qu'

MAGALMA

 

LECTORIUM

 

 

 

Encore la boîte du bouquiniste ou le carton du libraire d'occasions. Tous genres et éditions pêle-mêle, c'est  l'éclectisme assuré. Un livre au hasard qu'on ouvre à une page plus ou moins quelconque et cette courte lecture qui s'ensuit, généralement de quelques lignes tout au plus. Curieux ou pas mal...Au fait de qui est-ce ? Alors en le refermant on regarde sur la couverture le nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage. (Ici ces derniers, dans un même esprit et pour inciter peut-être aux devinettes, ne sont dévoilés que le lendemain).

 

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n°630
 

       Il est vrai que les phrases ne se font pas toutes seules, et que si nous rions d'elles, nous pourrons rire de leur auteur par la même occasion. Mais cette dernière condition ne sera pas indispensable. La phrase, le mot, auront ici une force comique indépendante. Et la preuve en est que nous serons embarrassés, dans la plupart des cas, pour dire de qui nous rions, bien que nous sentions confusément parfois qu'il y a quelqu'un en cause.

       La personne en cause, d'ailleurs, n'est pas toujours celle qui parle. Il y aurait ici une importante distinction à faire entre le spirituel et le comique. Peut-être trouverait-on qu'un mot est dit comique quand il nous fait rire de celui qui le prononce, et spirituel quand il nous fait rire d'un tiers ou rire de nous. Mais, le plus souvent, nous ne saurions décider si le mot est comique ou spirituel. Il est risible simplement.

 

Henri Bergson - Le rire (1900) - (philosophie)

 

n°629
 

     Je voudrais bien donner quelque chose, dit-elle; mais on ne me le permet pas. Tout est vendu et acheté maintenant et toutes les choses dont vous parlez, Wragby et Shipley les vendent au peuple, à beaux deniers comptant. Vous ne donnez pas un seul battement de coeur, pas une once de sympathie. Et, d'ailleurs, qui est-ce qui a enlevé au peuple sa vie et sa virilité naturelles pour lui donner en échange ces horreurs industrielles ? Qui a fait cela ?

    -Et que voulez-vous que je fasse? dit-il, devenu vert. Leur demander d'accourir et de mettre ma maison au pillage?    -Pourquoi Tavershall est-il si laid, si hideux , pourquoi leurs vies sont-elles si désolées ?                                           -    -Ils ont bâti eux-mêmes leur Tavershall. C'est une façon de faire montre de leur liberté. Ils se sont bâti pour eux-mêmes leur charmant Tavershall; et ils vivent leurs charmantes vies. Je ne puis pas vivre leur vie à leur place. Chaque insecte doit vivre sa propre vie.  

 

D.H. Lawrence - L'amant de Lady Chatterley (1932) - (roman)

 

n°628
 

       Déjà Claude faisait dégager le sol, afin que la pierre ne se brisât pas en en rencontrant une autre. Pendant que les hommes maniaient les blocs, il la regardait:sur l'une des têtes, dont les lèvres souriaient comme le font d'ordinaire celles des statues khmères, une mousse très fine s'étendait, d'un gris bleu, semblable au duvet des pêches d'Europe. Trois hommes la poussèrent de l'épaule : elle bascula, tomba sur sa tranche et s'enfonça assez pronfondément pour rester droite.

        Son déplacement avait creusé dans la pierre sur laquelle elle reposait deux raies brillantes, que suivaient en rang des fourmis mates, tout occupées à sauver leurs oeufs. Mais cette seconde pierre, dont la face supérieure apparaissait maintenant, n'était pas posée comme la première; elle était encastrée dans le mur encore debout, prise entre deux blocs de plusieurs tonnes.

 

André Malraux - La voie royale (1930) - (roman)

 

n°627
 

       Il gratta deux, trois, quatre allumettes. Les zébrures du crayon étaient si serrées qu'il n'y avait de visible, pour des yeux d'homme, qu'un petit carré noir. Inutile d'insister. Le mot qu'on avait écrit là était mort. ll resta assis plein de trouble. Etait-ce l'oeuvre d'un méchant qui avait deviné un mot d'amour ? Non, il n'eut pas pris la peine de sortir un crayon pour l'effacer ; il eut effacé avec un doigt mouillé.

