuge ou d'abri, ne serait-ce que des courants d'air quand vous aérez, car à ces hauteurs d'étages, ils peuvent être terribles, vraiment aspirants, dangereux aux gringalets, redoutables aux pieds dansants !

                                    -J'ai le pied lourd quand il faut et j'aime bien les courants d'air! J'en profite pour me débarrasser de choses et d'autres en les laissant s'envoler !

                                     -Ah oui, encore ceci, la hotte aspirante...Vous verrez, parfois, de grandes flammes s'en échapper par en dessous et venir lécher les plats sur la cuisinière... Il n'y a rien à faire, c'est sans danger! Tout le monde est à la même enseigne, personne ne s'est jamais plaint. Cela ne brûle pas non plus paraît-il. Vous êtes tranquille ! Non, franchement, je vous vois bien ici moi, pas vous ? "

                                     Ils redescendent, quittent les lieux ensemble, marchent un moment dans les rues, pénètrent dans une autre tour, montent jusqu'à un appartement, vide aussi. Par les fenêtres, des immeubles jusqu'à l'horizon avec toujours au-dessus les oriflammes, mais à présent elles sont rouges et c'est le ciel qui est vert !

                                     Ils se mettent à évoquer avec un certain flou et difficulté, comme s'il s'agissait de lointains souvenirs, la conversation qu'ils viennent d'avoir dans l'appartement précédent. On dirait que les rôles s'inversent et qu'il lui explique le bien-fondé d'une occupation tranquille en ce lieu... que les flammes que l'on voit par la fenêtre ne sont pas dangereuses, qu'elles ne brûlent même pas ! Que seules leurs ombres ondulantes, pourtant fraîches, peut-être à la longue...

                                     Ne passeraient-ils pas leur temps ainsi à visiter des appartements vides ? A essayer, en jouant sans fin à la dame de l'agence et au candidat-locataire, de se donner des raisons valables de vivre un jour ensemble réellement  dans des endroits pareils ?

 

n°93                 L'omnibus de retour  ( ou  L'osso bucco d'autrefois)

                                Un banlieusard attrape de justesse son train au dernier moment. Mais ne s'est-il pas trompé ? Dans sa hâte, ébloui par le soleil couchant qui à ce moment précis s'engouffrait jusqu'au fond de la grande gare terminus,  n'aurait-il pas pris l'autre qui part du même quai juste un peu avant le sien ? Et dire qu'il ne le saura pas avant dix  minutes car sur plusieurs kilomètres, au début, les deux lignes empruntent le même parcours!

                                Il ne reconnaît pas les gens autour de lui mais il faut dire que pressé par le signal de départ il a dû monter dans le wagon de queue qui n'est pas son wagon habituel...N'empêche que si dans dix minutes, à la sortie du tunnel, il n'entend pas le bruit des freins, il est bon pour rester une heure entière dans cette rame qui va caracoler à travers toute la campagne sans s'arrêter jusqu'à Bourdiges,  à cent-vingt km de chez lui ! Et ce sera bien plus de deux heures de retard ! Car dans l'autre sens, à cette heure-ci, il le sait, il s'en souvient, pour revenir il n'y a qu'un omnibus hésitant qui s'arrête partout, même entre les gares, au bord de petits chemins, de ruisseaux, de fossés, attendant on ne sait quoi...ne repartant jamais tout à fait...se remplissant soudain de vagabonds qui semblent y élire domicile et l'immobiliser pour toujours...puis  repartant  miraculeusement comme dans un  rêve...On se réveille, seul passager de l' immense wagon qui caracole à nouveau dans la plaine nocturne... Au loin, miracle, les tours de la capitale se rapprochent dans l'aube qui renaît pourtant...On va bientôt pouvoir manger et surtout boire de l'eau fraîche !  Malgré cette bouche sèche et des yeux rougis, on revit, on ressuscite ! C'était donc bien un train quand même ! Un vrai train !

                                  S'il s'est trompé, voilà donc le train du retour qui risque de l'attendre ! Notre héros n'en mène pas large ! Il en a même des sueurs froides ! Ses mains sont moites, il se dandine sur sa banquette, déjà  lacérée au cutter et comme achevée au couteau (sans égard pour la lisibilité d'une insulte aux travailleurs  qui couvrait  tout le siège: "Racaille!"). Lui qui en dix ans, sauf une fois donc, n'est jamais rentré en retard ! Et en plus, ce n'était vraiment pas le soir pour recommencer !

