TOM REG    "Mini-contes drolatiques et sublunaires"     page 4 

 

 

n°71                Les midis à haut risque (ou La porte des Enfers )

                      Est-ce l'effet de son démon de midi attisé par le soleil de Satan ?  Toujours est-il que depuis quelque temps, monsieur Graphitoux connaît des pauses de midi comme chahutées par un vent centrifuge qui le conduit, les jours de ciel bleu et de bonne douceur, à s'engager, dès sa sortie de la cantine, sur le boulevard  des Libertés...

                      Certes cela n'a rien d'extraordinaire en soi mais cet employé-modèle, particulièrement attaché au respect scrupuleux de l'horaire, s'est mis en tête, allez savoir pourquoi, de le parcourir ce boulevard le plus longtemps  possible et de voir jusqu'où il peut aller droit devant lui, sans compromettre son retour à l'heure exacte au bureau pour l'après-midi...Une sorte de jeu, de mise en risque de ce qu'il respecte le plus, la ponctualité, et aussi de sa situation tout simplement...

                      Chaque jour de beau temps, sitôt son repas de plus en plus rapidement avalé, il entame sa marche  sur le trottoir de cet interminable boulevard qui compte plus de trois cents numéros ! Il n'a pas encore atteint le point limite au-delà duquel il n'aurait plus le temps de revenir dans les délais  mais il a décidé, comme pris de vertige à l'idée de risquer peut-être, par cette simple fantaisie, d'arriver en retard pour de bon, de se ménager une marge de sécurité de cinq minutes...C'est à dire qu'il pourrait poursuivre son chemin encore cinq minutes au-delà et revenir tout de même à temps...(Il y a bien le métro dont la ligne suit exactement le boulevard et dont on compte trois bouches tout au long, mais il a décrété qu'il n'y avait pas droit, qu'une sorte de règle intérieure le lui interdisait !)

                       Le lendemain et bien qu'il fît toujours un soleil splendide, presque cuisant, piquant comme une fourche, il envisagea de mettre  fin à ce jeu stupide qui lui est surtout apparu  comme la marque d'une terrible solitude désœuvrée et en proie à des idées bizarres d'apparence anodine...Cette petite facétie des plus discrètes est en réalité trop dangereuse : il sait parfaitement que s'il devait arriver en retard à son travail, pour la première fois sans raison valable, il ne pourrait pas le supporter et que pour éviter cette espèce de déshonneur il préférerait alors ne pas y retourner du tout !

                        Il fut aidé par la survenue inopinée d'une période de deux ou trois jours de pluie, juste sur le coup de midi!...Il se sentit comme soulagé et s'amusa de sa courte lubie sans réelle importance...  A la cantine, s'il mangeait toujours seul, il s'était rapproché un peu de la table de ses collègues, délaissant enfin celle des visiteurs, toute petite mais qu'il affectionnait car souvent vide et dans un recoin minuscule juste à côté de la sortie...

                        Seulement le surlendemain, dès la réapparition  du soleil dans la rue, aperçu à travers les vitres du réfectoire pourtant redevenu un havre de paix et un bon refuge, il ne put s'empêcher de reprendre le chemin du boulevard...

                        Il dépassa tout de suite, comme s'il était en manque de cette émotion si particulière, la limite atteinte la dernière fois...Il atteignit la cote moins une minute (il avait comme oublié la marge de sécurité)  et son cœur bondissant trop fort, il dut rebrousser chemin immédiatement. Et  la cause de cette intense chamade était que non seulement il avait entrevu le fatal point limite au-delà duquel il ne devait sous aucun prétexte s'engager mais qu'il avait aperçu...le bâtiment du Rialto!

                        Le cinéma de sa jeunesse qu'il n'avait  jamais revu et où il avait connu cette émotion si particulière, ce premier serrement de cœur si à part, si personnel, étrange, et pourtant si universel ! (Même s'il reste à ce jour encore inexpliqué pour lui). Lieu qu'il s'était promis de retrouver, pour voir s'il n'avait pas fermé et surtout si la petite porte au fond du hall, sous les affiches bariolées du panneau "Prochainement", était toujours là ..."La Colline des Potences", "Hercule et la Porte des Enfers" ! ... Seulement l'édifice est situé bien au-delà du point de non-retour ! Oh non, il ne va pas prendre un risque pareil pour rien du tout ou pour si peu ! Une simple porte, toute petite, étroite, basse...

                        Pourtant comme il a franchi allègrement sa fameuse limite, aussi facilement qu'un passage à niveau dont la barrière vient de se relever ! Et nous le retrouvons en pleine zone de non-retour, planté devant son cinéma, à regarder à l'intérieur du hall....Mais que fait-il ? Il revient déjà sur ses pas !

                     Oui il a vu ce qu'il voulait voir ou revoir et dont nous ne saurons sans doute jamais rien sauf que, malgré l'emplacement du mystère, ce dernier avait certainement peu de choses à voir avec l'industrie hollywoodienne. (Qu'y avait-il derrière cette petite porte entraperçue ? Où menait-elle ? Qu'y faisait-on ? Ou s'était-il agi simplement dans son cas d'une petite main tenue dans le noir une fois ? De deux petites mains se tenant l'une dans l'autre sous le scintillement lugubre des péplums du jeudi ?) 

                      A présent, va-t-il rejoindre son bureau ? Il ne le peut plus ! Il ne le peut pas sans enfreindre le règlement! Ce règlement intérieur voulu si strict ! Mais pourtant  c'est très détendu et comme satisfait ou soulagé d'on ne sait quoi, en pressant à peine le pas, qu'il  s'engouffre... dans le métro! Il pourra donc rentrer et se rassoir sur son fauteuil quand même à l'heure !   

