997
 

Les chemins du bureau

ou Les rêveries du contrôleur solitaire

 

  Psychanalyse du fisc  

(Odyssée fiscalo-oedipienne)

 

 "Je croyais voir la vérité : Jacques ne pouvait pas vivre, et pour cela voulait se transporter dans l'art, mais il était frappé d'une faiblesse, d'un manque, et il ne lui restait plus qu'à retomber dans une fausse vie." Pierre Jean Jouve - Le monde désert

 "Votre erreur est de croire que l'homme a quelque chose à faire en cette vie." Henry de Montherlant - Service inutile

 "Où trouver la solitude nécessaire, la longue respiration où l'esprit se rassemble ? Il reste les grandes villes. Simplement, il y faut encore des conditions." Albert Camus - Le Minotaure (L'Eté)

 

WORK IN PROGRESS

 

 augmenté le    ma  23  avril  

 

(progresse lentement mais cette page labyrinthique s'augmente pourtant chaque jour de quelques lignes ou photos par ci par là et, en cherchant un peu, on finit par trouver la colonne en cours...Il faut dire que ce travail doit cheminer en luttant contre l'ankylose des rêves ou des cauchemars et avec la logique déroutante qui leur est propre, dans un espace-temps illusionniste où l'exactitude des lieux ou des situations est sujette à caution mais dont l'esprit drolatique ou absurde est assez bien sauvegardé. C'est celui qui prévalait sans doute dans ces bureaux là-bas, autrefois, quelque part et d'où on a comme par miracle peut-être réchappé sans en être tout à fait certain...

 Un monde en lambeaux plus ou moins plausibles mais bizarrement vrais...

(ou Des lignes et des images pour page-labyrinthe hors contrôle )

 

 

Tentative de reconstituer selon le principe du puzzle et le mode "work in progress", un passé plus ou moins lointain qui se dérobe le plus souvent ou qui n'envoie de l'ancien temps, dans un ordre aléatoire ou déroutant, que des bribes obscures ou minimales, des petites scènes incomplètes, vues en plans trop rapprochés ou trop lointains.  On ne dispose même parfois que d'une image au contenu énigmatique qu'il faut alors s'employer à déchiffrer au moyen d'autres images généralement reliées à la première et dans ces ce cas-là il n'est pas possible d'en afficher une sans afficher toutes les autres en même temps ! Et que dire des sons qui se promènent également par ci par là dans des fichiers plus ou moins bien conservés, dénaturés ou devenus illisibles par disparition du logiciel ou faiblesse d'oreille mais qu'on finit par réentendre quelquefois ! Des bruits, des petits bruits...

C'est pourtant toute une carrière que l'on tente de reconstituer ! Et pas n'importe laquelle, la plus improbable qui soit, la plus drolatique !  Cela va sûrement prendre du temps...Les interrogatoires peuvent durer longtemps quand on s'interroge soi-même ! Quand on se parle intérieurement d'homme à homme ou disons de moitié à moitié...Les sautes de temps ou les à-rebours tout comme les instants sont imprévisibles et non mesurables...Les magnétophones n'enregistraient pas tout...Leurs grosses bobines s'emmêlaient souvent ou s'arrêtaient tout simplement ou mieux ne partaient pas, jamais. Toujours à l'arrêt, ne partant que lorsque les bruits s'arrêtaient, des petits bruits certes mais tout de même audibles et vaguement reconnaissables...Elles tournaient de temps en temps comme au hasard, au petit bonheur. Et ce qu'on entend est intéressant si on veut mais...On reconnaît bien la voix de mon grand-père en tout cas...Et une fois de plus en pleine diatribe contre les pigeons de Paris, les moustiques dans les hôtels d'Italie, les vieilles taupes au fond du car dans ses voyages organisés, etc..etc...       

 

       
 

Premier Bureau (mais les autres suivent intriqués, à droite ou en bas, un peu partout)

 

       
       
-Alors c'est là que vous avez commencé ?...Je veux dire c'est bien le lieu de votre première affectation ?

-Là ? Oh oui je crois...En effet c'est bien là le lieu de mon premier bureau...Je reconnais les vitres, les fenêtres...Par contre je ne sais plus si j'étais en haut ou en bas...Il n'y avait peut-être qu'un étage après tout...Ou bien cela aurait-t-il changé en moi depuis ?

-Ceci encore... Une des nombreuses fenêtres de l'Administration derrière laquelle vous avez peut-être séjourné au cours de votre innommable carrière...

-Qui ne fut qu'une suite sans fin d'atermoiements...

-Alors et ces carreaux à l'ancienne dans ce vieux mur de pierres ?

       
       

-...Ce n'est vraiment pas gai. On dirait une prison...

- Pourtant ce n'en est pas une...

-C'en était peut-être une à l'époque du seul fait que je me trouvais derrière ces murs...Me morfondant certainement et accablé d'un tel ennui que dans ces circonstances,  les extrêmes me rejoignaient ! C'est le grand thème du bureau-prison auquel depuis mon plus jeune âge, allez savoir pourquoi, je m'étais comme voué sans retenue ...Ces heures interminables qui passaient quand même ! 

 

 

 

 

-Peu importe...Vous donniez sur une rue ou une avenue ?

-Non, un boulevard, le bld de la République...

-Cela tombait bien. N'étiez-vous pas là pour la servir ?

-Je me trouvais effectivement alors dans la Fonction Publique...Je devais m'y retrouver contre toute attente mais conformément à ce que...

-Oui oui, mais comment vous y rendiez-vous là-bas ? Tenez, le premier jour, comment y êtes-vous allé ?

-Oh alors là, c'est tout de même assez ancien à présent et je ne me souviens pas vraiment ..C'était dans la même ville que celle où j'habitais, chez mes parents du reste...Ce n'était pas tout près mais pas très loin non plus...Ces bureaux étaient situés dans un un quartier assez proche et même contigu au nôtre...Derrière si vous voulez mieux, de l'autre côté de la grande avenue qui sépare la ville en une partie nord et une partie sud...

-Aviez-vous fait le chemin à pied ? Ou en autobus par exemple ?

-Il n'y avait pas de bus je crois pour y aller directement depuis chez nous...Et donc oui j'ai dû m'y rendre à pied car je possédais bien une voiture, ma toute première, mais elle était 

-Nous allons vous aider en vous montrant ce que nous avons trouvé concernant les chemins que vous avez dû emprunter un jour ou l'autre au cours de votre vie pour vous rendre au bureau...Il semble y en avoir beaucoup...

-Je m'en doute ! Depuis tout ce temps, tous ces changements, ces mutations...Toutefois toujours en région parisienne ou même à Paris essentiellement mais une ville où les bureaux et les façons de s'y rendre sont innombrables et si variées...

-Aussi avons-nous fait un tri, disons une sorte de sélection un peu aléatoire...Ce qui n'est pas facile c'est que ce sont souvent des petits détails insignifiants du décor d'une rue par exemple mais rarement vue dans son ensemble que nous obtenons...De plus n'oubliez pas qu'il peut s'agir  de souvenirs aussi bien réels qu'imaginaires...L'endroit d'où nous les avons extraits ne permettant pas toujours d'en déterminer la nature exacte...Il y des soubresauts du vrai à l'inventé et réciproquement... Heureusement le véridique de votre présence à une période certes indéterminée mais bien dans l'endroit qui s'affiche est attestée sur l'image même par des traces bleues, continues ou discontinues. Plus elles sont pleines et nombreuses plus vous avez fréquenté cet endroit  autrefois ou  plus vous y êtes simplement passé...Toutefois ces traces bleues il n'est pas donné si souvent d'en voir...Il faut en fouiller des souvenirs ou ce qui apparaît comme tels, pour tenter d'en extirper quelques images satisfaisantes ou qui puissent simplement faire encore impression au sens propre du terme...

-Les visions intérieures tiennent à peu de choses...Et puis je crois qu'elles sont souvent comme associées entre elles, corellées à plusieurs...Non ? On en fait venir une et c'est une ribambelle de clichés qui se succèdent souvent sans rapport apparent et d'un synchronisme peu établi voire improbable...C'es bien cela ?

-Oui et les vôtres de ce point de vue sont particulièrement déroutantes...Mais essayons tout de même avec ce que nous avons pu récolter aux alentours de cette époque et de ce lieu, le jour donc de votre première journée de bureau...Voulez-vous ?

-Avec un certain plaisir mais non sans appréhension...Cela fait si longtemps, comment savoir si c'était bien moi ?

-Toutes ces images proviennent de chez vous. Et même de vous plus précisément...Ce qui explique qu'on ne vous voie pas bien entendu. Mais c'est encore plus sûr ainsi...Toutefois n'est-ce pas vous qu'on aperçoit quelquefois dans une vitre à l'occasion de votre  passage devant une boutique, les fenêtres d'un rez-de-chaussée, le pare-brise d'une voiture ?

-Si ce n'est pas moi qui cela pourrait-il bien être ? Je passe dans des lieux divers sans m'en rendre compte ou sans m'en souvenir c'est exact. Lorsque j'arrive à m'apercevoir de l'importance quelquefois d'un simple détail, il est trop tard pour aller au bureau. Cependant je continue  le chemin emprunté au début en espérant que les choses vont s'arranger. Mais c'était souvent une fois de plus une simple errance qui ne me menait à rien...

-A cette époque tout de même je pense que vous aviez à coeur de mieux cibler les locaux administratifs auxquels on vous avait rattachés, non ?

-Si si, bien sûr. C'était l'époque bénie et idéalisée des commencements...

-Une phrase surtout semble vous être restée de cette époque. Nous l'avons trouvée certes à une grande profondeur mais comme encore vive, comme entendue de fraîche date...C'était une femme qui prononçait cette phrase...

-Quelle phrase ?

-"Le mercredi je reçois mes notaires"... Cela ne vous évoque rien ?

-C'est assez énigmatique...Mais cette femme était sans doute une collègue et probablement celle dans le bureau de laquelle on m'avait installé...C'est très vague...Je revois toutefois, oui j'étais assis à une table près d'une fenêtre par où je voyais des nuages, souvent je regardais les nuages dans le ciel...

-C'est exact nous avons une image de nuages vus par une fenêtre correspondant à peu près à cette période...Une image animée, les nuages filent dans le ciel...

-J'y voyais une manifestation fabuleuse du temps, comme primordiale, et me demandais si en attendant suffisamment je ne verrais pas repasser un nuage, le même nuage, dans le même sens et à la même vitesse...Combien de temps fallait-il attendre ?

-Vous pensiez ainsi pouvoir tenir jusqu'au bout...C'était déjà une échappatoire et un début d'enfermement !

-C'était pour moi la seule solution. Ce retour improbable du nuage, j'en évaluais pourtant vaguement une fréquence, une périodicité qui allait peut-être ponctuer ma présence même dans ces locaux ou dans d'autres similaires par la suite. Et c'était là aussi fort peu probable car j'étais "Aide temporaire" recruté pour un mois seulement, le temps d'encaisser le revenu des ventes de vignettes automobiles. Je passais les chèques des particuliers justement établis à l'ordre du Trésor Public sur de très larges feuilles de registre que je posais sur une plaque de métal comportant des picots d'arrimage sur la gauche...

-Oui mais cette collègue à côté de vous ou pas très loin, où est-elle à présent ? Nous ne l'avons pas trouvée...Qu'en avez-vous fait ?  C'est que vous semblez avoir des collègues voyageuses ou voyageurs, disons itinérants, tout au long de votre carrière...Nous les retrouvons de ci de là. Celle-là vous ne l'auriez pas des fois par la suite rencontrée ou seulement croisée par hasard ?

-Si les bureaux sont généralement exigus, les couloirs ne sont pas larges mais souvent interminables...Au bout d'un moment on finit par rencontrer quelqu'un, c'est fatal. Allez savoir qui c'est au juste ! Des années ayant généralement passé, plus ou moins nombreuses, mais toujours propres à estomper bien des choses que la pâleur des lampes des bureaux de demi-jour ne saurait aider à reconnaître, à raviver...Ce sont des ombres avec un dossier au bout du bras ou serré contre la poitrine...On ne saurait même pas dire si on s'est seulement regardé.  

 

 

 

 

-Vous l'avez trouvée chez moi ?

-Chez vous oui ou en vous, je ne sais au juste comment dire...On trouve un peu de tout à condition de chercher dans des endroits inattendus...

-C'est ainsi que tout se trouve et que tout arrive, non?...L'inattendu étant ce qui accourt le plus vite !

-En tout cas pour vous aider à revoir un peu mieux ce tout premier chemin, nous avons sélectionné quelques images avec des éléments associés qui pourraient peut-être vous mettre sur la voie, au sens propre du terme...Voici donc la sélection d'images prélevées sur le substrat même de vos souvenirs dans l'ordre des découvertes car il n'est pas très facile pour le moment d'en établir un autre...Voyez vous-même...Et intervenez si vous le souhaitez, si jamais un éclair se produit, ou si l'urgence d'une explication ou d'une mise au point, en abîme ou en congruence, se faisait sentir...ou si l'irrépressible besoin de révéler enfin quelque chose se manifestait pour de bon...Car vous savez que l'énigme c'est vous ! D'où venez-vous ? D'où tout cela vous vient-il ? Mais regardez plutôt un peu...Ces images sont corellées à la première et cela bien qu'apparemment il n'y ait pas de rapport évident entre elles...

-Dans le subconscient tout est plus ou moins relié...Montrez tout de même car ma mémoire visuelle est excellente...

-Ce sont vos propres images que vous visionnez, ne l'oubliez pas...

-Dénichées par vous je ne sais trop comment...

-Peu importe, ce qui compte c'est que nous arrivions à les voir en même temps que vous désormais...

-Alors je ne peux plus rien visualiser dans mon for intérieur, imaginer même peut-être tout simplement, sans que ... Oui, je comprends..C'est plutôt une imagerie alors ? Comme on dit une ménagerie...

-Le fait est que nous sommes loin du traditionnel diaporama ! Les photos tantôt se touchent, se succèdent, s'alignent, se tournent, se retournent, s'inversent, s'éloignent, se rapprochent, disparaissent, réapparaissent  sans pourtant jamais être là réellement. Sont-elles seulement quelque part ?

-A quel opérateur obéissent-elles ? Car elles sont incontestablement projetées et il n'y a pas de projection sans projectionniste !

-Je vais mettre que vous ne savez rien de ces images que vous êtes par ailleurs en mesure de créer à tout moment sans savoir ni comment ni pourquoi...

-Je suis donc comme tout le monde alors, j'inverse les bobines de temps en temps... Mais si ce sont bien réellement mes souvenirs ils m'appartiennent. Ils sont à ma disposition même si le plus souvent ils s'imposent à moi, se faisant lourds et insistants, parfois scabreux ou disons déroutants.. ou comme hors de portée, je ne les appréhende pas tout à fait...je les reconnais sans les connaître vraiment et sans pouvoir les approcher...

-Vous pouvez dire cela de tout le monde, de vos voisins par exemple...Vous les voyez quelquefois depuis toujours sans savoir qui ils sont...

-Je sais encore ce qu'ils étaient mais j'ignore ce qu'ils sont devenus alors même qu'ils passent toujours comme avant sous mes fenêtres ou dans l'escalier devant l'oeil de poisson de ma porte ...Une vision de cauchemar !

-Les souvenirs les plus anciens sont  parfois perçus de la sorte... 

 

    

       

"Pas plus loin que le jeu de boules avec ton vélo ! Pas même jusqu"au petit pont juste après ! Et pas jusqu'à Chariot bien sûr ! Tu étais monté jusqu'à Arranda l'autre fois par le chemin des vignes...Et s'il y avait eu de l'orage ? C'est trop loin...Tu te souviens de l'époque où tu ne dépassais pas le four ? C'était le bout du monde pour toi. Tu avais encore tes stabilisateurs !  Il y a deux ans non ? Regarde jusqu'oû tu vas maintenant ! Tu dépasses la Mairie et même l'église ! Seulement c'est suffisant pour cette année même si tu as déjà ton  rétroviseur...Si jamais tu entends une voiture, arrête-toi et mets toi bien sur le bas-côté...Il n'en passe pas souvent mais il faut d'autant plus faire attention...Ils montent de Saint-Rambert pour se promener ou  d'Ambérieu, de Pont d'Ain quelquefois ou même de Bourque le dimanche !...L'année prochaine je monterai jusqu'à Chariot  par la route en lacets qui monte sous la barrière de roches...Tu sais, c'est peut-être le dernier été que nous venons ici car Tati veut vendre la maison..."

     
-Alors voilà, je vous rappelle que nous partons, à gauche, de la seule vue de vos anciens bureaux dont on soit sûr...Et à droite dans

l'ordre où elles se sont affichées les vues en question...Ont-elles un rapport avec notre sujet ? Je veux dire, cela s'est-il un jour trouvé sur votre chemin pour aller au bureau ? ...

 

 

 

 

 

 

...Par exemple cette sorte d'abri ou de préau paraissant très ancien ?

-Oh non je ne pense pas...Je revois des lieux plus urbanisés que cette vieille campagne qui pourtant...Ou c'est très lointain alors car je ne me revois pas aller au bureau en passant par là mais cet édifice à l'intérieur noir comme un four me dit quelque chose cependant...Seul un enfant peut avoir l'idée de s'y cacher au plein soleil de l'été car la fournaise était dehors...C'était moi et ce n'était pas moi...Je m'imaginais déjà pouvoir être un autre et tapi dans l'ombre fraîche, je cherchais vaguement comment donner le change et trouver un personnage qui me rendrait intéressant... Quelle illusion ! Je ne pus ressortir de mon antre de pierres ce jour-là qu'en décidant que les poignées du guidon de mon vélo seraient manoeuvrables et qu'elles actionneraient le carburateur d'une énorme moto ! Et surtout j'étais persuadé que les émotions intensément ressenties, les actions conduites avec force et panache en imagination se voyaient de l'extérieur et valorisaient le rêveur fût-il un enfant...Quelle tragédie !  

-Nous allons donc classer ce four moyenâgeux au rayon de vos souvenirs inavouables...

     
     
Allons y dîner si tu y tiens mais j'ai leur fille dans ma classe et elle n'est pas très brillante, m'enfin...Oui Tati, ce restaurant m'a l'air très bien...et puis comme flambant neuf ! ...Oui ils ont tout refait récemment, par contre  tu vois ils ont laissé la verrière au-dessus de la porte...Mais j'aperçois une lumière à l'intérieur, entrons !...        
     
C'est le chemin des vignes par-là...vers Arranda aussi...Henri Tenant veut creuser une tranchée qui s'approcherait du bord de la route...D'où problème...Une tranchée au bord de la route ? Quelle responsabilité ! Et la nuit ?..Il prévoit une lampe...Ce n'est pas suffisant...Il devra demander une autorisation...Il a déjà commencé à creuser...Cela ne fait rien...Qu'il continue, on verra bien...Je demanderai à Bourdin s'il doit au moins mettre des fanions ou une pancarte pour avertir...Je vais lui demander tout de suite...Il est à la chasse, je l'ai vu sortir de la mairie avec son fusil...Il a pris le chemin des vignes, il est peut-être pas loin...Il bredouillait, il avait l'air un peu échauffé, faites attention, c'est peut-être pas le jour...Il peut pas interdire de toute façon, il oserait pas quand même, c'est pour amener l'eau dans son garage qu'Henri...Ah j'irai le voir un autre jour, Pont a mis son chapeau, on dirait qu'il va pleuvoir...Et la Grande Roche aussi, z'avez vu, déjà dans les nuages !...A quelle profondeur qu'il prévoit de creuser ?...Il sait pas encore, ça va dépendre...Et pour combien de temps ? ...Sait pas non plus...Il traversera pas quand même ? Parce que ça c'est pas possible même pour une journée, c'est la route de Saint-Rambert tout de même !...Non, il s'arrête juste au bord ! Il a mesuré...De toute manière il faudra mettre quelque chose autour le soir ou même dans la journée, pour les vélos ! Vous avez pensé aux vélos ? Et les motos ! Qu'ont l'habitude de rouler sur les côtés ! Au side-car du Père Joffre !         
     
Les Gourlettes, la Maison des Elèves de l'ENI...C'est à Clermont ça...A quel étage étais-je déjà ? Les élèves-inspecteurs et les élèves-contrôleurs , tout comme au réfectoire, étaient mélangés à la différence de l'Ecole où c'était les inspecteurs le matin et les contrôleurs l'après-midi...Je n'étais pas tout à fait élève, enfin pas seulement, étant déjà agent d'assiette titulaire pour avoir passé le concours deux ans auparavant....La plupart des autres n'avaient jamais mis les pieds dans un bureau, un vrai, ayant généralement passé le concours externe tout de suite après leur licence ou leur bac...Cette différence me donnait à mes yeux (et à mes yeux seulement) un certain ascendant sur eux qui n'étaient encore après tout que des étudiants ne connaissant pas encore le monde du travail ou plus exactement celui de l'Administration ! C'étaient en réalité eux les privilégiés, comme innocents de tout et encore pour quelques mois au pays des rêves et des cours polycopiés où le monde des bureaux et de leur futur emploi était comme idéalisé, réduit à d'aimables exercices où les contribuables étaient appelés A ou B et les entreprises E ou E' et n'avaient pas grand-chose à voir avec ce qui les attendait aussi bien dans les anciennes Inspections que dans  les tout nouveaux Centres des Finances qui commençaient à surgir de terre à cette époque. Toutefois je n'étais pas le seul à avoir déjà mis la main à la pâte si on peut dire, mon voisin de la chambre d'à côté venait lui aussi du concours interne et plus précisément de Vittel dans les Vosges où il avait surtout dû laisser sa jeune épouse ce qui sembla lui causer un souci assez diffus mais comme permanent tout au long de ce séjour forcé à l'ombre du Puy-de-Dôme..Un soir que, nous rendant au réfectoire, nous avions vu sortir d'une chambre un type et une jeune femme tout pimpants et comme heureux de vivre, il ne put s'empêcher de bredouiller dans sa barbe "ces deux-là je suis sûr qu'ils viennent de baiser". Évidemment les deux en question n'étaient pas mari et femme car ils auraient occupé une chambre à l'étage réservé aux couples mariés et comme toutes les autres chambres étaient individuelles cela le faisait furieusement gamberger le collègue Garillon au demeurant un sympathique barbu à grosses lunettes d'écaille, assez costaud mais au teint un peu souffreteux, se disant du reste fragile de la vésicule (qu'on venait de lui enlever)...Ce qui ne l'empêchait pas à la Truite Bleue, un restaurant de la Place de Jaude où nous nous  rendions le samedi soir, de faire bombance et d'écluser de concert le rosé de Saint-Pourçain que je ne dédaignais pas non plus, commandant généralement moi-même et d'autorité la demie supplémentaire juste avant le Saint-Nectaire et le reste du plateau...Nous geuletonions tous les deux sans réserve (sauf celle du patron) lui pour oublier la distance qui le séparait de sa femme, moi pour modérer ma trop grande présence à moi-même, pour m'oublier un peu...Mais pas trop quand même, car il n'avait pas non plus d'automobile et c'est moi qui nous ramenais vers les Gourlettes au volant de la 4L toute neuve que venait de m'offrir ma tante ! (Tati qui m'avait déjà acheté et il n'y avait au fond pas si longtemps que cela, mon ours en peluche !)  Mon collègue et voisin de piaule ne se désintéressait pas non plus du cinéma. Nous avions été voir "Chinatown" qui venait de sortir (et qu'il prononçait non sans une certaine gêne, en se grattant la gorge et très vite en prenant son élan  "chinatonne" d'autant que comme un imbécile je ne pouvais m'empêcher de le prononcer impeccablement à l'américaine et plus vrai que vrai. En réalité c'était lui qui me donnait une leçon mais je ne l'ai compris qu'après. Et surtout je commençais peut-être à relativiser la notion de mérite et l'intérêt qu'il y avait à vouloir toujours se présenter à son avantage ou à ce que je croyais l'être et qui n'était le plus souvent sans doute de ma part qu'une sorte d'orgueil mal placé et un ridicule achevé dans des postures que je m'imaginais indispensables. Les soirées à Clermont étaient éclectiques, nous avions vu ensuite, sur scène, Dick Rivers ! Dire qu'à l"époque c'était déjà par nostalgie que j'avais tenu à le voir lui qui, de son propre aveu, passait désormais pour un vieux ! Et de fait les Chats Sauvages étaient déjà loin ! Heureusement le Club de Minéralogie de l'Ecole réservait des sorties plus aérées et plus enrichissantes ! Nous partions récolter des petits cailloux essentiellement les week-ends où il ne rentrait pas voir sa femme (un sur deux). Nous suivions les itinéraires de la documentation concoctée par le responsable du club, éminent spécialiste de la taxe foncière et grand amateur de micas et cristaux en tout genre, ce qui nous conduisait parfois et en très peu de temps dans un paysage quasi-lunaire insoupçonnable à une aussi faible distance de la Place de Jaude ou des Gourlettes ! Le Monde Perdu de Conan Doyle ! Sur une pente d'éboulis noirâtres, Garillon me déclara en remontant ses lunettes d'un doigt jauni par le soufre que sa femme aurait été épatée par tant d'exotisme à si bon compte et qu'il regrettait d'autant plus etc etc...       cz aaa    
 

 

-Ah vous revoilà, je vous ai laissé un bon moment à vos souvenirs qui ne nous sont à ce moment pas d'une grande utilité et même nous détourneraient plutôt du but, disons de la bonne voie. Celà dit, vous me semblez avoir l'art de noyer le poisson en faisant serpenter la rivière !..