                                  -"Ce soir, si je ne suis pas rentré à l'heure, c'est que je serai mort! " avait-il dit le matin à sa femme...  Comme il s'en veut! On n'est pas plus maladroit, plus malchanceux ! Juste le soir où on leur apporte le résultat des analyses ! Il aura fallu encore une fois à Saint-Lazare ce curieux soleil ! Si rare (peut-être même non répertorié),  qui éblouit, chamboule tout, change les trains de quai ! (Rarissime, une sorte d'éclipse à l'envers, d'improbable conjonction !)

                                 Mais rien n'est encore perdu. Et même il  pense à se renseigner auprès d'un passager... Il saura vite s'il est, pour son malheur, dans le super-direct ou non...Mais il n'en fait rien car cela changerait quoi ? Surtout s'il s'est trompé ! Il commencerait à se ronger les sangs tout de suite, alors qu'il  bénéficie encore au moins de six ou sept  minutes d'espoir, de bonne incertitude! L'horreur, qui pointe tout de même, c'est qu'il ne pourra pas prévenir de son retard !

                                 Qu'a donc eu besoin ce plombier, chez eux,  de découvrir des ossements dans la gaine d'aération de la cuisine ? De toute évidence, ce ne sont pas des restes humains quand même ! Pourtant, l'artisan  en a référé à qui de droit et a gratifié le "Service Départemental des Analyses Suspectes" (le terrifiant SDAS)  des deux moignons creux retrouvés derrière la grille au-dessus de l'évier..."C'est de l'osso bucco, j'en suis certain !" avait-t-il dit à l'artisan.  "Est-ce  si étonnant de retrouver de tels restes dans une cuisine ?" 

                                   -"En fonction de ces premiers résultats, l'affaire sera confiée soit au Service des Affaires Culturelles sous-section Archéologie (ce sont peut-être des restes d'hominidés, ces grands singes prévaricateurs) soit à la Direction de la Police Judiciaire !" avait dit le plombier qui avait coiffé l'autre casquette, peu connue, de cette profession siphonneuse, celle d' Inquisiteur-Ordinaire, Expert en Trouvailles Ambiguës  !

                                   -"De toute façon, nous ne sommes pas les premiers occupants de cet appartement !

                                   - Cela vaut mieux pour vous, car si ce sont des restes humains non culturels, c'est à dire non préhistoriques ou non royaux, vous allez passer un drôle de quart d'heure !

                                   - De l'osso bucco, vous dis-je, de l'osso bucco, je suis formel ! Je reconnais très bien, c'est exactement ce que ma tante mettait dans mon assiette le premier jour des vacances où j'allais la voir, qui était aussi le premier jour du Jet d'Eau sur le lac, le début de la belle saison, magique, moelleuse comme l'osso bucco ! "

                                    Il est bien long ce tunnel aujourd'hui ! Mon Dieu, mon Dieu ! Même les petites niches à gravier au bas des murs qui défilent à toute allure, semblent, dans une lueur d'ivoire, se dédoubler, en rajouter, faire penser à des tabernacles !... Horreur ! Mais si je n'y suis pas tout à l'heure,  ils vont me croire responsable de ce haricot de mouton et penser que je me suis enfui et donc que ces restes sont humains même si l'analyse atteste le contraire! ...La lueur de la sortie du tunnel se profile là-bas tout au bout...A quel endroit exactement commence-t-il à freiner ? ...Il ne freinera plus à présent !  Je me suis trompé ! Pour revenir, c'est l'omnibus à coup sûr !  L'omnibus de l'enfer ! Toute une nuit de retour, sans retour !

                                    Dans quel état  va-t-il  rentrer cette fois-ci ? Sans doute comme la dernière, il y a longtemps, quand il s'était de la même manière, à cause de ce drôle de soleil oblique parfois à St-Lazare, trompé de train ! En vagabond réchappé des vagabonds,  en extirpé du ruisseau, en retiré du fossé, en affalé des chemins de traverse, en soûlard sans le sou, en somnambule rigolard et chantonnant ? En enfant rapiécé ressuscité ? ...C'est de l'osso bucco vous dis-je ! L'osso bucco d'autrefois ! 