       La main qui avait effacé était la main qui avait écrit. Sans doute, quand elle décidait son acte, Soledad savait que son père, en sortant de l'Alcazar, amènerait les wordsbury sur cette place voisine, qui est un des sourires de Séville. Pendant qu'ils admiraient, elle s'était assise, et elle avait écrit un mot. Ensuite elle l'avait effacé. Mais avait-elle effacé un non ?

 

Henry de Montherlant - Les bestiaires (1954) - (roman)

 

n°626
      

       Ce qui caractérisait l'aspect de ce littoral, c'était l'encaissement des blocs de granit. Désordre véritablement grandiose que cet amoncellement de rochers gigantesques, sorte de champ de Karnak, dont la disposition irrégulière n'était point dûe à la main de l'homme. Là, se creusaient de ces profondes excavations, que l'on appelle "cheminées" en certains pays celtiques, et il eut été facile de s'installer entre leurs parois. Ni les halls ni les Store-rooms n'eussent manqué pour les besoins de la petite colonie. Rien que sur un espace d'un demi-mille, Briant trouva une douzaine de ces confortables excavations.

        Aussi Briant fut-il naturellement conduit à se demander pourquoi le naufragé français ne s'était point réfugié sur cette partie de l'île Chairman. Quant à l'avoir visitée, nul doute à cet égard, puisque les lignes générales de cette côte figuraient sur sa carte.

 

Jules Verne - Deux ans de vacances (1888) - (roman)

 

n°625
 

       Représentons-nous maintenant un être humain pesant 75 kgs, enfermé dans le projectile. Pendant le départ, le plancher du projectile devra agir sur lui avec une force de 750 kgs. C'est déjà plus que ce que l'homme supporte normalement. (Dans les avions de combat on accepte des accélérations égales à 7 fois la gravitation). En enfermant l'homme entièrement, sauf la figure, dans un récipient rempli d'eau, on le soutient de tous les côtés et ainsi il supporte des accélérations plus fortes, mais un facteur de 10 paraît bien être la limite supportable.

       Nous voyons ainsi que même si l'on renonce à tout confort, il ne sera pas possible d'envoyer un homme à des altitudes dépassant 10 fois la longueur de la machine qui le lancera. Même si nous construisons une machine de la longueur de la Tour Eiffel, l'altitude de 3000 mètres ne pourra pas être dépassée. Aucun amortisseur, aucun frein à la Jules Verne ne peut modifier ses calculs. Abandonnons donc définitivement les projets de Jules Verne qui, dans le cas particulier, sont tout à fait irréalisables. 

 

Auguste Piccard - Entre Terre et Ciel (1946) -(Visions d'avenir)

 

n°624
 

       Très curieux que Montaigne magistrat ait pris vis à vis des choses de la justice exactement l'attitude du moine Luther et du "prêtre" Calvin dans les choses de la religion. Voir tout le passage : "Qui voudra se desfaire de ce violent préjudice de la coutume..." (I, XXIII, 146). Presque tout peut se transporter dans l'ordre de la religion. Montaigne parle ici de vérité et de raison  dont sont justiciables les absurdités de la coutume. Le peuple attaché à des affaires qu'il ne peut savoir (Evangiles) et dont il lui faut acheter l'interprétation (vénalité, indulgences).

       Mais c'est une réflexion vivante. Ce n'est là qu'un moment de son attitude. Avec sa prodigieuse souplesse de vie, son aptitude à comprendre les choses sous la figure de la vie, il se place dans le tissu, dans l'être et le devenir de l'être social.

 

Albert Thibaudet - Montaigne (1965) - (essai)

 

n°623
 

       On consulta les observatoires du monde entier. S'ils ne répondaient pas, à quoi bon des observations ? Si les astronomes, qui dédoublaient ou détriplaient des étoiles à cent mille milliards de lieues, n'étaient pas capables de reconnaître l'origine d'un phénomène cosmique, dans le rayon de quelques kilomètres seulement, à quoi bon des astronomes ?