-J'ai encore de bons moments avec moi-même c'est exact mais je suis près à m'oublier un instant pour vous fournir des souvenirs plus précis ou plus utiles à vos investigations...Si encore je savais ce que vous cherchez...

-Nous l'ignorons nous-mêmes et le découvrirons sans doute, tout comme vous, quand nous aurons trouvé...

-Si vous trouvez jamais quelque chose car à ce rythme...

-Ecoutez Tom, je ne vais pas y aller par quatre chemins, je vais être obligé de faire procéder à un prélèvement d'images. C'est sans doute en effet le seul moyen d'en obtenir de plus lisibles, de plus en rapport avec le sujet qui nous préoccupe pour le moment et qui est tout simplement, vous semblez l'avoir oublié, le chemin du premier bureau !

-Le premier bureau, comme il est loin !

-Nous  allons commencer par ranger les images ci-dessous qui vous l'avouerez ne sont pas de mise. Bien sûr je ne doute pas que vous les ayez communiquées de parfaite bonne foi croyant sans doute nous faire admettre de la sorte que vos différents postes vous avaient parfois conduit en bord de mer ou de rivages lacustres entourés de montagnes ou sous le grand soleil des petites places bordées d'arcades en Italie... Malheureusement, nous avons vérifié, ce ne fut pas le cas...

-Ce sont celles qui me sont venues à l'esprit...Il doit y en avoir d'autres peut-être encore là quelque part mais difficiles à faire venir, à visualiser...

-Nous allons nous y employer. C'est dans un bric à brac de vieilles diapos qu'il faut chercher et il y en a chez tout un chacun,  errant ça et là dans le cosmos infini de l'inconscient...Pouvez-vous venir mardi après-midi pour un alpagage en règles ? Pour l'ouverture de vos vieux cartons ? Les greniers mentaux recèlent d'innombrables archives orbitant dans des zones parfaitement repérées et qui peuvent s'ouvrir à l'insu même de leur détenteur...

-Faites pour le mieux messieurs je vous en supplie, qu'on en finisse !

-Oh mais ça ne fait que commencer et ce sera long ! Nous vous présenterons les images ainsi obtenues, au fur et à mesure que nous vous les extirperons au petit bonheur la chance, ci-dessous là, juste en dessous à la place des autres...

-Dire qu'on a tout ça dans le crâne et qu'on ne peut pas s'en servir soi-même ! Il faut que d'autres comme avec des sortes d'ustensiles fouilleurs viennent vous les dérober à votre insu alors même qu'on vous fait rêvasser en vous forçant à écouter simplement des airs d'autrefois...

-Dans votre cas c'est sûrement  le meilleur moyen de libérer ces images enfouies un beau jour pour avoir trop servies...

-Et réapparues un beau jour à cause d'un trémolo trop sensible...J'ai hâte de voir cela à nouveau...Je m'assieds comme d'habitude...L'appareillage est très simple, un simple casque sans fil...On se croirait chez moi lorsque j'écoutais mes Sinatra d'abord en vinyle, puis sur disques compacts !... J'aurais pu rester chez moi !

-Ecoutez donc cela pour commencer, vous verrez bien après à quoi cela vous fait penser...De toute façon les prises se font sans vous, les images apparaissant hors de tout système ! Vous seul au bout d'un moment avez le pouvoir de faire prendre ou non corps à une réalité inrérieure !

-C'est une réalité virtuelle alors ?

-Si vous voulez. Tant que vous ne déciderez pas de la réduire, avant on disait révéler, nous ne pourrons pas la fixer...

-Utilisez un bon vieux fixateur...

-De toute façon elles finiront par sortir une à une pour venir s'afficher à l'endroit que le lecteur et son pilote lui auront désigné...

-Personne n'intervient alors, c'est entièrement automatique...

-C'est entièrement indépendant de qui que ce soit...

-Le plus sûr moyen d'obtenir quelque chose !

-Ou rien du tout, parfois les images sont toutes noires ou toutes blanches !

-Toujours une inversion en somme !

-Et très souvent des vues énigmatiques qu'on ne sait trop à quoi rattacher et qu'il faut tenter d'agrandir, de décaler, de translater, voire de décaroler !

-On se demande comment elles peuvent bien ressortir d'un tel traitement !

-Et bien c'est quelquefois après cela que vous commencez à entrevoir quelque chose, qu'un petit bout de passé qu'on croyait perdu à jamais vous revient, remonte danser devant vos yeux !

-Mes yeux intérieurs alors ?

-Bien sûr, les seuls que vous pouvez vraiment croire !

-Pourquoi voit-on les yeux fermés ?

-On ne peut que revoir mais je sais que désormais cela vous suffit bien et vous comble de je ne sais quoi...

-N'importe, j'ai souvent peur de ces images qui reviennent...

-Vous pouvez en changer facilement, elles glissent...Si une image vous dérange vous faites glisser la suivante..

-Slide en anglais ! Diapo ! C'est un diaporama alors !

-Si vous voulez. C'est le même principe. Vous revenez en arrière, repartez en avant. Il y a des sortes de paniers qui sont  interchangeables...Vous n'avez qu'à pousser, ils s'enclenchent ou plus exactement vous vous enclenchez vous-même , vous faites salon intérieurement, pas besoin de tirer les rideaux !

-J'ai hâte de pouvoir maîtriser ce système, de commander à ce stratagème ! Mais l'intériorité est-elle complète ? 

-Entière !

-Ce n'est donc pas un handicap en ce cas ! Une sorte d'infirmité...

-Nullement et ceux qui en doutent n'ont qu'à bien s'accrocher s'ils veulent voir quelque chose ! Tout le monde fait défiler des images dans sa tête à un moment ou à un autre....

-Tous mes souvenirs vont donc pouvoir défiler sans être vus de quiconque !

-Cela s'impose et vous serez donc vous-même libre de les regarder ou non...

-Sont-ils sonores ?

-Quelquefois oui. On entend des petits bruits, et aussi quelques paroles souvent indistinctes ou hachées...

-Alors je ne les regarderai pas, je n'écouterai que leurs bruits, leurs petits bruits...

-Nous par contre nous les verrons quand même passer et venir se ranger ça et là au hasard des places disponibles dans le pictorium, espace mental propre à tout un chacun, généralement caché et inaccessible mais visible chez vous en raison sans doute d'une configuration particulière...

-Ce mécanisme est intrigant et sûrement inconnu, peut-être même inconnaissable ! En tout cas on ne risque pas de poussières sur la pellicule avec ce genre de diapo-party...Plus besoin de soufflettes !

-Il semble qu'effectivement tout soit neuronal...Les tenants comme les aboutissants et il n'y a pas de vues réticulées non plus ! Et bien sûr tout gondolage de cliché est ignoré...il n'y en a pas !

-De gondolage ?

-Non, de clichés !

-Je ne me ferai jamais à ces complications internes et je préfère moi aussi les ignorer !

-Nous allons donc pouvoir commencer ?

-J'allais vous suggérer de commencer sans moi car je me pose une question qui me scie les nerfs, que deviennent toutes ces images une fois visionnées ?  Elles ne sont tout de même pas rangées dans ces petits tiroirs en plastique  comme en avait mon père autrefois et qui formaient des boîtes s'empilant les unes au-dessus des autres et qu'on n'apercevait plus par la suite que de temps à autre au fin fond du dernier rayon d'un placard ?

-Mais si c'est à peu près ça, c'est tout à fait cela même si on veut bien. Une fois mystérieusement affichées, car il est sûr qu'elles ne sont pas projetées, elles empruntent une manière de chemin synaptique au bout duquel elles disparaissent dans une boîte tout en haut d'une sorte de placard !

-D'où elles ne pourront plus jamais ressortir, c'est bien ça ?

-Oui à peu près, sauf pour quelques unes qui arriveront à s'échapper de ce curieux cortex ou à s'en laisser  happer

-J'ignore vraiment à présent où peut bien se trouver le fameux placard de mon grand-père !

-C'est dommage car nous en possédons la clé...

-Il n'y a plus rien à son ancienne adresse. Je suis tombé sur des Chinois qui ont apparemment tout transformé et qui n'avaient pas de placards !

-Débrouillez-vous, faites quelque chose, rien ne disparaît entièrement comme ça !

-C'est sans doute pour cela qu'elles sont en moi ces satanées diapos, j'ai dû les mémoriser sans m'en rendre compte, sans le vouloir !

-Vous ne dites que cela mais il faudra les restituer, nous les montrer quand même ! Où qu'elles soient ! Si elles se sont détériorées ou ont simplement changé de couleurs, vous en serez tenu pour responsable !

-J'ai les originales en tête, elles ne bougeront pas !

-Qui pourra jamais les voir en ce cas ?

-Je les ai vues il y a quelque temps, elles réapparaîtront sûrement ! Il en manquait me semble-t-il...

-Dommage, ce sont parfois les plus intéressantes...

-Tout ce que je peux vous proposer est une sorte de rêve éveillé si vous voulez...Mais il me faut auparavant trouver un déclencheur...

-Pensez à votre enfance, c'est encore en de telles occasions ce qui est le plus efficace pour se retrouver envahi d'images surannées...

-Alors qu'une seule suffirait parfois...C'est quand il fallait à tout prix terminer la bobine le dernier jour des vacances qu'on faisait souvent les meilleures photos ! Non ? On déclenchait au petit bonheur en cadrant à peine et en visant un peu n'importe quoi...Et c'était la seule chance d'en faire une bonne, de découvrir, en ce domaine comme dans d'autres,  l'excellence, la primauté de l'aléatoire sur le calculé, le programmé...

-Quand nous regardons nous ne faisons pas autrement, l'oeil balaie dans la plus parfaite indifférence...

-Mais il y a l'oeil intérieur...

-Qui est aussi l'oeil de la nuit...

-Et qu'il est impossible de fermer !

-Enfin quoi, vous vous rendez compte de l'extrême difficulté qu'il y a à vouloir classer toutes ses diapositives d'un seul coup et au même endroit ! Dans un même placard !

-Mon grand-père les prenait en micro-format avec un minuscule appareil qui tenait dans une poche de son veston comme s'il n'y était pas et qu'il fixait au bout d'une petite chaîne elle-même arrimée à un passant de ceinture de son pantalon!

-Le format n'a rien à y voir. Du reste je doute que dans la tête les images soient d'une dimension quelconque alors même qu'on les voit sans qu'elles existent vraiment ! Elles ont la dimension que nos souvenirs leur donnent...

-C'est vrai que certaines paraissent immenses et d'autres minuscules !

-C'est une des grandes tâches qui nous incombent que de mettre sans arrêt à jour et dans un ordre satisfaisant l'ensemble des souvenirs qui en nous se parent d'une image encore lisible...

-Certains souvenirs ne sont plus faits que de mots...

-Certaines images semblent clignoter...

-Donc elles s'éteignent aussi et sans doute définitivement...

-Raison de plus pour nous hâter dans cette belle et noble tâche de résurgence des vieilles images qui nous tiennent à coeur et que par chance nous reconnaîtrons peut-être encore !

-Si nous les avons jamais vues ! Certaines auront l'air d'être toutes neuves, de venir d'être prises. Où cela et par qui ?

-Tous ces mystères semblent sur le point d'être élucidés. Patientez encore un peu et vous aurez votre réponse...

-Je tremble à l'idée d'en voir resurgir certaines. De celles qui ne devraient pas se conserver aussi longtemps et même qui devraient se diluer rapidement ou se perdre dans les recoins les plus inaccessibles de nos lobes crâniens !

-Il y a des boutons pour cela mais nous ne les avons pas encore trouvés.

-On ne peut dans ces cas-là que se prendre la tête et secouer un petit peu, presser, compresser mais cela ne change rien, parfois même les images doublent alors de volume !

-On dit qu'elles s'inversent parfois...Je ne sais pas, je n'ai pas ce genre de problème, toutes mes images sont contrôlées et comme censurées quand il le faut. Je ne crains donc pas ces retours nauséabonds qui choquent quelquefois des gens qui pourtant les ont prises eux-mêmes !

-J'ai du mal à me censurer moi-même, à bloquer le mécanisme quand  cela s'avérerait nécessaire. Je me repasse comme à satiété mes pires turpitudes ou que je m'imagine être de mon fait...

-Effectivement cela peut provenir d'un spectacle par vous enregistré peut-être de visu mais dont vous n'êtes pas l'auteur ni même le protagoniste mais seulement un témoin, ou même avoir conservé cela de la simple lecture d'un roman à partir duquel se forment souvent spontanément des images que l'on garde parfois en mémoire très longtemps sans plus trop savoir d'où elles proviennent.  Et si vous admettez qu'il y a une différence entre "La symphonie pastorale" et "Les 120 journées de Sodome" vous voyez à quel combat d'images antagonistes un rêveur ayant un peu lu ses classiques peut se trouver confronté de l'intérieur sans y être pour quoi que ce soit dans le tohu-bohu de visions envahissantes et plutôt déroutantes dont il est devenu mystérieusement le siège !

-Certains rendent les écrivains responsables de cela, de toutes ces échauffourées mentales, pas les lecteurs qui  à chaque lecture subissent parfois de véritables traumatismes, qui hébergent des conflits intérieurs qui le plus souvent persisteront longtemps...Ils se reprocheront alors mais un peu tard d'avoir lu de telles insanités...

-Vous parlez de "La symphonie" ou des "120 journées" ?

-Je parle des deux ! Aussi insipides l'un que l'autre !

-Vous avez peut-être raison mais il vaut mieux pour le moment revenir à notre sujet. Votre obligation d'avoir à fournir des explications à propos de vos errances infinies aussi bien dans les rues de Paris que dans les couloirs et les sous-sols de l'Administration quand toutefois vous y arriviez...

-Ah vous voyez que dans ces conditions je faisais mieux de rester dehors. On ne peut pas multiplier quoi que soit par zéro, les errances s'annulant bien mais à l'infini, je ne pouvais donc pas dans ces cas-là revenir du tout...

-Oh c'est spécieux ! Encore une de vos entourloupes langagières qui n'engagent que vous...Simplifions. A midi, par exemple, après la cantine, en marchant droit devant vous,  jusqu'où pouviez-vous aller exactement sans compromettre votre retour à l'heure pour la reprise de deux heures ? Quel point exactement ? Comment faisiez-vous ? Vous aviez bien un repère ! Lequel ?

-Oui, tout au bout de cet immense boulevard où je m'engage pour ma promenade, il y a, imperceptible dans le lointain une très vieille enseigne. C'est sûrement celle du Rialto, un petit cinéma très ancien où j'allais dans mon enfance. J'avais grande envie d'aller jusque là-bas pour voir si c'était toujours le même. Et il me semblait justement que je devais avoir exactement le temps d'arriver à sa hauteur et de revenir au bureau, in extremis peut-être mais tout de même à l'heure...

-Alors ?

-Alors j'ai dû m'y reprendre à plusieurs fois. Chaque jour j'allais un peu plus loin. Seulement le jour prévu pour enfin atteindre mon but, je n'y suis pas allé. Je suis resté à la cantine. Il pleuvait des cordes !

-Je suppose que vous y êtes allé le lendemain ?

-Non, je n'y suis jamais retourné...

-Bon, bon...cela valait peut-être mieux...En tout cas, voici la première tirette que nous avons pu obtenir...L'image de départ est bonne, identifiable. Au bout c'est moins clair. On ne voit pas très bien où vous avez pu atterrir cette fois-là. Quant aux intermédiaires, si certaines sont reconnaissables, elles semblent indiquer un bien grand détour...

-Ne deviez-vous pas me dire en quoi consistait exactement une tirette ? 

-Alors baissons la voix, les mots y gagneront en consistance et en précision et nous pourrons aussi parler plus longtemps... Une tirette disiez-vous ?  C'est pour commencer une image que nous vous arrachons...

-Confisquons, le mot serait plus juste...

-Non non il en repousse toujours un double ou plus exactement la même réapparaîtra sur simple demande dans le fameux placard...En fait, ce sera l'ancienne, la seule véritable, qui sera de nouveau visible ! Voyons, vous avez fait des études, vous connaissez ce procédé mystérieux et comme magique du Copier-Coller ? C'est la même chose...

-Avec votre mine de détrousseur je craignais plutôt un Couper-Coller ! Et puis si c'est un prélèvement...

-Tout ce qui vous est prélevé est laissé sur place ! Cela sortira pourtant bien de vous et vous pourrez  voir ce produit  miraculeux, ce simple doublon neuronal, s'afficher aussitôt, requinqué en images véritables, devant vos yeux...

-Je redoute encore plus ce procédé que l'autre. Je préfère encore rêver et vous décrire ce que je vois !

-Comment croire alors en votre objectivité ? La logique des rêves est encore plus redoutable !

-Qui n'est rien à côté de celle des cauchemars où vous semblez vous complaire et qui paraît vous guider dans votre manigance infernale à vouloir à tout prix me détrousser de tous mes souvenirs ! Il serait tellement plus simple de nous rendre à Asnières et de fouiller une bonne fois pour toutes le placard de mon grand-père ! Je ne l'ai jamais vu mais puisque vous en avez la clé vous trouverez bien la porte...

-Allez-y donc sans moi, je vous attends ici...

-Nous risquons de plus de les trouver bien gondolées et les couleurs passablement défraîchies...Et qui sait, vous y figurerez peut-être mais méconnaissable ! Comment savoir si c'est bien vous ? Comment étiez-vous en ce temps-là ?

-Si vous ne me reconnaissiez pas, nous n'aurions plus rien à nous dire ! Et je suppose qu'alors votre enquête serait terminée, non ?

-Il y a enquête et enquête... Nous changerions de mode opératoire c'est tout ! Vous seriez à nouveau persuadé de vous livrer à une simple introspection, en train de chercher en vous-même  quelques éléments si possible en images de votre passé, de votre jeunesse. Nous n'aurions plus à intervenir. Vous n'auriez plus rien à nous demander. Je vous rappelle que cette enquête comme vous dites a été diligentée à votre demande. Seulement aux moments le plus intéressant, à deux doigts de toucher au but, vous ne souvenez plus de rien...

-Pardon, je me souviens encore du placard de mon grand-père ! Il me semble que ce n'est pas rien puisque vous m'avez dit vous-même qu'il contenait, peut-être sous une autre forme et ailleurs, en moi par exemple, l'entièreté de tout ce que je pouvais désirer retrouver  des petites promenades du dimanche en famille dans les squares ou les environs immédiats de Bécon-les-Bruyères !

-Votre grand-père vous avait bien dit de vous méfier dans l'existence, qu tout ne serait pas rose ! Où avez-vous été mettre les pieds encore ?

-Après la petite gare de Bécon sans personne le dimanche et comme mon grand-père passait déjà par-là tous les jours pour aller au bureau, nous remontions tout de suite par une sorte de petite avenue des marronniers qui débouchait sur le square juste en face de chez lui et qu'on voyait très bien de ses fenêtres, nous étions déjà rendus. Moi je regardais les traces des premiers Boeing707 très haut dans le ciel bleu des week-ends d'autrefois quand la Seine-et-Oise faisait tout le tour de Paris...

-Vous avez mis du temps à voir les choses bouger ! Du reste vous êtes encore un peu dans les fifties ou vous y retournez, non ?

-Cela m'arrive oui, je connais des petites routes pour cela...et des petits escaliers qui montent sous les combles de l'ancienne Inspection d'Académie, rue des Réservoirs où travaillait maman, avec son bureau devant la fenêtre et le Bassin de Neptune, dans l'ombre et la poussière il est bien toujours là...si si, encore ses vieux timbres de caoutchouc et leur tourniquet, et une pile d'enveloppes vierges à moitié tamponnées jonchant le sol. C'était là que le jeudi après-midi quelquefois... Mais je vous embête avec mes histoires, nous étions à Asnières je crois ou Bécon-les-Bruyères si vous aimez mieux , non ? Où en étais-je exactement ?

-Vous seul pouvez le savoir...Alors c'est comme ça que vous passez vos après-midi au lieu de venir au bureau ? Vous allez dans d'autres bureaux qui ne sont pas les vôtres ou qui l'ont peut-être été mais qui ne le sont plus depuis longtemps !

-Pas nécessairement. Je ne suis pas obligé de m'y rendre. Parfois je les visite en pensée seulement, faisant appel à ces fameuses photos mémorielles que vous appelez de mon grand-père ou de son placard je ne sais plus, et qui certains jours font très bien l'affaire. Ma présence est irréfutable, je suis bel et bien assis à mon bureau, le vrai ! Impassible bien qu'en légère  téléportation.           

-Cela semble plausible...Et nous avons trouvé cette vue qui paraît correspondre...C'est effectivement situé rue des Réservoirs...Ce sont possiblement des bureaux, précisément ceux d'autrefois que l'Administration installait dans des immeubles royaux ou à la rigueur grands bourgeois...

-C'est vrai les parquets craquaient...et ils craquent toujours !

-Mais vous nous parliez d'un bassin je n'en vois pas....

-C'est le côté rue que vous voyez là... Ses fenêtres donnaient de l'autre côté...Les travaux, les réfections, réaffectations, réinstallations depuis lors ont dû être innombrables...Et bien voyez-vous, dans ces combles là-haut qui n'étaient pourtant pas le lieu exact où elle travaillait, j'ai retrouvé aussi ma chaise avec la pile de bottins qu'on avait placés dessus à mon intention pour me donner de la hauteur en vue d'une frappe mieux ciblée des enveloppes de l'Inspection et plus généralement d'une meilleure vue sur  les jardins dont ce fameux bassin dont vous me parliez à l'instant...

-Si là encore nous pouvions vous en extirper une vue, aussi bien du bassin que de la chaise, nous aurions fait un grand pas en avant !

-Croyez-vous vraiment cela messieurs ? Je vous aiderais bien dans cette tâche très singulière mais ignorant moi-même comment on les fait venir dans sa tête, ce n'est pas pour vous dire comment vous pourriez en plus les importer jusque dans les vôtres !

-Nous y arrivons cependant, nous entrevoyons parfois ce que vous voyez !

-Quelle horreur! J'espère que vous ne tombez pas sur celles que je m'efforce de refouler au quatrième rayon tout en haut du placard !

-Elles en tombent quelquefois détrompez-vous mais rassurez-vous aussi car elles s'estompent très vite pour disparaître au fur et à mesure que nous en prenons conscience...Le format en est sûrement incompatible pour notre lecteur...

-C'était pourtant du 24x36 je crois avec  peut-être oui quelques 6X6 ce qui n'est pas fréquent mais c'était pour montrer à Tournier qui dans son grenier avait le projecteur adéquat ! Ce n'était pas la diapo de tout le monde, je suis désolé messieurs de votre manque d'adaptabilité...

-Je vous rappelle qu'il s'agissait du souvenir que vous en gardiez et non de leur support matériel qui du reste est introuvable et que nous ne cherchons même plus...

-Quoi ? Vous ne voulez plus retrouver le placard de mon grand-père ! Un placard super bien équipé, fait entièrement de sa main où l'on pouvait tenir dedans à force de s'y tenir debout et où une échelle coulissante permettait d'accéder au faîte d'une de ces structures d'étagères dont il avait le secret. C'était après les cerises à l'eau-de-vie qu'on y montait. Papy faisait son choix là-haut entre toutes ses boîtes de chaussures dont pas une seule qui ne portât au gros feutre noir la mention exacte des diapositives qu'elle contenait ou devait contenir...

-Vous nous avez dit que des asiatiques semblaient l'avoir investi ce closer modèle !

-Et bien oui j'ai imaginé cela faute d'éléments bien réels ou probants...Car en réalité je me demande si        

     

 

 

 

 

 

 

 

a i    
       
Fano, une "place d'Italie" (Chirico) en quelque sorte...        
       
 1er CdI  (Boulogne)        
       
Choisel, la tanière de l'ogre !        
       
Deal (Kent)...July64        
       
Deal. July 64-65        
       
Dieppe..le café suisse !        
       
Dieppe. Sur la promenade et la grande pelouse aux cerfs-volants !        
       
Fano. La plage du Levant !        
       
Fano - Etés des années 60 !        
       
Ferney et sa papète !        
       
Rue du Mont-Blanc        
       
Pl. des Nations- Le kiosque        
       
Rue du Rhône        
       
Rue Vermont        
                   
Rue Vermont ?        
       
