TOM REG    "Mini-contes drolatiques et déroutants"     page 2 
 
n°31              Partir cloîtré (ou L'œil du volet)

                                 Pour lui (ce curieux énergumène instable et s'affalant) , voyager consiste surtout à vivre ses manies d'isolement et de claustration ailleurs. Station balnéaire ou village de montagne, hôtel ou location, il ne s'y rendra que pour rester tout le temps cloîtré dans sa chambre ou son bungalow...

                                 Pas tout à fait cependant, car il n' y a rien qui  lui plaise davantage, calfeutré à l'intérieur, que d'apercevoir par la fente ou même une fissure des volets clos, le monde extérieur, surtout si ce dernier est très animé, plein de monde allant et venant tout près de lui mais dont il restera caché et protégé...

                                 Aussi a-t-il un répertoire d'hôtels et de pensions de tous pays, dotés de chambres donnant sur des rues ou des passages toujours grouillants à toute heure. L'idéal, le summum, étant la petite chambre minuscule située au rez-de-chaussée et donnant sur une immense place où à certains moments, tout un flot populeux paraît faire route sur lui, et où les gens ne se détournent qu'au tout dernier instant en s'engageant, insouciants et rieurs, à gauche ou à droite, sous son nez invisible, dans la rue parallèle à l'hôtel...

                                 Mais il lui manquerait quelque chose, ce serait de pouvoir observer ces hordes urbaines menaçantes, depuis une chambre en sous-sol d'où le seul moyen de satisfaire son curieux voyeurisme serait non pas des volets mais une sorte de périscope camouflé en bouche d'incendie !

                                  Et puis un beau jour il  remplace  son œil derrière le trou des volets par l'objectif d'un petit caméscope qu'il déclenche avant de sortir pour aller lui-même  se mêler à la foule  de la grande place, revenir vers sa fenêtre au milieu des gens et voir un peu ce que cela donne, d'un côté comme de l'autre...

                                   Sitôt rentré, il visionne le film et s'aperçoit qu'il s'était trompé et qu'il se tenait  du mauvais côté en restant cloîtré dans ses petites cambuses! Il doit être dehors avec les autres, sur les grandes places aérées et accueillantes !...Il ressort bientôt, oublieux déjà de sa curieuse habitude de s'enfermer, lui qui au fond n'aime que l'air vif des agoras et leurs soleils oranges métaphysiques vainqueurs de toutes les vieilles lunes, chasseurs de pipistrelles !

                                   Seulement, c'est peut-être là un dénouement un peu idyllique et bien surfait...Il y a une autre fin possible, sans doute meilleure du reste et la plus probable dans la réalité (car ce personnage existe vraiment) c'est qu'il remette sa caméra à sa place secrète derrière le volet mais au lieu de sortir et de se filmer bêtement lui-même parmi les autres, qu'il aille se coucher ! Et que désormais non seulement à nouveau il reste strictement dans cette chambre (la dernière) mais qu'il ait connaissance de l'extérieur exclusivement par le petit écran de son appareil grâce à quoi, du fond de son lit,  il verrait la foule compacte faire route éternellement vers le trou de son volet à travers lequel depuis longtemps il n'oserait  même plus regarder directement !

 

n°32                Le bateau de Robinson ( ou La proie des malfaisants )

                              Un ensemble de sketches (courts-métrages?) sur le thème de la volonté de communiquer ou d'entreprendre, contrecarrée au dernier moment par des contingences. Mais s'agit-il vraiment  de contingences ? En effet, à chaque fois il y aurait un doute sur la bonne foi de ceux qui se désolent d'avoir été la proie de malfaisants en tout genre en but à  leur  idée généreuse, et qui auraient eux-mêmes peut-être inconsciemment provoqué l'échec de leur entreprise d'une façon parfois flagrante mais qu'ils refusent de s'avouer... Comme ces gens qui ont travaillé pendant des mois ou des années sur un dossier ou  un manuscrit et qui l'oublient dans le métro le jour où ils doivent en donner livraison...

Un symbole de ce genre de confusion et d'ambiguïté  pourrait  être illustré par le bateau de Robinson, bateau qu'il a construit trop loin du rivage pour pouvoir être mis à flot. Comment le célèbre naufragé n'a-t-il pas pensé à cela, lui qui se révélera si ingénieux par la suite ?

 

n°33               Décrocher ?  Raccrocher ? (ou Le bout du fil )

                              Au cours d'une journée, le téléphone sonne à plusieurs reprises mais ce ne serait à chaque fois que des erreurs...Toutefois, le personnage concerné ne s'en apercevrait pas sur le moment...Au contraire, au début les conversations semblent assez courtoises et détendues, sans toutefois que l'on puisse vraiment définir la nature de celles-ci...

                              Mais toujours, un certain temps après avoir raccroché, il ne peut s'empêcher en y repensant  de se sentir un peu perplexe, voire dérouté et il finit  par se dire : mais non, ce n'était pas pour moi, cet appel ne m'était pas destiné...On s'est trompé! Ce n'était pas moi qu'on voulait !...On m'a pris pour un autre !  J'ai parlé par habitude et pour complaire à l'interlocuteur, mon discours était figé, conventionnel, et je n'osais pas dire que je ne voyais pas bien de quoi il s'agissait et en quoi cela me concernait...

                              Et les jours suivants, ce sentiment s'accroît et il finit par redouter les sonneries...Il se demande si tous les appels téléphoniques ne sont pas des erreurs...Tous les appels en général,  même ceux qui paraissent nous être destinés !...Et il se demande s'il n'en a pas été ainsi depuis toujours sans qu'il fût jamais donné à quiconque de s'en apercevoir véritablement, et si même depuis l'invention de ce procédé tous les appels et les réponses concomitantes n'ont pas été, et là aussi à l'insu des protagonistes, plus ou moins des erreurs !