                   Ainsi ce pauvre Graphitoux, après une tentative de libération ayant  pris la forme d'une sorte de fausse énigme tire-bouchonnée par son démon qui  lui suggérait sans doute tout bonnement l'abandon de poste pur et simple, se retrouverait-il  très vite, et ce tous les jours comme d'habitude, aux heures de pointe, compressé dans le métro par cette catégorie d'usagers,  anxieux d'arriver au bureau,  qu'il méprise un peu,  mais dont il fait partie pour toujours (ou dont il n'arrive pas à s'extirper) , et qu'il appelle, intérieurement et  comme pour  flatter son masochisme, la racaille des travailleurs!               

                 

n°72                Le petit job ( ou Un journal dans le grenier )

                Un jeune homme pâlot à l'allure bohême et romantique, trouve un job de vacances dans une entreprise de déménagements. L'organisation du travail est telle qu'il ignore d'un jour sur l'autre le genre de tâche qu'il devra effectuer : ou bien il passera la journée dans les bureaux à remplir et à classer des bordereaux ou bien il accompagnera les équipes sur les lieux des déménagements. Etant donné ses petits bras blancs allumettes et sa nature fragile, il est  juste chargé de vérifier que les meubles ont bien été vidés...

                 Un jour, il faut déménager un plein grenier de manuscrits et de petits carnets...Resté seul sur les lieux suite à un arrosage impromptu entre les membres de l'équipe, il se met à ouvrir un recueil et à lire des passages de ce qui semble être un énorme journal intime, peut-être celui de toute une vie et qui commence, le premier jour, sur la première page, par "Tout est fini ! " ...

                  Les membres de l'équipe ne reviennent pas. Il est éberlué par ce qu'il lit, ne peut s'arracher à cette lecture qui l'absorbe tout entier...Cela s'adresse-t-il à lui ?...Ou s'agit-il de quelqu'un qu'il connait bien, très proche de lui ? Non peut-être pas...Une certaine ressemblance tout au plus...Le jour tombe. Il perd la notion du temps...

 

n°73              Un tonnerre chantonnant (ou L'arc-en-ciel acrobate )

                  Un personnage assez curieux (mais pas plus que les autres finalement et, il faut bien le dire, se trouvant curieux lui-même) fait des séjours dans une même petite ville où à chaque fois se produit une sorte de prodige météo, une bizarrerie du temps  qui étonne, subjugue, inquiète  ou agace selon le cas  : foudre taquine, vent facétieux, pluie mutine, tonnerre chantonnant, verglas fluo, brouillard transparent, flocons immobiles et jusqu'à un arc-en-ciel acrobate !

                   Mais ces coïncidences (qui n'en sont peut-être pas) entre la présence de notre Sylvain Bélazur (si, c'est son vrai nom) et la survenue de ces fantaisies atmosphériques n'apparaissent pas tout de suite aux habitants de Saint-Calme , bien que certains d'entre eux aient remarqué ce qu'ils considèrent simplement comme un hasard amusant...

                   - "Ah! ah!, m'sieur Bélazur, il suffit que vous veniez chez nous pour que la neige se mette à tomber en plein mois d'août ! ...ou qu'au mois de janvier, survienne une fameuse canicule! ...et qu'à l'heure de l'apéritif et ce en toute saison, des grêlons tombent directement d'un nuage tonnant dans nos godets ! Bravo et merci !..."

                   Est-il vraiment conscient de ces prodiges qui semblent l'accompagner ? Ne sont-ils pas simplement l'interprétation populaire de son propre comportement un peu hors norme? (Mais plutôt par excès de discrétion voire d'insignifiance...Une présence diffuse ...entre le calme olympien et la brume tristounette... Bref, une atmosphère...)(et quelle tête justement !)

                   Pourquoi vient-il ici comme ça de temps à autre ? Et surtout pour quoi faire ? Se promener ? Pour inspecter les myosotis ? Les "Ne m'oubliez-pas" ? Les "Oreilles-de-souris" !   C'est un espion ?...

 

n°74               Une heure (ou  Occupation et vacuité)

                   -" Vous avez une heure pour faire ce que vous voulez. Occupez-vous ! "

                   Aussitôt la salle se vida.

 

n°75             L'enfance des matins (ou La mort des soirs)

                  Un personnage entreprend d'évoquer ses matins successifs dans  l'existence....Il ne traite que du laps de temps qui s'écoule entre le moment où il se lève et celui où, ayant pris son petit déjeuner, il s'apprête à sortir...

                   Il y a chaque jour chez lui, durant cette période, la magie d'une sorte de "renaissance", un véritable retour de l'enfance dont il s'efforce de profiter le plus possible car elle ne tarde pas sinon à disparaître tout de suite dès le premier contact avec l'extérieur, du moins, au fil de la matinée à s'estomper rapidement comme si chaque heure comptait pour plusieurs années, voire une dizaine, si bien qu'arrivé à midi, il sent déjà une pesante maturité lui brouiller à nouveau l'esprit et les sens. Le soir, il n'est tout simplement guère plus qu'un moribond prêt à s'abîmer dans une nuit dont il faudra à nouveau fermer l'œil, c'est à dire manquer s'éteindre à soi-même et aux autres...

                    Il essaie de raconter toutes ses "enfances" de chaque matin de toute sa vie et cela en fait des enfances, du reste souvent très différentes les unes des autres et même de celle qu'il a connue au cours de son âge tendre! (Ce sont en quelque sorte des enfances d'adulte et donc peut-être la véritable enfance...)