Rue Vermont        
       
Lausanne- La gare        
       
Meudon -Val Fleury        
       
Ouchy        
       
Oxford- St-John's College - Juil 67(Summer School)        
       
Saint-Sulpice(6ème)- Les bureaux étaient installés dans les anciennes cellules des moines ou des impétrants. C'était très impressionnant. Surtout l'entrée à colonnades et le vestibule tout en pierre qui suivait avec, faisant face et derrière un grand comptoir en bois , la collègue de la "Réception" qui n'en perdait pas une sur les allées et venues...C'était immense tout autour et les services multiples que l'on pouvait demander..Et même, personne ne les connaissadeit tous. Cela allait du plus banal "Secteur d'assiette" à la "Direction Régionale des Brigades de Recherches et de Contrôle"...En me rendant ma convocation, la réceptionniste m'indiqua le chemin pour me rendre à la FI (Fiscalité Immobilière) et le bureau me M. Belmont, Inspecteur auprès duquel j'étais nommé...Ce n'était pas la période habituelle des changements de poste mais j'avais été dépêché depuis mon ancien bureau comme en urgence, à titre de "renfort" ! En réalité ils n'avaient pas eu la patience d'attendre le jeu habituel des mutations et m'avaient détaché d'office dans une villégiature qu'ils espéraient plus favorable pour moi, n'y ayant encore jamais mis les pieds...            
       
WH Smith & Son    English Bookshop and Tea-Room !        
       
Café de la Mairie        
       
-Old Navy ! Fermé le jour mais ouvert la nuit ! Dont une assez spéciale, il y a bien longtemps déjà,  et celle-là comme exclusivement pour moi et pour Claude Nougaro qui ce soir-là y faisait un drôle de numéro!

-Vous ne dites que cela et il faudra là encore vous expliquer sur cette bizarrerie et vous justifier si nécessaire au sujet d'outrances de langage comme de comportement...Et dire en particulier si vous avez pu vous rendre le lendemain à votre bureau et comme toujours, surtout si vous n'êtes pas allé jusqu'au bout, par quel chemin ! Et où vous situez cette fois-là, grosso modo, le trou noir...

       
       
Les Photocopies        
       
L'entrée du Luxembourg        
       
CDI Gros Caillou ! (rue du Bac)        
       

CDI rue du Gal Beuret ! A quel étage ai-je flotté exactement ? Je ne me souviens plus. Alors que j'y suis même allé deux fois (y ai été affecté à deux reprises) ! Quand tout cela va-t-il finir de revenir , moi qui n'y suis plus depuis longtemps maintenant mais qui pourtant revois toujours cette bâtisse lugubre...Que s'y était-il passé au juste, me concernant ? Je revois les murs noircis de fumée d'un bureau comme calciné..Le mien ? Pourquoi avait-il brûlé pendant la nuit ? Heureusement deux fois moins que celui d'à côté où le feu avait dû prendre disait-on...Ce n'était donc peut-être pas moi qui était visé, pas moi que l'incendiaire avait voulu impressionner ou mettre en garde... En garde contre quoi ? Qu'avais-je bien pu dire encore et où ?

       
       
-C'est assez curieux, il semble que pour plusieurs tirettes, d'où qu'on parte, on parvienne très souvent à ce bistrot. Il est pourtant bien loin d'un seul de vos anciens bureaux. Vos avez une explication ?

-Mais oui, regardez ce look défraîchi, cette terrasse donnant sur une rambarde et des travaux. Pas très aguichant. Du reste il n'y a personne pas plus qu'à l'intérieur qui semble désert malgré les deux loupiotes qu'on aperçoit par le carreau, oubliées dans la hâte d'une fuite quelconque.  Et du coup ce café était fait pour moi. D'ailleurs il porte un nom africain et la terrasse est en plein soleil ! J'avais très bien pu ce le choisir comme point de chute final ou d'ultime rebroussement... Regardez les volets fermés des fenêtres du gérant au premier étage, il n'y a personne tout le monde dort ! Ou bien était parti à temps. Quant à moi je n'allais peut-être  pas tarder à venir m' y asseoir comme une sorte de  rescapé improbable d'on ne sait trop quoi, y ajouter ma propre solitude, mon intime désolation...J'aurais pu peut-être...

-Vous ne vous souvenez pas ?

-Non. Je ne suis jamais allé dans ce café. Vous savez j'ai très bien pu retenir cette image malgré moi, en passant, ou derrière la vitre d'un autobus par exemple..

-En somme une image fortuite...

-Nous en sommes pleins paraît-il...Et la plupart ne seront jamais revues faute d'affichage demandé. Et comment demander une image dont on ne se souvient pas ? J'allais dire qu'on n'a plus en tête, ce qui n'est pas forcément tout à  fait juste mais qui revient au même...D'ailleurs je suis sûr que mon grand-père lui-même ne se souvenait plus  de toutes les photos qu'il avait prises et comme en plus nombre de ses boîtes lui étaient devenues inaccessibles en raison du tassement de ses lombaires, il en était réduit à projeter presque toujours le même panier qu'il rangeait dans un tiroir de sa salle à manger...

-C'est une comparaison sûrement pertinente et même judicieuse avec notre système d'archivage interne mais des liaisons plus subtiles et sans équivalent avec les séances de diapos des dimanches d'autrefois dans les familles, ont vu le jour  récemment dont l'étonnant système des tirettes, déjà évoqué, permet de tirer parti au moins dans certains cas...

-Mais allez-y, parlez m'en un peu plus, montrez-en moi, je n'en ai encore jamais vu une seule moi de vos fameuses tirettes ! Et en quoi puis-je bien être concerné par ces mystérieux systèmes voire même en bénéficier ?

-Mais tout simplement parce qu'on pourrait croire que cette étonnante machinerie a été conçue pour vous, pour votre propre cas pourtant si particulier, si hors les murs pourrait-on dire ! Et bien il s'adapte, il vous fouille sans vous détrousser, vous palpe sans la moindre gêne ni même réelle conscience de votre part...Et pourtant dès qu'il tient une image, il tire dessus d'un petit coup sec et le tour est joué, c'est la ribambelle de tous les souvenirs associés qui sort miraculeusement de votre cortex, suspendus à une sorte de fil comme des chemises ou des chaussettes sur une corde à linge...Sauf que c'est une corde à images, si vous voulez mieux...

-Et moi je ne vois rien ?

-Rien, absolument rien. Par contre nous, nous pouvons en faire une moisson bien réelle et très profitable...Tenez par exemple, dans la même tirette que celle de la photo du Brazza dont nous venons de parler, nous avons encore prélevé celle-ci...

...certes la météo n'est pas du tout la même et pourtant il y a un point commun entre les deux images...Nous vous laissons découvrir lequel...Prenez votre temps, nous il nous a fallu un bon moment avant de...

-En tout cas, je reconnais, c'est Villars ! Pas très loin  du Pré Fleuri !

C'est Villars-Chésières oui, en Suisse, où vous passiez vos vacances d'enfant...

-Les mois de juillet...En face des Dents du midi, du Grand Muveran et de la Tête à Pierre Grepp ! Des plus de trois mille mètres avec des plaques de neige éternelle comme à portée de main! Et chaque année, j'étais ébahi par le simple fait de pouvoir contempler à nouveau et toujours d'aussi près de si majestueux monuments !

-Oui oui mais n'oubliez pas ce que nous vous avons demandé...Pour vous aider sachez que ces commerces qui figurent en premier plan ne sont pas des cafés...Ce n'est donc pas le point commun. Toutefois l'un d'entre eux...

-Ce sont les Dents du Midi qu'on devrait voir au fond...Ce n'est pas le brouillard qui bouche la vue, c'est un nuage qui recouvre la station et la traverse en même temps, cheminant lentement le long de la montagne ! Ce n'était pas un simple brouillard de banlieue ou de bord de Seine, nous étions dans les nuages! A chaque fois je n'en revenais pas de ce prodige qu'il m'était donné d'observer et qu'on ne risquait pas de connaître à Paris...Du reste il suffisait parfois de descendre un peu le sentier pour apercevoir tout en bas la plaine et le Rhône éblouissants de soleil. Le soleil était en bas ! Les jours d'orage nous étions bel et bien au milieu des éclairs mais des éclairs horizontaux et plus bas que le pré d'en bas ! Tout semblait renversé ! Même moi qui ne savais plus très bien où j'en étais, surtout le premier jour quand le petit chagrin de se sentir loin des parents n'est pas encore balayé par l'ivresse d'une liberté renouvelée chaque fois plus exaltante. Qu'y avait-il après le dernier tournant du sentier devenu minuscule et lointain tout là-haut, mystérieux, et qui pourtant passait familier devant le chalet ? Un jeu de piste en groupe m'y conduirait peut-être ou même une mini fugue en solitaire...

-Savez-vous que je n'avais pas personnellement remarqué les détails en question et encore moins qu'ils constituaient un lien entre les deux images et donc que vous aviez peut-être votre mot à dire là-dessus et qu'il était même souhaitable de vous interroger, à condition bien sûr que vous paraissiez vous-même savoir de quoi il s'agissait ou que cela pût susciter chez vous un semblant d'intérêt, l'ombre d'un étonnement sinon d'un doute...

-Et une fugue nocturne ! Car c'est le soir venu qu'on apercevait là-haut des lumières...

-Voyez-vous ça...Et combien y en avait-il par hasard ?

-Deux...Oui c'est cela, il y en avait deux !

-Et bien nous y voilà. Je ne sais pas trop s'il est judicieux de crier bingo mais en tout cas regardez bien les éléments qui vous ont apparemment échappé mais que nous avons avons découpés à votre intention :     

     

        

-C'est très intéressant...Oui cela me dit vaguement quelque chose...Ces points lumineux sont vraiment dans ces deux photos là-haut?

-Mais oui, remontez donc les voir un instant, vous  trouverez, vous verrez tout de suite à présent ces détails signifiants, mieux, vous aurez appris à les reconnaître !

-Oui, ce caractère nocturne en plein jour aurait dû me frapper...Ce que je voyais là-haut dans mon enfance c'était comme deux...

-Ne me dites pas que c'était comme deux yeux dans la nuit ou encore mieux, les yeux de la nuit, ah non ! D'abord la nuit n'a qu'un oeil, et puis ce serait vraiment trop facile. Bougeaient-ils ?

-Oui ils semblaient avancer ou faire marche arrière...

-C'étaient les phares d'une voiture !

-Non, impossible, ils ne le faisaient jamais en même temps. Quand l'un semblait avancer, l'autre paraissait reculer !

-Nous ne comprenons rien à vos histoires. C'est trop embrouillé, invraisemblable. Et puis nous nous méfions de ceux qui voient ou croient voir des choses depuis leur lit. Car c'était bien le cas n'est-ce pas ? Vous étiez bien dans votre lit dans une des chambres de ce chalet ?

-Oui et d'où, sans avoir à me lever, je voyais tout le haut de la montagne...Et les éclairs de chaleur aussi quand il y en avait..Mais les lumières bien sûr c'était différent...Elles apparaissaient vers onze heures...

-Comment le savez-vous ?

-Je ne quittais pas ma montre aux aiguilles lumineuses...C'était pleine lune quelquefois mais ça ne changeait rien...

-Cela faisait bien des sources de lumière en même temps...Et les lucioles, vous y avez pensé aux lucioles, aux vers luisants ?

-Oui il y en avait mais je ne pouvais pas les voir pas de mon lit...

-Pourquoi gardiez-vous votre montre ? Vous aviez peur qu'on vous la prenne ?

-Non pas du tout mais avec mon voisin qui d'ailleurs en avait une lui aussi, nous jouions à celui qui s'endormirait le dernier et le plus tard possible...Mais le lendemain je ne me souvenais jamais de l'heure qu'indiquaient les petites traces verdâtres des aiguilles au moment fatidique où je décidais de ne plus retenir mes paupières...Mais je sais que l'autre dormait déjà généralement depuis longtemps. Ce qui ne m'empêchait pas de continuer puisque ce n'était pas une course entre nous deux mais plutôt une sorte de résistance individuelle à la nuit et à son oeil qu'il ne faut surtout pas chercher à fermer mais tâcher de fixer le plus longtemps possible sans soi-même sourciller...

-Et cette montre où est-elle à présent ?

-Dans le petit tiroir du secrétaire de ma salle à manger...

-Vous n'êtes jamais arrivé à vous en séparer n'est-ce pas ?

-On doit toujours reprendre sa fouille...

-Bon alors je vais indiquer que vous pensiez voir une, deux ou trois lumières selon les circonstances...C'est bien cela ?

-Oui, en effet je crois que vous avez assez bien résumé la situation si particulière de mes soirées d'alors...

-Et cette enfoncement solitaire dans le temps de la nuit à l'aide seulement d'une petite montre lumineuse, qu'en pensez-vous au juste à présent ?

-Je crois que c'était avant tout une épreuve que je m'imposais dans l'espoir de vaincre ma timidité...

-Effectivement, vous obliger à fixer le plus longtemps possible l'oeil même de la nuit, c'est une sorte d'exploit pour celui qui dans la journée peinait déjà à soutenir un simple regard un peu sérieux ou juste attentif à votre personne...

-Une personne qu'on semblait trouver un peu à part et qui de ce fait obtenait au mieux une gentillesse un peu moqueuse et le plus souvent une compassion un rien pincée ou dubitative...

-Comme vous y allez avec vos autoportraits psychoaffectifs ! Méfiez-vous de ne pas tomber dans l'autosuffisance ! Vous croyez qu'à cette époque vous pouviez susciter  une telle attitude à votre égard de la part d'adultes chargés avant tout de vous protéger, de vous distraire ou de vous dorloter au même titre que les autres ?

-C'est justement ce qui m'inquiète...

-Et puis d'abord pourquoi vous croire à part ? Quelle prétention ! Vous voulez que je vous dise ? Le problème n'est pas que vous soyez à part, entièrement ou non, c'est que vous êtes ailleurs. Encore mieux, vous n'êtes pas là! Pas là du tout!

-C'est que j'ai dû m éloigner !

-Votre fiche est formelle. Vos absences ne sont pas seulement répétées, elles sont chroniques, permanentes !

-Je suis parti pour me chercher, me retrouver !

-Revenez à deux alors, sans quoi nous y irons vous chercher !

-Et si je suis toujours seul, de moitié ?

-En ce cas nous ne vous verrons pas et ne pourrons plus rien pour vous...Vous pourrez rester où vous êtes.

-Je ne serais même pas ailleurs mais nulle part en réalité si j'ai bien compris ?...Ah mais voilà qui plaidera peut-être en ma faveur, je viens à l'instant  de retrouver moi-même une image montrant une lumière dans la nuit...Regardez...

-Malheureusement, nous ne pouvons pas la voir à moins d'attendre qu'on la fasse passer par notre réseau! Et qui pourra s'en charger ? Qu'importe, nous ferons faire des tirages aléatoires de toutes vos images nocturnes, il y en aura bien une qui ressemblera à la vôtre !

-Comment le saurez-vous ?

-Voyons, comment est-elle à peu près ?

-Elle ressemble beaucoup à celle que vous m'avez montrée en premier avec aussi un café qui bien sûr n'est pas le même et il fait nuit, aussi ne voit-on rien ou presque...J'avais dû arriver trop tard, il n'y avait plus que la pendule-réclame qui luisait pâlotte au-dessus du comptoir...Tout le reste à l'intérieur co mme au-dehors était noir...

-Très bien, ce sera facile à retrouver. Ce ne sont pas les fins de bamboches qui manquent dans vos replis corticaux !

-Moi-même heureusement, pour la plupart, je les ai oubliées.  Celle-ci je ne sais pourquoi m'est restée à disposition...

-Ce n'était pas la nuit de Nougaro  ?

-Non ce n'était pas Old Navy, ce n'était donc pas en effet la nuit du Nougaro ! Cela sonne un peu comme un film d'épouvante et le fait est qu'on nous n'en étions pas très loin...Quelle horreur, aussi bien de ma part que de la sienne !

-Bon, si vous le voulez bien, revenons à nos moutons...

-Pourquoi m'avez-vous lu ma fiche ? Ce n'est vraiment pas très gentil, je dirais même, pas humain. Et d'abord par qui est-elle rédigée ?

-Je ne peux pas vous le dire. Je peux vous en donner connaissance mais je ne peux pas vous révéler d'où elle émane ni par qui elle est concoctée. Mais attendez la prochaine lecture. Vous savez que la teneur peut en être modifiée et du coup s'améliorer...

-Elle peut difficilement être plus dure, plus méchante sauf à la rédiger moi-même...Du reste c'est curieux on dirait un peu mon style. Il m'arrive d'ailleurs de me traiter moi-même de la sorte soit  pour me booster, me châtier ou par pur plaisir cérébral mais je vous dénie le droit d'en user de la sorte à mon égard sans mon consentement écrit !

-Vous irez dire ça à ces messieurs.

-Où sont-ils exactement ces messieurs ?

-Mais dans leur château, bien qu'ils n'y règnent pas à proprement parler. D'ailleurs ils ne font pas que s'occuper de vous, ils ont d'autres fonctions. L'un d'eux est aussi proviseur du lycée d'à côté, un autre administrateur d'un grand théâtre national, un autre encore directeur de l'observatoire et un autre est remisier en je ne sais plus quoi et en plus  régisseur d'une annexe de l'opéra. Vous voyez, ils sont d'un niveau supérieur et ont fort à faire et si vous présentez la moindre remarque même enveloppée de la plus plate obséquiosité, vous recevrez vite des coups de bâton.

-Comment se fait-il qu'ils s'occupent de moi ? Et quel rapport avec mes images intérieures ?

-Oh ils ne s'occupent peut-être pas de vous ou pas encore et les notes vous concernant viennent sûrement d'ailleurs. Ce sont des gens dans des bureaux qui parfois dans une journée ne font qu'apposer une seule fois leur paraphe au bas d'un document sans savoir d'où il vient ni où il va et ce à longueur d'année. Donc cela concerne forcément tout le monde un jour ou l'autre...Attendez, votre tour viendra.

-Ce n'est pas très rassurant.

-Mais non ce n'est rien du tout, une simple formalité ! D'ailleurs elle est parfois annulée au tout dernier moment et dans ces cas-là on ignore pour la vie ce dont il pouvait s'agir. Du reste peu de gens en sont avisés. Certains prétendent qu'elle est parfois traitée d'office unilatéralement, sans la présence ni la participation de l'intéressé...

-Ces gens du Château montrent sans doute par là  qu'à leurs yeux une absence pure et simple vaut mieux  qu'une présence approximative...

-Entre autre et puis sont-ils seulement là eux-mêmes ? On en doute un peu, personne ne les a jamais vus....

-Je crois que j'ai une enveloppe moi écrite par l'un d'entre eux...Mais ce n'est pas mon  nom, ils ont dû se tromper...

-Quand ils ne peuvent pas les intervertir, ils les les changent carrément... Ah oui on ne dit pas le Château mais le Manoir car il s'agit en réalité d'une grande bâtisse et probablement même d'un ancien presbytère où avait vécu jadis un écrivain qui en avait fait une sorte d'île dans les limbes...

-Où ces messieurs ne vont pas tarder à disparaître !

-Tant mieux, ils ne servaient pas à grand-chose...Non ce qui est déroutant avec vos associations d'images c'est cette difficulté qu'on a à remonter le temps, à les ordonner chronologiquement. Et puis on est toujours obligé de partir de celle qui représente le détail le plus insignifiant et que l'on doit d'abord "agrandir" jusqu'à l'obtention d'un élément quelque peu identifiable...Ce n'est qu'à l'extrémité  de la tirette qu'on obtient parfois quelque chose de plus ou moins probant, manifeste ou utilement qualifiable, nommable. Et à ce propos, je vais peut-être enfin pouvoir vous montrer un tout premier résultat !

-Vous me suivez de près. A quel titre exactement m'avez-vous pris en compte, je ne dirai pas en considération ? Etes-vous aussi du Manoir ? Appartenez-vous au genre "Messieurs" ?

-Ah non ! Non pas du tout. Nous n'avons rien de communautaire étant parfaitement indépendants...

-Ne me dites pas que vous êtes des fonctionnaires privés !

-Si, exactement. Des fonctionnaires privés bénévoles !

-C'est un drôle de statut ! A-t-il été publié ? Et même seulement reconnu ?

-Il est reconnu par tous ceux qui vivent à nos crochets et qui ont intérêt à ce que nous existions, que nous fonctionnions !Système très fiable et qui assure à nous aussi la sécurité de l'emploi, sa permanence sans faille. C'est vrai nous sommes subventionnés, en espèce, mais d'une manière purement symbolique...

-Avec des billets de Monopoly ?

-Oh non ce sont bien des vrais mais ils n'ont plus cours ! Comme ceux qu'on voit vendus en vrac à dix sous le mille dans de grandes enveloppes, vous savez aux vitrines des numismates de la rue Vivienne...

-Oh oui je connais. A la pause de midi, j'atterrissais souvent dans le quartier de la Bourse. D'une part  pour la brasserie Le Vaudeville son tartare et sa clientèle cosmopolite moitié finances moitié artistes, d'autre part oui pour ces marchands de vieilles monnaies dont les boutiques, au retour et en me figurant qu'elles étaient sur le chemin du bureau, retenaient un moment mon attention, suscitant des rêves de collection ou même de chasse au trésor !

-Alors que vous étiez déjà servi !

-A cet endroit-là, étant le plus souvent sur le point de poursuivre mon chemin en vagabond, il me plaisait de m'imaginer ne possédant rien du tout et juste bon à m'ébahir des choses visibles depuis le trottoir ou le comptoir d'un bistrot et des plus médiocres sinon des plus banales. Je ne possédais pas tant que ça mais j'aurais pu au moins avoir à coeur de m'en occuper davantage et de faire fructifier mon bien qui tenait en réalité seulement dans une ancienne boîte à biscuits !

-Cette façon de voir les choses vous honore mais me semble bien modeste et pour tout dire largement sous-évaluée !

-Mais dites donc, êtes-vous chargé d'établir mon patrimoine ? Dans quel but ? Attention à ne pas inverser les rôles !

-Rassurez-vous, nous n'avons aucune compétence ni prérogative en ce domaine ! Toutefois nous sommes fondés  à vous poser des questions exclusivement sur le contenu exact de votre boîte de biscuits qui de toute évidence ne renferme pas que des petits fours...D'accord ?

-Je suppose que s'agissant là de votre seule prérogative à mon égard, elle est du même coup sans restriction aucune. Aussi, messieurs, je n'ai donc apparemment pas le choix mais concernant l'objet de vos investigations, sachez que vous aurez tout le loisir d'en inspecter vous-même le contenu aussitôt que j'en aurai retrouvé l'emplacement exact car voyez-vous et nonobstant l'extrême soin avec lequel je range mes affaires, je n'ai pas encore réussi à mettre la main dessus !

-Vous ferez pour le mieux nous n'en sommes pas encore là. Et où qu'elle soit pour l'instant nous finirons bien par l'avoir et en soulever le couvercle...

-Elle sera peut-être vide...Je ne me souviens plus du tout de ce qu'il y avait dedans pour finir. Mon père y avait placé un temps les petites savonnettes empaquetées qu'il rapportait de ses voyages et que les hôtels mettent à la disposition des clients dans tous les pays du monde. Ayant eu besoin de la boite, je ne sais plus pourquoi, je les avais enlevées mais je crois que seule l'odeur de savon parfumé l'avait ensuite occupée assez longtemps. Et donc vous voyez bien je ne savais plus quoi y mettre...

-Vous aviez un souvenir plus précis du placard de votre grand-père...

-Oui et permettez-moi de repartir à sa recherche ou tout au moins de vous en refaire la description !

-Non inutile nous ne voulons plus rien savoir de cela. C'était plutôt cette boîte qui nous turlupinait mais...

-Oh je vous promets de tout faire pour la retrouver ou une autre presque semblable...

-Pas la peine, comme vous dites des boîtes comme ça on en trouve tant qu'on veut. On a eu tort de vous embêter pour trois fois rien. Revenons plutôt à ce qui nous occupe, ces images...vos images...

-Ah mais j'y pense dans ces vieilles boites de biscuits on met souvent des photos. C'était sans doute pour cela que vous...

-Oh non, rien à voir, vous savez bien qu'elles sont exclusivement dans votre tête...

-Il y en a qui s'impriment comme ça de temps à autre spontanément...J'entends mon imprimante se déclencher...

-Vous êtes équipé Wi-Fi !

-Si on pouvait imprimer ces images cérébrales on aurait fait un grand pas en avant.

-Et on aurait peut-être des surprises !

-Oui car tous les souvenirs avec le temps se dénaturent et les images qui y restent accrochées sont souvent bien pâlottes ou peu significatives voire même illusoires, mensongères...