                              Les semaines ont passé, il ne  répond plus du tout aux appels tant il se sent étranger, quelle qu'en soit leur nature, aux propos qu'on lui tient au bout du fil...

 

n°34              Reconnaissance universelle  ( ou  M'enfin ! )

                               - "M'enfin, quand même, sans la pesanteur, comment ferions-nous pour tomber ? "

                          Puis, comme se ravisant un peu, il ajouta : 

                               - " ...et surtout pour laisser tomber ? " 

                          Et son stylo heurta le sol...

 

n°35             Les extrêmes se touchent ( ou  Abasourdis )

                            L'un est d'une méchanceté et d'une perversité hors du commun mais vient de découvrir quelqu'un d'encore plus malfaisant. L'autre, d'une gentillesse et d'une naïveté sans bornes, a fait la connaissance d'un être plus innocent que lui... Abasourdis, choqués, chancelants, arrivant de nulle part, l'un et l'autre se rencontrent...et se touchent ! (S'étant donc un peu heurtés par l'épaule, ils  repartent aussitôt chacun de leur côté  ayant repris de la sorte, sans s'en apercevoir tout à fait,  comme un petit peu du poil de la bête...)

 

n°36               Tour et retour ( ou  L'errant  et le vacancier )

                            Pierre Muveran a quitté son domicile depuis déjà longtemps pour vagabonder à travers le vaste monde. Au début, il était parti pour quelques jours, presque pour faire un tour, histoire de se changer les idées. Et puis, de jour en jour, il a pris goût à ce cheminement incertain, dégagé de toute contrainte, remettant sans cesse le moment du retour...

                             Depuis combien de temps est-il parti ? Il ne sait plus au juste et même il  été jusqu'à douter du lieu où il demeure habituellement et sa vie de tous les jours tout au long de l'année lui paraît si lointaine qu'elle lui est devenue comme mythique, abstraite! A l'idée d'avoir peut-être franchi une  limite de trop dans cette errance insouciante, suivie comme par jeu, il est pris d'angoisse...

                             Peut-il se considérer comme encore en vacances ou même en voyage ? Où se situe la limite entre le vacancier et l'errant ? Entre le touriste et le vagabond ? Comment se présente ce passage d'une condition à l'autre ? Et dans son cas, le retour est-il encore possible ?

                              Alors une fois de plus, il se souvient de la théorie de l'espace-temps qui dit que dans l'univers, le meilleur moyen de revenir sur ses pas est d'aller toujours tout droit devant soi sans s'arrêter ! La droite ligne poursuivie sans relâche vous fait faire le tour de l'univers et revenir à votre point de départ! Et cela est parfaitement exact, il l'a expérimenté. Bien sûr, il risque d'arriver en retard mais il sera sauvé, sera bien de retour chez lui. Il aura été faire un tour pour de bon !...Un tour complet, un grand tour !  Et il n'y a aucune raison pour que cela ne se reproduise pas une fois de plus  comme chaque année depuis des années cette année encore...

                               Droit devant soi, toujours tout droit ! Pour être sûr de rentrer, ne jamais faire demi-tour ! De demi-tour !  Un tour entier, un seul, un immense !

                             

n°37                L'expéditionnaire (ou Une famille de papier jauni)

                            Un expéditionnaire, solitaire dans les sous-sols obscurs d'une administration, est semble-t-il chargé de ranger, de classer ou même de recopier des documents d'archives.

                            Il est ainsi amené à manipuler des actes concernant des personnes de sa connaissance, par exemple tous ses voisins et même, à son plus grand étonnement, des gens de sa famille dont il avait perdu la trace depuis longtemps !

                            Il finit par se décider à rendre visite à ces personnes mais ne trouve que des étrangers dont il ne garde pas le moindre souvenir...

                            Toutefois, au bout de quelque temps et à force de rêver d'ennui dans ces locaux souterrains de néon et d'amiante, comme oubliés de tout le reste de la structure, au sujet de cette curieuse famille enfichée et enliassée, une certaine convergence se fait jour en lui autour d'un vague souvenir d'une excursion dans l'Ain avec visite de cousins à la montagne en été il y a longtemps...C'est peut-être bien ceux-là qu'il a vus autrefois et dont maintenant il a accès, à sa guise, les triant et les retournant à longueur de journée sous la lueur des néons et les  flocages  d'amiante de cette immense cave comme désertée, à tous les papiers patrimoniaux et fiscaux, mais rien n'est vraiment sûr...

                             Il se risque de plus en plus loin dans les couloirs ténébreux car il semblerait que plus les documents repêchés sont éloignés, plus ses souvenirs se ravivent un peu au déniché anxieux du moindre détail dans le plus rébarbatif acte notarié ou dans la plus insignifiante réponse à une  ancienne "Demande de Renseignements", une "751"  !

                             Arrivera-t-il à relier ces gens, qui vivent là-haut un peu plus loin, qu'il a visités, et dont il a sous la main tous les dossiers de toutes leurs vies, et ses souvenirs fugitifs, incertains, plus ou moins réinventés, modifiés à mesure malgré lui ? Cette famille de papier jauni est-elle la sienne, ces lointains cousins qui ont réussi, eux, et qu'il avait vus une fois sur les pentes du Jura quand il était petit,  et qui pensaient que lui aussi plus tard monterait, est-ce vraiment la sienne et tout ce qui lui resterait de parenté ?

                             Pendant des semaines encore, des mois, les impressions nostalgiques, chez ce solitaire égaré, se mêleront pour rien aux données sèches de ces dossiers inutiles depuis déjà longtemps, pouvant sans doute encore servir à certains rapprochements avec l'extérieur mais qui, précisément à partir de la limite où on était descendu au tout début placer sa petite table bancale avant de le laisser seul comme pour toujours, attendent  le pilon...