 

n°94                     La nuit de la neige ( ou  Les bas de pantalons )

                                    Repères et décalages. "Un jour comme aujourd'hui, ce n'est pas grave..." se dit-il en constatant, juste avant d'arriver à son travail,  des taches de boue blanchâtre au bas de ses jambes de pantalons. En ce matin où il a neigé toute la nuit et où tous les trottoirs sont pleins de gadoue neigeuse !

                                    Plus tard (quand exactement ?), un collègue lui fait remarquer, un peu gêné, mais avec cet air de qui  doit faire son devoir, les taches au bas de son pantalon. Surpris par la rapidité de la remarque dans un tel contexte, il répond :

                                    -"Ecoutez, avec la neige de cette nuit, ces records d'épaisseur, tous ces trottoirs impraticables, vous devriez comprendre, même si vous, vous venez en voiture dont vous ne descendez qu'une fois dans le parking, bien à l'abri au sous-sol !

                                    - Il y a eu de la neige, oui je me rappelle, mais elle a fondu depuis longtemps !

                                    - Comment depuis longtemps ?

                                    - Mais oui cela est déjà ancien voyons! Effectivement, ce matin-là, quand donc était-ce, tout le monde était plus ou moins boueux du bas, chaussures ou pantalons...Seulement, dès le lendemain matin, la neige ayant fondu assez vite, tout le monde se présentait à nouveau impeccable de haut en bas....Et il n'a pas neigé une seule fois depuis !...Et du reste il neige rarement ici, et de moins en moins...

                                    - J'avais gardé l'impression, moi, d'une neige qui s'attardait...

                                    - Sur vos pantalons oui !...Cela fait longtemps qu'on les voit sans oser rien dire, sans oser rien vous dire parce que...Bon, évidemment, d'aucuns ont vaguement remarqué que vos taches présentent, depuis quelque temps, une certaine tendance à s'estomper...mais d'autres prétendent que c'est encore pire...et que cela tourne au symbole, à la mascarade...On ne voit plus que vous ici, plus que vos bas ! On dit même qu'ils sont plus neige que neige ! C'est de la provocation !

                                     - Vous êtes sûr qu'on dit cela ?

                                     - C'est pourquoi, le temps passant, votre neige, disons personnelle, ne partant toujours pas , devenue donc plus neige que neige et malgré le côté éminemment gênant de cette affaire, les collègues m'ont prié d'intervenir gentiment et respectueusement auprès de vous pour vous poser cette question : quand donc allez-vous ne serait-ce que brosser le bas de vos pantalons ?  Les clients étrangers arrivent demain, vous vous rendez compte !  Avec vos bas, là, qui durent, perdurent, traînent, vous êtes  à présent complètement décalé...Je ne dis pas que ce jour-là, à l'époque, au cœur de l'hiver, après la fameuse nuit de la neige,  cela ne pouvait pas se justifier mais maintenant...cela fait des mois !  Qu'attendez-vous exactement ? "

                           A ce moment, on aperçoit par les fenêtres voleter quelques flocons par-ci par-là...L'employé boueux du bas, devenu du même coup plus neige que neige, n'en revient pas et montre avec ravissement et soulagement, le prodige toujours renouvelé de ces précipitations si blanches tombant d'un ciel si noir ! Et avec un petit sourire narquois, pose à son tour cette question :

                                     -"Connaissez-vous ce dicton ?  Une neige qui s'attarde attend la suivante !...

                                     - Ah non, vous n'allez pas remettre ça ?

                                     - Sachez mon ami, que ces pantalonnades atmosphériques réclament toujours d'être bissées ! On y gagne en maintien et en crédit d'influence sur toute atmosphère en général...Je vous invite donc à  la suivre avec la plus grande attention...

                                     - Un peu de tenue bon sang ! Une brosse ça se trouve ! Ah si vous n'étiez pas le patron !

                                     - Si je n'étais pas le boss ici, le grand boss, je ne pourrais pas jouer à l'employé qui ramasse de la neige avec ses bas, voyons !  Et qui n'attend que cela tout au long de l'année  pour la garder le plus longtemps possible comme il en a, lui, le droit! A mon commandement monsieur mon DRH !

                                     - Cette fois-ci, patron, vous la porterez poudreuse ?