-Elles se réduisent parfois à des détails insignifiants...Leurs champs se rapetissent et il faut en quelque sorte faire zoom arrière pour élargir la scène, obtenir une vue d'ensemble qui restera souvent énigmatique !

-Mais dites-moi, votre travail n'est vraiment pas facile. Ou votre étude, votre enquête, votre investigation, votre thèse, votre exploration, votre exploitation, votre balayage, votre survol, votre observation, votre instruction, votre analyse, votre synthèse, je ne sais quoi...Je ne sais pas exactement comment vous vous employez à mon sujet. C'est une sorte de dissection , non ? Qui n'ose pas dire son nom, si ? Doctorez-vous ? C'est  peut-être une mise en sauce de ma personne ?

-Nous essayons de conjuguer à votre propos probité et efficacité. Nous ne cherchons nullement à vous circonvenir ! Mais sachez que cette demande vous concernant vient de haut, de très haut...

-Elle est donc tombée bien bas. Mais cela ne fait rien, j'aurais peut-être le temps d'y satisfaire ou plus simplement la possibilité. Sinon je vous ferai un prix pour les images dont j'aurai pu disposer. Elles vous seront livrées encadrées et tirées sur toile !

-Nous donnerions cher pour voir un seul de vos souvenirs prendre forme, s'afficher dans votre esprit, mettre au point la netteté et les couleurs avant de céder la place au suivant selon un mode de transition sans doute variable et réglable qui nous échappe encore...

-Pas pour longtemps car il me semble alors que je vais fondre et m'enchaîner !

-Le fondu enchaîné !  C'est donc la même chose qu'autrefois sur nos braves lanternes dont certaines permettaient déjà ce mode de liaison subtil et troublant...

-Effectivement c'était cela qui me captivait dans ces séances souvent assez ennuyeues. Lorsque la vue précédente et la suivante se mélangent sans cesser chacune d'être reconnaissable. Dans cette superposition des deux images estompées de moitié, certaines valeurs de couleurs, de blancs ou de noirs se recouvrent alors en s'augmentant ou s'annulant.  C'est à ce moment précis que j'aurais voulu prendre une nouvelle photo, celle justement de ce fondu, pris à différentes étapes et pour certaines parties de l'image seulement. Ce que je fis par la suite en particulier en enchaînant l'image d'un même décor pris sous des angles légèrement différents ou en décalant l'éclairage...Fondre ainsi le jour et la nuit ! 

-Vous aviez déjà une tournure d'esprit très particulière ! 

-Je devais appeler cela des "Nocdiurnes" et en faire des expositions un peu partout. Ce qui n'eut pas lieu, étant déjà à l'époque bien trop timide pour pousser la porte d'une quelconque galerie d'art avec mes tirages sous le bras... J'avais envisagé de les montrer sans dire que c'était de moi mais je ne l'ai pas fait non plus. J'ai fini par ranger dans un grand tiroir de ma commode les centaines de tirages que j'avais obtenus et refermé à clé.

-Vous aviez fait le principal. Et au moins n'avez-vous rien détruit. Le reste, vous savez...

-Vous êtes bien aimable tout à coup. Cette sorte de consolation me va droit au coeur...Vous ne voudriez pas les voir tout de même !

-Non pas du tout, nous ne sommes pas compétents pour cela...Et puis vous savez bien que nous nous intéressons à d'autres tiroirs plus impalpables mais pas plus faciles à ouvrir ou plutôt à entrouvrir. Et justement, revenons à nos tirettes ! Elles vont bon train vous savez, elles avancent et je me fais fort d'en produire une d'ici très peu de temps. Je crois qu'il s'agit du jour de votre installation comme titulaire à l'Inspection de la rue du Général Niox dans le 16ème à deux pas de la Porte de saint-Cloud. Finis les stages, c'était votre premier vrai poste comme Contrôleur ! Contrôleur des des Contributions comme on disait Au théâtre ce soir, dans les pièces de Feydeau ou de Courteline ! Le roi n'était pas votre cousin ! Cont des Cont !

-C'est abominable !  Vous avez retrouvé ça ? Et on voit bien ? Est-ce qu'on voit réellement quelque chose ?  Vraiment voit-on quelqu'un ? Et surtout, se peut-il que ce fût moi ? N'y a-t-il pas un doute tout de même sur la personne ? C'est bien un peu flou non ? Les têtes au moins sont-elles floutées ?

-Pas du tout et la netteté générale n'est pas mauvaise. Simplement je vous rappelle qu'avec ce genre d'archive, d'images picto-neuronales comme on dit, on voit ce que vous voyez et il n'est donc pas question que vous y figuriez vous-même...

-Ah bon, oui c'est vrai, ah tant mieux je préfère cela, je n'ai jamais eu de goût pour les spectacles de fourvoiements programmés suivis d'autodestruction passive...

-On ne vous voit pas à moins bien sûr que vous ne vous trouviez devant une glace ou même simplement devant la vitrine d'un magasin...

-Et c'est le cas ?

-Je n'en ai pas vu moi-même mais il est vrai que j'en ai visualisé que fort peu. La plupart de celles que je réussissais à débusquer dansaient un moment comme dans l'air puis s'enroulaient vite sur elles-mêmes pour disparaître aussitôt dans une sorte de repli. J'vous jure c'est commode !

-Un repli du cerveau certainement...

-Je n'en jurerais pas car on ne sait pas trop ce qu'on voit, d'où ça vient ni où ça va...

-Mais finalement ce sont bien comme  des diapositives, non ?

-Vous allez encore me parler de votre grand-père de Bécon-les-Bruyères et de son placard ! Je crains que ça n'ait pas grand rapport...Encore qu'avec votre histoire de rayon inatteignable et de tiroir de secours dans la salle à manger, oui, il y a sans doute une certaine analogie avec ces boyaux d'images fumantes et toujours déformées ou un peu noircies qu'on trouve parfois chez vous  dans vos propres tiroirs ! Trop claires, pas assez révélées ou mal fixées !

-C'est malheureusement souvent le lot des souvenirs auxquels on tient le plus !

-Votre mémoire est un piètre labo photo !

-On n'y a pas accès. C'est bien là le drame. Sinon j'irais installer la lumière orange adéquate, qui manque certainement ou rouge ! Vous avez connu cela vous aussi je suppose. Vous avez sûrement  déjà développé de l'argentique !

-Et nous le faisons toujours de temps à autre, ne serait-ce que lorsque nous dénichons de vieilles bobines de films qui semblaient prêtes à être envoyées au laboratoire et qui ne l'ont jamais été ! Oui nous développons alors tout de même au cas où l'opération révèlerait malgré tout quelque chose qui tiendrait bien sûr du miracle étant donné le retard parfois constaté !

-Et où donc trouvez-vous de telles vieilleries ?

-Mais chez vous tout simplement !

-Ah oui il s'agit probablement de ces bobines de Diadirect, des diapositives noir et blanc, de grande qualité car de très faible vitesse ou sensibilité et avec lesquelles je faisais en conséquence mes expériences de poses de très longue durée !Sous double filtre rouge par-dessus le marché, les jours de grisaille d'est en automne ou carrément et là en toute saison, entre chien et loup ! Vous connaissez cette extrême difficulté d'approche en matière de prise de vue ?

-En tout cas le résultat n'est pas très probant et le nombre d'éléments visibles ou seulement identifiables sur vos clichés est des plus parcimonieux...Comment expliquez-vous cela ?

-Mais qu'y a-t-il exactement, qu'avez-vous vu ou seulement entrevu alors ?

-On se croirait dans une sorte de brouillard d'où émergent parfois de vagues silhouettes qui paraissent se déplacer car elles ne sont présentes à l'image que par les traces qu'elles laissent derrière elles...

-Et bien oui c'est tout à fait cela, c'est bien l'effet recherché. Et on est visible sur ces photos et selon mon procédé que si on ne se déplace pas trop vite. Au-delà d'une certaine limite, que j'appelle vitesse d'échappement, on ne figure pas du tout sur le cliché. En-deça au contraire on commence à voir apparaître les individus ou les objets en mouvement modéré dont les traces seront d'autant plus visibles qu'ils sont plus lents ou ralentiront davantage. Et si si l'on voit des éléments d'une grande netteté et sans ces sillages de poisson derrière eux, c'est qu'ils sont parfaitement immobiles.

-Ils ne sont pas nombreux ceux qui paraissent ainsi poser pour vous.

-Ils posent pour eux-mêmes et sans le savoir. Comment le savoir du reste ? Moi-même j'ignore tout du montant de la pêche. J'ai pourtant devant mon instrument toute une foule mais composée de gens très affairés, soit traversant en ligne droite d'un bon pas, soit tournant plus ou moins en rond en attendant quelqu'un. Et ceux-là ne laisseront aucune trace sur l'émulsion aussi longtemps que je puisse prolonger la pose et qu'ils ne cesseront de se déplacer à bonne allure. Mais que le tournicoteur en vienne à s'arrêter pour refaire son lacet, du même coup il se retrouvera si je puis dire dans l'épuisette! C'est cela, il figurera sans raison valable ni pour aucun motif véritable sur la photo.

-C'est ce qui sépare l'amateur de génie du professionnel ordinaire !

-Si vous voulez car effectivement je n'ai aucun intérêt à photographier de la sorte. Ces photos ne me rapportent rien et en plus je ne les montre à personne. Et finalement je me les cache presque à moi-même, les regardant si peu. Pourtant croyez-moi je les trouve géniales et d'un enseignement supérieur.

-J'aurais accepté élémentaire mon cher Watson...On ne voit presque rien.

-L'essentiel, seulement l'essentiel. ! Ce qui mérite d'être retenu. Ni plus ni moins.

-Vous rejetez donc presque tout. Sur une foule entière, il reste quoi ? Deux trois péquins plus ou moins figés ou bâillant aux corneilles, probablement oisifs et des inutiles voire des malfaisants...

-Parfois, dans un jardin bondé, seules les statues apparaissent...Oisives je veux bien, inutiles cela vous regarde mais malfaisantes !

-Bon dites, il va falloir nous aider pour ces maudites tirettes, on ne s'en sortira jamais seuls ! Pas sans vous en tout cas.

-Je n'ai jamais été très fort pour juger ou apprécier les autofictions...

-Cela n'en sera pas, tout ce qu'on vous donnera à voir a dû réellement vous arriver !

-Sauf les rêves et les obnubilations. Je suppose que ces fantasmagories laissent pareillement des traces et que votre procédé est tout à fait capable de les restituer sans faire de différences !

-Absolument pas, ce n'est pas la même chose, le contraste est plus dur et le cyan  n'intervient jamais. Nous jugerons par nous-mêmes de toute manière. Mais ne vous inquiétez pas trop, quand vous verrez les images qu'on a déjà pu obtenir de votre boîte Kodak, des détails insignifiants d'on ne sait trop quels décors, structures ou machines ou je ne sais trop quoi d'autre,  vous ne vous en ferez pas outre mesure quant à la bienséance ou au bon sens commun de vos souvenirs, qu'ils soient enfouis depuis longtemps ou de formation récente.

-Vous pouvez donc tout exhumer, tout raviver de la sorte ! Avec toutes les couleurs je parie

-Elle sont parfois ternies voire réduites à un sépia à peine distinct mais nous les restaurons également ! Tout en respectant les conventions universelles en la matière, qui sont nombreuses je vous le signale et pas souvent très commodes à comprendre ni à appliquer. Mais nous en tirons notre maximum !

-Vous faites entièrement à votre guise, j'ai bien compris et vous avez beau parler de détails, la simple idée de tomber en votre présence sur l'un d'entre eux me fait froid dans le dos ! Des bouts de machines ! Et puis quoi encore ?    A propos, ma caboche n'est peut-être qu'une vieille boîte Kodak mais grâce à vous et si j'ai bien compris elle est en quelque sorte  connectée et en conséquence cette espèce de baptême numérique l'a d'une certaine manière rajeunie !

-Et considérablement augmenté le volume de sa mémoire et sa capacité à nous la restituer ! Il suffit de pianoter dessus !

-Avisez-vous de me tapoter sur la tête d'une façon ou d'une autre !

-En réalité nous  n'en avons nul besoin et vous le savez parfaitement.

-Je sais que je suis et serai encore pour un bon bout de temps sous le feu roulant de vos questions concernant                  les malheureuses diapos de mon grand-père ou ce qu'il doit en rester...

-Justement tout est chez vous, encortiqué quelque part dans la boîte ! N'en manque pas une, nous en sommes sûrs ! Vos diapos des dimanches passés à l'ombre des tilleuls de Bécon-les-Bruyères, comme toutes les autres ! Des diapositives vraiment prises ou non, le plus souvent juste mémorisées, enregistrées avec la mémoire visuelle, le lecteur intégré de l'époque ! Finalement le plus sûr, le plus immédiat avec là aussi plus ou moins de piqué, de profondeur de champ, de contraste, de recherches de cadrage, de luminosité...

-Je n'arrêtais pas de photographier dans ma tête et même de filmer ! Si cela demeure quelque part, il doit y en avoir une masse considérable ! Sous quelle forme ? Est-ce vraiment toujours disponible à présent ? Encore lisible ? Vous dites que oui vous autres..

-Nous sommes formels, nous en retrouvons des trains entiers...

-Des trains d'images !

-Oui, sous forme d'octets empaquetés par groupes de cent et qui suivent le circuit ordinaire des synapses pour aboutir dans ces zones de meilles qui n'ont pas de noms et où on ne s'attendrait pas à les trouver...

-Pas étonnant à ce que ce qu'on en garde soit parfois bien terne, bien indifférencié et comme visqueux...

-Parfaitement, ils subissent une sorte de méiose...

-Ils sont comme engendrés alors ?

-C'est une forme de renaissance oui si vous voulez, c'est la réminiscence !

-Les souvenirs qu'on croyait disparus peuvent donc bien revenir !

-Ils se reformatent d'eux-mêmes, par eux-mêmes, par ce qu'il en restait dans des conduits où ils finissent leur existence quand on ne fait pas suffisamment appel à eux...

-Effectivement ceux de l'enfance ne sont pas souvent demandés et on a du mal à les obtenir avec une grande netteté.

-Ils disparaissent vite en effet, sauf pour quelques rêveurs de grand talent qui comme vous savent les maintenir à flot par l'intensité de leurs rêveries...Montrant par là que ce qui dessert souvent dans la vie pratique peut aider à renforcer le système immunitaire de ceux qui placent le souvenir des au-dessus de tout et qui trouvent ainsi le moyen de s'immuniser contre l'oubli, pour eux le handicap majeur.

-C'est assez bien dit mais quel rapport réellement avec moi ? J'ai beaucoup de souvenirs qui s'estompent vous savez et à cela je sens que je ne peux pas grand-chose. Et si j'essaie de rêver, je rêve souvent dan le vide. Heureusement avec les diapos de mon grand-père je ne serai jamais perdant car je compte bien les récupérer ! Toutes mes images sont là et sur des bons caches en plastique inaltérable, certaines sous verre anti-newton, anti-poussière ! Le tout certainement dans une petite mallette au rangement idéalement conçu, encore amélioré par mon grand-père qui n'hésitait pas à ajouter un peu  partout des petits rebords d'aisance, des rainures de calage ou même des soufflets d'aération, des filtres à odeur et des verres teintés anti-jaunissement !

-N'oubliez pas que les images que nous allons vous soumettre auront le plus souvent l'apparence d'infimes détails. Pour commencer car elles subiront un traitement approprié au cours duquel nous aurons besoin de votre participation la plus active surtout pour nous guider dans le choix qui s'offre entre plusieurs voies possibles d'agrandissement, d'orientation ou plus simplement d'avancée dans le paysage ou le décor quels qu'ils soient...

-Je m'y emploierai volontiers. Dès qu'il s'agit d'explorer le passé, de me vouer aux tâches les plus nobles en la matière, je suis un peu là !

-Et vous pensez bien que nous tenons à votre disposition toutes sortes d'éléments complémentaires pour vous aider. Des affiches de cinéma de l'année de votre naissance, des réclames géantes de la même époque, les voitures qui circulaient alors, des vitrines de magasin, et classés par années, les catalogues de la Manufrance !

-La collection de mon grand-père sûrement !

-Oui avec ses petites croix au crayon rouge devant les loupes éclairantes ou les niveaux à bulle...

-Les niveaux à bulle et leurs pendants, les fils à plomb ! Tout mon grand-père et j'ai comme l'impression qu'il est là...

-Regardez, voici son couteau !

-Mais c'est bien le sien ! Son couteau de poche ! Et de la Manuf' justement ! Un huit-lames non ? Avec tire-bouchon et vrille ! Et ultraplat avec un manche de nacre !

- Toujours en place comme la petite chaîne qui le reliait en permanence à son pantalon !

-C'est insensé ! Où l'avez-vous trouvé ?

-Là-bas au fond avec ses affaires...

-Ses affaires ?

-Vous pourrez les voir tant que le brocanteur ne sera pas passé...

-Un brocanteur ?

-Oui, on ne peut pas les garder. Comme il n'y a pas de valeurs, il les prend pour rien, nous en débarrasse gratuitement...

-Pour rien ? Je vais le voir de ce pas, l'attendre pour annuler cette opération...

-Trop tard, il est sûrement déjà passé ! Mais ne vous en faites pas il expose ses acquisitions boulevard de Picpus le samedi après-midi à même le trottoir, vous trouverez bien quelque chose à récupérer !

-Et ses diapos ?

-Nous ne les avons pas trouvées. A vrai dire, il n'y avait pas grand-chose. Tout tenait sur un petit plateau pour les repas vous savez. Le type n'aura eu qu'à le soulever et à l'emporter !

-Et tous ses catalogues ? Ils devaient être lourds et encombrants, la collection était complète !

-Ils n'y étaient pas, nous les avions vus rue Rameau à l'Hôtel  de maître Blache, dans la salle d'exposition. Nous les avons feuilletés un instant mais ils venaient d'être vendus et assez vite une famille d'asiatiques en a pris livraison, les emportant  dans de grandes valises !

-Les Chinois ! Ceux de chez mon grand-père, qui ont repris son appartement !

-Je suppose qu'ils ne l'ont pas volé !

-Non bien sûr, d'ailleurs mon grand-père était lui-même locataire, seulement qu'ont-ils fait du contenu de son placard ?

-S'ils l'ont vidé, ils ont apparemment trouvé de quoi le remplir à nouveau...

-Avec précisément ce qu'il avait contenu ?

-Cela montre qu'ils n'avaient pas vendu le contenu de votre fameux placard...

-Ou qu'ils cherchaient à le reconstituer ! Je suis persuadé qu'en dépit de cet aller-retour inattendu les diapos se trouvent toujours là-bas ! Ils n'y ont même pas touché...Mais pourquoi ont-ils vendu les catalogues de la Manuf' ?

-Le principal est qu'ils les ait rachetés ! C'est ce qu'on appelle un repentir...

-Ce sont peut-être des artistes !

-Si vous allez les voir, ne parlez pas tout de suite du placard, inutile de les inquiéter. Ils y ont peut-être entreposé des choses précieuses et puis enfin vous n'avez rien à y faire.

-Ne me dites pas ça, je suis capable de repartir sans avoir parlé des diapos !

-Vous aurez peut-être au moins revu les croix rouges au crayon de votre grand-père sur ses vieux catalogues...

-S'ils ne les ont pas remis dans le placard justement ! Vous me l'avez dit ! Un placard qu'ils ne veulent plus ouvrir, qu'ils ne veulent même peut-être plus voir du tout ! Il ne me restera plus qu'à regarder un moment par la fenêtre les arbres du square en face ou les pigeons dans la rue de Lorraine juste en bas.

-Ils vous offriront peut-être alors une tasse de thé rien que pour cela...

-Mon grand-père leur jetait des poignées de graviers. Il avait la hantise des pigeons et de leurs roucoulements ! Et celle des bonnes femmes qui les nourrissaient avec des "petits petits petits" ! Je crois que c'est à elles surtout qu'il essayait de lancer un peu de la terre de ses pots de fleurs, qu'il les haïssait davantage encore et qu'elles lui inspiraient ses plus belles maximes sur la bêtise humaine, le sans-gêne des gens, leur arrogance, leur prétention, leur méchanceté sous des apparences de fausse bonté ou des manières d'une gentillesse contrefaite et vulgaire...Des petits toutous.

-Ah vous voyez, il n'avait pas que son placard ! Il avait son ouverture sur le monde...

-Ses voisins n'étaient pas mieux lotis. Il ne les voyait pas souvent mais les entendait par la fenêtre justement : "Chéri, remonte-moi une petite plaquette de beurre!"...Ceux du dessus précisément qu'il percevait peut-être aussi à travers les murs. J'ignore si c'étaient les pigeons ou le voisinage mais le nombre de boites de boules Quiès vides qu'on a retrouvées chez lui et l'empressement qu'il mettait à nous en vanter les mérites pour le rangement des clous ou des petites rondelles de machines m'avaient frappé. Je crois que c'était à deux sortes de roucoulements qu'il avait à faire et même si les uns étaient plutôt diurnes et les autre nocturnes,  c'est bien des deux, surtout le week-end dans la solitude de son lit, qu'il devait se protéger...

-Ne me dites pas que votre grand-père était vieux garçon !

-Il ne l'avait pas toujours été bien sûr mais par la force des choses il l'était un peu devenu ! En vérité, je n'ai jamais su exactement pourquoi il avait élevé seul ses deux fils dont mon père qu'il emmenait le week-end manoeuvrer des cerfs-volants qu'il leur fabriquait lui-même dans la maison de Saint-Germain-en-Laye. Ce n'est que beaucoup plus tard alors que j'étais déjà dans les impôts depuis belle lurette et faisais semblant pour mes voisins de faire du cinéma à Boulogne-Billancourt (j'habitais effectivement rue de Silly ça ne s'invente pas), maman ayant une fois de plus réitéré son souhait de me voir enfin peut-être me marier ou au moins fréquenter (je ne connaissais pas encore Annie), qu'il ajouta avec cette petite voix de fausset qu'il prenait pour dire une blague ou quelque chose qu'il aurait mieux valu passer sous silence et en rougissant un peu : "Fais attention, choisis bien, fais pas comme Papy !" J'en ai déduit qu'il avait probablement divorcé ou dû se séparer  de ma grand-mère paternelle pour une raison assez sérieuse et sans doute embarrassante ! Qu'en était-il exactement ? Je l'ignore toujours. Tout seul qu'il était il avait donc eu droit à deux parts et demi pour ses impôts ! Combien coûtaient exactement les baguettes et la toile de cerf-volant ? Mystère et incompréhension. Et  je ne posais toujours pas de question. Ces abîmes de complexité familiale simplement entrevus me suffisaient largement !                               

                                                             

 

n      
         
         
         
         
         

 

 

                   
-Voici deux images très bien conservées. C'est assez rare. Cette netteté va-t-elle de pair avec les souvenirs que vous en avez  peut-être gardés ? Ces deux portes vous rappellent-elles quelque chose ?   Dans l'espace des souvenirs, vous remarquerez que deux portes corrélées par quelque lien s'inclinent l'une vers l'autre...

-Je vois cela...Mais pour autant elles ne m'évoquent rien de précis à proprement parler...Cependant la première à gauche, si peut-être...Oui, devant il y a la mer me semble-t-il, directement ou bien la plage, enfin la plage n'est pas loin en tout cas... C'est Fano en Italie !... Oui c'est ça,  l'Adriatique est juste en face, tout près. Les années soixante, l'adolescence, les vacances encore avec les parents mais déjà des errances solitaires qu'on apprend à leur cacher...

-Et celle de droite ?

-Et bien comme si les deux choses s'équilibraient tout à coup, se faisaient à présent écho dans mon souvenir, celle de droite à l'inverse c'est la montagne, la haute montagne ! La région de Zermatt en Suisse, pays cette fois-ci de mes vacances d'enfant, avec ma tante. Là, le Cervin n'est pas loin. Le voit-on de ce pas de porte ? Je ne sais plus. Elle m'avait acheté une paire de jumelles pour le voir encore mieux, d'encore plus près si c'était possible. Le Pré Fleuri à Villars c'était elle aussi. Elle n'avait pas d'enfants, j'étais son seul neveu, c'était moi qui prenait tout ! Ce qui lui plaisait beaucoup c'est que dans les trains, les hôtels ou les restaurants je passais pour son fils, ce qu'elle ne démentait pas toujours...

-Vous en viendrez au fait, parce que là vous essayez de noyer le poisson. Vous semblez abusivement oublier le contexte réel de notre entrevue et surtout son but, l'élucidation de cette énigme pour le moins singulière et dont vous émergez vous-même seulement de temps à autre et d'une bien curieuse façon comme pour brouiller les pistes...A propos, votre tante était suisse ?