 

  n°38                Mort à Amsterdam (ou Correspondance pour Venise)

                             Durant un séjour à Amsterdam en plein hiver, une femme d'âge mûr, artiste-peintre, étant venue pour se reposer et se changer les idées dans une sorte d'urgence, se prend d'admiration pour un adolescent de quatorze ans en vacances avec ses parents...

                             Et elle est d'autant plus fascinée qu'elle n'arrive pas à savoir vraiment si c'est une fille ou un garçon...Elle suit cette famille au cours de leurs promenades sur les canaux, dans les ruelles ou les musées, prenant le jeune être secrètement en photo...

                              Il se met à faire très froid, les canaux commencent à geler, un  vent glacial souffle fort...   Au risque de prendre froid, elle continue à affronter les frimas pour assouvir sa passion qui consiste à épier dans la plus grande clandestinité les déplacements de l'adolescent tout au long de la journée, et le soir venu, à transcrire en dessins ou en aquarelles ses visions du jour...

                               Quand elle décide de changer d'hôtel pour celui où est descendue la famille qu'elle suit dans l'ombre en haletant et en se tenant parfois aux murs tant elle est émue, elle a déjà commencé à tousser...Par uns sorte de sursaut, elle décide de partir pour Venise, dont elle a aperçu le soleil à la télévision, dès le lendemain matin, mais comme elle arrive à la gare, un employé lui apprend que cela ne sera pas possible avant plusieurs jours car une grève générale en Italie paralyse tout le réseau...Après avoir bougonné un peu,  elle reprend assez vite le chemin de l'hôtel avec un curieux sourire sur les lèvres...              

 

n°39                Le parapluie qui tient ( ou  Comment s'accrocher ) 

                              - "Tu vois c'est ici que j'achète mes pigments...(Un peu plus loin)...Là mes livres sur les momies égyptiennes...Ici, mes épingles à cravate...Là mes bonnettes anti-vent pour mes micros...Là-bas, mes vestes du samedi, juste à côté mes billets pour le théâtre moderne...ceux pour le théâtre ancien c'est au fond d'une autre cour sur l'autre rive...Là juste au-dessus, je fais faire mes plumes en or et les pantoufles dans lesquelles je me range...et alors là, alors là !...c'est dans cette minuscule boutique qui ne paie pas de mine que je commande mes parapluies d'Italie !...des parapluies à baleines souples et surtout ... à manche guidé !  J'en ai un au bras, regarde...il suffit de l'ouvrir pour pouvoir le lâcher et tu vois qu'alors il tient parfaitement...

                               -Ah mais oui, il tient tout seul, je vois ça! Il ne reste plus en somme qu'à s'y accrocher!..."

 

n°40               La valeur rajoutée ( ou Les opérations du samedi )

                         - "Moi, je suis toujours un peu déçu, et vous ?

                         - Cela dépend de la valeur ajoutée...

                         - Et en matière d'opérationnel, comment vous y prenez-vous ?

                         - Je fais mes opérations le samedi, je mange tout de suite après.

                         - Et vous n'êtes pas déçu ?

                         - Non, parce que j'en rajoute toujours !"

 

n°41                  Aux Moineux (ou La déconvivialité)

                        Dans un grand ensemble d'immeubles, chaque escalier est, dit-on, comme un village...

                        Afin de résoudre un problème de copropriété ou de charges locatives, une jeune femme entreprend de frapper à toutes les portes. (Il pourrait s'agir aussi de constater une nuisance sonore provenant par exemple des robinets, auquel cas elle solliciterait de pouvoir visiter chaque salle de bains pour se rendre compte par elle-même...)

                        Au-delà de l'aspect utile et solidaire de sa démarche, elle est enchantée à l'idée de se faire une idée de son espace de convivialité, et en quelque sorte de son covoisinage citoyen...

                         Elle commence par son propre escalier, le "A" .  Elle est reçue à bras ouverts pratiquement à tous les étages sauf chez Mme Machicourt  avec qui elle est brouillée justement pour un ancien problème de bruit (de vide-ordures nocturne!)

                         On la fait entrer avec empressement et gentillesse, on lui donne accès aux moindres recoins, à des fonds de placards ou de hottes,  et cela se finit même parfois par la tasse de thé, le jus d'orange ou les petits gâteaux....Pendant qu'elle se livre à ses investigations, les gens continuent souvent de vaquer à leurs occupations (les enfants poursuivent leurs jeux) tout en parlant, et davantage intimité ou  vie familiale que problèmes locatifs...  On se tutoie, on se connaît quelque fois depuis des quarante ans et plus!

                         Dans l'escalier suivant, le "B", si on la connaît encore bien, il y a déjà moins de spontanéité, de naturel, mais on la laisse tout de même entrer sans histoires. Toutefois les enfants s'arrêtent de jouer et la regardent un peu pensifs...Eh, c'est que ce n'est déjà plus tout à fait son village! (Il y a là des jeunes qu'elle n'a jamais fait sauter sur ses genoux, sauf chez Mme Bourachon qui a autrefois habité l'escalier A, "ça crée des liens!"...)

                         A l'escalier "C", elle commence déjà à se sentir comme un peu étrangère (et puis par les fenêtres,  le paysage, encore familier, n'est plus tout à fait le même...Ce bois au fond qui apparaît et cette sorte de château d'eau qu'on ne voit pas du tout depuis chez elle...Mais on la reconnaît encore pratiquement à chaque porte (sauf cette jeune fille agacée "qui n'a pas le temps de regarder par la fenêtre elle!"...) Seulement les conversations sont nettement plus courtes et utilitaires, un peu sèches. "Au revoir madame!" (au lieu du "Salut Ninine!",  déjà un peu lointain, résonnant en elle comme dans l'escalier de l'au-delà)...