                                     - Demain je ne serai pas là, débrouillez-vous ! "

 

n°95                   Creux et bosses  ( ou  Les petites cages )

                           Voici un personnage qui redessine le plan des grandes villes  en y indiquant pour chacune d'entre elles, leurs pôles d'attraction et de répulsion, avec leurs "valeurs" (intensité) correspondantes...Une certaine analogie avec la "pente" et la "montée"...avec la morphologie des paysages...Ainsi il y a des creux et des bosses, comme il y a des vallées ou des collines en courbes de niveau sur les cartes d'état-major...Et pourtant, cela est tout à fait indépendant de la topographie réelle de ces villes...

                           Par exemple, pour Paris, le quartier Montparnasse compte parmi les creux, comme les quartiers Saint-Michel ou Saint-Germain, simplement parce qu'il y dirige ses pas tout naturellement et comme malgré lui...Et sur son curieux plan,  la Butte Montmartre est une véritable "cuvette" car son attirance pour ce lieu surélevé est si forte qu'il y monte sans pouvoir rien y faire, comme on tombe dans un ravin !

                            Et puis il y les "bosses" dont les pentes sont bien difficiles à gravir...L'ennui c'est que ses centres d'intérêts, disons obligés ou imposés (travail, domicile, relations...), y sont souvent situés... Heureusement, il a le recours inopiné et secret de ces véritables petites cages de Faraday que constituent pour lui les autobus! Là, bien calé sur la banquette, observant derrière la vitre qui semble filtrer, arrêter, les rayons déviants de l'extérieur, le paysage urbain soudain empreint d'une parfaite et reposante neutralité... Même à Montparnasse en apercevant la lumière jaune de la Coupole ou à Vavin la tache vert-noir du Luxembourg, il n'a nulle envie de descendre pour y "descendre", y dégringoler à l'envi, à l'envers ! Dans le bus il est parfaitement isolé !

                            Et plus fort que tout! Encapuchonné par la bénéfique carlingue du 22 ou du 72, les premiers contreforts entrevus de son propre quartier le laissent dans un calme olympien, sans la moindre appréhension ou dégoût répulsif  à l'idée de passer devant  monsieur son coiffeur (qui est le mari de la boulangère, le frère du buraliste, "un monde", une espèce de famille !), ou le balayeur qui semble l'attendre avec des crottes réservées au bout de son balai (ou même, après l'orage, un rat mort noyé), ni la concierge qui lui dit "Beau temps n'est-ce pas ? " qu'il fasse beau ou qu'il tombe des cordes. Depuis l'autobus, miracle, aucune peur ou répugnance pour ce lieu familier! Il descend même du véhicule isolant sans regarder ses pieds, sans faire semblant d'avoir froid pour mieux remonter son cache-nez, d'éternuer pour se moucher, se cacher entièrement ! C'est du reste uniquement à la Régie Autonome qu'il doit de rentrer chez lui, quand il y parvient ! L'arrêt est exactement devant son entrée ! Sitôt l'ouverture des portes, il en jaillit comme d'un sas ambulant! 

                            Et incontestablement,  le temps (celui qui passe comme celui qu'il fait) ne règne pas de la même façon sur les bosses ou dans les creux...Comme sur les cartes météo, il y a parfois aussi, entre deux bosses ou deux creux, des situations de "col" où les actions d'attirance et de répulsion semblent s'annuler... Alors on marche le nez au vent, comme requinqué par tous les bienfaits de l'indifférence soudain ressentie, on essaie de suivre la ligne miraculeuse en n'osant plus regarder sur les côtés cependant, de crainte que le prodige s'évanouisse d'un seul coup.  Car allez trouver une cage alors dans ces cas-là, je veux dire un autobus !

                            Et les taxis ? Impossible ! Pour ce qui est de son domicile, ce sont des cages de Faraday inversées,  il ne peut plus en descendre ! Arrivé devant chez lui, il a toujours "oublié" quelque chose et donne aussitôt l'ordre au chauffeur de retourner à Paris, sur les boulevards, à la Rotonde, n'importe où ! A la Coupole !  Au Ruc Univers ! Reboire encore un coup! A la différence des autobus, les habitacles de ces véhicules à compteurs ne le préservent en  rien ! Au contraire, il y éprouve avec plus de force encore la moindre effluve attractive en provenance de ces lieux fatals et pentus ! En pleine ténèbre, à la vue d'une vague lueur clignotante en haut d'un passage,  il fait stopper net et en descend alors  sans problème, livré aussitôt à une chute libre sans recours vers des endroits à haut risque, comme inexistants le jour,  introuvables sous le soleil,  perpétuellement hantés par des crépuscules dont il se sent  l'ombre tombante...  Des lieux où le crime contre soi  paraît naturel et comme encouragé, cruellement impuni !