                    

n°76           Edition à perte ( ou Le tribunal du pâté )

                    Un jeune homme revient de chez l'éditeur dans lequel il avait placé ses derniers espoirs de se voir un jour publié. Malheureusement, il est de retour avec le manuscrit qu'il comptait bien réussir à faire enfin éditer...

                     Il s'agit de son journal intime où il expose sans aucune dissimulation (il en rajouterait plutôt) les traits de son caractère étrange et certains aspects de sa personnalité tout à fait hors du commun sous une apparence anodine...C'est en effet un garçon sans histoires véritables et qui jusqu'à présent se serait plutôt fait remarquer, dans son entourage, par sa discrétion, voire son effacement un peu fuyant...

                      Assez dépité, il s'arrête non loin de chez lui dans un café pour boire un chocolat et se laver les mains. Quand il revient des lavabos, son manuscrit (qu'il avait laissé sur une chaise) a disparu...! Le voilà plutôt inquiet...Mais il se rassure en pensant que ce bistrot n'est pas tout à fait dans son quartier et en outre que les pages dérobées ne comportent ni son nom ni son adresse...

                        Seulement, elles contiennent de nombreux détails qui permettraient à un lecteur un peu perspicace de son voisinage de l'identifier à coup sûr. Son  cœur fait des bonds dans sa poitrine ! Avant de partir, il demande tout de même au garçon, au patron, à des clients s'ils n'auraient rien trouvé. En vain.

                        Et au bout de quelques jours, il croit remarquer que les gens autour de lui ont un drôle d'air, un comportement un peu différent à son égard. Il comprend vite que quelqu'un détient son journal et se charge d'en faire connaître le contenu alentour... !

                         Le voilà terrorisé car lui qui s'apprêtait à publier sans aucune appréhension tous ses travers, ses manquements en tout genre, ses pires défauts et ses vices les plus incongrus (réels ou imaginaires) de pervers polymorphe (ou s'imaginant l'être), se retrouve pris dans un piège épouvantable : celui de la "notoriété de quartier", celle qui ne dépasse pas le pâté de maisons, mais la pire de toutes : le tribunal du voisinage, la cour d'assises de madame Michu !

                          Pourtant son journal ne contient rien de pire que ce que recèlent certains journaux intimes d'écrivains connus, mais voilà il ne bénéficie pas de l'aura ni de la transcendance que confèrent l'édition officielle et l'existence d'un public de lecteurs (même restreint, mais extérieur à l'entourage de l'auteur, des anonymes, invisibles et presque inconnaissables pour lui...) 

                           In extremis, une nuit, il trouve dans sa boîte la lettre d'un éditeur qui s'intéresse à lui (grâce à un double de son manuscrit qu'il lui avait fait lire un jour dans une brasserie ou une sorte de salle d'attente de gare, brumeuse, avec des bateaux, peut-être de décor, de l'autre côté d'une passerelle menant à un terrain vague avec une fête foraine...et qui lui avait demandé de le lui remettre trouvant ce qu'il écrivait "assez amusant"...) Dans cette lettre comme miraculeuse on lui fait savoir qu'il va pouvoir être édité ! Quelle aubaine ! Quel bon secours ! Voilà qui va certainement renverser la vapeur et lui permettre de sortir tranquillement à nouveau sans craindre ces rumeurs qui le tourmentaient tellement et qu'il croyait toujours entendre un peu partout à son sujet aussi bien dans le murmure d'une fontaine que dans le glou-glou récurrent d'un cabinet, la bouche d'aération d'un parking ! Il va connaître la grâce que confère le seul fait d'être édité, ses turpitudes médiocres et glauques, inconsistantes, vont se transformer en paroles sibyllines et éthérées, en exemples édifiants pour les jeunes ! Ses voisins vont lui faire des grâces, des courbettes, l'encenser, le bénir !... Mais alors pourquoi cette sonnerie tout à coup ?

                           Malheur! C'est le réveil qui le réveille! Ce n'était qu'un rêve ! Il n'a pas reçu cette lettre ! Lui qui rêve rarement, pourquoi a-t-il rêvé d'un tel miracle ? Quelle désillusion ! Comment ce processus nocturne intérieur et intime peut-il être aussi cruel ? Quel cauchemar aux rayons du soleil !

                           (La phase qui suit la perte de son manuscrit, avec le voisinage qui lui fait grise mine ou qui se montre désagréable, médisant ou sarcastique, se retournant sur lui avec des rictus ou des grattements de gorges, pourrait n'être qu'une vision subjective, la conséquence de la déprime d'un solitaire calfeutré, l'effet d'une névrose de persécution due à un  sentiment d'échec dans ses relations avec les autres... D'ailleurs, il pourrait récupérer son manuscrit dès le lendemain, aux Objets Trouvés, découvert sur un banc par un agent de la voirie qui n'en aurait pas  lu la première ligne...Seulement, si personne ne l'a lu, pourquoi l'enveloppe  cachetée par ses soins au sortir de chez l'éditeur, est-elle ouverte ?...Peut-être que le  préposé, pour chercher  un nom, une adresse ? Mais que faisait-elle sur ce banc ?   etc...etc... Tout serait à nouveau remis en question...Le doute se réinstallerait sans arrêt et inexorablement quant à la destinée réelle de son manuscrit et  sous les yeux de quel comité de lecture d'arrière-cour il a bien pu tomber...)