                         A l'escalier "D", pour la première fois, on lui demande qui elle est. Toutefois à une porte ou deux, comme in extremis, des yeux s'embuent un peu sous une main frottant un front : "Ah oui, vous êtes la dame qui prend le bus, des fois, avec un petit chapeau rond ?"... Mais bien vite les entrebâillements suivants redeviennent austères et dubitatifs...Elle réussit tout de même à rentrer chez un vieux couple qu'elle connaît assez bien pour  avoir poussé leur voiture il y a très longtemps dans la neige et qui s'en souviennent toujours!...On lui montre même des photos de vacances..."Regardez, mon mari ne peut plus rien faire d'autre que des photos à présent..."

                          On la reçoit aussi au sixième, dans une totale indifférence, comme machinalement...Ce qui la frappe c'est que les appartements sont partout exactement les mêmes, que les gens ont mis des sparadraps, des bouts de ficelle exactement aux mêmes endroits ...

                          L'escalier "E" est le dernier du bâtiment "1" . Elle éprouve  un début d'appréhension (et de fait, certaines portes ne s'ouvrent plus du tout..."C'est à quel sujet?... Qu'est-ce qu'elle veut?...Glissez-nous votre numéro, on vous appellera...") Mais cette gêne n'est rien à côté de ce qu'elle ressent déjà à l'idée de passer à l'immeuble suivant, sorte d'autre "univers-île" (ancien nom des galaxies) où elle voit déjà des portes lui claquer au nez, des gens ricaner une serviette au cou, une bombe "anti-rampants" à la main...) Elle a peur de ce decrescendo dans la convivialité, qui semble inexorable, surtout aux changements d'immeubles...et il y en a dix des bâtiments dans la "Résidence" !...Le "Domaine" !... Aux "Moineux"  !

 

n°42                  Les cerfs-volants de Dieppe (ou Le monde est-il mathématique? ) (radiophonique)

                          A Dieppe, pendant la grande kermesse du cerf-volant, un journaliste scientifique réalise pour la radio l'interview d'un physicien théoricien...

                           Le langage imagé des sciences de haut niveau (confinant parfois à une sorte de poésie hermétique) se mêle à celui des foules en vacances avec leur parler terre à terre et leurs préoccupations simples...Mais petit à petit, les vocables semblent curieusement se rejoindre...

                          "Attention pas t'brûler avec la gaufre! " (La structure "gaufrée" de l'univers!)..."On tire bien sur la corde pour le faire grimper au vent!" (La théorie des "cordes" comme modèle de structure ultime de la matière!)... "Dans ma pomme ya des trous de ver!" (La théorie des univers "trous de ver"...) etc...

 

n°43                 Tombées et retombées (ou Le jour comme la nuit)

                          Une panne de courant dans une maison isolée à la campagne...Cela commence en milieu d'après-midi, on est en juillet...

                          - "Ce n'est pas la peine de chercher les bougies ou les lampes à pétrole, nous n'en avons pas. De toute façon, l'électricité sera certainement rétablie avant la fin de la journée..."

                          On considère la descente des ténèbres du soir comme encore bien lointaine et presque hypothétique...Mais c'est incroyable ce que le temps passe vite tout à coup lorsqu'il ne passe presque plus tant l'impatience est grande de voir franchi à nouveau, mystérieux et pourtant quotidien, ce point  d'inversion entre le jour et la nuit.

                          Effectivement, une fois encore, le jour va tomber et la nuit pourra commencer à en faire autant (puisque Dieu sait pourquoi elle commence par tomber!)... Les ombres des bois à l'ouest s'avancent... Aucune nouvelle du courant, aucun indice d'une restauration imminente. Plutôt un engourdissement général, un vent du soir qui frémit un peu sans toutefois passer la porte pourtant grande ouverte sur la campagne...

                          On rappelle de vieux souvenirs, celui de cette drôle de silhouette qui avait rôdé une fois il y a longtemps alentour...On ne sortira pas, on attendra le noir d'en dedans...On affrontera l'obscurité en soi...Si la lumière revient tant mieux, sinon tant pis...

                           Le plus âgé saura bien rassurer son monde...Les souvenirs ne comptent pour rien...Il y en a autant de gais que de tristes, ils s'équilibrent...Et puis une fois de plus, on verra que dehors la nuit n'est pas noire mais bleue...

                           - "Vous avez entendu ?...On aurait dit un choc, comme une chute, que quelque chose tombait ou même deux choses, un coup double...

                           - Oui ou comme quelque chose qui retombait..."

                           Non, il n' y aura objectivement rien d'inquiétant à l'extérieur, juste les petits tours de passe-passe du jour et de la nuit... L'angoisse, le calme seront tour à tour en chacun...Le jour, la nuit se mêlent en tombant...La même lumière ne revient jamais !

                               

n°44                Jamais mieux servi (ou Son propre nom d'oiseau)

                           Pour présenter son prochain film, un réalisateur se sert des principaux critères de reproche et des mêmes termes caustiques employés par les critiques lorsqu'ils n'aiment pas un film ou une pièce de théâtre et qu'ils veulent la démolir...Il pense que dans le domaine de la critique méprisante voire assassine, on n'est jamais mieux servi que par soi-même...

                           Ainsi il s'envoie volontiers les traits les plus vachards, s'assénant même pour finir et comme pour s'achever aux yeux de tous,  ce nom d'oiseau qui lui vient à l'esprit chaque fois qu'il aperçoit par hasard et pour son malheur son propre reflet, glauque et ondulant, dans la vitrine sale d'une boutique obscure et dont il a fait tout un film justement !   