       Aussi, ce qu'il y eut de télescopes, de lunettes, de longues-vues, de lorgnettes, de binocles, de monocles, braqués vers le ciel, pendant ces belles nuits de l'été, ce qu'il y eut d'yeux à l'oculaire des instruments de toutes portées et de toutes grosseurs, on ne saurait l'évaluer. Peut-être des centaines de mille, à tout le moins. Dix fois, vingt fois plus qu'on ne compte d'étoiles à l'oeil nu sur la sphère céleste. 

 

Jules Verne - Robur le conquérant (1886) - (roman)

 

n°622
 

       Les amies d'Albertine étaient parties pour quelque temps. Je voulais la distraire. A supposer qu'elle eut éprouvé du bonheur à passer les après-midi avec moi, à Balbec, je savais qu'il ne se laisse jamais posséder complètement et qu'Albertine, encore à l'âge (que certains ne dépassent pas) où on n'a pas découvert que cette imperfection tient à celui qui éprouve le bonheur, non à celui qui le donne, eût pu être tentée de faire remonter à moi la cause de sa déception. J'aimais mieux qu'elle l'imputât aux circonstances qui, par moi combinées, ne nous laisseraient pas la facilité d'être seuls ensemble, tout en l'empêchant de rester au Casino ou sur la digue sans moi. Aussi je lui avais demandé ce jour-là de m'accompagner à Doncières où j'irais voir Saint-Loup.

 

Marcel Proust - Sodome et Gomorrhe (1923) - (roman)

 

n°621
 

      Toutes ces séparations m'apprenaient malgré moi ce que serait l'irréparable qui viendrait un jour, bien que jamais à cette époque je n'aie sérieusement envisagé la possibilité de survivre à ma mère. J'étais décidée à me tuer dans la minute qui suivrait sa mort. Plus tard, l'absence porta d'autres enseignements plus amers encore qu'on s'habitue à l'absence, que c'est la plus grande diminution de soi-même, la plus humiliante souffrance de sentir qu'on n'en souffre plus.

      Ces enseignements d'ailleurs devaient être démentis dans la suite. Je repense surtout maintenant au petit jardin où je prenais avec ma mère le déjeuner du matin et où il y avait d'innombrables pensées. Elles m'avaient toujours paru un peu tristes, graves comme des emblèmes, mais douces et veloutées, souvent mauves, parfois violettes, presque noires, avec de gracieuses et mystérieuses images jaunes, quelques unes entièrement blanches et d'une frêle innocence.  

 

Marcel Proust - Les Plaisirs et les Jours (1965)

 

n°620
 

       Quand, au début de ce travail, j'ai donné un de mes rêves en exemple d'analyse, j'ai dû interrompre l'inventaire de mes idées latentes parce qu'il s'en trouvait parmi elles que je préférais garder secrètes, que je ne pouvais pas communiquer sans manquer gravement à certaines convenances. J'ai ajouté qu'il ne servirait à rien de remplacer cette analyse par une autre, car, quel que soit le rêve choisi, fût-il le plus obscur de tous et le plus embrouillé, je me heurterais en fin de compte à des pensées latentes que je ne pourrais révéler sans indiscrétion.

       Toutefois, quand, après avoir écarté les témoins de ces débats intimes, j'ai poursuivi l'analyse à part moi, j'ai rencontré des pensées qui m'ont profondément étonné. Je ne me les connaissez pas ; elles me semblaient non seulement étrangères mais pénibles.

 

Sigmund Freud - Le rêve et son interprétation (1925)

 

n°619
 

       Mme Verdurin s'assit à part, les hémisphères de son front blanc et légèrement rosé magnifiquement bombés, les cheveux écartés, moitié en imitation d'un portrait du XVIIIe siècle, moitié par besoin de fraîcheur d'une fiévreuse qu'une pudeur empêche de dire son état, isolée, divinité qui présidait aux solennités musicales, déesse du wagnérisme et de la migraine, sorte de Norne presque tragique, évoquée par le génie au milieu de ces ennuyeux, devant qui elle allait dédaigner plus encore que de coutume d'exprimer des impressions en entendant une musique qu'elle connaissait mieux qu'eux. Le concert commença, je ne connaissais pas ce qu'on jouait, je me trouvai en pays inconnu.