                           

 n°77                    Toute sa retraite à herboriser (ou De l'autre côté du ballast )

                           Un employé de bureau rêvant de prendre sa retraite à la campagne pour pouvoir passer tout son temps à herboriser, apprend, grâce à un article de magazine, qu'il y a dans Paris et sa banlieue, toute une "flore des ballasts" , d'une richesse insoupçonnée...

                            De fait, il n'avait jamais prêté attention aux plantes sauvages qui recouvrent le talus de la petite gare de banlieue où il attend tous les matins son train...Alors il n'a plus qu'une idée : grimper sur ce talus pour cueillir quelques unes de ces plantes et une en particulier qui lui semble tout à fait extraordinaire,  une sorte de croix ou de potence...

                            Mais voilà, osera-t-il gravir cette pente et surtout pour commencer, franchir la voie, traverser les rails devant tout le monde, pour rejoindre, de l'autre côté du ballast, cet hypothétique talus ?

                            Les jours passent...Chaque soir il se promet que le lendemain sera le bon, qu'il se décidera enfin à franchir le pas, à sauter de l'autre côté, et ce d'un seul coup, comme on se jette à l'eau!...Sa vie en est déjà bouleversée...Il semble que ce jour soit venu. C'est le moment...Il va y aller... Mais ce bruit, n'est-ce pas celui du train qui approche ?... Il hésite au bord de la voie jusqu'au vertige...

 

n°78              La formalité (ou  Les renfoncements )

                            Afin de remplir une formalité ou d'effectuer une démarche d'ordre personnel, un quidam se rend, en un long cheminement, dans des espaces de bureaux de plus en plus restreints, resserrés, renfoncés, où des fonctionnaires de plus en plus sourcilleux et mégoteurs lui posent des questions finissant par devenir d'une grande indiscrétion ou concerner des détails de sa vie d'une précision absurde...

                            Comme il s'extirpe d'un renfoncement où des mains semblaient l'agripper et s'apprêtant à pénétrer dans le suivant, une sorte d'appariteur poussant un petit trolley de vente de journaux et de boissons chaudes, lui dit d'un ton apitoyé :

                             -"Mon pauvre monsieur, comment avez-vous pu venir jusqu'ici ? Il est bien rare à présent qu'on parvienne dans ces confins, ces rebroussements...C'est incroyable !

                             -C'est encore loin ?

                             -C'est l' Autorisation Générale  Particulière que vous cherchez ? Vous ne l'aurez jamais ! De plus, méfiez-vous, vous allez finir par y rester. Oui rester ici ! Vous ne pourrez plus repartir !...Regardez bien : si vous franchissez la  porte de ce petit  bureau, tout au fond là-bas, au bout, en bas, vous n'en ressortirez pas ! ...

                             -Au fond, en bas ?

                             -Vous finirez bien à la longue par percevoir une sorte de pension en liquide dans une enveloppe...mais vous ne pourrez rien en faire, les billets n'ont plus cours ici !  ...Certains fonctionnaires ne sont pas sortis de leur bureau depuis des années !

                             -On dit  A.G.P.  je crois ?

                             -Ah j'oubliais, ce n'est pas au fond en bas, c'est tout là-bas, derrière ! "

                       

 

n°79                   La nuit, quand il n'y est pas (ou Son cri de Pan )

                            Un jeune homme enregistre les ambiances nocturnes des forêts, des campagnes, des montagnes...Il dépose son magnétophone le soir dans la nature et vient le reprendre le lendemain matin...(Parfois, il place un micro-émetteur et écoute en direct depuis une chambre d'hôtel à proximité)...

                            Un jour il décide de placer son micro dans des lieux publics pour écouter des ambiances de brasserie, de passages, de gares, de couloirs d'administration,  pour surprendre des bribes de conversations anodines, anonymes et qui le resteront car il n'est pas question pour lui d'en faire quoi que ce soit, étant tout le contraire d'un espion, d'un détective ou d'un militant en aucune manière...

                             Il lui semble simplement qu'il finira par entendre des choses extraordinaires qu'on n'entend pas quand on se trouve soi-même sur place...

                             Et de fait, un soir, rentré seul chez lui pour écouter ses bobinos, quelle n'est pas son émotion en entendant, capté au creux d'une noire forêt, un cri fantastique, à la fois lugubre et entraînant, glacial et brûlant, terrible et comme venant des entrailles de la terre... le cri de Pan !

                             Le lendemain matin, en descendant de chez lui, dans l'escalier un voisin lui dit  : "Dites-donc, c'est vous qui avez crié comme ça l'autre nuit ? Attention, monsieur Murdal, vous allez finir par vous attirer des ennuis !...Tous ces bruits bizarres qu'on entend !...C'est pas banal !...Je dirais même, c'est pas humain! ... Vous nous fichez une peur panique ! ...Ya des enfants ici tout de même !..."

                             Ce cri, est-ce vraiment lui qui l'aurait poussé ? Tous ces bruits étranges qu'il croit capter dehors au sein de ténèbres isolées et lointaines, est-ce lui-même qui les produit, seul dans sa chambre, sans s'en rendre compte, et les enregistre sans se souvenir de rien ? ...    

 

n°80           Comptes (ou Décomptes)

                             - " Depuis combien de temps ne vivez-vous plus ? "

                              Il se mit à décompter.

 

n°81             Redescendre le temps (ou L'ascenseur et l'escalier)

                            Aloïs Chronocos (d'après son nom, visiblement d'origine grecque très ancienne) s'étant souvenu vaguement de quelque chose, entreprend de montrer qu'en réalité, depuis les origines, le temps s'écoule à l'envers : oui, sans nous en rendre compte, nous le remontons !