-Imbéciles ! Pas du tout, elle y résidait pour son travail. Elle était traductrice à l'O.M.S. , au Palais des Nations donc. En plus vous devriez savoir qu'à Genève il y a plus de résidents étrangers que de suisses de souche, dont de nombreux  fonctionnaires internationaux comme elle... Du reste, non seulement elle gagnait le double de ce qu'elle aurait gagné en France mais c'était net d'impôt ! Non sans cela elle était française à cent pour cent. Née à Feillens dans l'Ain en 1910 ! Avant cela, juste après la guerre, elle avait résidé à New York pendant cinq ans, même travail, même situation. Un jour, je lui avais dit, croyant la rassurer et la convaincre du niveau de zèle dont  je faisais preuve  dans l'administration française, que je restais souvent au bureau jusqu'à huit heures du soir quittant alors le centre le dernier, elle me répondit qu'en Amérique c'était très mal vu car là-bas on aurait jugé simplement que je n'étais pas capable de faire mon travail comme les autres dans l'horaire imparti et donc soit que je prenais mon temps soit que j'avais la comprenette un peu lente !    

-Merci pour ces précisions qui nous serviront vous le savez pour  établir la fiche de tous les personnages de votre enfance ou les principaux, ceux qui vous ont marqué ne serait-ce qu'un peu et de près ou de loin. Dans une affaire comme la vôtre, rien n'est à négliger vous le pensez bien !

-Certainement mais quand même qu'ai-je de si extraordinaire pour que vous vous intéressiez à moi de la sorte?

-Quelqu'un d'autre s'intéresse-t-il à vous ? Et même s'est-on jamais intéressé à vous ?

-Pas vraiment à ma connaissance non.

-Et bien vous voyez, il était temps que nous intervenions. Un peu plus votre vie entière allait passer inaperçue et pratiquement sans laisser de traces !

-Vous oubliez toutes ces photos que j'ai prises dès mon plus jeune âge au bord des mers aussi bien qu'en haut des montagnes !

-Et peut-être même sur la lune puisque toutes ces images sont toutes cérébrales, purement imaginaires !

-Vous me disiez que c'était à vous de les débusquer dans toute cette gélatine qui nous sert à tous de...

-Gélatine ! Vous voyez, vous employez les mots mêmes de la photographie...Votre cas n'est pas désespéré. Si nous arrivons à mettre la main sur des tirages papier nous aurons fait un grand pas en avant ! Vous en avez bien ? Mais les diapos de votre grand-père nous n'y croyons pas beaucoup.Vos escapades pour essayer de les retrouver ne sont guère convaincantes ! Et ces Chinois vous les avez vraiment vus ou est-ce le fruit de votre imagination ?

-Je n'ai pas d'imagination mais j'ai le sens de la richesse du réel, de la complexité des choses...Du dehors dans une vitre on voit à la fois les nuages qu'il y a dans le ciel et ce qui se trouve derrière la fenêtre à l'intérieur. Non ? Alors !

-Oui peut-être...Mais nous irons vérifier cela ! De l'intérieur !

-Avec quoi ? J'ai donné les clés à la concierge qui doit les garder jusqu'au retour des Chinois !

-Ah vous voyez qu'ils sont partis !

-Et vous, vous voyez qu'ils existent bien, vous venez de l'admettre en disant qu'ils étaient partis !

-Nous irons tout de même y faire un tour.

-Pas un tour de clé en tout cas. La concierge ne les lâche pas comme ça !

-Nous saurons nous faire ouvrir !

-En vertu de quoi ? Vous n'êtes pas de la police, vous me l'avez bien dit ! Et puis même de la police, il vous faudrait un...

-Un mandat de perquisition, merci nous le savons, nous regardons aussi la télévision !

-Alors vous avez tout faux, vous ne serez jamais de véritables policiers...

-On dit flics, m'enfin !

-A la télé oui et même cops dans les v.o. ! Vous me décevez beaucoup. Lorsque conformisme rime avec  vulgarité c'est consternant...Vous êtes des enquêteurs civils un point c'est tout.

-On ne peut rien vous cacher ! Par contre vous avec ce méli-mélo de souvenirs en tout genre que vous ne lâchez qu'avec des pincettes !

-C'est l'inconvénient ou l'apanage des travaux photos ou de ceux qui s'y adonnent. Vous voyez bien qu'il y a aussi ou encore de l'argentique ! En cherchant bien vous en trouveriez sous ma peau ou autour de mes ongles !-

-Ce n'est pas de l'argent métal et encore moins de l'argent papier façon billet que nous cherchons. Notre quête est beaucoup plus élevée que cela. Nous fouillons le rayon des songes, le département des visions intérieures !

-Vous feriez mieux de vous rendre directement à la Belle Jardinière, ce n'est pas très loin d'ici...Ils y vendent des cadres appropriés !

-Vos images semblent parfois onduler...Ce n'est pas commode pour reconnaître certains décors ou en pointer le détail qui assurera peut-être le lien avec tel mot ou telle formule présents par ailleurs mais rigoureusement sans signification...

-C'est un jeu comme un autre ! Mais vous semblez le prendre très au sérieux...

-Bah nous aimerions reconstituer quelque chose qui se tienne...Nous sommes là pour vous défendre ne l'oubliez pas !

-Ça y est, des avocats maintenant ! Vous m'enverrez vos honoraires...        

-Ne me dites pas que c'est tout ce que vous avez vécu, qu'il n'y a pas autre chose et de plus consistant ! Un élément caché mais indubitable. Cela nous aiderait à vous magnifier ! A vous mettre en valeur !

-Au regard de qui ? Vis à vis de quelle instance ? A la demande de quelle autorité ?

-Une sorte de curiosité générale serait sans doute satisfaite et des regards plus ou moins suspicieux apaisés sinon tout à fait banalisés à votre égard ou envers l'image, justement, que vous semblez vouloir leur donner de vous-même, toujours à contrario de ce que vous êtes réellement ou de nature à laisser envisager les aspects d'une existence disons un peu trop romanesque ou tout simplement farfelue ! Alors qu'à l'envisager de plus près, cela me paraît bien raplapla...

-Cela dépend du point de vue auquel on se place et de l'humeur où je suis peut-être au moment où l'on m'envisage, où l'on me dévisage plutôt devrais-je dire comme si l'on n'avait jamais rien vu...

-Ce sont peut-être ces mimiques dont vous vous affublez parfois, non ? De fausses grâces qui se voudraient enfantines et qui ne sont que de vaines tentatives pour assouplir une carcasse qui ne sautille plus que bancale ou dégingandée !

-Comme vous me voyez !     

 

                   
     

 

 

 

 

       
    -Oui dis donc, steak madrilène, ça te dit quelque chose ?

-Ah vous voyez bien que vous êtes de la maison poulaga, vous me tutoyez !

-D'abord vous devriez savoir que les gens de la police, les vrais, pas ceux du cinéma des années cinquante, ne tutoient plus leurs ouailles ! Non moi  c'était par pure amitié, disons par sympathie, depuis le temps qu'on vous épluche, qu'on essaie de ranger vos affaires au dedans comme au dehors !

-Merci de ne pas avoir insisté car pour ma part je ne me voyais pas vous tutoyer comme j'aurais dû le faire en retour et ce surtout pour ne pas vous laisser croire que je m'accommodais facilement d'un quelconque paternalisme...

-Alors steak madrilène, ça vous dit quelque chose ?

-Ça ne me dit trop rien. Vous avez des images ?

-Quelques unes mais elle sont encore à l'enveloppement !

-C'est donc tout le contraire du monde ordinaire de la photo ?

-Effectivement ces images  n'ont nul besoin d'être développées ! Elles le sont suffisamment comme ça ! Au contraire dès qu'un rêve ou un fantasme en produit il faut se dépêcher de les envelopper si on ne veut pas qu'elles s'éparpillent à force de grandir, de s'agrandir sans fin ! C'est seulement après qu'elles empruntent le circuit qui leur est destiné et où nous pouvons alors si j'ose dire, telles des fleurs les cueillir...

-C'est vrai que parfois elles sont bien envahissantes...On voudrait s'en défaire d'une façon ou d'une autre mais il n'y a pas moyen...

-Nous y parvenons quelquefois. Nous employons des sortes de pinces synaptiques, je vous en montrerai, qui sont elles-mêmes des images, c'est très curieux... Des images d'images !

-Quel étonnement ! J'ai hâte de voir ça !

-Mais on ne voit rien, rien du tout. Nous supposons que ce sont des images  car nous avons l'habitude d'en manipuler si on peut dire et nous reconnaissons leur inertie particulière, leur propension à onduler et à perdre toute leur virtualité dès qu' on essaie de les conduire à s'afficher entière ou seulement tramée...

-Je me demande ce que j'ai au juste dans la tête moi...A force de vous écouter j'ai l'impression que c'est plus compliqué que je pensais...

-Revenons au steak madrilène si vous voulez bien...

-Vous ne laissez pas tomber hein ?

-Non car j'ai l'impression que c'est un gros morceau !

-J'espère qu'il n'est pas trop filandreux!

-A propos d'images nous venons d'en obtenir deux concernant ce plat plus ou moins exotique ou plutôt le contexte mémoriel dans lequel il semble baigner... Les voici!

-Où cela ?

-A droite un peu plus haut, là même où elles sont tombées...Ici les images ont priorité. De plus, elles s'affichent où bon leur semble et dans l'état, la forme ou le format qui leur sied. En outre, une troisième est attendue...Où et quand ? C'est autre chose...Voyons déjà ces deux-là ! Tirez bien la tirette sur la droite pour avoir la deuxième en entier !

-Ah! vous dites avoir et non plus voir, vous avez remarqué ?

-Allez-y, montez voir un peu !      

    

 

 

 

 

 

 

-Celle-ci par exemple vous évoque-t-elle déjà quelque chose sous sa forme tombée du nid, comme dégluée par le neurone ou ce qui vous en tient lieu ?

-Ce n'est pas très explicite...non réellement je ne vois pas très bien...C'est une drôle d'image !

-C'est ainsi que vous l'avez chez vous quelque part...

-Elle a sûrement depuis l'origine été chamboulée et si elle correspond à un souvenir, je n'arrive pas ou plus à établir le lien ! Un rapport avec l'eau ?

-Non il y a un T devant, ça se termine en  TEAU .

-Pourquoi tout ce rouge ? Ce n'est pas le rouge sang tout de même !

-Non sûrement pas.Du reste le traitement est en cours qui aura sûrement tôt fait de l'éliminer.. C'est un effet d'inversion des couleurs, fréquent avec les souvenirs... L'image va probablement s'éclaircir d'un coup...

-Et la deuxième à côté ?

-A gauche on a déjà identifié les cheminées du Louvre. En bas, c'est donc la rue de Rivoli !

-Qu'est-ce que je faisais là ?

-Ne me dites pas que vous n'êtes jamais allé rue de Rivoli !

-Non bien sûr mais quel rapport avec ce steak madrilène ! Et quand donc était-ce ?

-Nous n'avons pour le moment aucune indication de date...Vous non plus, pas la moindre idée ?

-Cela me semble très ancien non ?

-Ah voilà qui va peut-être nous éclairer davantage, on m'annonce la troisième image...Juste à droite, montons la voir...   

-Est-ce plus clair ?

-Ne jouez pas sur les mots, quelle pâleur !

-C'est ainsi que s'estompent nombre de souvenirs, les vôtres ne font pas exception ! Les images les plus colorées tournent au brouillard le plus blême...

-Je le suis moi-même devant tant d'incertitude... Je me fais du souci quant à la résolution de cette énigme...

-Ne vous inquiétez pas, les pâlots comme ceux-ci ne tardent pas à être requinqués par l'effet d'une technique de plus en plus perfectionnée ! En un rien de temps il sera ravivé de frais !

-Puissent les couleurs d'autrefois revenir avec !

-C'est la couleur qui en s'avivant redonne toute sa structure et sa densité à l'ensemble dont un souvenir lumineux renaît alors aussitôt !

-Les souvenirs qui meurent ressuscitent en pleine lumière ! Dans quel monde cela se produit-il ? C'est peut-être un des Empires du Soleil ! 

-Ou un de ceux de la Lune qui est l'astre de la nuit et qui vaut bien l'autre. Mais laissons cela car on m'annonce la première image comme clarifiée !

-Où est-elle ? Je ne la vois pas...

-Elle sera sans doute visible en bas, tout en bas où tombent souvent les images qui s'alourdissent en rajeunissant ! Alors vous l'avez vue restaurée dans ses vrais couleurs et teintes ?

-Elle n'était pas encore tombée, j'y retourne !

-C'est ça. Je vous attends ici, ne pouvant guère faire autre chose ! Et faites attention il paraît que les images fraîchement ravivées ne tachent pas mais que leurs couleurs déteignent tout de même à juste les regarder ! Attendez donc un moment, qu'elle sèche, c'est peut-être plus prudent, non ?

-Sèchent-elles ? Ont-elles besoin de sécher ? En tout cas leurs couleurs sont forcément naturelles! Sans cela, d'où viendrait l'artifice ? Je vais m'en parer au plus vite si cela est possible !

-Vous êtes remonté trop vite, ce n'est pas très prudent. Vous y êtes ? Bon alors résumons-nous. Nous connaissons maintenant l'année du souvenir qui nous préoccupe grâce à l'image qui s'est donc révélée, vous venez de la voir, être l'affiche ou la partie que vous en avez mémorisée,  de "La vie de château", film sorti en 1966  et que vous êtes même probablement allé voir ce jour-là et sans doute à Paris... Alors ?

-C'est possible mais il y a autre chose, un  autre élément d'importance. Par exemple avec qui et comment m'y suis-je rendu ? Car j'étais top jeune pour y être allé seul et trop vieux pour apprécier la présence de mes parents, de ma mère surtout avec laquelle j'avais pourtant été voir "Ben-Hur" aux Champs-Elysées en 1962 !

-Mais vous aviez douze ans tandis que là déjà le temps avait passé et des années décisives...Ah! il se pourrait que l'image blafarde d'on ne sait trop quoi tombe à son tour et parée là encore de ses bonnes vieilles couleurs ressuscitées ! Vous y allez ? Descendrez-vous zyeuter ?

-C'est le coeur battant que je vais une fois de plus dévaler ce drôle d'escalier !

-Drôle parce que dérobé, on ne le retrouve plus ! Je vais y aller pour vous par l'autre chemin ! Vous êtes trop émotif pour ce genre de rencontre! Laissez-moi vous rapporter le cliché sous une forme particulière qui en sauvegardera, durant l'onduleux transport, toute la restauration. Et je pourrai la placer directement ici à mon retour puisqu'elle ne sera pas tombée en bas.

-Pas la peine, elle y est déjà ! Regardez.       

-Cela ne fait rien, je descends quand même, j'en profiterai pour faire du rangement.  Il y a encore, le croirez-vous, des tirages-papier qui traînent par là en bas ! Et bien sûr on ne peut rien en faire, je ne peux même pas les remonter, ils sont bien trop lourds désormais.  Ces images sont perdues !  Leur support  est devenu impraticable, il n'est plus reconnu par les machines. Heureusement à la longue ces photos ont tendance à s'empiler dans les coins où elles s'estompent très vite. On ne peut sauver que ce qui n'existe pas ou plus, que ce qui est déjà et pour toujours immatériel ! Mais regardez plutôt l'image toute fraîche que je vous ai donc remontée...

-Vous n'étiez pas descendu ! Je ne saurai jamais comment fonctionne exactement la mémoire...

- Allez, dites-moi si son rafraîchissement est communicatif.. Cela vous dit quelque chose ? 

-Mais oui, c'est le lycée Hoche à Versailles !

-Nous avons rudement avancé, c'est très clair à présent, non ?

-Quoi, vous voyez un rapport avec ce steak plus ou moins espagnol ?

-Il était au menu de la cantine tout bonnement !

-Impossible !

-Nous sommes bien là en 1966 ?

-Aucun doute, les archives cinématographiques le prouvent ! Sans oublier les collections d'affiches.

-J'en avais commencé une d'affichettes... 

-Donc 1966 et plus précisément au printemps, probablement au mois de mai !

-Et bien en ce cas j'étais en seconde et je ne mangeais pas encore à la cantine ! Je n'y ai mangé qu'à partir de la première !  Soit cette même année certes mais à la rentrée seulement !Et puis je ne me souviens pas de noms de plats aussi gastronomiques ou disons exotiques quand le hachis Parmentier était ce qu'il y avait de plus fréquent et de plus goûté !

-Vous avez raison, cela sent plutôt le restaurant. Et donc la rue de Rivoli ! Retournons-y voulez-vous ?

-Un instant s'il vous plait. Pourquoi le lycée ? Si ce n'est pas la cantine c'est autre chose, il y a sûrement un rapport qu'il faudrait établir avant d'aller plus loin. Et on gagnerait peut-être du temps !

-Et bien en tout cas, voici deux nouveaux éléments et pas des moindres. Les véhicules à bord desquels vous avez voyagé ce jour-là, ce fameux jour-là ?

-Le jour du steak madrilène !... Des autobus ?

-Non, deux voitures...Une pour aller, l'autre pour revenir...Mais revoyez les plutôt là-haut à droite, à l'endroit habituel où elles viennent de se poser !              

 

-Non, vous ne rêvez pas  et nous savons que vous ne rêviez pas non plus à l'époque même si il y a peut-être eu de quoi en douter ! ...Voilà, il semble que le jour de cette excursion à Paris vous  soyez parti en Peugeot 404 et revenu en Mercedes 600 ! Vous comprenez je suppose qu'il va falloir vous creuser les méninges pour apporter quelques explications !

-Oh dites faites-le vous-même vous connaissez le chemin il me semble !

-Non, nous n'avons plus rien pour l'instant en provenance du couloir central, du grand placard ! Tous nos wagonnets sont vides. Pour le moment vous êtes le seul en mesure de fournir des précisions... Ne me dites pas que cela ne vous rappelle rien du tout !

-Et bien pour ce qui est de la 404 oui, je la revois se garant dans le seizième,  bd Flandrin je crois...Un homme et une femme à l'avant. Nous sommes descendus pour aller faire des courses à Inno. Je me souviens assez bien. Il avait payé avec un billet de cinq cents francs ! Coupure encore peu connue à l'époque et qui mit le personnel en émoi. Surtout qu'il y en avait plusieurs car il avait acheté des vêtements à...à... Je ne sais plus très bien, pas à la femme en tout cas, à l'autre... Un autre qui était là aussi, qui nous accompagnait, que plutôt j'accompagnais...  L'homme  aux billets avait un fort accent allemand ou alsacien et de grosses lunettes d'écaille qui lui donnaient l'air d'un hibou ! Je me souviens que la femme portait elle aussi de grosses lunettes mais de soleil et un fichu rose ou jaune je ne sais plus dont une boucle blonde dépassait...

-Bon, ne compliquez pas trop car on a encore du chemin à faire. De toute façon voici un dossier d'éléments divers prélevés ici ou là dans les encoignures et qui devraient m'a-t-on dit éclairer votre lanterne !

-Une lanterne de projection, j'en étais sûr ! Me voici donc suréquipé !

-Apprenez d'abord à mettre au point !

-Et où est donc ce charmant dossier ?

-En haut à droite. Jouez de la tirette !    

-Comme vous le voyez sans doute, encore un film de cinéma et un classique cette fois !  L'affiche, avec un petit encart au-dessous indiquant entre autre les dates du tournage... Dessous encore une vue de Neauphle-le-Château et quelques renseignements sur cette petite commune des Yvelines et ses hôtes plus ou moins célèbres...

-Comme c'est étrange !

-Oui c'est le cas de le dire car si vous ne vous en rappelez pas, vous avez tout de même tout cela en mémoire ! Et vous seul pouvez procéder à des rapprochements, des interpolations, des battages de cartes, des abattages de jeux...Tâchez que ce soit une réussite !

-Neauphle-le-Château on allait s'y promener le dimanche quand j'étais petit avec mes parents... Surtout dans les champs qui au début de la période de chasse étaient en certains endroits jonchés de cartouches vides que nous ramassions avec mon père qui comptait faire je ne sais plus quoi des douilles dont le cuivre semblait l'inspirer pour quelque composition plus ou moins artistique après de toute façon un interminable séjour dans une petite valise en carton qui allait prendre longtemps la poussière...Maman n'aimait pas beaucoup ce ramassage pourtant autorisé et plutôt pacifique mais elle y voyait probablement quelque chose de vaguement guerrier qui l'attristait un peu et entachait une humeur déjà naturellement soucieuse...C'est qu'on revenait quelquefois chacun avec un grand sac plastique plein de ces objets vides qui sentaient encore la poudre ! Où va-t-on les mettre ? Et surtout que va-t-il en faire ? Rien, jamais rien du tout justement. Par contre,  quel bon air d'automne on respirait à chaque fois autour de Neauphle et qu'on rapportait un peu aussi sûrement car qu'est-ce qu'on dormait bien ces soirs-là à Versailles !

-C'est très intéressant mais comment relier cela à notre énigme en cours ? Cette digression me paraît peu recevable eu égard en outre au plaisir évident qu'une fois de plus vous avez pris  simplement à évoquer vos parents et la façon qu'ils avaient les pauvres de se départir du seul souci qui les affligeait réellement dans l'existence et qui était certainement de vous avoir comme fils, si on peut appeler ça un fils...

-Mon père me prenait tout le temps en photo et m'appelait sa petite cocotte !

-Vous voyez ! Oh vous avez dû les amuser étant petit et même leur procurer un authentique et légitime plaisir parental et sans doute les avez vous un temps rendus heureux...

-Ah quand même !

-Mais comme souvent avec l'adolescence sont survenus les problèmes, les complications de part et d'autre ! Tout d'un coup, on ne se voit plus de la même façon et plus du tout même quelquefois !

-Où serais-je allé ? Mon père venait de me fabriquer un tableau noir pour le mur de ma chambre où je pouvais en imitant mes professeurs me refaire leurs cours pour moi tout seul et potasser à fond le programme de cette terminale prestigieuse qu'on appelait mathélem' !

-Non, si vous avez tenu à avoir ce tableau c'était parce que votre voisine d'en face, cette jeune fille qui elle était en math spé, également à Hoche,  que vous voyiez dans le bus et que vous n'hésitiez pas à épier le soir à travers les branches de l'arbre qui vous séparait d'elle, en avait un également !

-Tous les soirs c'est vrai , depuis la lucarne entrouverte de la salle de bains, je jouais les hiboux pour l'apercevoir tracer sur son tableau les grands S simples doubles ou triples des intégrales que que j'attendais chaque fois avec impatience, ayant été dans l'ensemble et de ce point de vue, il faut bien le dire, assez rarement récompensé...

-Vous la regardiez avec des jumelles ?

-Bien sûr, comment aurais-je pu sans cela envisager de distinguer des intégrales sur un tableau noir placé aussi loin et au travers de branches qui oscillaient au moindre souffle de vent ?

-C'est exact, je n'y avais pas pensé...

-De plus, il me semble bien  que c'étaient celles que m'avait achetées ma tante à Zermatt pour observer le Cervin et les petits nuages blancs qui pirouettaient autour du sommet les jours de föhn et lui faisaient comme un grand panache étincelant sur ce ciel bleu nuit des hautes altitudes où en plein jour à midi on peut voir des étoiles...

-Vous en étiez loin !

-Oui, j'avais l'impression d'avoir sacrifié toutes mes soirées à cette jeune fille qui pourtant ne me connaissait pas...Cette jeune matheuse que j'admirais en secret dans l'autobus quand elle portait le calot noir des taupins orné d'un X d'or ou qu'aux interclasses je suivais très souvent jusqu'à l'entrée du couloir des salles de Physique réservées aux Spéciales !

-Matheuse, mateuse...Vous n'inversez pas un peu les rôles par hasard ?

-J'entendais ce terme avec un h . Malgré l'homophonie des deux termes, je suis tout de même assez déçu et même peiné que vous ayez pu associer la version vulgaire du mot à une ferveur peut-être nocturne et usant d'un binoculaire grossissant mais purement cérébrale de ma part. Du reste je ne voyais que le dessus de sa tête lorsqu'elle était assise à sa table et son bras lorsqu'elle écrivait sur son tableau. Au moment de se coucher je l'apercevais un court instant de dos le temps de rejoindre son lit que je ne pouvais pas voir vers le fond de la pièce et où elle disparaissait d'un seul coup laissant encore un moment la petite lueur jaune de sa lampe de chevet avant de l'éteindre après un laps de temps généralement assez court...Vous voyez, rien de bien croustillant aussi je crois que le maintien à sa place de la lettre h s'impose, non ?

-Soit, je l'admets volontiers. Mais tout de même vous avouerez qu'elle vous en aura fait perdre du temps cette effigie nocturne impalpable et idéalisée ! 

-Pas du tout et au contraire, je lui dois le bac ! Le bac Maths en tout cas. Aurais-je eu le bac Philo? C'est possible mais sans enthousiasme et surtout sans avoir dû me transformer moi-même pour y parvenir ! Sans cette volte-face inimaginable qui en quelques semaines a changé un réfractaire sans espoir en un adepte passionné et presque imbattable !