 

n°45               Le temps ne passe pas  ( ou Les aiguilles fauchent )

                           Pour l'un, le temps passe trop vite...  ("Il passe si vite qu'il me cloue sur place! ")

                           Pour l'autre au contraire, il ne passe pas du tout. " Regarde, si tu peux faire du surplace parfaitement immobile, comme ça,  absolument sans bouger , c'est bien parce qu'il ne passe pas...d'ailleurs dans ces cas-là, rien ne bouge plus de nous, observe-moi bien des pieds à la tête!..." Et il reste là les yeux clos, pieds et poings serrés, crispé sur un impossible néant... Rien ne se passe, donc pour lui rien ne passe...

                           Comme le premier continue à en douter beaucoup, il insiste, entreprenant de prouver que le temps ne passe pas pour la simple et bonne raison que les aiguilles des pendules et des montres, certes passent peut-être mais surtout repassent, et toujours aux mêmes endroits tout autour du cadran et que finalement au bout du compte, cela confine à de l'immobilité, peut-être la plus parfaite, absolue, circulaire !  Et tourner en rond, nous semble-t-il, n'est pas un gage de progression positive, cela équivaut à faire du surplace! A ne pas avancer du tout ! La preuve, elles ne sortent jamais de leur cadran qui leur fait comme un cadre, perpétuellement ! 

                           Alors l'autre (mais est-ce à présent l'un ou l'autre?)  :  "...Les aiguilles, pour toi,  repassent  toujours aux mêmes endroits et ont donc l'air de n'aller nulle part, soit... Seulement elles tournent peut-être en rond,  mais elles fauchent !  ...Elles fauchent comme au ralenti mais, en attendant, elles fauchent ! Et plus vite que tu ne crois ! Fais attention! Et elles montrent en réalité et à leur façon, une sorte de direction à une faux, une autre faux, la grande faux !" (Oui car il y aussi, comme pour les aiguilles d'une montre, la grande faux et la petite faux !)

 

n°46                     De l'île à l'îlot (ou Une question de centre )

                          Il raconte sa vie et plus particulièrement passe en revue les différents lieux qu'il a habités : toujours dans des îles et à chaque fois de plus en plus petites...(D'abord en Angleterre, puis en Irlande, en Sicile, en Sardaigne, à Ibiza, enfin dans la plus petite des Canaries...Il voudrait bien à présent franchir encore une catégorie et s'installer carrément sur un îlot...)

                          Des îles certes, mais pas tellement pour l'insularité...Au contraire, car il a toujours tenu à demeurer le plus loin possible du rivage et surtout en des endroits d'où on ne pouvait ni voir ni entendre la mer ou l'océan...Il lui suffisait amplement de savoir qu'il pouvait s'y rendre facilement à l'occasion. En réalité, il déteste les plages et l'horizon marin,  ne s'intéressant qu'à ce qu'il peut y avoir de continental dans une île. Où finit et où commence l'insularité? Tels auront été sa préoccupation majeure et l'objet essentiel de ses recherches jusqu'à présent.  

                          Mais le voilà stoppé dans son évolution car récemment, s'il lui avait suffi encore une fois de résider strictement au centre géographique de l'île pour  que les flots lui demeurassent invisibles et inaudibles, c'était sûrement la dernière car dans l'îlot où il envisageait de se rendre, d'après la carte, et si l'on admettait que l'on peut toujours se boucher les oreilles, pourrait-il seulement s'étirer le matin sans plonger les doigts de pied dans l'océan ? Comment passer de l'île à l'îlot en toute continentalité ?

                          Un beau jour, il rentre précipitamment se loger dans une grande métropole au milieu des terres, ayant découvert in extremis dans le dictionnaire qu' îlot signifiait aussi  "groupe d'immeubles et de maisons"! Et quel ensemble il a trouvé ! "La Cité de l'île" Oui, une cité-île ! Des barres de béton en cercles concentriques, dont il occupe, dans le bâtiment central (une tour lookée "Phares et balises"), à mi-hauteur, au centre exact de l'immeuble, une petite chambre d'où il peut voir, peints sur toutes les façades de la cité et plus vrais que nature, les immenses flots bleus de quelque Pacifique !   Il y a même le bruit, le doux bruit du ressac polydiffusé à longueur de temps par des hauts-parleurs!...

                        "C'est plus moderne" lui a-t-on dit.

                          Il est bien. Exactement au centre. Il ne bougera plus.     

 

n°47               Nouvelles ondes et vieilles bandes (ou Le gros point bleu )

                         Une station de radio procède à une restructuration en profondeur de ses programmes et à une rupture de ton qu'elle juge indispensable, un changement radical de l'écoute, jusqu'à une mise en doute du volume, comme une coupure, une rupture définitive avec la radio...

                        Les archives sont exhumées, certaines réécoutées puis  classées ou détruites...   On entend des bribes d'émissions d'autrefois, de natures très différentes : info, reportages, culture, météo, économie. Pour ce qui est de la musique, on tombe sur les raretés d'une époque : la musique des sphères et même (cela personne ne s'en souvenait) la musique des cubes ! (Plus tranchante à cause des arêtes mais en même temps plus plate, plus stable aussi, moins sautillante !)

                        Mais où est donc la cassette de cette nouvelle émission qui doit révolutionner la création radiophonique ?   Le nouveau réalisateur, plein d'avenir, un peu mystérieux, très discret, comme d'un effacement absolu (en fait, on  dirait qu'en s'effaçant, il efface tout le reste aussi)  l'avait  déposée ce matin...

                          - "Je l'ai appelé tout à l'heure, on va bien la trouver, il y a paraît-il un gros point bleu sur sa cassette!

                          -  Je l'ai ! ...Ecoutons ça un peu...Et bien ! ...Quoi?... Mais y a rien dessus! ...Rien du tout!... On n'entend rien ! ...Ecoutez!...

                          - On n'entend plus rien ! "

 

n°48                  Inversion métaphysique ( ou  L'abruti-modèle )

                      Un homme solitaire, déjà passablement aigri et misanthrope, s'aperçoit un jour que l'auteur de son œuvre préférée n'est autre qu'un voisin  qu'il avait toujours pris jusque-là pour une sorte de crétin, un "abruti-modèle"...