                             Et pour notre Aloïs, il s'ensuit tout naturellement que l'écoulement normal du temps, c'est le retour en arrière, c'est à dire en réalité l'avancée, puisque, chronologiquement parlant,  depuis le début et sans le savoir, nous reculons !  Autrement dit, et le contraire de remonter étant redescendre, il faudrait inventer la machine à redescendre le temps ! Et il compte bien s'atteler sans délai (mais dans quel sens?) à cette tâche rétrograde...

                             Et ici intervient une anecdote fondamentale pour lui, découlant de son quotidien le plus banal...Habitant un étage élevé d'une  haute tour d'habitation, il avait toujours utilisé l'ascenseur aussi bien pour monter que pour descendre. Un beau matin, pour fuir la promiscuité comprimante et oppressante de la cabine perpétuellement et de plus en plus surpeuplée, il décida de prendre l'escalier...

                             Grand bien lui  fit car non seulement le caractère rigoureusement désert de ce lieu lui fut d'un total et inattendu soutien psychologique, mais il découvrit, à sa grande stupeur, qu'en descendant les innombrables marches qui le séparaient du rez-de-chaussée, le temps semblait s'écouler de façon étrange. Et par moments, passait-il encore seulement? En outre, quel que fût le rythme de sa descente (et elle était souvent extrêmement lente pour profiter au maximum de cet isolement aussi inespéré que roboratif), il arrivait toujours, et cela malgré le nombre astronomique de marches, dans le hall en même temps que l'ascenseur et son groupe...

                                -"Ah c'est vous?...On ne vous voit plus !...Vous êtes toujours aux Cosmiques ?

                                - Oui-oui, mais maintenant, le matin, je prends l'escalier...

                                - Ah d'accord...et c'est bien ?

                                - C'est extraordinaire! On a l'impression d'un autre monde...et puis le temps là-bas, comment dire...

                                 - Ce n'est pas trop long avec toutes ces marches ?

                                 - Et bien curieusement pas tant que ça...On pense tellement à autre chose, cela vous libère tellement l'esprit qu'on est en bas presque sans s'en apercevoir...C'est autre chose, je vous dis...

                                 -En tout cas, ça semble vous réussir, vous avez rajeuni, je vous assure! C'est incroyable!

                                 -Un ailleurs...Cela va à la fois vite et lentement...Les pieds quittent les marches sans les quitter...On se laisse plutôt descendre...On vous descend presque...

                                  -Oh vous n'étiez pas bien vous dans l'ascenseur!...Et cela se voyait ! Les derniers temps, je me souviens, quelle tête vous faisiez! Le matin quand on arrivait à votre étage,  que les portes s'ouvraient et que vous vous trouviez nez à nez avec nous tous remplissant la cabine,  on avait l'impression que vous alliez vomir...

                                  -Je suis bien maintenant...et puis par l'escalier la descente on la fait finalement durer le temps qu'on veut. Je ne me rends pas vraiment compte mais quelquefois il me semble que je mets très longtemps, qu'une partie de la matinée y passe, rien qu'à descendre éternellement seul au creux de ce béton nu, gris et froid !

                                  -Vous savez qu'on vous attendait quelquefois ?  Quand on voyait que vous aviez ouvert votre porte sur le palier et que vous alliez sortir, il y avait toujours quelqu'un pour retenir l'ascenseur...

                                  -Je sais...et vous m'attendiez longtemps quelquefois...

                                  -Très longtemps...

                                  -C'est gentil, c'est le geste le plus touchant qu'on m'ait jamais destiné...Moi par contre je retardais exprès ma sortie, me cachais encore un instant dans mon entrée, me raidissais des quatre fers pour ne pas y aller, pour voir jusqu'où, jusqu'à quand les portes resteraient ouvertes...

                                  -Quand ça durait trop, il y avait toujours quelqu'un pour changer de doigt sur le bouton, les portes ne bougeaient pas...Cela pouvait durer un quart d'heure...Mais comme à la fin vous ne veniez  plus du tout et pour cause, on ne s'est même plus arrêté à votre étage...Alors comme ça vous dites que c'est un autre monde cet escalier ?

                                  -Oui, un autre espace, un autre temps...

                                  -Il faudra que j'essaie un jour...Mais j'ai peur des escaliers, je ne suis bien qu'en ascenseur...et archibondé! Quand vous partez au travail le matin dans tout ce paquet, vous êtes porté ! Tandis qu'un  nombre si vertigineux de marches à descendre, devant soi comme jusqu'à l'infini, ce n'est pas pour moi ...Il me semble que j'aurais tendance à vouloir remonter tout le temps...

                                  - Et bien justement c'est ça, on le remonte la plupart du temps et nous pourrions le remonter ensemble! Au moins  quelques marches... mais dans le vrai bon sens alors ! En remontant et descendant en même temps...

                                  -Dites-moi, avec toutes ces marches, comment vous faites ? Vous les comptez?

                                  -Là-bas, plus rien ne compte...c'est comme si on remontait le temps ainsi qu'une montre...sa montre à soi...son propre temps...Cet escalier est une sorte de machine, nue, bétonnée, froide, qui descend, qui redescend... qui remonte ! "

                 

n°82               Ennui (ou La sonnette ) (Radiophonique)

                                  -"Bon alors moi j'ai à faire...Toi, si tu t'ennuies, tu appuies sur la sonnette..."

                                  On entend beaucoup sonner.

 

n°83                  Sémaphores (ou Les messages secrets du guichet)

                                  -"Sais-tu que lorsque tu obtiens un renseignement, désormais on t'apprend souvent quelque chose d'autre en même temps, ce que beaucoup de gens ignorent encore...Et c'est déjà vrai par exemple de la plupart des guichets de renseignements dans les gares...