-Et qu'avez-vous fait pour cela au juste ?

-Je me suis contenté d'observer chaque soir dans la ferveur d'une solitude nocturne soudain récompensée, les soirées studieuses d'une jeune fille qui contre toute attente préparait sous mes yeux les grandes écoles d'ingénieurs et n'était là que pour moi, n'étant vue que par moi! Il n'était pas question de laisser se perdre les avantages sans pareils d'un tel privilège. Aussi me mis-je  d'abord à calquer mes horaires sur les siens...Mais dites-moi, vous n'auriez rien pour illustrer mes propos, me remettre un peu dans l'ambiance ? Vous n'avez rien trouvé ?  Vous ne l'avez pas trouvée ?

-Tous placards visités nous avons, après la première peignée, pu retenir et pour ce qui est des fenêtres seulement, ces trois là ? Laquelle est-ce ?

 

 

 

-Aucune ! Ah mais ce n'est pas du tout le style...

-Vous nous aviez bien dit cistercien ?

-Oui, bien sûr mais ce ne sont pas celles-là...Avez-vous peigné dans la bonne direction et dans le bon ordre ? Le classement chronologique s'effectue parfois à rebrousse-poil si l'on veut aboutir. Et de nocturnes je n'en vois pas! C'est pourtant par celles-là qu'il fallait commencer et leurs peignées déroulantes ne sont pas plus délicates que je sache...

-C'est de votre faute aussi. Quand vous vous mettez à penser, ça nous coupe les moyens. Nos circuits tombent à plat et les couleurs s'agrègent en boules qui nous bloquent tout le système...Vous ne pourriez pas vous discipliner un peu de l'intérieur ?

-C'est dans mon intérêt. Pourquoi irais-je vous mettre les bâtons dans les roues alors que vous tentez ni plus ni moins de ressusciter mon passé ou certains aspects de ce dernier ?

-A l'aide d'images en couleurs qui viennent, ou plutôt reviennent, si on les appelle...Tout de même nous pensions bien que celle dont le rideau s'entrouvre un peu avait quelque chose d'approchant...

-Il n'y avait pas de rideaux ou plus exactement juste un store vénitien qu'elle maintenait la plupart du temps relevé...Je voyais tout ! Et pourtant je ne voyais pas son tableau en entier, au maximum un petit quart en haut à droite...Et la lueur de sa lampe de travail sur le bois du lit...Quand elle relevait la tête, j'en distinguais juste, sur le même fond, la courbure capillaire qui oscillait un peu montant et descendant légèrement avant de disparaître complètement pour une nouvelle plongée vers le cahier ou la copie sur laquelle elle écrivait ou qu'elle relisait de près...

-Vous avez mentionné, éclairé par la lampe de sa table, le bois du lit...Je croyais que vous ne pouviez pas le voir son lit...

-C'est vrai je ne voyais pas le sien mais celui de sa soeur...

-Elle avait une soeur ?

-Oui et un frère aussi qui avait sa chambre bien sûr...Elles avaient un lit à étages dont elle occupait celui du bas. De toute manière celui du haut je n'en distinguais que le panneau à l'extrémité, panneau qui me cachait le couchage lui-même...Donc quand je disais que je voyais tout, je ne voyais rien ou presque ! D'autant que je devrais garder le souvenir de la soeur grimpant vers sa couchette puisque je voyais un ou deux barreaux de la petite échelle qui y menait. Mais je crois me rappeler qu'elle n'était là que le week-end. Oui, c'est ça, elle était étudiante en médecine à Paris et devait avoir une chambre dans la capitale...

-Vous aviez votre petit monde sous les yeux ! Comment saviez-vous que sa soeur faisait médecine ?

-Je l'ai su par un camarade du lycée qui avait été dans la même classe que son frère. Du coup j'avais su également que leur père était médecin militaire. Je le voyais malgré moi, en surplus, en bonus comme on dit maintenant, par la fenêtre de la cuisine qui se trouvait en bas, juste sous la chambre qui n'occupait pas tout le champ. Aussi dès que la lumière se faisait dans la cuisine qui à cette heure de la soirée était généralement éteinte et le store n'étant là non plus presque jamais baissé, mon regard était attiré par la silhouette qui était venue s'y activer pour une tâche qui me paraissait toujours un peu énigmatique ne voyant grosso modo que le haut des bustes et même  parfois seulement la tête et le cou. La lumière verdâtre rendue par un néon au plafond conférait à l'endroit une lueur plutôt d'aquarium qui ne s'estompait que si c'était elle qui apparaissait, descendue comme par miracle pour se remplir  sans doute au robinet un verre d'eau qu'elle buvait assez vite en regardant, sans s'en approcher, vaguement par la fenêtre. Elle devait alors sinon regarder vraiment, du moins voir l'arbre qui nous séparait et à travers lequel...

-A travers lequel elle ne se doutait pas qu'on la regardait !

-En la regardant, je la modifiais, je réduisais son paquet d'ondes...C'est quantique vous savez ! L'observateur modifie l'objet de son observation. S'il porte son regard ailleurs, l'objet cesse d'exister. Ou plutôt il est à nouveau dans une indéfinition absolue qui le fait ressembler à un gros nuage susceptible de prendre toutes les formes possibles en relation avec d'éventuels et futurs autres regardeurs !Nous étions probablement, dans ces moments-là, corrélés...

-Vous la regardiez beaucoup n'est-ce pas ?

-Non pas tant que ça. Comme je vous l'ai dit, pour m'obliger à travailler dur mon propre programme, dès le début je me suis en tête de calquer mes horaires sur les siens pour tester mes capacités à potasser moi aussi très tard dans la soirée. Le seul ennui fut de constater assez vite qu'elle travaillait moins longtemps que moi ! Qu'elle éteignait rarement après dix heures ! Et qu'assez souvent même, beaucoup plus tôt ! Comme dans ces cas-là elle laissait allumée sa lampe de chevet plus longtemps et même assez tard, j'ai pensé qu'elle révisait peut-être ses cours dans son lit...Quand même, ce n'était pas pareil et j'étais un peu déçu il faut bien le dire ! Alors c'était ça maths-sup maths-spé ! Plutôt cool ! Et surtout j'avais la terrible impression d'avoir perdu le sparing-partner qui devait prolonger mes séances de devoirs jusqu'à des une heure, deux heures du matin ! Toutefois de temps à autre, il lui arrivait de rester à sa table jusqu'à minuit et même après. Et là, sa tête disparaissant et se relevant à des intervalles plus ou moins longs, elle devait sûrement rédiger quelque chose, un problème de physique par exemple ! Je retournais aussitôt dans ma chambre me livrer au même genre d'exercice ! Comme je me rattrapais ces fois-là ! J'étais en train de devenir réellement un authentique matheux tartinant des solutions mirobolantes à pleines pages moi qui rendais encore copie blanche le trimestre précédent ! Et je n'étais plus seul dans la nuit ! De plus mon admiration pour elle ne fit que s'accroître du jour où je compris que si elle travaillait assez peu le soir c'est qu'elle n'en avait pas besoin. D'une part parce qu'avec le système des colles en vigueur dans les classes préparatoires elle faisait ses devoirs au lycée où après les cours ils investissaient des salles par petits groupes pour des séances de corrections et de synthèses des connaissances et d'autre part parce qu'elle bénéficiait de l'avantage conféré par la bosse des maths qui la dispensait de chercher bien longtemps la solution d'un problème ! Si elle ne travaillait pas plus le soir c'est donc qu'elle était sûrement très douée et qu'elle n'avait pas besoin d'apprendre tant de choses que ça pou r être à niveau!

-Et par cette habile déduction, vous aviez réussi à conserver intacte la ferveur quasi-miraculeuse qui vous conférait désormais, contre toute attente, l'accès libre au domaine jusque-là impénétrable pour vous et impossible à approcher, des sciences pures ! Et cela grâce à une bien curieuse égérie que votre oeil avait eu le génie de discerner dans la multitude des fenêtres du grand immeuble qui vous faisait face...

-Oui, je l'ai reconnue le soir même du jour où je l'avais vue pour la première fois sortir du lycée le nez bleui au méthylène et son calot noir sur la tête ! En descendant du bus, quand je m'étais aperçu que c'était une voisine, mon coeur avait bondi et surtout j'avais senti monter en moi  une sorte d'enthousiasme fiévreux et la promesse d'un au-delà du quotidien que je ne soupçonnais pas. En tout cas, c'était bien la première fois que quelqu'un du voisinage me faisait pareil effet !

-Vous étiez mordu quoi !

-J'étais mordu par les maths sans le savoir ! Je croyais avoir créé une effigie prestigieuse purement cérébrale, j'étais mené de l'extérieur par un prodige authentique et vivant tout de près de moi...Et c'était mieux que toutes les leçons de maths qu'on pouvait imaginer !J'ignorais si elle-même en donnait ou en avait jamais prises mais a-t-elle pu se douter qu'elle avait été une sorte de prof de petits cours en wi-fi dont elle était la box alors même qu'à cette époque-là bien sûr ce système de communication était encore bien loin d'exister ! Mais à la réflexion, c'était tout comme. Elle n'avait qu'à allumer pour que j'allume moi aussi ! La même lampe, le même tableau ! Et quel débit !

-Seulement c'était une liaison à sens unique !

-Normal, je n'étais qu'un petit périphérique, un simple downloader ! De quelques rayons, je faisais une musique moi-même, la musique des sphères ! J'avais vu chez Ruat que la géométrie dans l'espace figurait à son programme ! C'était donc des petits bouts de dodécaèdres qui montaient parfois jusqu'au coin supérieur de son tableau ! Je n'avais pas la berlue ! C'était bien du sérieux, de l'inimaginable, du fabuleux pour un élève de seconde qui avait failli ne jamais franchir la troisième justement à cause de la géométrie et de son triangle quelconque et raplapla  !

-Voyant vos difficultés on était venu vous chercher pour un passage sécurisé et des plus secrets du premier au second cycle du grand lycée !

-Mais oui, je n'avais eu qu'à voir le signe et à le suivre...

-Et les errances principalement nocturnes du phénomène ne pouvaient que vous séduire, renforcer l'effet escompté ! Accélérer le processus ! L'ascendance ! Car pris dans cette inexplicable corrélation, vous montiez !

-C'est bien simple, j'étais déjà en Maths-Sup. ! Au point que le programme de seconde me paraissait trop facile et que je languissais pour une nourriture un peu plus consistante car non seulement la géométrie n'était toujours pas dans l'espace mais je ne voyais pas le moindre signe d'intégrale même aux toutes dernières pages du manuel ! Quand donc en verrai-je pour de bon, aurai-je le loisir d'en tracer ? Du coup j'avais acheté le manuel de première où il n'y en avait pas non plus mais dans lequel au moins je trouvais ma pitance en matière de formules compliquées et de courbes aux curieuses sinuosités dont j'allais faire mon miel durant les vacances suivantes qui me verraient potasser à l'avance le programme de la rentrée non seulement en maths mais en physique-chimie aussi pour être plus sûr, l'Italie et ses plages étincelantes n'étant pas faites pour les chiens...

-Vous étiez lancé !

-On m'avait donc comme tiré de l'avant, je ne sais plus très bien comment...Oui, je me sentais un peu comme satellisé dans l'univers des insiders. J'allais tout savoir tout connaître à force de bachotages et de tournicotages dans les hautes sphères d'un pouvoir absolu ! En réalité l'avenir m'importait peu, ce que je cherchais c'était à me donner des sensations. Et j'avais trouvé un drôle de système pour cela. Le maître d'œuvre en étant cette improbable jeune fille qui m'était tombée dans le champ de vision avec le charme conjugué du paradoxe et de l'inattendu...

-En tout cas, quel détour ! Je vous rappelle que nous étions partis d'un certain steak madrilène assorti d'une voiture d'apparat, le tout pour un drôle de drame constituant une sorte d'énigme que vous étiez censé aidé à résoudre...

-Et si ce que vous appelez un détour n'en était pas un ? Sachez que tout en réinstallant pour vous le décor de cette petite mythologie intime j'ai rendu possible l'élucidation, disons le rafraîchissement d'un souvenir qui du reste, mais peut-être l'aurez-vous remarqué, datait exactement de la même époque...Aussi suis-je suis fin prêt à vous donner des explications qui à présent, évidemment, me paraissent aller de soi...

-Et bien ce n'est pas trop tôt car nous étions tout près d'aller les chercher et vous savez où ?

-Dans les ultimes recoins de mes méninges par dit ! Je commence à savoir où vous investiguez et surtout comment. Vos questions étant si je puis dire de plus en plus pointues, je ressens après certaines de vos visites comme un fourmillement dans la tête ou des picotements qui s'ils se produisaient au niveau de l'abdomen, trahiraient un embarras fonctionnel appelé vulgairement la courante...En un mot, messieurs, et sauf votre respect, vous me faites courir !

-Allons, allons, encore un petit effort et grâce à nous, l'ensemble de votre cher passé avec ses ombres et ses lumières vous sera restitué en entier et dans le format inespéré de la plus haute définition possible !

-Ce sont les ombres qui m'inquiètent. Comment passent-elles au juste ? Repassent-elles ? Peut-on voir encore ce qu'elles recouvraient ?

-C'est une erreur de croire que toute ombre sert toujours à cacher quelque chose. Mais de toute manière ce sont précisément celles-là qui se conservent le mieux, se restaurent à l'identique. C'est leur densité justement qui les rend plus solides moins exposées aux fluctuations estompant les mémoires oublieuses ou à la destruction pure et simple des oublis forcés...

-Vous croyez que je me serais déjà forcé à oublier ?

-Ce n'est pas si facile de cliquer du premier coup sur le bon fichier, celui que par exemple on veut effacer. Il faut d'abord le sélectionner et ensuite, ensuite seulement revenir dessus pour le supprimer...Et il est à nouveau nécessaire de bien le différencier parmi les autres.

-Il s'est paré d'une espèce de grisaille qui le désigne à l'attention du praticien...

-Qui est plutôt une sorte de technicien car il ne porte plus au front cette petite lampe éblouissante qui plongeait dans l'angoisse tout candidat à une fouille en règle des canaux méningés ou simplement la mesure de sa résistance à l'autosuggestion...

-Je n'ai pas connu cela. Heureusement que d'une certaine manière, si j'ose dire, vous lisez directement dans les âmes à présent...

-Il est des esprits récalcitrants et puis nous ne pouvons au mieux que nous brancher sur des connexions aléatoires que le sujet disons interrogé peut modifier à sa guise et faire, par simple dérivation juste en y pensant quelque peu, se fourvoyer dans des limbes encore inaccessibles à l'heure actuelle...Vous voyez nos moyens sont en réalité très limités !

-Vous n'avez plus ce vilebrequin optique avec quoi vous ameniez vite tout individu, observé malgré lui ou non, à résipiscence ?

-Non nous avons dû abandonner cette pratique qui fut mal vue. Il faut dire que nous commencions par installer un gros volume façon annuaire des postes sur le sommet du crâne de l'administré que nous maintenions un instant en équilibre du bout du bras pour ne pas gêner les rayons ou les interférences lorsqu'on entra dans le bureau. L'équivoque fut d'autant plus terrible que nous étions installés dans une partie des locaux de la PJ. Ils ont cru à une réminiscence de leurs vieilles méthodes désormais strictement interdites et nous avons dû expulser les lieux. Mais je vous rappelle que bien qu'installés momentanément dans leurs locaux et utilisant les mêmes lampes à bronzer,  nous ne faisions pas partie de la police ! Nous placions ces ouvrages sur la tête de nos patients pour les protéger des rayonnements nocifs et surtout empêcher que ne s'en échappent les rares flux d'ondes de retours de mémoire ni le moindre souvenir d'un passé rare fût-il peu glorieux voire franchement navrant !

-Mais vous espérez toujours le meilleur, n'est-ce pas, le plus lumineux ! Vos protégés, vous ne leur extirpez que de bonnes choses pas vrai ?

-Comment savoir ce qu'on obtient d'eux quand au moment de projeter un de leurs extraits de haute nostalgie, pourtant si méticuleusement prélevé, on n'obtient qu'une vague tache blanchâtre durant quelques secondes au plafond ! Une sorte de flou irrécupérable !

-Vous ne voudriez pas que ce soient les diapos de mon grand-père ! Elles ont suffisamment servi  comme ça ! C'était toujours au retour de la promenade qu'on les voyait ! Pour la visite en hiver et de nouveau en été ! A chaque fois les mêmes sur des années ! Il doit bien m'en rester quelque chose ! Essayez encore ! Moi je ne sens rien, je pense même à autre chose pendant ce temps et à mon avenir figurez-vous qui est toujours devant moi bien qu'informel et qui si  j'ai bien compris échappe donc encore à vos investigations et au fouillage martelant de vos machines !

-C'est que justement nous ne les avons plus, enfin plus pour le moment.L'un a tout bonnement disparu, l'autre, un appareil pourtant unique et bichonné par la maintenance, s'était mis à diminuer en taille et en puissance, en précision aussi, confondant un souvenir authentique spontané et d'origine avec un simple produit imaginaire cent fois retouché et bidouillé entièrement  de l'intérieur ! Je m'en suis séparé au plus vite ! Je n'ai donc présentement plus d'ustensiles à ma disposition...

-En ce cas, vous allez peut-être pouvoir enfin vous occuper de moi sérieusement, non ? A mains nues si j'ose dire ! J'aurais donc tout à craindre si vous tiriez les vers du nez mais ce n'est pas du tout ainsi que vous précédez...

-Dans l'état de dénuement mécanique où nous sommes réduits, le meilleur moyen est encore et à nouveau, tout simplement, de prendre langue avec l'intéressé...La bonne vieille conversation à l'amiable...

-L'interrogatoire sévère et parfois prolongé jusqu'à l'aube oui ! Et vos fameuses lampes dans la figure ! Il vous en reste bien une ? Ce n'est pas un vilebrequin synaptique ça ! Un périscope à plasma ! Vous en avez dans vos armoires en permanence ! Une simple ampoule!

-Je vous ai déjà dit que ce n'était pas le genre de la maison !

-Ah! de la maison !  Vous voyez bien que vous en êtes ! Seuls les policiers dûment patentés s'expriment ainsi !

-Aux studios de Billancourt !

-Oui c'est ça ! A Boulogne, rue de Silly ! J'ai habité juste à côté pendant quatre ans ! Je voyais Annie Girardot venir siffler entre deux prises des petits coups de rouge-comptoir au café où moi-même je regardais souvent le temps passer devant des côtes pas fraîches ou des bébis sans glace ! 

-Vous voyez, vous revenez au cinéma, c'est bon signe !  Ce ne sera pas la peine de vous asticoter ! Je vous rappelle donc simplement que vous me devez un sacré binôme ! Un steak madrilène et une Mercédès 600 avec laquelle, on vient d'avoir à l'instant les précisions, un chauffeur vous dépose vous, seul passager de la voiture, devant le Château de Versailles ! La date de mai 1966 étant confirmée.

-Mais bien sûr ! Je vais vous expliquer...

-Vous vous doutez bien qu'étant donnée l'importance de la chose, d'ailleurs remontée à la surface par le plus grand des hasards, c'est beaucoup plus qu'une simple explication que nous attendons de vous. C'est la solution exacte et minutieuse d'une fameuse énigme qu'il va vous falloir produire...Et comme tout cela m'a l'air d'une drôle d'histoire truffée de paradoxes et d'antagonismes, je vous souhaite bien du courage...

-Mais non, ce n'est rien du tout, une simple formalité.  Je n'ai jamais vu un souvenir aussi clair et limpide ! J'ai tous les éléments à présent...Ils étaient dans un coin de ma tête, tout simplement ! Indétectables et pourtant encore à ma disposition après toutes ces années...

-Avec une voiture pareille vous ne vous en tirerez pas ! C'est injustifiable...

-Laissez-moi faire ! ...Alors d'abord l'homme de la Mercédès, le chauffeur comme vous dites, c'est le même que l'homme aux pascals et  à la tête de hibou de chez Inno, à la femme platinée vamp façon Hollywood. Ce sont les parents du camarade de lycée avec lequel j'étais sorti à Paris ce jour-là. Journée mémorable au cours de laquelle j'ai enfin appris qui était le père de mon copain, pourtant le meilleur et presque le seul mais auquel je n'avais jamais osé demander franchement les éclaircissements qui s'imposaient suite aux bribes assez rares et toujours énigmatiques concernant la situation sans doute peu banale de sa famille dont il était manifeste qu'il ne souhaitait pas ou ne devait pas parler outre mesure. Toutefois un jour en terminale, nous nous connaissions donc déjà depuis près de trois ans, il lâcha tout à trac pendant un cours d'anglais en se penchant un peu vers moi : "Dans le France-Dimanche de cette semaine,  ya deux pages entières sur mes parents..." Bien qu'ayant eu vaguement l'intention d'acheter en sortant le grand torchon people de l'époque, je n'en fis rien. Je préférais imaginer seul dans mon coin avec pour seul élément ces mots qu'il prononça une fois et qui ce jour-là me revinrent en boucle ne faisant qu'amplifier l'énigme :  "Les chansons de ma mère"... Cela fut sans conséquence car il ne m'en reparla pas. Nous nous remîmes à nous moquer de concert de la prof' de physique quand elle se grattait la gorge et déglutissait longuement chaque fois qu'elle cherchait un mot qui ne venait pas. Mais un peu plus tard, il remit ça au sujet cette fois-ci de la double pochette du fameux album des Beatles qui venait de sortir avec sur la couverture cette kyrielle de portraits de célébrités censées être les membres du Club des Coeurs Solitaires du Sergent Peppers ! Et le mieux c'est que c'était moi qui lui en avais parlé, m'étant plus ou moins vanté d'avoir déjà acheté ce disque mémorable au look vraiment étonnant. Sur quoi il me répondit nonchalamment : "Oui je sais, il y a quelqu'un de ma famille sur la pochette..." Décidément il avait réponse à tout, surtout quand il s'agissait de se hausser du col comme malgré lui et de me mettre à nouveau dans l'embarras en rendant une fois de plus manifeste ma timidité ou ma fierté mal placée pour ce qui était de le questionner un jour enfin et pour de bon au sujet de sa famille apparemment fameuse ! Y avait-il sa mère sur cet album des Fab Four ? Non, il n'aurait pas dit quelqu'un de ma famille...Le mystère restait entier et gâtait un peu mes relations avec ce camarade dont je partageais pourtant un goût prononcé pour les évocations burlesques ou saugrenues concernant certains condisciples ou encore mieux les professeurs dont la prof' de physique, dite Gigi, déjà évoquée mais qui toutefois n'était pas la seule à être transformée en personnages auxquels nous assignions des aventures où le loufoque le disputait au bizarre...

-Ça y est, vous avez dit bizarre ! Je commençais à trouver le temps long et à croire que vous vous étiez fourvoyé pour de bon et qu'il vous serait impossible de vous raccrocher au fil rouge de cette enquête qui en comporte plus d'un selon le degré de complexité auquel on se place...Il a donc proposé que vous alliez ensemble voir un film afin de vous mettre sur la piste, de vous faciliter la tâche...Non?

-Effectivement, quelque temps après, un jeudi matin, il venait me prendre en voiture devant le lycée. Je montai derrière à coté de lui. Ses parents à l'avant donc. Je les apercevais depuis longtemps déjà car tous les jours ils attendaient leur fils garés sur l'avenue de St-Cloud juste en face du bahut...Son père toujours avec une casquette à damier, des lunettes d'écaille et sa mère avec son fichu et ses grandes lunettes noires. J'étais derrière eux cette fois-ci, dans la voiture ! A priori ce n'était pas grand-chose, n'empêche que je n'en menais pas large. La pochette des Beatles, les pages de France-Dimanche que je n'avais pas lues ! Et j'étais juste derrière le fichu ! Ils m'ont dit quelques mots dont je ne me souviens pas du tout. Par contre je revois vaguement sa mère  se retourner vers moi à un moment pour me sourire un peu je crois en prononçant quelques mots aimables avec un accent, oui américain effectivement. Avec le phrasé teuton du père, il y avait une ambiance cosmopolite que mon camarade pourtant silencieux à côté de moi ne contrariait en rien puisqu'il s'appelait Peter ! Seule la voiture était française, une Peugeot ! Il est vrai que les vitres en étaient teintées m'enfin...

-Vous pouvez en venir au fait maintenant vous savez, vous mettre à table si j'ose dire, d'autant que votre madrilène va refroidir pour de bon ! C'était une variété de hamburger non ?