                             Mais tous ses "creux" ne sont pas de la sorte, il  a des "cuvettes" de joie et de plein jour, où il s'aime bien et serait presque fier de lui ! Ils sont rares. Il a remarqué que les autres aussi, de toute évidence, avaient également leurs creux et leurs bosses  au fil des quartiers (et peut-être même leurs petites cages protectrices mais où ça ?).  Seulement il n'est pas persuadé que  ces bosselages psycho-topographiques coïncident souvent entre individus s'il en juge par la mine lugubre qu'ont les gens quand ils reviennent de ses "creux" d'attirance à lui, de ses bonnes cuvettes, et inversement...Et puis comme les contre-flux des gens, toujours en groupes et à rebours de sa marche, sont massifs et pérorants quand il est, lui, toujours solitaire et  marmonnant !

                              Il est vrai que parfois les creux, les bosses et autres cuvettes semblent s'interchanger et qu'il ne sait plus très bien s'il a à faire dans un quartier donné à une force attractive ou répulsive, s'il voit luire des couteaux ou briller des sourires... Il est tout aussi vrai que parfois aussi il rentre lui-même bosselé de partout, d'un bras, d'une jambe, du crâne surtout qui reproduit alors la topographie douloureuse d'une   bien triste agglomération...

                               Oui, tous ces gens du contre-flux, ont-ils des cages,  des petites cages eux aussi, contre les sortilèges des avenues la nuit,  ces lumières jaunes-oranges derrière toutes ces fenêtres d'immeubles insoutenables parce qu'on n'y est pas? ...Pour eux ce ne sont sûrement pas les autobus, car ils y ont un air, des têtes  pas possibles, non pour eux ce n'est pas là...Par contre on en voit courir après des taxis avec de grands gestes ! Ah, oui peut-être  ...Toujours l'inverse quoi ! Le rebours ! Les autres, l'à rebours de lui !

                                Heureusement, l'arrêt de l'autobus est juste en face de l'entrée de son immeuble ! Comme d'un sas ambulant ! Sans monde, sans famille, il rentre pourtant chez lui...Dépouillé, presque sans  rien...Presque sans lui...Tout droit du bus ! In extremis ! Sauvé des creux et des bosses ! Un vrai miracle... quelquefois !

                              

n°96                   Les trois maires  ( ou La Ville-Fantôme )

                               Le maire d'une petite ville moyenne, assez grande mais pas trop, se targue d'administrer l'agglomération la mieux pourvue en moyens de transport et de communication en tout genre...A ce point que dans cette bonne cité on ne peut pas faire un pas sans être continûment  tenté d'emprunter un de ses innombrables moyens de locomotion et autres télécabines mono-rail  ou trolleys à patins...

                                En outre l'équipement en place, et dûment fonctionnel, est sans cesse menacé de nouvelles structures auto-mouvantes faisant appel non seulement aux dernières inventions de la technique moderne traditionnelle  mais à tout ce que le canton et sa région peuvent compter en matière d'inventeurs et d'esprits créatifs dans le domaine toujours avide de nouveautés citoyennes, conviviales et socialement correctes,  des transports en commun...En effet sans le blocage rigoureux  de ces dossiers dès leur dépôt en mairie,  l'espace urbain serait en plus sillonné par des "wagonniers à piston" , des "rollers géants multi-pieds", des "escarpolettes à voile" et même une "grand-roue-omnibus" !

                                Aussi se déplace-t-on tous azimuts et comme sans relâche du centre à la périphérie et inversement,  et sans retenue ou aigreur puisque c'est entièrement gratuit ! Nonobstant, un certain mécontentement se fait jour au sein de la population qui rêve de se servir à nouveau de ses pieds et de voir le nombre des "engins mobilants" communaux diminuer un peu. D'autant qu'à la télévision on a vu le documentaire sur la Ville-Fantôme, très lointaine, jadis surpeuplée et abandonnée un beau jour et d'un seul coup par toute sa population! Comme les rues désertes et les grandes places entièrement vides, les centres commerciaux pleins d'ombres et de grandes plantes à piquants s'agitant dans les courants d'air  font rêver les habitants de notre brave ville encombrée de chenilles à strapontins et de trottoirs à télécabines !