                       Comment ?! Le créateur de son œuvre-culte, ce dessin animé extraordinaire, unique, le seul dessin animé métaphysique, en noir et blanc (ou plus exactement  en "ni noir ni blanc" , dans cette indifférenciation subtile entre positif et négatif) ne montrant que des ombres à midi sur des places d'Espagne ou dans des bureaux de demi-jour, et qu'il se repasse sans arrêt jusqu'à s'en estourbir d'admiration, ne serait autre que l' "abruti-modèle" !

                        Et ce type auquel en trente ans de voisinage il n'a jamais adressé la parole (qu'il avait juste entendu grommeler une fois à la poste et qu'il apercevait  de temps en temps  rattacher  la poignée de son cartable en courant derrière l'autobus) va littéralement bouleverser son existence, la renverser, tout chambouler, le retourner comme une chaussette (métaphysique), produire en lui une terrible inversion, un fatal retournement...lui faire voir qui il est réellement !

                         Au bout d'un certain  temps de sueurs froides fébrilement épongées et de conclusions  toujours différées,  l'évidence s'imposait, forçait toutes les dénégations dictées chez lui par le mépris des autres et  l'autosuffisance. Oui, l'évidence, vraie comme une ombre de midi en "ni noir ni blanc"...

                         L' "abruti-modèle" c'était lui !  Pas son voisin ! Lui-même ! C'est bien fait, ça lui apprendra ! Du reste, "C'est celui qui dit qui y est !" (comme disent les enfants) ou encore "Asinus asinum fricat!" ("L'âne corrige l'âne" comme disait son grand-père). Oui, c'était bien lui l'abruti ! Pas le gars au cartable rafistolé courant après son bus, pas le type au grommellement postal, (lui aussi d'ailleurs marmonne ou grommelle en public avec des tics) non lui, rien que lui, tout seul devant son poste de télé avec sa médiocrité admirative et rêveuse! 

                          Admiration ou auto-admiration ? Pourquoi par moments se reconnaît-il dans ce film ? Et si ce film était le sien ? Non ?  Sûrement pas!... Mais alors pourquoi ces vieilles bobines de seize millimètres dans son cagibis qu'il n'ose jamais regarder, remettre sur le projecteur? Qu'a-t-il jamais fait au juste dans la vie à part se moquer des autres et rêver qu'il tournait des films ? ...Et s'il l'avait vraiment fait ce film (parfois, il s'arrêtait de rêver) sans s'en souvenir ? Sans s'en apercevoir ? En attendant, le "modèle", le modèle même de l'abruti c'était bien lui ! Ne plus savoir ce qu'il a fait de sa vie ! Dans sa vie !

                         En se levant, il heurte son cartable dont la poignée se décroche !...S'est-il trompé à ce point? Serait-il à la fois l'auteur de ce court-métrage extraordinaire et l'abruti-modèle qu'il croit voir en son voisin?   

                            

n°49                  Le récipiendaire ( ou L'Institut Vomitoire )

                       Amédée Boidombrel a passé avec succès les épreuves départageant les postulants à la haute distinction de membre du vénérable Institut Vomitoire. Mais il doit encore réussir son discours de réception devant l'aréopage au grand complet de l'illustre établissement dont l'unique fauteuil vacant (sur cent) qu'il aperçoit devant lui semble lui tendre les bras.

                       Et il se démène notre bon Amédée, multipliant les péroraisons les plus élogieuses au sujet non seulement de celui qui l'a précédé mais de tous les autres en général, précisant qu'il n'en était pas un seul parmi eux qui ne fût digne de la plus grande admiration...Il projette même, en matière de bouquet final,  une diapo de lui quand il était petit, en costume marin de culotte courte, un cerceau à la main, juché sur un piédestal devant une plage de toile peinte dans une boutique de photographe ! Grâce à quoi, in extremis, quelques applaudissements crépitent...

                       Mais maintenant c'est l'heure fatidique de l'acceptation finale sous la forme d'un vote solennel et irrémédiable ( dans ce mot il y a diable! ) et qui revêt une tournure assez étrange commençant par cette question lancée par le plus petit en taille de la noble assemblée :

                       - "Récipiendaire, avez-vous votre  récipient ? "

                       Notre bon Boidombrel l'a apporté comme il se doit, dans un sac en plastique qui lui donnait l'air de sortir du Monoprix. "Voici Maître, je vous en remets l'usage à bon droit et par l'effet de ma plus parfaite soumission..."

                       Mais le suspense quant à l'intronisation définitive de ce doux jeune homme restera entier tant que ce vase n'aura pas circulé intégralement dans les gradins du noble amphithéâtre, où les éminents membres déposeront, ou ne déposeront pas, une ancienne note de restaurant qu'ils gardaient à cet effet. Et si le nombre de notes déposées dans le récipient est majoritaire, le postulant n'est pas accepté...Il est même rejeté de la façon la plus nette et pour que cela fût tout à fait marquant et humiliant, voici comment il est procédé.

                       Et par un hasard malheureux c'est précisément ce qui est en train de se produire pour notre infortuné Boidombrel. Les ayant comptées lui-même, il a annoncé solennellement le chiffre abominable de cinquante et une !  Cinquante et une de ces vieilles additions de restaurant dans le récipient ! Donc non seulement il  est blackboulé mais il doit, avant de s'enfuir tête basse par la petite porte-cagibis à gauche de l'estrade, lire une à une et à haute voix les cinquante et une factures détaillées ! Et à chaque intitulé du mets autrefois ingurgité par un des cent vénérables, et comme pour les revomir symboliquement, l'ensemble de ces messieurs doit entonner comme un seul  homme un  "bah !"  de dégoût et de dénégation!