-C'est Drôle de drame qu'il m'a emmené voir cette première fois et non La Vie de château que nous vîmes plus tard. Je crois me souvenir qu'il n'avait pas payé, il avait montré une carte à la caisse et nous étions entrés nous asseoir C'est dès le générique que j'ai gaffé, que j'ai pêché par omission ou plus exactement par abstention et même par continence ! Je ressens encore son coup de coude contre mon bras assorti d'un "J'te réveillerai !"... Avais-je donc manqué quelque chose alors même que le film proprement dit n'avait pas commencé ?Aurais-je dû manifester une émotion, un rire, me tourner un peu vers lui ? Je repassai rapidement dans ma tête le tout dernier plan du générique qui venait de disparaître et que j'avais parfaitement vu mais d'une manière un peu subliminale. Et j'ai alors pu le revoir avec une netteté étonnante, rien que des grosses lettres sur l'écran ! Directeur de production Charles David. Comment faire ? J'avais loupé le coche! Déjà les images de la première scène du film défilaient sans espoir de retour. Je ne sais au bout de combien de temps j'ai trouvé la force de me pencher vers lui pour lui dire "c'est un film de ton père"...Ce n'était pas une question bien entendu mais une évidence qui allait mieux quand on la disait et qu'on avait reçu un coup de coude en ce sens justement, pour un minimum de courtoisie ou de savoir-vivre en pareille circonstance. Car non seulement il m'offrait de voir un film mais un grand classique du cinéma dont son père était le producteur, peut-être l'initiateur, et qui en tout cas n'aurait probablement pas existé sans lui. Et moi qui avais l'air de dormir ! Drôle de drame, quoi...Mais il eut l'air satisfait de ma réaction qui quoique tardive et téléphonée dut lui paraître tout de même sincère et peut-être comme entièrement spontanée. Le film, après ce mini drame drolatique entre nous, fut du coup de moindre importance. On se regarda l'un l'autre assez souvent pour voir si on riait et puis ce fut la sortie et l'heure d'aller déjeuner...

-Ah tout de même ! Mais vous avez mangé après le film ?

-Oui c'était une petite salle de rétrospectives dont le programme change à chaque séance et aux horaires inhabituels. Le chef-d'oeuvre de son père, je me souviens très bien, passait ce jour-là à midi. Et donc en sortant il ne nous restait plus qu'à choisir un restaurant. Ce fut lui qui s'en chargea, nous faisant même changer de quartier pour aller au Dansk Pop, rue de Rivoli !

-Le fameux Dansk-Pop et son steak madrilène si j'ai bien compris !

-C'était un steak tout ce u'il y a d'ordinaire avec cueillere de légumes de ratatouille par-dessus !

-Il n'y a pas de hamburger danois ?  C'est extrêmement curieux. Et pourquoi vous avoir emmené par là-bas ?

-Je ne sais pas. En sortant, il était déjà l'heure d'aller rejoindre ses parents près de la voiture bd Flandrin. Dans la vitrine d'une boutique de la rue de Rivoli j'aperçus ma silhouette filiforme habillée du costume Pierre Cardin que je venais d'acheter avec mon père aux Galeries Lafayette spécialement pour l'occasion.

-Vous vous souvenez du nom de la boutique où vous vous êtes vu passer ?

-Oui c'était Hilditch and Key je crois, qui vendait des vêtements encore plus luxueux que le mien mais je fus tout de même assez impressionné par mon élégance en surimpression sur leurs chemises à cols agrafés et leurs foulards de soie...

-Elégance que votre camarade avait dû apprécier !

-Pas du tout, lui qui était venu en blouson ou petite veste légère je ne sais plus, il me dit que ma tenue était un peu déplacée pour une simple sortie de jeudi après-midi. Cela dit je ne me doutais pas à quel point mon accoutrement un peu guindé c'est exact serait mieux assorti au véhicule dans lequel j'allais contre toute attente rentrer sur Versailles...

-C'était pourtant la voiture qui vous avait amenés que vous alliez rejoindre dans le seizième en prenant le métro à Concorde...

-Et oui, en effet. Ce n'est qu'une fois repartis en direction de la porte de St-Cloud que son père nous avertit qu'il allait passer par Chaville où il devait prendre une voiture pour la conduire dans le midi...Nous arrivâmes donc dans un petit garage invisible depuis la rue où une immense Mercedes noire à six portes paraissait effectivement l'attendre. On lui remit les clés et aussi les papiers je crois. A propos de cinéma, on se serait un peu cru dans un film de Melville comme le Doulos ou le Samouraï. Les plaques ? Non je ne me souviens pas du numéro d'immatriculation...Les avait-on changées spécialement ?... Je pensais que tout le monde allait monter dedans pour continuer la route à bord de ce mastodonte pour le moins inattendu. Mais non, pas du tout. J'eus seul l'honneur de figurer l'unique passager. Et une sacrée figuration !

-Pourquoi cette situation inattendue elle aussi ?

-C'est très simple. Monsieur David devait prendre la route tout de suite pour la Côte d'Azur. Il ne repassait donc pas par Neauphle. De toute manière,  il fallait bien quelqu'un pour ramener la Peugeot. Sa femme s'en est forcément chargée accompagnée de mon camarade Peter qui lui non plus ne pouvait pas monter dans la Mercédès avec moi. Après m'avoir serré la main et regardé m'installer au fond de la grande voiture, il suivit la lente remontée du mastodonte dont la largeur était à peine inférieure à celle de la petite ruelle par où nous ressortions. Le prestigieux cinéaste était aussi un habile conducteur car il dut raser les murs de si près que lorsque nous débouchâmes sans un dommage pour la carrosserie dans la rue principale où quelques badauds s'étaient attroupés, j'eus l'impression d'une sorte de miracle supplémentaire.

-D'autant que ce Charles David, se rendant donc de Chaville dans le midi de la France, passait quand même par Versailles ! C'est un peu curieux...

-Non, non, il avait une course à y faire je crois...

-Et puis sa femme et son fils pour rentrer sur Neauphle avec la 404 devaient bien aussi passer par Versailles non ?

-Il me semble qu'ils pouvaient juste avant prendre l'autoroute de l'ouest qui les avançait quelque peu étant plus rapide. Mais vous avez raison ce n'est plus tout à fait clair dans mon souvenir...En tout cas sur tout le parcours pourtant assez bref j'eus un curieux sentiment de plénitude étrange renforcée sans doute par la mise en marche d'un véritable auditorium qui diffusa une musique  symphonique des plus impressionnantes. J'étais vraiment le prince consort. Tout à l'avant, dans le rétroviseur j'apercevais des yeux de hibou scruter la route et de temps à autre regarder vers l'arrière pour voir si par hasard il ne me serait pas venu des yeux de chouette devant cet impromptu aussi grandiloquent que saugrenu. D'autant que déjà au bout de l'Avenue de Paris, le Château apparaissait dans toute sa splendeur !  Le roi n'était pas mon cousin. Et pourtant quelle gêne à l'idée de devoir en descendre probablement devant l'arrêt de l'autobus en face de la mairie ! La ligne qui passait devant chez moi et que je prenais tous les jours avec une bonne partie du voisinage ! L'heure de sortie des bureaux venait de sonner et ce n'était pas jeudi pour tout le monde. Quelle horreur ! Je serais bien resté moi à écouter la grande musique, jusque sur la Côte d'Azur s'il avait fallu. Pourtant il s'arrêta à l'endroit envisagé me demandant si ça me convenait. Je réussis à ouvrir la portière et à descendre comme si de rien n'était. Je n'osais pas tout de suite regarder en face l'arrêt du bus, craignant le pire. Mais non, il devait venir de passer car il n'y avait personne, fait assez rare à cette heure. Il n'y avait pas grand monde non plus ailleurs. Je décidais de rentrer à pied, c'était la seule possibilité. Après un tel retour en carrosse, je n'allais pas monter dans une carlingue de la TUV ! "Bizarre, je vous assure mon cher cousin, que vous avez dit bizarre..." Je n'avais pas osé non plus regarder la voiture s'éloigner de crainte de ne voir qu'une simple 404 prendre à gauche devant le Château pour rejoindre par l'Orangerie la route de Saint-Cyr et de Neauphle... Drôle de journée !

-Vous savez que malgré son ancienneté nous pouvons encore procéder à la mise au clair ou au déchiffrement de certains aspects de cette journée  indubitablement curieuse et dont je me demande même si elle n'a pas été une sorte de farce dont vous auriez figuré le dindon, voire la dinde !

-J'aurais préféré la farce du dindon, étant moi-même un peu blagueur quand le besoin s'en fait sentir...

-Vous n'avez plus le choix. Un complément d'enquête, disons d'information, sera donc diligenté concernant principalement cette  vieille Peugeot se transformant en voiture d'apparat et inversement. Et le meilleur moyen d'obtenir quelque chose sera une fois de plus de recourir directement aux sources mêmes, à ces archives vivantes qui occupent encore les recoins appropriés de certaines mémoires !

-Cela nous promet donc des balayages en règle de zones neuronales...

-... et neuroniques...

-...sans un respect excessif de ce qu'on pourrait appeler l'intimité mémorielle et de la sauvegarde absolue de tout passé personnel quels qu'en soient la nature ou les aboutissants !

-Dans votre cas,  il ne vous a pas, avouez-le, conduit à grand-chose.

-Je suis monté jusqu'au onzième échelon du grade de Contrôleur des Impôts !

-D'où vous êtes tombé un beau jour pour vous relever avec une pension d'invalidité !

-Je n'étais pas destiné à ça, je l'avais fait par une sorte de complaisance filiale à l'égard de ma famille qui avait cru assurer mon bonheur et ma sécurité en m'offrant la protection d'un cousin énarque, grand ponte des finances, qui saurait reconnaître en moi des mérites dont je serais aussitôt récompensé dans le domaine illimité des avancements au choix. Mais sois d'abord Inspecteur ! Passe le concours ! Il ne peut rien faire sans cela...Oui Tati. C'était familial quoi. Ce monsieur était le mari de la cousine germaine de ma mère et de ma tante justement. Je sentais dans cette offre que je ne pouvais pas refuser comme une menace des plus dangereuses. Alors pourquoi me suis-je laissé faire ?

-Le nom de cette cousine ?

-Arlette.  

-C'est tout ?

-Arlette Baudrier née Robert.

-C'est pour votre dossier ou plus exactement votre mémoire si vous aimez mieux...

-Peu importe ce sont des conventions d'archives et de classements...Dossier ou mémoire, le mien j'en suis sûr atterrira vite au pilon ou dans une case vide, il y en a encore quelques unes, au fin fond du cortex où il sera réduit en lanières et pour finir en ces petits points de couleur lumineux évanescents que dans l'espace mental on nomme phosphènes. Et personne ne l'aura vu...   

-Ne croyez pas cela. De nombreuses personnes se languissent d'en  parcourir la version papier ou même de se l'approprier !--

-S'il en existe encore un exemplaire...

-Il existe bel et bien et nous aurons tôt fait de mettre la main dessus. Nous allons fouiller tous les couloirs du sous-sol de l'ancienne Maison de la Radio. Ce sera bien le diable si...

-C'est une bonne idée oui. Il est exact que j'ai rêvé d'y travailler et à maintes reprises durant de longues années mais je n'ai jamais pu dépasser le comptoir du Café des Ondes pourtant juste en face...

-Attendez voir. On me demande maintenant le nom du coiffeur de votre père...rue de la Paroisse. Alors ?

-Oui je m'en souviens, c'était aussi le mien... Chevreteau. Il tenait le salon avec sa femme. Toutefois c'était uniquement pour Hommes ou plus exactement pour Messieurs comme l'indiquait l'enseigne façon Vieille France au fronton de la boutique. C'est là qu'on m'y a remonté les cheveux pour la première fois ! La coupe au rasoir et en arrière ! Comme je venais désormais sans maman, c'est le garçon qui m'avait suggéré cette coupe de grand. C'étaient aussi les débuts de Johnny Hallyday et il était coiffé comme ça sur son dernier disque. Comme j'étais un peu blondinet, en sortant, aidé par mon image entrevue dans la vitrine au verre fumé,  je m'imaginais, les yeux bleus en moins, comme une sorte de double de l'idole des jeunes ! Je  venais peut-être bien aussi de faire mon premier pas significatif dans le monde des illusions...

-Le disque, c'était ?

-Ce vingt-cinq centimètres où on le voit, sur un fond rouge, en smoking et jabot de dentelle. Par contre celui-là je l'avais acheté avec maman, à la Lyre Musicale près de la rue des Deux Portes, avec encore ma frange enfantine sur le front ! A peine le temps de l'écouter que mes cheveux s'étaient redressés et que je commençais à acheter mes affaires moi-même...

-Mais c'était toujours l'argent de maman !

-Oui, en effet, et encore pour un bon bout de temps...

-Ah les études !... Tenez, voici ce que nous avons déjà obtenu relativement aux circonstances évoquées...Vous voyez le puits n'est pas tout à fait sec d'images, il suffisait de descendre les remouiller ! Vos souvenirs ne sont pas épuisés. Il vous en reste encore suffisamment pour vous aider à revisiter votre chaos personnel, à tenter de le mettre en ordre et de nous l'expliquer ! Nous vous écoutons...

-Et bien vos gratouillis de cervelle sont admirables car voici précisément l'emplacement exact du salon de coiffure dont je vous parlais. C'est maintenant cette boutique de je ne sais quoi, vaguement violette, qui en tient lieu...

-Vous constaterez qu'il s'agit bien là d'un souvenir strictement personnel et non importé, authentifié par les marques bleues que vous voyez sur le trottoir et qui sont les traces résurgentes de vos allées et venues d'autrefois et donc  très certainement antérieures à cette image puisque ce qui vous conduisait en ce lieu n'y figure déjà plus, ces traces purement axonales étant pratiquement indélébiles lorsqu'elles veulent bien apparaître ce qui n'est pas toujours le cas...Seuls vos propres pas bien entendu peuvent apparaître ainsi...

-J'imagine ce que cela donnerait si tous les pas de tous les gens qui étaient passés par là devaient induire ces traces visibles pour tout un chacun. Tous les trottoirs seraient bleus, archi-bleus et les chaussées elles-mêmes assez peinturlurées...

-Elles sont bleues dans votre cas mais elles peuvent être d'une autre couleur de l'arc-en-ciel selon la personne...

-C'est une bonne chose effectivement car sans cela, dans nos souvenirs reconstitués, tous les trottoirs seraient des arcs-en-ciel !

-Et les vôtres de traces  sont bien visibles. Vous savez un tout petit trait bleu ou même un simple point peut représenter des dizaines voire des centaines de passages à l'endroit qu'ils indiquent... Toutefois ici vous remarquerez quelque chose de curieux...

-De curieux ? Vous m'étonnez...

-Bah la plus grosse partie de vos entrées ou de vos sorties ces traces n'étant jamais orientées, devraient converger vers la porte de la boutique anciennement celle de votre fameux coiffeur. Or c'est très nettement vers la grille d'à côté que cela se concentre...La sortie se faisait peut-être  par la cour ?

-Non, non ce n'est pas cela !  Je ne vous en ai pas parlé au début car ça ne m'est pas revenu tout de suite. C'est en effet juste à côté que j'ai fait mon premier stage de contrôleur, juste avant de partir à l'ENI à Clermont-Ferrand ! Deux mois seulement mais cela m'a tout de même marqué. C'était là que se trouvaient les bureaux de l'Inspection des Impôts de Versailles-Ouest. En tous les cas l'Inspecteur, auprès duquel j'avais été affecté, ressemblait au journaliste de télé Jean Lanzi et malgré cette distinction et une indéniable courtoisie, il n'en venait pourtant pas moins  d'entreprendre la vérification approfondie de la situation fiscale personnelle du créateur de "J'entends siffler le train" !

-Richard Anthony ?

-Le Tino Rossi du twist en personne ! L'adipeux crooner à la voix suave et rythmée étant domicilié à l'époque dans la vallée de Chevreuse. Je fus  impressionné par son dossier que me montra mon chef et toutes les lettres qu'il lui avait déjà envoyées. Les chanteurs de cette époque étaient si auréolés que je trouvais inouï et même assez culotté qu'on pût les tracasser de la sorte avec des demandes d'information comme pour tout un chacun et même une convocation tellement les déclarations de celui qui avait enregistré "Je suis fou de l'école" étaient bâclées, pleines de fautes ou d'omissions, voire inexistantes ! Un peu peiné dans mon for intérieur je me consolais en me disant que cela allait sûrement s'arranger. Mais je ne me doutais pas que quelques années plus tard l'aboutissement de ce simple contrôle et de ses suites interminables allait finalement conduire l'interprète du "Sirop Typhon" en prison pour fraude fiscale aggravée !

-Et bientôt ce serait votre tour de traquer les contribuables indélicats, célèbres ou non !

-Je n'étais pas à mon aise. Je me demandais si j'avais bien choisi la maison adéquate. Si je n'aurais pas mieux fait de continuer à ne venir dans ce quartier que pour pousser la porte du coiffeur et non cette grille juste à côté ! Mais j'étais stagiaire et cela me conférait une sorte d'immunité et le droit d'observer sans rien faire ou presque. J'ai du reste toujours considéré cette situation de stagiaire, où que que soit, comme idéale bien que souvent dévalorisée et peu recherchée. Je crois pouvoir dire qu'au moins intérieurement je m'y suis presque installé et que j'ai pu rester, allez savoir comment, plus de vingt ans dans cette redoutable maison avec la mentalité et le comportement d'un stagiaire de vacances !

-Jules verne avait écrit Deux ans de vacances, vous avez donc fait beaucoup mieux !

-Si vous voulez. Et pourtant quel labeur ! Quelle torture de chaque instant à sans cesse donner le change afin de dissimuler un état de rêverie permanent alourdi de projets personnels alambiqués mais toujours poursuivis sinon vraiment espérés !

-Des projets pour une évasion qui n'avait rien de fiscal !

-Je constate avec plaisir que vous me suivez très bien. Ce que je ne comprends pas c'est que vous n'ayez pas trouvé une image avec le salon de coiffure. Il m'en reste tout de même bien quelque chose...

-S'il y en avait une elle sans doute été remplacée par celle-ci. Mais nous continuons à fouiller en particulier dans les rebuts, une sorte de corbeille si vous voulez, dans laquelle si on arrive à les déplier et à les défroisser on peut trouver des images intéressantes et parfois fort anciennes. Et oui, dans notre for intérieur les souvenirs se jettent aussi !

-Comment sont-elles vidées ces corbeilles ?

-Nous ignorons en fait si elles le sont. Jusqu'à présent nous n'en avons pas rencontré une seule vide. Les vôtres sont particulièrement remplies, jusqu'à ras bord de boules que vous semblez avoir comprimées de toutes vos forces. Certaines sont si serrées qu'il faut souvent se contenter d'un élément d'image, parfois minuscule, se présentant à la surface.

-Cette sélection aléatoire peut se révéler salutaire...

-Ou très problématique selon le cas...Là aussi on peut tomber sur un bec !

-Oui, quand les souvenirs qui refluent visiblement ne vous appartiennent pas... Ces images peuvent-elles voyager ?

-On vient de découvrir récemment que le cerveau émettait des ondes ! On peut très bien envisager que ces spectres mentaux puissent emprunter cette voie pour se véhiculer et rejoindre d'autres hémisphères...

-Ceux dont sont justement pourvus la grande majorité des boîtes crâniennes ! Comment expliquer sans cela ces impressions imagées bizarres qui ne ressemblent en rien à ce que nous avons connu ni même au souvenir  un peu brouillé que nous aurions pu en garder ?

-Nous connaîtrons bientôt le degré de cet échappement ondulatoire chez tout un chacun ! Je m'arrangerai pour que vous soyez parmi les premiers examinés ! C'est une question de quelques semaines tout au plus...D'ici là pour vous complaire nous n'observerons que des vues dont la paternité mémorielle ne saurait être mise en doute et encore seulement si elles sont projetables !

-Quelle garantie supplémentaire et hors contrat ! C'est vrai qu'il y a de l'assurance-vie là-dedans ! Cela vous engage. Vous êtes donc vous-mêmes en partie responsables de ce que vous trouvez ! Et comme les pires horreurs doivent avoir un nom, vous voilà contraints de rassembler tout votre vocabulaire...

-C'est vrai qu'il y a du médecin légiste dans ce que nous faisons, quand nous barbotons dans des cages pas possibles à la recherche d'on ne sait quoi finalement. Et nous ne trouvons rien pendant si longtemps nous ne savons plus ce que nous cherchons !

-Et vous revenez à la case départ  !

-Qui est parfois aussi vide que les autres !

-En somme il n'y aurait que chez moi où les étagères paraissent suffisamment garnies pour vos tâtonnements exploratoires, non ? Ne suffit-il pas la plupart du temps de pousser un livre contre l'autre, du premier jusqu'au dernier, en une manière de domino qui peut se révéler payant  à la longue ?

-A la longue peut-être car pour le moment nous en serions plutôt de notre poche. Avec vous nous traversons des espaces improbables ! Emplis de circonvolutions aux fonctions mal définies...Ce qu'il nous faudrait, c'est une sorte de lampe torche, vous voyez, pour balayer au moins un peu quoi!

-C'est vrai que tout est lumière là en dedans, électricité ! Si vous pouviez y accéder pour de bon il vous suffirait d'un simple branchement pour...

-Il y a encore des pièces non visitées chez vous, sans compter les couloirs de votre grand-père qui sont certainement plus nombreux que vous ne le dites !

-Dans le principal d'entre eux, à mon avis le seul,  il garait le long de la cloison vitrée qui le séparait du séjour, la petite table roulante sur laquelle il apportait depuis la cuisine, avant le repas,  la bouteille de Champagne et les amuse-gueules, après, le bocal de cerises à l'eau de vie maison et les verres à pied correspondants...      

  

 

 

-Mais ce n'est pas tout car c'est dans ce même bureau que je vis entrer, à peine quelques jours après mon arrivée, celui dont je m'étais promis d'essayer à tout prix de rencontrer,assez misérablement de ressembler  d'aller voir, sonner à sa porte, en doutant absolument d'être jamais capable de m'exécuter un jour...Pour moi cet homme n'était ni plus ni moins que le nouveau Gide, cet auteur mythique auquel à l'époque j'essayais moi-même assez misérablement de ressembler, tout au moins par une plume encore naissante mais déjà assez prétentieuse ou disons un peu trop ambitieuse! J'avais renoncé à l'idée de rencontrer un jour ce quasi-semblable qui s'était élevé au firmament de la littérature en quelques années, m'étant résigné à continuer de ne le voir qu'en image à la une des magazines ou à la télévision, quand un beau matin je vis entrer Michel Tournier dans le bureau !

-Pour vous une vraie vision fantastique...

-Un météore !

-Qui a dû laisser des traces, nous essaierons de trouver quelque chose. Nous retournerons dans vos limbes !

-Restez pacifique alors ! Ne trépanez pas trop ! Et si vous ne trouvez rien que des blancs, ce ne sera pas de ma faute. Il est des personnages imprenables qui n'autorisent que des surexpositions !

-Bref, vous l'aviez donc en face de vous ?

-Pas du tout, à peine de trois-quarts dos. Par contre il faisait face à Bourt qui l'avait probablement convoqué (quel nom prédestiné pour un inspecteur qui n'était pourtant pas de police) car l'ermite de Choisel tira de son cartable un gros dossier qui semblait contenir des documents ou des justificatifs en tout genre dans lequel il plongea nonobstant. La stupeur de l'inattendu m'ayant quitté je commençais à douter d'une part qu'il ait pu seulement remarquer ma présence en entrant tant l'ombre où je me tenais semblait épaisse dans le contre-jour de la fenêtre et d'autre part d'avoir la moindre chance d'être en mesure de lui adresser la parole sous un prétexte quelconque que j'étais bien en peine d imaginer ! Impossible d'interrompre une discussion qui n'avait rien de philosophique et tout du marchand de tapis. Il venait en fait comme tous les ans pour justifier du montant de ses frais réels. Cette fois c'était pour faire passer l'ensemble de ses voyages et séjours à travers le monde comme frais professionnels déductibles ! Il sortit même le gros volume des Météores son dernier bouquin qui allait  paraître et dont il offrait là un service de presse dédicacé en précisant qu'il lui suffirait de le lire pour être convaincu de l'obligation où il s'est trouvé d'effectuer le même tour du monde que son héros pour pouvoir mener à bien l'écriture de son ouvrage ! C'était donc là, relié sur six cents pages, ce qu'il pouvait produire de mieux comme justificatif !Mais il n'était pas en reste non plus de documents disons plus traditionnels en la matière. Et il se mit à produire une pile de billets d'avions, de trains (ah le Canada d'est en ouest à travers les Rocheuses !), de bateaux et des notes d'hôtel et de restaurants en pagaille...C'était plutôt tendu!

-En effet il n'était pas près de scruter le plafond en rêvant et encore moins, avec un léger bâillement, de se retourner vers vous pour faire un brin de causette!

-Et bien détrompez-vous, vous n'êtes pas si loin de ce qui allait effectivement se passer ! Au bout d'un moment son inspecteur (qui était aussi le mien mais pas pour les mêmes raisons) s'est absenté pour récupérer des éléments qui manquaient dans le dossier. Je me suis donc retrouvé seul dans le bureau avec Abel Tiffauges !