 

Marcel Proust - La prisonnière (1923) - (roman)

 

n°618
 

       "La vie, dit Emerson, n'est rien d'autre que ce qu'un homme pense tout le jour." S'il en est ainsi, alors ma vie n'est rien d'autre qu'un gros intestin. Non seulement je pense à la boustifaille tout le jour, mais j'en rêve encore la nuit. Mais je ne demande pas à retourner en Amérique pour endosser le harnais de nouveau, pour qu'on me fasse travailler comme un forçat. Non, je préfère être un homme pauvre en Europe. Dieu sait si je suis pauvre déjà ! Il ne me reste plus qu'à être un homme.

          La semaine dernière, j'ai cru que le problème de l'existence était sur le point d'être résolu, j'ai cru que j'allais bientôt pouvoir suffire tout seul à mes besoins. Il advint que je rencontrai par hasard un autre Russe ayant pour nom Serge. Il habite Suresnes où se trouve une petite colonie d'émigrés et d'artistes fauchés. Avant la Révolution, Serge était capitaine dans la Garde impériale.

 

Henry Miller - Tropique du Cancer (1934) - (roman)

 

n°617
 

       Bourdoncle s'humiliait, ravi du reste d'être dans son tort. Mais un spectacle les rendit graves. Comme tous les soirs, Lhomme, premier caissier de la vente, venait de centraliser les recettes particulières de chaque caisse; après les avoir additionnées, il affichait la recette totale, en embrochant dans sa pique de fer la feuille où elle était inscrite, et il montait ensuite cette recette à la caisse centrale, dans un portefeuille et dans des sacs, selon la nature du numéraire.

        Ce jour-là, l'or et l'argent dominaient, il gravissait lentement l'escalier, portant trois sacs énormes. Privé de son bras droit, coupé au coude, il les serrait de son bras gauche contre sa poitrine, il en maintenait un avec son menton, pour l'empêcher de glisser. Son souffle fort s'entendait de loin, il passait, écrasé et superbe, au milieu du respect des commmis.

 

Emile Zola - Au bonheur des dames (1883) - (roman)

 

n°616
 

       La plus belle des Métamorphoses, à mon sens, est celle de Narcisse. La plus belle, la plus riche aussi, par l'arrangement des images et par le caractère psychologique de cette valéryenne aventure sur le thème de la connaissance. Narcisse était jeune et charmant. Un oracle lui avait prédit qu'il vivrait de longues années, à la condition de ne pas se connaître lui-même. Dédaigneux des nymphes, l'enfant pur aperçut ses traits dans une source : il s'étonna, l'image lui rendit son étonnement ; il tendit les bras vers lui-même, son double fit le même geste. Il voulut saisir son reflet dans l'eau, sa main ne fit que brouiller l'image, qui se reforma, l'eau calmée : "Quod petis est nusquam... Ce que tu cherches n'existe pas..." 

        Et l'enfant qui s'est reconnu dans cet aquatique fantôme, s'épuisant à cette vaine poursuite de lui-même, mourra de n'avoir pu se posséder.

 

Emile Henriot - Les fils de la louve (1949) -(études latines)

 

n°615
 

       Je commençai par arracher d'un coup sec, trois pages du cahier : j'obtins ainsi les dentelures irrégulières que je désirais. Alors, avec une vieille plume, je recopiai ma belle lettre, en supprimant la phrase spirituelle qui se moquait de son tendre mensonge. Je supprimai aussi au passage, les s paternels ; j'ajoutai quelques fautes d'orthographe, que je choisis parmi les siennes : les orthollans, les perdrots, batistin, la glue et le dézastre.

       Enfin, je pris soin d'émailler mon texte de quelques majuscules inopinées. Ce travail délicat dura deux heures, et je sentis que le sommeil me gagnait... Pourtant je relus sa lettre puis la mienne. Il me sembla que c'était bien, mais qu'il manquait encore quelque chose : alors, avec le manche de mon porte-plume, je puisai une grosse goutte d'encre, et sur mon élégante signature, je laissai tomber cette larme noire : elle éclata comme un soleil.