                        -" Deux douzaines de spéciales n°2 !

                        - Ba-a-a-h !...

                        - Un soufflé au Grand Marnier !

                        - Ba-a-a-h !...

                        - Une crème d'esturgeon !

                        - Ba-a-a-h !..."

                         Et le tout à l'avenant jusqu'à la dernière fiche...

                         C'est évidemment là une façon à peine symbolique de "vomir" surtout le prétendant...! Et cela se passe automatiquement et toujours de la sorte pour chaque prétendant, quel qu'il soit, à ce drôle de fauteuil institué une fois pour toutes "imprenable" par les vénérables qui en ont assez des têtes nouvelles et entendent désormais pouvoir mourir entre eux tranquillement comme en famille !

                         Il y a bien longtemps, cet Institut fut fondé par un certain Gilbert Vomitoire, d'où sans doute l'origine de cette coutume  grotesque de recrutement, par simple jeu de mot sur le nom du fondateur...qui d'ailleurs y gagne peut-être au change car à côté de cela, il n'a laissé quasiment aucune trace, pas le moindre souvenir, le plus petit élément biographique ou mémoriel.  On dit vaguement que pour finir il avait dû lui aussi un beau jour s'éclipser précipitamment sous les huées par la porte-cagibis, à la suite d'on ne sait trop quels méprise, malentendu ou infamie !

 

n°50                Méli-mélo (ou Le week-end infrarouge)          (Radiophonique)

                         Préparant peut-être son week-end, un personnage (sans doute Frédéric Lemouteux) parcourt la Semaine des Spectacles et murmure des bribes de résumés de films, de pièces de théâtre, des titres, des Prix-Récompenses diverses, des genres, des horaires, des critiques, des slogans publicitaires, des stations de métro...

                         Tout cela s'entremêle sans façon...Une voix de femme dans le fond lui lance :

                                -" Chéri, tu as pensé à porter la pellicule au développement ?

                                - Oui, bien sûr ma blonde !  Du reste nous regarderons ça dimanche car franchement, je n'ai rien vu de folichon dans le programme...Au fait où ai-je mis le ticket ? (Il farfouille dans une sacoche)...Ah zut!...Ce n'est pas vrai!....

                                - Quoi donc au juste ?...Tu n'as pas le ticket ?

                                - Si si, mais je m'aperçois que je me suis trompé de bobine en chargeant l'appareil l'autre jour, figure-toi que sans le savoir j'ai pris toutes nos photos de week-end avec une pellicule infrarouge !

                                - C'est ennuyeux ?

                                - Tu risques d'avoir les cheveux blancs ma chérie et tout sera comme neigeux...un Paris de neige en plein mois de juillet...tu vois un peu!

                          - Mais c'est formidable mon doux trésor voluptueux émergeant à peine de tes pantoufles ! Mais oui, les cheveux blancs de neige ! ...En plein mois de juillet !...Cela vaut tous les films  mon bon ami, et j'en blanchis déjà en rêve!...

                          - Par contre, ma douce ortie blanche, tu auras les yeux rouges ! "

                             

                        

n°51                Le temporaire et le définitif (ou Le baromètre et l'horloge)

                          Un étudiant répond à une offre d'emploi pour un travail temporaire ("pouvant devenir stable ou changeant selon incidence climatique")...

                          Il est reçu par un homme qui l'informe qu'il devra l'accompagner dans ses voyages pour l'aider dans l'accomplissement de ses affaires : de quelles affaires s'agit-il ? Difficile à dire car l'homme termine rarement ses phrases, lui demande de toujours lui poser des questions car il ne parle jamais le premier ni de sa propre initiative ! (Si on est trop long à le laisser muet, il tapote des pieds!) En outre, il s'inquiète sans arrêt du temps qu'il va faire...

                          "Stable ou changeant?" se demande-t-il (et demande-t-il) tout le temps. Le répondeur météo est son horloge parlante. Du reste, il a remplacé toutes ses pendules par des baromètres...

                          

n°52               Les ergoteurs (ou  Attendez-le ! )

                        Une croisière. Aux escales, c'est "temps libre". Des groupes se forment en fonction des goûts et des caractères.

                        Un personnage solitaire (il semble parfois peut-être étudier dans sa cabine ou faire la sieste), "essaie" les groupes les uns après les autres et il y en a des groupes ! Les "culturels", les "acheteurs", les "blagueurs", les "mangeurs", les "buveurs", les "râleurs", les "rieurs",  les "chanteurs", les "siffleurs", les "ergoteurs"...

                        Il paraît avoir du mal à faire son choix...Mais n'est-il pas là avant tout pour observer ces croisiéristes dont le comportement et la personnalité semblent varier beaucoup selon qu'ils sont à bord ou à terre. (Parfois au point de ralliement sur le pont, déjà il ne les reconnaît plus...Que deviennent-ils une fois débarqués ? Comment savoir ?... )

                        Un jour, étant resté à bord comme de coutume, il engage  conversation avec un type qu'il n'avait jamais remarqué. Son double? Son double enfantin qui vient le chasser et  prendre sa place, qui lui reproche d' avoir gâché sa vie comme à plaisir ou par convention, par un savoir-vivre paradoxal, à rebours, un inexplicable besoin de se déplaire à soi-même et aux autres par la même occasion comme par exemple aux escales de ne jamais avoir été fichu de s'insérer dans un groupe  une seule fois ! D'avoir certes envisagé  de rejoindre les "ergoteurs", mais comme par hasard le plus difficile d'accès ! D'être donc toujours resté accoudé au bastingage à  les regarder tous s'éloigner vers le centre de toutes ces villes portuaires qui les absorbaient mystérieusement... ces villes qui vues du bateau paraissaient toujours, au bout d'un moment, complètement désertes : où passaient-ils ?)