                                  -Comment cela ? En même temps que quoi ?

                                  -Tu vois, toi-même en es inconscient...Pourtant tout à l'heure, quand tu t'es informé au sujet de l'horaire de ton train, et bien on t'a aussi révélé des informations que tu n'as pas perçues, n'étant pas encore au courant de leur langage additionnel par signes cryptés...Tu as entendu parlé des sémaphores?

                                  -Bien sûr, il y en a un peu partout le long des voies, des pylônes à bras rouges et blancs et aussi, des bien vivants, à casquettes, sur le quai des gares, qui font partir les trains...

                                  -Et bien désormais tout préposé aux renseignements dans une gare est aussi un sémaphore!  Il diffuse par des signes convenus toute une série de nouvelles ou de détails qu'il serait difficile, voire gênant ou impossible, de divulguer de vive voix...

                                   -Quels signes ? Je n'ai rien remarqué de spécial ! Il m'a énoncé normalement les paramètres de mon prochain voyage : heures,  correspondances,  tarifs, wagon-bars...

                                   -Oh mais ces signes secrets n'ont rien d'extraordinaire et sont même d'une grande banalité...N'a-t-il pas à un moment retroussé ses manches en soufflant ?

                                   -Si, peut-être...je ne sais plus...

                                   -Moi j'observais d'un peu en arrière et j'ai bien vu ! Il a effectivement accompli ce geste qui, comme tu le dis toi-même, n'a pas de quoi intriguer... Et pourtant, pourtant, regarde bien..."

                                    ( Il sort de sa veste un petit manuel portant le titre "Répertoire des signes cryptés en usage chez certains préposés des Chemins de Fer, aux fins de rendre ce nouveau et curieux langage, à peu près imperceptible, un tant soit peu signifiant et éviter tout malentendu." )

                                   -"Et bien là, vois-tu, je cherche à "Manches" dans l'index...et je trouve : " Le préposé retrousse ses  deux manches en soufflant" signifie que... "les waters seront pris d'assaut dès le départ et  resteront occupés tout le temps...!" Tu te rends compte !

                                   -Oui si on veut...

                                   -Après cela, essaie de te souvenir, est-ce qu'il ne s'est pas replié une oreille deux fois de suite ?...Et si ! J'ai bien vu moi !...Tiens même chose, à "Oreille"..."Pliage sec à deux reprises, du haut d'un lobe, le tout mine de rien"...et alors attends, tu sais ce qu'il a voulu te dire cette fois-ci ?

                                   -Non mais je sens que...à moins de me boucher les oreilles moi aussi !

                                   -Et bien que le train que tu envisages de prendre, pour des raisons techniques, brûlera un arrêt sans qu'on puisse savoir lequel ! Et je crois moi savoir que tu ne descends pas au terminus ! Alors réfléchis un peu ! Si c'est le tien d'arrêt qu'il brûle ? D'autant que ce n'est pas tout ! Il s'est bien, pour finir, frotté la joue avec le dos de la main comme on dit la barbe ou ça me rase !

                                   -Oui, peut-être, effectivement...

                                   -Et bien mon vieux le train que tu envisages de prendre risque en plus de partir avec beaucoup de retard ou même pas du tout en raison d'une grève inopinée des porteurs de fanions !

                                   -Dans les transports en commun,  la grève est une ignominie ! Je n'accepte pas cela !

                                   -Et encore tu as échappé au pire ! Il s'est bien frotté la joue avec une seule main ?

                                   -Oui, oui, je le revois parfaitement là...

                                   -S'il s'était frotté les deux joues avec le dos des deux mains en même temps, cela aurait signifié...voyons attends que je regarde...  ah voilà...que ton train serait bien parti à l'heure mais qu'il aurait pu s'arrêter n'importe où en rase campagne pour une durée indéterminée...!

                                    -Ah zut, moi j'en ai assez ! Je suis tombé sur ce qu'il y a de pire alors !

                                    -Non, le pire, je te l'ai dit, eut été les deux joues! Parce qu'en cas d'arrêt entre deux gares, tu n'as pas le droit de descendre, les portes sont verrouillées et le signal d'alarme n'est pas inversé, il ne permet donc pas à quiconque de faire redémarrer le train automatiquement ! Tandis que là une seule joue, vas-y quand même ! Peut-être que ton train ne partira pas mais toi au moins tu pourras descendre quand tu voudras et tu ne seras pas en rase campagne puisque tu ne seras pas parti du tout ! C'est mieux que rien non ? Et même vois-tu, c'est une forme supérieure de la liberté...Inattendue mais finalement plutôt séduisante et rare...Moi souvent j'aimerais tellement  redescendre d'un train qui ne partirait pas...J'ai toujours eu l'impression qu'ils partaient trop vite, avant l'heure, et finalement pour rien ! Crois-moi, c'est peut-être une aubaine...

                                     -Ah oui tu le penses vraiment ?

                                     -Ecoute, tu vas sans doute monter dans un train qui ne partira pas mais tu en descendras quand tu voudras ! C'est toujours ça ! C'est énorme ! C'est même peut-être inespéré, la chance de ta vie ! C'est le seul cas où les Chemins de Fer nous laissent un peu tranquilles ! Nous fichent enfin la paix avec leurs départs et leurs arrivées à tout bout de champ, avec  ces annonces incessantes et une régularité lassante à la longue tu avoueras !  Rends-toi compte ! Tu pourras rester assis dans ta réservation une minute, un quart d'heure, une heure, toute la matinée si tu veux à faire semblant d'attendre le départ et  t'apprêter à descendre quand ça te chantera pour aller où tu voudras dans ton environnement de tous les jours ! C'est peut-être la plus grande expérience de liberté possible !  Profites-en, ce n'est pas donné à tout le monde ! Et gratuit puisque dans ces cas-là les billets sont remboursés !