 

Marcel Pagnol - Le château de ma mère (1976) - (souvenirs d'enfance)

 

n°614
 

        Le regard est prise de possession et la part de la vision dans l'érotisme est universellement développée. Mais pathologiquement la recherche du plaisir sexuel peut être limitée au contact lointain que donne le regard, tout contact direct étant évité : ainsi se constitue un couple bipolaire, voyeurisme-exhibitionnisme, comme il y aun couple sadisme- masochisme.

        Dans l'exhibitionnisme il y a aussi le désir de voir : jouir de l'effet produit par l'exhibition. "Pour que le plaisir atteigne son maximum, le spectateur ou la spectatrice doit montrer du saisissement ou de l'effroi."

 

E.Yamarellos-G.Kellens - Le crime et la criminologie (1965)

 

n°613
 

       Toute fonction de structure se décomposant comme on l'a vu en une réunion de minternes ou une intersection de maxternes, la réalisation d'un circuit admettant une fonction de Boole quelconque comme fonction de structure est assurée.

       Un minterne étant représenté par des contacts en série, il suffit en effet de placer en parallèle toutes ces séries de contacts pour obtenir un circuit répondant à la question, c'est à dire ayant une fonction de structure identique à la fonction donnée supposée décomposée en minternes, ce qui est toujours possible.

 

Gaston Casanova - L'algèbre de Boole ( QSJ n°1246-1967 )

 

n°612
 

       Sa mère s'ouvrit de ses inquiétudes au Père d'Erlincourt à qui vint l'idée de faire admettre l'enfant à l'Ecole apostolique. Là, plus de trimestres à verser, et quant à l'éducation, la réputation des jésuites n'était plus à faire ! Au lieu d'être curé, Guillaume ferait de la prédication, c'était plus relevé ! Si les jésuites de Liesse avaient vécu en bonne intelligence avec le séminaire, le P. d'Erlincourt aurait sans doute pris la précaution de questionner le directeur de cet établissement sur les probabilités de vocation offertes par Guillaume, mais la cure et le séminaire s'ignoraient.

       Du reste, le Père aurait-il osé avouer aux prêtres d'en face son intention de leur prendre un de leurs meilleurs élèves ? Pendant les vacances, Guillaume avait servi plusieurs fois la messe au Père d'Erlancourt et l'avait très favorablement impressionné par ses allures d'enfant sage. Le religieux n'éprouva pas le besoin d'en savoir plus sur son compte.

 

André Billy - L'Approbaniste (1937) - (roman)

 

n°611
 

       La puanteur du fumier  que Jean remuait l'avait un peu ragaillardi. Il l'aimait, la respirait avec une jouissance de bon mâle, comme l'odeur même du coït de la terre.

        - Sans doute, continua-t-il après un silence, il n'y a encore rien qui vaille le fumier de ferme. Seulement, on n'en a jamais assez. Et puis, on l'abîme, on ne sait ni le préparer, ni l'employer... Tenez ! ça se voit, celui-ci a été brûlé par le soleil. Vous ne le couvrez pas.

       Et il s'emporta contre la routine, lorsque Jean lui confessa qu'il avait gardé l'ancien trou des Buteau, devant l'étable. Lui, depuis quelques années chargeait les diverses souches, dans la fosse, de lits de terre et de gazon.

 

Emile Zola - La terre (1887) - (roman)

 

 
n°610
 

       Quelqu'important qu'il soit, pour bien juger de l'état naturel de l'Homme, de le considérer dès son origine, et de l'examiner, pour ainsi dire, dans le premier Embryon de l'espèce ; je ne suivrai point son organisation à travers ses développements successifs. Je ne m'arrêterai pas à rechercher dans le Système animal ce qu'il put être à ses débuts, pour devenir enfin ce qu'il est. Je n'examinerai pas, si, comme le pense Aristote, ses ongles allongés ne furent point d'abord des griffes crochues ; s'il n'était point velu comme un ours, et si marchant à quatre pieds, ses regards dirigés vers la Terre, et bornés à un horizon de quelques pas, ne marquaient point à la fois le caractère, et les limites de ses idées.

 

Jean-Jacques Rousseau - Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes (1754)

 

n°609
 

       Le général serra de nouveau, et à lui faire mal, la main du prince. Il le fixa de ses yeux brillants avec l'air d'un homme qui s'est ressaisi brusquement et dont l'esprit est traversé par une pensée inopinée.