                                Les choses vont empirer. Un type de grève sans précédent voit le jour : ce sont les usagers eux-mêmes qui bloquent les transports, les empêchant de partir en s'y installant comme à demeure, en attachant les télécabines des trottoirs les unes aux autres ! Heureusement, l' échéance électorale se profilant,  un candidat va faire ses choux gras du tohu-bohu général et des injonctions de la foule ("Rendez-nous nos pieds ! ")  : il a trouvé la solution-miracle ! Il va tout bonnement mettre en tête de son programme la suppression pure et simple de tout transport en commun quel qu'il fût, sans rétablir pour autant la circulation des autos !

                                 Et cela a marché justement, le voici à la tête de la Mairie notre second maire ! Il faut dire qu'il avait assorti sa promesse d'une autre assez affriolante qui était, grâce au gros budget ainsi libéré, de construire une piste aérodrome et d'allouer à chaque citoyen une place attitrée dans une flotte de charters qui assureraient  un échange permanent, et par roulement, de l'ensemble de la population par quartiers entiers avec la ville jumelée de Tarabou-Ghazi, en tout point semblable à la leur : pas d'autos, pas de métro, rien que la marche désormais des deux côtés !

                                 Comme les échanges roulaient bien ! Tous les six mois, des familles entières échangeaient leurs appartements (tous meubles et bibelots laissés en place) et toutes leurs petites manies avec ceux et celles des habitants de l'autre pays, acheminés eux aussi selon le même principe et dont ils croisaient l'avion au-dessus du Grand Désert Poudreux aperçu de loin grâce à son unique mais gigantesque dune rouge fumante  ! 

                                  Seulement une fois de plus les gens se lassèrent. "On n'est plus chez nous que six mois de l'année ! Et en même temps c'est trop la même chose, ils vivent comme nous exactement ! Finalement on est comme ici là-bas ! Les mêmes bibelots vous verriez !  Ce qu'on voudrait c'est partir mais partir pour quelque chose de vraiment différent et pour toujours ! Un véritable changement  du tout au tout ! Disparaître complètement !" 

                                  Leur déception et leur amertume étaient encore attisées  par ce film sur la Ville-Fantôme qu'on revoyait de temps en temps à la télévision et dont on précisait que malgré son étrangeté envoûtante, sa capacité d'hébergement et sa dimension coïncidaient exactement avec celles de leur bonne ville où ils s'ennuyaient tant à présent malgré ce stupide échange biannuel devenu comme sans effet...

                                  La fin du mandat municipal en cours fut alors l'occasion de la survenue d'une sorte d'outsider de la dernière chance qui proposa ni plus ni moins de transbahuter toute la population,  d'un seul bloc et pour toujours cette fois... dans la Ville-Fantôme ! Il étaya son programme de cette précision inouïe et perçue comme presque diabolique tant elle était alléchante : là-bas, chacun y aurait sa place et, en permanence, une ombre, familière, enjouée et leur ressemblant, non seulement les suivrait où qu'ils aillent mais en plus leur parlerait !

                                  Il fut élu à l'unanimité sans la moindre tricherie. Quelle ne furent pas sa satisfaction et son légitime orgueil lorsqu'il fit signe au dernier charter d'habitants qui s'envolaient à jamais dans le ciel des vieilles espérances, avec armes et bagages cette fois, vers la mythique cité du bout du monde, déserte, fantomatique, libérée de ses meubles, entièrement à repeupler et à retaper, à réinvestir de cancans ! 

                                  De retour dans sa mairie  il tendit dans l'immense salle des fêtes vidée de tout, à l'aide d' une corde interminable, un énorme hamac dans lequel, minuscule, il se lova en grognant d'aise et de confiance en l'avenir... Avant de s'assoupir il crut apercevoir, en travers d'une porte, une grande plante à piquants ébrouant ses branches dans le courant d'air et les imprimés voletants. Il était bel et bien devenu le maire de la nouvelle Ville-Fantôme ! 

                    

n°97                  Sa petite tête d'oiseau  (ou  L'autre Schpountz )

              Voir page 6 

 

 

 TOM REG   "Mini-contes drolatiques et déroutants"  

 

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