                                    -Mais dis-moi, ton histoire là, tous ces signes, le coup de la barbe ou de l'oreille en coin, tous ces gestes qui cacheraient des messages, tu y crois vraiment ? Et ce bouquin c'est quoi au juste ? C'est sérieux ?

                                    -Très sérieux, regarde, édité par le Ministère des Anciens Combattants. C'est fiable !

                   

n°84              Drôle de bande  ( ou La dernière vidéo )

                                    -"Mais ça, on l'a vu ! Avance encore ! Je t'assure, c'est plus loin !...

                                    -En es-tu certain ? Parce que là, ce pont qui ondule, se fendille et s'écroule, j'ai jamais vu ça moi !

                                    -Tiens et là, ce représentant en aspirateurs qui n'aspire en réalité qu'à prendre sa retraite et qui s'écroule lui aussi, tu t'en souviens bien quand même ! Avance je te dis, c'est beaucoup plus loin !...On l'a déjà vu et même peut-être plusieurs fois! Avance !

                                    -Bah moi, à l'endroit où on s'est arrêté,  je revois un téléphone en gros plan qui sonne et puis quoi déjà ?...Ah oui, des spaghettis en sauce qui se déversent dessus et l'emmitonnent de leur gluance... Un film d'auteur quoi, tu vois... d'art et d'essai ! D'essai surtout...

                                     -Mais non ! J'ai rien vu de ça moi, tu confonds ! Bien sûr à un moment, quelque chose semblait clocher, mais cela avançait, on suivait quand même, cela se poursuivait ! Il y a eu ce changement de bobines comme autrefois avec les petites croix dans le coin de l'image en haut, le gratouillis du son et puis la mer a réapparu, émeraude, avec la trirème d'un tyran barbu et courroucé qui la fendait...C'est là que tu as éteint le poste et que je suis parti ! Rappelle-toi ! La mer émeraude, le tyran hirsute qui fulminait..."

                                     (L'un et l'autre essaient de caler une bande vidéo à l'endroit d'un film où ils étaient restés la veille. Mais ils ne parviennent pas à se mettre d'accord sur l'endroit en question ! Mieux, les    souvenirs  qu'ils conservent de ce film sont si divergents qu'on peut se demander s'ils ont bien vu le même. En outre, l'un finit par dire qu'on a toujours vu la séquence qui se présente où que l'on s'arrête sur la bande...D'ailleurs, son ton devient grinçant, désabusé, amer, celui d'un être exténué et lassé de tout ce qui est film sous toutes ses formes, fictions en tout genre, formatées docu ou non, revues, revisitées, refaites tous les dix ans, nourries aux mêmes rengaines créatives, gonflées aux citoyennetés conviviales, aux vulgarités qui font vrai et autres vélos urbains sur des trottoirs pour piétons ! )

                                      -"Ecoute, j'ai décidé de mettre en pratique une idée que j'ai depuis longtemps mais que je n'avais pas le courage d'appliquer : à partir de ce jour, je ne regarderai plus une seule bande vidéo  de fiction ou autre, j'en ai assez ! J'ai l'impression de voir toujours la même chose, le même film, la même série, d'assister à une éternelle rediffusion ! En outre je ne veux plus d'images qui bougent ! Cela bouge trop ! Je ne veux plus que des images fixes !  Des images de vieilles lanternes à bougies, des vues de ville la nuit comme dans les tableaux d'Edward Hopper où, dans des cafés déserts, les rares protagonistes ont des allures de mannequins solitaires s'ignorant les uns les autres...Pour moi, c'est simple, plus d'images du tout !

                                      -Je comprends ce que tu penses, ce que tu veux dire...Moi, je ne peux pas m'en passer...Il faut dès le matin que j'allume un écran et que je lance quelque chose qui bouge, qui crie, qui geint, qui saute, qui glousse, qui popeupe dans tous les sens, explose ou s'effondre à chaque instant jusqu'au soir ! Heureusement j'arrive à sortir quelquefois, et  là c'est un peu une délivrance... Bien sûr, je retrouve des fois les mêmes dessins ou presque tagués sur les murs, ou sur les wagons du métro. Mais ils sont fixes là au moins, cela me repose les yeux ou alors ils passent doucement à même les rames du quai d'en face, s'arrêtent ou repartent en chuintant ou couinant tranquillement...

                                       -L'autre nuit, j'ai fait un cauchemar affreux : j'ai rêvé que dans le futur, tout le monde aurait sur soi une sorte de petit téléphone-téléviseur tout plat sans fil qui fonctionnerait n'importe où à l'extérieur et qu'on pourrait regarder même en marchant dans la rue, même en pleine montagne, même au milieu du  désert !  Et qui serait gratuit car financé par la publicité, indestructible et assujetti à tout individu par un bracelet inamovible !

                                        -Tiens, regarde...Je l'ai déjà au poignet !

                                        -Qu'est-ce que ça signifie ?

                                        -C'est une nuit très lointaine que tu viens de me raconter...Depuis, ton rêve s'est réalisé ! J'ai le monde en vidéo  à mon bras à tout moment ! Live, fiction et virtuel ! Les trois ordres numériques en permanence comme je veux et en relief ! Et tu vois, ton rêve était parfaitement exact, regarde bien  : cela ne peut pas s'enlever !