        -"Prince!  dit-il, vous êtes si bon, si simple d'esprit, que vous m'en inspirez parfois de la pitié. Je vous contemple avec attendrissement. Oh! que le Bon Dieu vous bénisse! Je souhaite que votre vie commence enfin et fleurisse... dans l'amour. La mienne est finie ! Oh! pardon, pardon! "

        Il sortit précipitamment en se cachant le visage dans les mains. Le prince ne pouvait mettre en doute la sincérité de son émotion. Il comprenait aussi que le vieillard partait dans l'enivrement du succès. Mais il sentait confusément qu'il avait affaire à un de ces hâbleurs qui, tout en se délectant dans leur mensonge jusqu'à s'en oublier eux-mêmes, n'en gardaient pas moins, au plus fort de leur griserie, l'impression intime qu'on ne les croit pas et qu'on ne peut pas les croire.  

 

Dostoïevski - L'Idiot (1870) - (roman)

 

n°608
 

       - Moi je monte, j'aime mieux ne pas le voir, reprit Adèle... Merci ! pour rêver encore comme la nuit dernière, qu'il vient me tirer les pieds, en me fichant des sottises, à cause de mes ordures.

       Elle s'en alla, poursuivie par les plaisanteries des deux autres. Toute la nuit, à l'étage des domestiques, on s'était amusé des cauchemars d'Adèle. D'ailleurs, les bonnes pour ne pas être seules, avaient laissé leurs portes ouvertes; et, un cocher farceur ayant joué au revenant, de petits cris, des rires étouffés s'étaient fait entendre jusqu'au jour, le long du couloir. Lisa, les lèvres pincées, disait qu'elle s'en souviendrait. Une fameuse rigolade, tout de même !

 

Emile Zola - Pot-Bouille (1882) - (roman)

 

n°607
 

       Si c'est être communiste que de combattre, comme les communistes le font eux aussi jusqu'à la mort, l'ennemi et les traîtres, si c'est être communiste que de chanter "La Marseillaise" devant les bourreaux, être communiste que de ne point séparer la lutte pour la liberté d'un idéal de justice sociale, nous sommes, alors, aussi bien "Communistes" que "Gaullistes" . On ne nous séparera pas de notre peuple, d'aucune classe de notre peuple, de cette élite ouvrière, qui a le droit puisqu'elle combat de chanter avec la même foi  "La Marseillaise" et "L'internationale".

       Les communistes sont nos frères d'armes. Nous marchons tous ensemble à la victoire. Et notre plus cher désir c'est de rester unis à la classe ouvrière, dans toutes ses expressions politiques pour refaire en France une plus juste République comme nous aurons ensemble délivré la Patrie.

 

Dominique Veillon - La collaboration (textes et débats) (1965) - (histoire)

 

n°606
 

       L'intelligence de chacun dépend, dans une large mesure, de l'éducation qu'il a reçue, du milieu dans lequel il vit, de sa discipline intérieure, et des idées qui sont courantes à l'époque et dans le groupe dont il fait partie. Elle se forme par l'étude méthodique des humanités et des sciences, par l'habitude de la logique dans la pensée, et par l'emploi du langage mathématique.

       Les maîtres d'école, les professeurs d'universités, les bibliothèques, les laboratoires, les livres, les revues, suffisent au développement de l'esprit. Seuls les livres sont vraiment essentiels. Il est possible de vivre dans un milieu social peu intelligent et de posséder par les livres une haute culture. La formation de l'esprit en est facilitée.

 

Alexis Carrel - L'homme cet inconnu (1935) - (essai)

 

n°605
 

      La délation n'était pas de création récente. Mais elle prit de de l'importance. Auguste fut presque inconsciemment à l'origine de la délation professionnelle. A l'origine, les délateurs n'étaient autres que des agents qui rassemblaient des renseignements sur les dettes dues au trésor public et les communiquaient aux officiels responsables. Le nom en vint à désigner ceux qui apportaient des dénonciations  dans les affaires où la peine était constituée par une amende.