                        Tout cela était assez injuste car enfin, il lui est bien arrivé de descendre lui aussi une fois ou deux...de les suivre...Mais si ! Il revoit nettement une ruelle en pente quelque part, sombre, avec la mer un peu violette en bas et puis un groupe justement, auquel il lançait des "Attendez-moi!" pathétiques...et aussi une silhouette d'enfant, mais qui n'était peut-être que son propre reflet dans une vitre...Mais oui, il y avait deux groupes ! Au deuxième, derrière lui, il disait : "Laissez-moi tranquille!"...et à l'autre "Attendez-moi!" C'est ça, il était entre deux groupes! Deux groupes contradictoires, antinomiques ! Et la ruelle était si étroite qu'elle accélérait la brise qui montait de la mer, l'empêchant d'avancer !...Il avait dû finir par choisir un groupe mais celui peut-être qui justement ne voulait pas de lui...Lequel était-ce ?

                        Il n'est plus sûr de rien...Son double a disparu... Le bateau  devient curieux, comme de carton-pâte...Tout semble factice... Le paysage marin tropical n'est plus qu'un fond animé de studio de tournage, puis la simple toile peinte d'un vieux théâtre...Le temps s'arrête, le soleil s'estompe derrière un panneau de nuages élevés...Un bruitage évoque les galoches d'un groupe susurrant et marmonnant  qui s'approche et puis s'éloigne...et revient encore pour s'en aller à nouveau et cela sans arrêt...Les "ergoteurs" !                      

 

n°53       Les verres d'eau (ou  La vie sur le pont )

                       Depuis son appartement, un homme décrit ce qu'il voit passer devant sa fenêtre : à cause d'un feu de croisement, des cars de touristes s'arrêtent juste devant son immeuble et, dans cette rue étroite, les occupants des cars (ceux du premier étage,  "du pont") sont non seulement à la même hauteur que son salon  mais presque contre la façade, tout près de lui, juste devant sa fenêtre...

                      Certains voyageurs demandent un verre d'eau...Il a dû mettre en place un véritable service avec un grand plateau rempli de gobelets d'eau fraîche sur le rebord de la fenêtre... Des conversations s'engagent, parfois longues grâce aux embouteillages...Parfois même, des touristes  se lèvent, et passant par la fenêtre viennent s'asseoir dans le salon où leur hôte improvisé les régale d'une bolée de porridge ou d'œufs brouillés. Ils racontent des anecdotes, demandent le journal, regardent un moment un film à la télévision...

                       Il y a les provinciaux et les étrangers...Même le chauffeur monte parfois sur le pont parler un peu (sans jamais sortir lui par contre de son véhicule), dire combien il aimerait lui aussi se prélasser dans un fauteuil à regarder passer les autocars sous son nez...

                        Les gens parlent de ce qu'ils ont vu ou de ce qu'ils vont voir...Mais il semble curieusement qu'ils ne voient pas grand-chose et que l'essentiel de leurs préoccupations se situe précisément au niveau du car, de la vie telle qu'elle se déroule sur ce pont...

                        A l'occasion d'embouteillages qui durent de plus en plus longtemps, des passagers toujours plus nombreux viennent s'installer dans son salon...Et il s'aperçoit alors de quelque chose d'extraordinaire qui lui avait jusque là totalement échappé et dont il n'avait même jamais entendu parler...C'est qu'il n'est pas le seul à connaître cette sollicitude de la part des occupants du premier étage des bus qui passent devant chez lui...Et il fait même partie d'une sorte de confrérie  par le seul fait d'occuper un étage situé à la même hauteur que les ponts des autocars...Et tous les autres habitants de la planète dans le même cas que lui forment une sorte de caste, ils sont tous "du pont", sorte de société sinon secrète du moins bien séparée des autres et comme magnifiée par ces ardeurs échangistes entre le plain-pied des salons et celui des étages d'autocars. Et ce, qu'ils soient dans le même quartier, la même ville, le même pays ou dans le monde entier!

                        On dit du reste que les gens "du pont", de simples occasionnels au début, finissent par ne plus pouvoir quitter le niveau fatidique, qu'ils soient côté autocar ou côté immeuble...D'ailleurs ils deviennent interchangeables, passant pour des périodes données d'un côté de la fenêtre à l'autre et réciproquement, de l'immobile au mobile, du salon à la rangée de sièges, etc...En outre de nombreux cars ont vu, par la force des choses, leurs ponts  être réaménagés, transformés en  appartements roulants, ressemblant à s'y méprendre à ceux du niveau "pont" des immeubles où ils accostent... Une véritable économie s'est établie, permettant une autarcie presque parfaite et les autorisant tous autant qu'ils sont, ces gens "du pont" , et surtout au moment où ils enjambent les rebords des fenêtres soit dans un sens soit dans l'autre, à ignorer toujours un peu plus, dans un oubli méprisant, le niveau du trottoir dont les usagers loin en bas leur apparaissent comme des sortes de "vaches" rampant sur un  plancher saumâtre...

              (NdA : A l'origine, une vague idée de transposition assez lointaine du livre d'Italo Calvino "Le Baron perché"  où l'on voit un jeune aristocrate aimant passer ses journées dans les arbres, décidant un beau jour d' y rester toute sa vie et de réussir tout de même à voyager autour du monde en passant de branches en branches sans plus jamais toucher le sol...Conte très remarquable mais je trouve cette modeste variante en même temps plus réaliste et plus drolatique* !)

* drolatique = selon moi quelque chose de drôle ou destiné à amuser (comme dit le dictionnaire) mais un rien fantastique, étrange, loufoque ou absurde...

 

n°54                  Syncrétisme et  lessive  ( ou Le lessivage du lundi )

              Voir page 3 

 


 

 TOM REG   "Mini-contes drolatiques et déroutants"  

 

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