                                         -Quelle horreur ! "

                                                                  

n°85          Pas perdus et brouhaha (ou Le vacancier de St-Lazare )   

                                     Bruits de pas à la gare St-Lazare. L'arrivée des trains de banlieue à différents moments de la journée.

                                     Le matin à 8h. Gros brouhaha des employés de bureau sur quoi on entend leurs pensées faites de souvenirs, de projets, d'impressions diverses relatives à des évènements de leurs vies (souvent dérisoires ou minimalistes)...

                                      Dans la journée, le brouhaha est atténué, comme dans le lointain. C'est l'heure des banlieusards inactifs qui viennent se promener, faire leurs courses aux grands magasins, rôder  dans les passages obscurs ou traîner dans les lavabos-fumoirs à trous des petits cinémas louches de péplums et de science-fiction...

                                      A la fin de la journée c'est, en droite ligne depuis les bureaux, la horde massive des retours...On n'entend plus que, stylisé, l'univers des soucis acrimonieux, des rengaines obnubilantes  de tout un chacun...

                                      On suivrait aussi,  quelque temps, l'un de ces piétons de la grisaille ordinaire qui s'étonne qu'on appelle "des pas perdus" la grande salle des guichets de la gare. "Comment peut-on, ici,  perdre ses pas ? " Autour de lui, au contraire, dans le flux toujours plus tendu et racailleux des travailleurs, on  chercherait plutôt à en gagner des pas,  ne serait-ce que sur les pieds des autres pour commencer, en poussant, bousculant,  éborgnant avec un parapluie, en ne tenant pas la porte derrière soi, en feignant de trébucher à l'entrée du tapis roulant pour gagner quoi, trois pieds six pouces...

                                       Lui qui fait partie intégrante de ce flux quotidien dont on ne s'extirpe pas sans y laisser sa peau (du moins le croit-on),  il voudrait bien pouvoir perdre lui aussi quelques pas de temps en temps, des pas de deux, de trois, et vite revenir, se coller à nouveau à ce serpentin toussotant et piétinant  qui poursuit inlassablement et à longueur d'année son cours,  descendant vers les entrailles du métro le matin , montant vers les quais pour Bécon-les-Bruyères le soir !

                                       Cela doit être possible...Du reste, au retour des beaux jours, ne remarque-t-il pas un curieux personnage qui déambule dès le matin en ces lieux et qui semble littéralement y passer ses vacances ?  A la terrasse du Paris-Deauville, buffet 1ère classe, comme il se dore aux rayons poussiéreux qui tombent de la verrière là-haut, calé sur sa chaise, sirotant à la paille sa boisson exotique ! Certains jours, ne trône-t-il pas sous un parasol comme affalé dans un transatlantique ? Ne s'évente-il pas avec un magazine à vahinés ? N'est-il pas quelquefois en bermuda, ses lunettes de soleil relevées sur sa tête comme gominée d'embruns dieppois qui lui arrivent directement des quais ? Il n'a pas besoin de partir pour faire croire qu'il y est bel et bien au bord de la mer, pire, au bord de sa mer à lui, une sorte de petite mer parisienne rien qu'à lui ! Pour faire envie au flux  des bureaucrates qui le lorgnent le cou tordu chaque matin jusqu'au bout, jusqu'à l'escalator et sa chute irrémédiable dans les sous-sols métropolitains ! "C'est qu'il bronze le salaud ! Et à côté de la machine à tickets ! Comment qu'y fait ?"

                                         Et puis souvent aussi ce drôle de touriste se promène , se pavane tout autour de cette fameuse salle où il perd si bien ses pas qu'elle semble avoir été faite pour lui...Comme il lève les yeux pour voir les beaux vitraux modern' style  de la côte normande, comme il semble y être tout à  fait ! Et de son pas perdu et retrouvé de grand vacancier permanent, comme il foule des galets en passant devant chez le coiffeur Fojo, comme il plaint les gens de la file d'attente devant l'agence de voyages !... A l'occasion d'une pâleur du ciel dans la verrière, son nez se met à briller d'un ancien coup de soleil qui renaît, se rallume pour les beaux yeux du flux laborieux là-bas, toujours à tomber avec l'escalator, la tête tournée vers lui ! Vers son chapeau de paille d'Italie ! "Comment qu'y fait celui-là ? Pour qui qu'y s'prend ? Où qu'y va donc ? Toujours ici ! A quoi qu'y joue des fois ?" dit-on dans la file, le menton pointé, en continuant à s'agripper les uns aux autres pour maintenir en bonne et due forme le flot ronchonneux, résigné et comme éternellement renouvelé, de la racaille laborieuse...

                                       Mais notre grisaillon de bureaucrate se promet qu'un jour, il trouvera le courage de se décoller de ce flot qui l'emporte, l'engouffre,  l'asphyxie,  le compacte d'un wagon l'autre tous les matins, pour se précipiter sur le vacancier de Saint-Lazare... Il le sortira de son transat' du buffet 1ère classe, l'enverra  valser dans la Cour du Havre, et prenant sa place et son maintien solaire,  se sentira  peut-être enfin la force, désormais, de perdre lui aussi  tous ses pas s'il le veut et quand il le veut, à longueur de journée, de mois et d'année ! D'être enfin chez lui, et toujours en vacances, dans la Salle des Pas Perdus !

 

n° 86             Indices poétiques (ou Le ratio Dollar/Mont-Blanc )

              Voir page 5 

 

 

 TOM REG   "Mini-contes drolatiques et sublunaires"  

 

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