      Auguste, éprouvant de la difficulté à faire appliquer ses lois sur le mariage et le divorce, offrit de payer tous ceux qui feraient des dénonciations susceptibles d'entraîner des poursuites judiciaires. Comme il n'y avait pas d'accusateur public, il fallait recourir à l'action privée des individus. Ceci eut pour résultat de faire de la délation une profession.

 

G.P. Baker - Le règne de Tibère (1938) - (histoire)

 

n°604
 

       Dans les rêves compliqués et embrouillés dont nous nous occupons maintenant, la dissemblance qu'on remarque entre le contenu manifeste du rêve et son contenu latent ne peut pas être attribuée à la seule nécessité de condenser et de dramatiser. Certains indices, qu'il est intéressant de relever, témoignent de l'existence d'un troisième facteur.

       Remarquons tout d'abord que quand nous sommes arrivés par l'analyse à connaître les idées latentes, elles nous paraissent de tout autre nature que le contenu manifeste du rêve ; mais ce n'est là qu'une première impression qui se dissipera après examen, car nous trouvons pour finir que tout le contenu du rêve est expliqué par les idées latentes, et que la plupart des idées latentes ont leur représentation dans le contenu manifeste.  

 

Sigmund Freud - Le rêve et son interprétation (1925)

 

n°603
 

       Deux fois, je tournai un coin, trois fois je tournai la chaussée et je revins sur mes pas; puis, comme mes pieds se réchauffaient et se séchaient, leur empreinte commençait à s'atténuer. Enfin, j'eus le temps de respirer; je me frottai, je me nettoyai les pieds avec les mains, et ainsi je pus sauver le tout. Ce que je vis en dernier lieu de ctte chasse, ce fut un petit groupe d'une douzaine de personnes peut-être, étudiant avec une perplexité infinie une empreinte aussi isolée et aussi incompréhensible que la trace observée par Robinson Crusoé dans son île déserte.

       Cette course m'avait réchauffé; je m'engageai avec plus de courage dans le dédale de ces rues peu fréqentées qui sont par là. J'avais l'échine raide et courbatue; mes amygdales étaient douloureuses depuis l'étreinte du cocher; la peau de mon coup avait été écorchée par ses ongles; mes pieds me faisaient extrêmement mal. 

 

H.G.Wells - L'homme invisible (1897) - (roman)

 

n°602
 

       Dans l'atelier de l'étage supérieur, il avait rassemblé une foule de figures arbitraires, qui avaient accompagné son art pendant vingt ans sans le conquérir. Héritiers retrouvés des Demoiselles d'Avignon et de la période nègre, se succédaient les yeux à la place des oreilles, les seins à la place des genoux, les enfants martiens des Figures au bord de la mer, Les Amoureux de 1920, la Femme endormie, signe hérissé de crocs que Kahnweiler conserva trente-sept ans.

       L'extraordinaire Crucifixion en chapelet d'omoplates et de fémurs, la Femme qui pleure, toutes les formes annonciatrices de celle que prodiguerait plus tard son génie-aux-liens ; et des figures récentes qui leur étaient apparentées, le Chapeau bleu, des portraits de Dora Marr, l'Enfant à la langouste, la Femme à l'artichaut, que les journaux nommaient déjà les Monstres.

 

André Malraux - La tête d'obsidienne (1974) - (essai sur l'Art)

 

n°601
 

       Picasso et Braque avaient découvert la poésie enfoncée dans les objets de la vie de chaque jour; les articles du bistrot, sans qu'on s'en doute peut-être assez, exprimaient un état de profonde culture. A leur suite, une élite décillée, admit la découverte ; une floraison d'art magnifique en résultait. Léger et Cendrars s'en allaient ailleurs, leur nez flairant autre chose. Ça n'a l'air de rien. Pourtant ils allaient ailleurs; une vision autre naissait,aujourd'hui les témoins sont innombrables et nous sommes dotés d'une optique autre.

        La grosse commotion, Léger la ressentait à ce premier Salon de l'Aviation qui suivit la guerre : apparition étonnante mais indiscutable d'organes neufs, formes, couleurs autrement aménagées et conditionnées et un élan vers quelque chose.

 

Roger Garaudy - Esthétique et invention du futur (1963) - (essai)

 

 

 

 

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