-Vous n'aviez plus qu'à lui sauter dessus !

-Ce ne fut pas si simple. Mon coeur battait car je me disais que si je ne mettais pas à profit cette opportunité sur le champ, ignorant le temps que ce Bourt-Lanzi ou ce Lanzi-Bourt allait mettre pour revenir, je risquais de laisser passer la chance de ma vie. Réellement j'avais l'impression que l'ogre de Choisel n'était venu là que pour me sauver de mon marasme et m'extirper de cet évident fourvoiement où j'étais embringué ! Que même dans l'ombre où j'étais tapi mon désarroi devait se voir comme le nez au milieu de la figure ! Mai je ne bougeais pas cependant. Et le temps qui s'éternisait !  Car curieusement l'autre  ne revenait toujours pas. On aurait dit que la Providence me laissait la durée nécessaire pour me décider, m'octroyait une prolongation inattendue ! Inattendue mais sûrement pas illimitée...Il fallait faire quelque chose ou que quelque chose se passât !                           

-Faites une petite pause si vous voulez. Je vois que tout cela vous captive vous-même littéralement. Détendez-vous un peu. Tenez, prenez un beignet, nous venons de les faire. Mais il y en aura encore d'autres tout à l'heure. A la myrtille ! Vous savez comme c'est bon pour la mémoire ! A propos de réminiscences, ce Lanzi-Boure m'avait l'air aux petits oignons pour vous ! Et il ne pouvait pas mieux se comporter qu'en disparaissant !

-Et de fait, il n'était plus là et depuis un bon moment lorsque, commençant sans doute à s'ennuyer quelque peu, délaissant sa pile d'additions de restaurants toujours sur le bureau, il se retourna carrément vers moi. Alors sans m'en rendre tout à fait à compte et sûrement par une sorte de réflexe ou d'instinct de conservation qui n'avait rien à voir avec l'amabilité ordinaire ou le savoir-vivre, peut-être encouragé par une manière de sourire que j'avais sans doute perçue sur son visage et dans ses yeux, ignorant s'il allait parler ou non, je bondis en paroles ! Et si je me souviens pas mot pour mot de ce que je lui ai dit, je sais que je lui ai dit quelque chose, qu'il m'a répondu très gentiment et qu'une sorte de conversation sur les voyages en Afrique du Nord s'en est suivie au terme de laquelle il me donna sa carte en m'offrant de passer le voir à Choisel quand je voudrais à condition de le prévenir en l'appelant u n peu avant. Et au moment précis où je la mettais dans ma poche, le Goncourt reprenant sa position face au bureau, on entendit approcher les pas de l'inspecteur qui revenait...

-Il y a des harmonies spontanées !

-C'est mot pour mot ce qu'il devait m'écrire sur la première carte postale qu'il m'envoya quelque temps après. Mais cette fois-là dans ce bureau de la rue de la Paroisse c'était particulièrement approprié et inattendu au point que je fus persuadé d'avoir intégré les Impôts uniquement pour y faire un beau jour inopinément cette rencontre digne pour moi d'un conte de fée !

-Vous avez comme des glaires dans les dendrites qui vous tiennent lieu de neurones...Nos aiguilles-laser ont le plus grand mal à s'y dépatouiller !C'est une note que je viens de recevoir...Vous aviez dû subir un examen il y a quelque temps non ?

-Subir c'est le cas de le dire, on m'avait assommé oui !

-Enfin, le résultat vient de tomber. Nous allons devoir changer nos dispositions à votre égard. Nous allons vous montrer des images et vous nous direz si ce sont les vôtres ou pas...

-Comment se souvenir de ce qu'on n'a pas vécu ? Car je connais cette méthode qui consiste à exiger du requérant qu'il fournisse des souvenirs purement imaginaires à partir de photos tirées du calendrier des pompiers ou mieux des anciens clichés noir et blanc de la SNCF qui décoraient autrefois les compartiments des grandes lignes...

-Ils sont tous en notre possession nous les avions rachetés pour une bouchée de pain au moment de la faillite de la compagnie. Personne n'en voulait...

-C'est scandaleux ! Toutes les églises de Bourgogne avec des petits nuages blancs dans le ciel gris-noir des étés de cette époque !

-Nous n'en voulons plus non plus. Nous les avons mises au sous-sol dans des grandes malles afin de les exposer un jour peut-être dans l'ancien centre commercial de Paris2 ou dans celui de Jouy-en-Josas, s'ils pouvaient jamais rouvrir !

-Ou seulement réapparaître...Bref, j'en possède sûrement aussi encore quelques unes de ces vues mais c'est à vous de les dénicher !

-Pour les retrouver modifiées par des lithiases axoniques ou par ce vague que produit notre âme quand elle se retourne dans sa tombe...

-Vous voulez dire dans notre boîte crânienne !  Quelle drôle d'idée !

-Oui, quand elle se tourne vers son passé !

-Et ce serait donc à ce moment-là que certains souvenirs sont colorisés ?

-Exactement. D'abord le plus souvent en rose bonbon puis tout finit cramoisi...

-C'est ça, on ne plus reconnaître la teinte d'origine...Et il faudrait donc les retoucher mais comment faire ?

-Nous n'en avons pas la moindre idée. Chez vous ces images ne sont ni en couleur ni en noir et blanc !

-Sans doute leur aspect véritable s'efface dès que vous en approchez vos scalpels optiques à redondance multiple !

-Nos procédés sont plus simples que cela. Il nous suffit d'un rayon et de bien l'orienter...

-J'admire vos pratiques qui sont donc un art...Et je suis flatté qu'il se nourrisse de ma substance la plus intime et la plus précieuse...

-Nous évaluons vite la vraie valeur des gens. En ce qui vous concerne nous sommes persuadés que vous êtes du bleu d'azur, de la couleur dont sont faits les beaux jours !

-Alors pourquoi n'en trouvez-vous jamais dans mes méninges, ces boyaux d'en haut  ?

-Parce que nous n'avons pas suffisamment cherché probablement !

-Nous ne prenons que ce que nous trouvons, jamais davantage ! De toute manière tous vos boyaux comme vous dites, ceux d'en haut comme ceux d'en bas, seront reconstitués à l'identique !

-Je risque d'être deux fois le même alors ? Vous pourriez changer un peu !

-Ce sont les lois du dédoublement ! Mais vous avez raison la plupart des gens dits doubles ont deux personnalités différentes, voire opposées. Vous, vous aurez deux fois la même !

-Impossible d'en sortir donc ! Je serai cloué deux fois !

-Vous serez plus facile à fouiller.

-Mais c'est moi qui devais fouiller ! Moi seul !

-On ne peut pas être l'archéologue de soi-même ! Vous ne le saviez pas ?

-On m'avait dit que seule l'autofiction pouvait m'éviter la guillotine ! Je peux bien tout reprendre à zéro non ? Tout refaire depuis le début...

-C'est vous qui voyez mais en cas de redondance ou d'autofellation nous ne pourrons rien pour vous !

-C'est que je vis très replié sur moi-même et sans grand contact avec quiconque. Mais j'essaie de faire de mon mieux, aussi toute anicroche sera assumée. Même les blasphèmes jetés aux orties seront récupérés !

-On ne vous en demande pas tant. Veillez simplement à ne pas jeter vos images par la fenêtre...

-Ils ont des souffleurs motorisés qui chassent les feuilles comme autrefois le vent de la plaine dans les westerns...Je ne risque plus les effets plus ou moins heureux des anciens ratissages ! Tout papier parait fuir et s'envoler au loin avec la poussière !

-Sauf la plus grande partie qui s'engouffre par toutes les fenêtres laissées ouvertes au rez-de-chaussée ! Méfiez-vous des atterrissages inopinés !

-Seuls les bruits montent et, habitant au premier, je ne suis donc gêné que par les pétarades de ces balais mécaniques et leurs indissociables gaz d'échappement !

-Méfiez-vous également des circonvolutions !  Vous êtes beaucoup dans le rêve ! Même dans un rêve maintenant on peut venir vous chercher...

-Mais alors c'est génial car j'ai toujours voulu inviter les autres dans mes rêves sans y parvenir. Je croyais cela impossible...Je vais me renseigner sur les moyens de réaliser cela car je m'aperçois que toute intrusion dans l'intimité la plus éthérée ne serait pas nécessairement négative. Un jour les songes seront peut-être les seuls endroits vraiment sûrs pour se rencontrer ! Je me demande où ils se trouvent réellement...

-Réellement nulle part mais ils ont des idées sur la façon de les associer à des schémas mentaux plus accessibles. Ils vont sans doute fabriquer des portes quoi, qui permettront d'y accéder ou au contraire de les contourner...

-Pour mieux les rejoindre plus tard... Oui je connais ces complications d'usages, de moyens, qui font pourtant partie des meilleurs cheminements ! Qui les induisent même pour ainsi dire...Regardez l'approche amoureuse, ne doit-elle pas, le plus souvent, emprunter des voies d'accès pour le moins improbables si ce n'est hors de toute logique ?

-Ce domaine n'est pas le nôtre mais enfin oui, nous en avons entendu parler. C'est là je crois l'origine du labyrinthe, ce qui explique le peu de chance que l'on a de rencontrer l'âme-soeur...

-Certains tournent toujours à droite, d'autres toujours à gauche...

-Ne s'apercevant pas que c'est le couloir qui tourne et qu'on les mène par le bout du nez..Vous êtes de ceux-là ! Vous croyez tout ce u'on vous dit. En réalité vous vous y êtes engagé dans le seul espoir de vous rencontrer vous-même !

-Une sorte de double oui ! Mon double enfantin...

-En ce cas la doublure serait parfaite, le doublage, le doublement aussi ! Mieux, le dédoublement parfait ! Seulement vous ne seriez pas long à vous annihiler ! C'est l'aboutissement de ces rencontres fatales, particulaires, particulières...et si rares que cela ne s'observe qu'une fois sur un million !

-J'aurais dû jouer au Loto alors !

-Vous n'y auriez pas eu la moindre chance. Ces jeux de masses ne vous conviennent pas. Le populaire et le particulaire sont en répulsion ! La combinaison gagnante est en vous mais vous ne le savez pas. Et curieusement c'est à vous d'organiser le tirage ! Mais les boules une fois lancées vous ne pourrez que gagner car il n'y aura que celles revêtues de vos numéros à tournicoter dans la grosse boule !

-C'est un vrai cauchemar alors !  Sans une échappatoire ? Que me conseillez-vous pour éviter ces faux-semblants ?

-Tenez vous-en à vos propres images telles qu'elles apparaissent spontanément  en vous de temps en temps quand vous pensez à autre chose !

-C'est la meilleure projection qui soit, l'autoprojection !

-Vous ne risquez pas de vous tromper de bobine, tout est dans la tête ! Vous vous branchez intérieurement...C'est une sorte de clé usb qu'on a quelque part et qui se branche toute seule !

-Bientôt on pourra la faire sortir et l'emmener avec soi !

-Mais oui, les amis sont friands de ce genre de choses. Et quand on pense qu'avant il fallait une lanterne à quatre pieds pour obtenir le même résultat, une image qui tremblote sur un mur ou sur le pan à peine défroissé d'un vieux drap !

-C'est à présent le pico projecteur qui obtient cela. Il tient parfois dans la poche !

-D'où on ne le sort que très rarement, autant dire jamais, tant la hantise de ces vieilles vues vous taraude et finit par vous décourager...

-Bien entendu, on les a déjà en tête ! Pourquoi projeter encore et toujours les mêmes images ?

-Et pourtant à cause du pico on ne peut s'empêcher de les projeter n'importe où en passant. Sur un vieux mur, par la fenêtre d'un rez de chaussée dans une salle à manger, par un soupirail dans une cave obscure...

-C'est l'endroit idéal car nombre d'esseulés y résident souvent...

-C'est ainsi que les souvenirs se transmettent le mieux mais ce n'est pas donné à tout le monde...On dit que pour cela les caves de concierges assurent le meilleur office...

-Tous les soupirails se ressemblent et se valent !

-On dit soupiraux je crois, m'enfin...

-Autrefois oui il y a longtemps mais cela ne se dit plus...

-On ne dit même plus soupirail alors !

-C'est vrai, je vais changer de tactique, de méthode de promotion. Je vais projeter mes trucs dans les hauts !

-Cela dépend de ce que vous projetez !

-J'ai 10 Go de vieilleries à faire tenir entre deux voûtes, sous des auvents, au plafond des derniers étages ! Et même dans les mansardes des chambres de bonne si les fenêtres en sont ouvertes !

-A ces hauteurs c'est rarement le cas, les zyeuteurs sont partout vous le savez bien !

-J'en suis l'exact contraire ne prenant pas d'images mais en donnant à foison, d'autorité et sans regimbement possible !  Allez de là-haut remettre un seul de mes souvenirs en bas sur le trottoir dans sa clé usb !

-Qui se fixe, chargée à bloc de toutes les chimères du passé, directement sur le pico !

-Tenu nonchalamment mais d'une main de maître, et d'une précision diabolique, sur le trottoir d'en face...

-C'est pratique ces petits engins-là !

-Il suffit de penser à le sortir de temps en temps de sa poche ou à le mettre une fois pour toutes dans celle de quelqu'un d'autre ! N'importe qui ! Définitivement.

-C'est sûrement en fin de compte le meilleur moyen de s'en servir !

-Et même  peut-être le meilleur pour qu'il serve tout simplement...

-Vous ne l'avez jamais utilisé ?

-Jamais.

-Où se trouve-t-il actuellement ? Dans une poche ?

-Plus dans la mienne en tout cas ! Quelle histoire ! Cette hantise permanente de projeter n'importe quoi n'importe où, de pouvoir le faire, d'être sur le point de le faire à chaque instant...C'est inhumain.

-Je veux bien vous croire. Avec le stock numérique qui est le vôtre, si vaste et si divers, comment choisir telle image plutôt qu'une autre ?

-Pourtant un tri judicieux s'impose. Projeter le tout-venant des vieux fantasmes c'est mettre sa peau sur la table, sa tête sur le billot !

-Car tout y est logé. Le login, que croyez-vous que ce soit ? De nos jours, le vieux billot a bien souvent l'aspect d'un scanner à défragmenter les mémoires !

-Elle sont parfois si encombrées ! Et comme elles sont composées de plusieurs disques juxtaposés on ne sait plus par quel bout les prendre !

-C'est cela, où commence le début, où se termine la fin...

-Notre mémoire est faite de tant de fils qu'il est bien difficile d'en suivre un très longtemps au sein d'un tel nuage d'intrications !

-Il vaut mieux les suivre de l'intérieur. Il suffit de fermer les yeux et on voit les images directement, parfois très anciennes et de lieux et de personnes qui n'existent plus !

-C'est ce qu'on essaie de nous faire croire, que cela serait le reflet de ce qui a existé, de ce qui nous serait arrivé...

-Vous n'y croiriez pas ? C'est un subterfuge alors, une illusion intérieure du passé. Simple fonctionnement actuel d'une machine à images qui les produit à chaque instant et que nous commandons à volonté sans véritablement nous en rendre compte...

-Effectivement, les neurologues sont formels qui ne voient pas de différence de fonctionnement entre un cerveau qui se souvient et un cerveau qui imagine !

-Alors le mystère est ailleurs, dans ce qu'on ne voit pas, dans ce qu'on ne peut pas voir !

-Mais qu'à nous il nous est donné de voir. Allez savoir pourquoi ! Certes pas autant qu'on le voudrait et pas avec n'importe qui. Mais avec vous par exemple, cela marche du tonnerre, presque à tous les coups ! Vous avez vu toutes ces images reçues d'un bloc récemment encore ? Une sorte de ribambelle agglomérée qu'il a suffi de déployer un peu et de parcourir dans le sens qui s'offrait pour remonter le temps au plus intime de votre propre univers !

-Vous n'avez pas fini de remonter ! C'est une sorte de toboggan inversé qui ne vous lâche plus ! Des images, oui on en voit mais elles passent très vite sur les côtés et on a peine à croire qu'on puisse y être mêlé. Et comme on ne peut pas les saisir, il faut à nouveau les mémoriser ! Vous voyez l'avancée réelle de votre combine ? Les images que vous obtenez sont celles que sans le savoir vous avez fabriquées vous-même ! Mais j'ai une notice là-dessus quelque part, oh c'est déjà très ancien...Le procédé depuis a été légèrement modifié mais cela vous donnera une idée des moyens mis en oeuvre pour établir des passerelles entre hier et aujourd'hui ! Et cela est possible chez tout un chacun, alors pourquoi pas chez vous ?

-Se peut-il que nous fabriquions chacun de nos souvenirs ?

-Vous devez oui les reconstituer entièrement à chaque fois et à partir de plus grand-chose, autant dire rien du tout, et c'est pour cela que les témoignages sur ce qui s'est passé plus de deux ou trois mois auparavant sont très douteux. Les vrais souvenirs sont devenus inexistants et rares sont ceux ou celles qui leur accordent le moindre intérêt, la moindre valeur.

-Mais tout de même, les photos, les films qui datent de l'époque dont on fait état et qui corroborent...

-Qui ne corroborent rien du tout ! Et puis il faut déjà mettre la main dessus. Regardez, vous par exemple, vous êtes incapable de produire la moindre pellicule, le plus petit tirage papier pour appuyer vos dires !

-Mais je sais où ils sont ! Ils sont dans le placard de mon grand-père ! Dans des boîtes à classement, sûrement encore rangés comme au premier jour ! Verticalement, dans des paniers...

-Vous avez peut-être créé vos souvenirs au tout début à partir de photos, ça oui, c'est possible...Et maintenant ce que vous appelez vos souvenirs ce sont les souvenirs de ces photos dont vous parvenez, par un incroyable subterfuge, à décrire plus ou moins le contenu...Ne vous plaignez pas, ceux qui n'ont pas cette possibilité qui est une chance, un privilège, n'ont plus de souvenirs du tout...

-Ce sont des souvenirs de souvenirs alors... Il n'y a rien de plus direct.

-En quelque sorte non. Votre véritable passé vous est inconnaissable.

-Pourtant une chanson de mes quatorze ans disait "I believe in yesterday", je crois au passé ! Elle incitait précisément à croire à ce qui n'était plus comme à une valeur sûre, parfaitement déterminée et certainement encore accessible vue la beauté de cet air que je faisais jouer dans ma tête un soir de juillet à Deal cette année-là. Je sortais du cinéma où j'avais vu le film dans lequel on l'entendait pour la première fois...Pourtant elle était à la fois si belle et si simple que  j'avais l'impression de la connaître depuis toujours. Mille neuf cent soixante quatre n'est tout de même pas si loin, il doit bien en rester quelque chose ailleurs que dans ma tête où seules quelques images un peu floues paraissent surnager sans que cette chanson devenue mythique depuis lors, mais peut-être galvaudée justement, ne puisse plus vraiment en ranimer l'ambiance originelle d'un soir dans cette petite station balnéaire du Kent...

-C'est précisément pour cette raison que nous faisons diligence autour de vous pour mettre un peu d'ordre dans vos neurones imagiers ou vos boîtes de diapos, c'est la même chose, afin de vous donner une chance d'approcher à nouveau ces contrées lointaines et rougies à tous les soleils du soir qu'on appelle jadis ou naguère et qui ne sont plus accessibles directement comme je vous le disais mais qui comportent néanmoins des voies d'approches dont nous commençons à entrevoir l'existence...

-Alors vous me surveillez et me faites suivre dans mes rêves uniquement pour cela ?

-Nous essayons de vous pousser dans vos derniers retranchements puisque c'est là que vous espérez vous rendre, aboutir une bonne fois pour toutes  et y demeurer le temps de farfouiller un moment dans ce que votre mémoire imaginante a bien pu vous laisser pour vos vieux jours en matière d'images qui ne soient pas encore devenus, ou redevenus car nous vous en avons il y a déjà très longtemps restauré, d'improbables clichés aux teintes trop pâles pour vous rappeler quoi que ce soit !

-Tout cela est fichu en ce cas. Ce ne sera donc plus la peine de chercher dans ces endroits pourtant autrefois désignés comme le lieu ultime des sauvegardes et des conservations !

-Pour des sortes d'hypothèques, oui c'est à peu près cela. Puis tout semble avoir été centralisé, résultat on ne retrouve plus rien. On ne sait plus où c'est passé ! Ni même ce qui s'est passé !

-Dommage, moi qui n'aimais que les souvenirs, les bons vieux souvenirs ! Mais vous me dites qu'il y a encore une possibilité, c'est bien cela ?

-Et bien oui, il y aurait, enfoui quelque part, un peu à la façon d'un gisement pierres gemmes, des veines qui au lieu d'hématies ou de bâtonnets de cholestérol transporteraient des sortes de réticules qui rappelleraient ces concrétions bleuâtres ou rougeâtres qui se forment sur les émulsions des clichés pris face au soleil et qu'on retrouve ensuite sur les écrans au cours des projections...

-Exact, il y en avait quelquefois sur les diapos de mon grand-père. Il appelait ça des mouchures de soleil...

-Il ignorait sans doute que cela se produisait également avec la lune...

-Il disait que c'était vénitien car cela se produisait même au travers d'un store !

-En tout cas c'est le sort que semblent subir certains souvenirs mais qu'on pourrait du même coup récupérer, restaurer par un simple lissage de la texture de l'émulsion ou de ce qui dans le cerveau en tient lieu...

-C'est par une simple analogie alors qu'on arriverait à cela, c'est prodigieux !

-C'est une fois de plus une question de mot, de langage...Il suffisait d'accoler deux termes qu'on n'osait pas rapprocher.

-Je me demande si un jour j'arriverai enfin à quelque chose. Entre les promesses des autres et celles qu'on se fait à soi-même on ne s'en sort pas, c'est le complot universel et permanent. Vous me dites bien que tout ce qui s'est produit un jour et dont nous fumes témoins existe encore quelque part et que nous pourrons y assister à nouveau comme si nous y étions toujours ?                            

       

                     

                                                                         

 

                                                                                                                       
          es          
                         
-Bon, ça je pense peut-être à un coin dans le hall de ce cinéma de Barbès. Au 1er étage, en fait le niveau de l'orchestre car c'était je crois un ancien théâtre ou un music-hall, il y avait un petit bar buvette et une sorte de grand fumoir avec un ou deux flippers...Ils passaient essentiellement des séries B de westerns, d'aventures, de karaté, de péplums... Non? Lesquels déjà ? L'un d'entre eux au moins...En tout cas, cette image j'ignore d'où elle vient mais elle me rappelle cet endroit...

-Une image mémorielle apparemment authentique, non trafiquée, non retouchée, non touchée même peut-être...relative à un moment déterminé, une heure précise, probablement le milieu de l'après-midi. C'est un moment qui vous a marqué, la netteté de l'image l'atteste...C'était une journée de bureau où bien...?

-Oh mais à cette époque-là je n'étais pas encore aux Impôts. Je ne travaillais pas ou alors seulement  en juillet et en août durant deux étés, en 70 et en 71, dans une banque mais au siège dans des bureaux.  Autrement j'étais tout le temps libre de mes horaires de sortie, je pouvais faire les matinées comme on dit, les petites séances de l'après-midi...J'aimais bien les petits cinémas...

-Je comprends ça...

-Ces petits films populaires avaient quelque chose de prenant. C'était quand même du cinéma et souvent je regrettais le mépris affiché des cinéphiles pour ce genre de films. Et il est vrai que j'avais un peu honte d'entrer acheter un billet dans ce genre de salles et pourtant j'aimais bien les noms qu'on devait énoncer à la caisse :  Maciste contre les Troglodytes, Le justicier masqué, La fureur des Amazones...Le manoir du vampire...

-Tout un programme !  En technicolor !

-Généralement oui et en cinémascope très souvent. L'écran était immense et le son très fort. Les cris des lutteurs de karaté étaient à se boucher les oreilles et les coups de feu faisaient mouche.Je m'accommodais assez bien du public populaire, disons exotique et même carrément tropical. Cela me donnait comme un avant-goût d'Afrique du Nord où je projetais de me rendre un jour pour suivre les traces des Gide, des Montherlant et des Camus dont je découvrais les livres avec une grande ferveur...Non, dans le hall fumoir il n'y avait qu'un seul flipper mais également un baby-foot. En faisant mine de jouer un instant à ce billard électrique j'avais remarqué qu'il était exactement dans l'axe des urinoirs des toilettes dont la porte restait toujours grande ouverte. Quelle drôle d'idée ! Heureusement, je ne jouais pas au flipper. Par contre j'aimais bien le baby-foot mais pour y jouer il faut être au moins deux...Et ce jour-là en plus il n'y avait pas grand monde. Alors je me suis approché du bar, comme ça sans vouloir vraiment consommer. Mais le serveur qui avait l'air de s'ennuyer lui aussi me demanda tout de suite ce que je prenais...

-Je répondis presque aussitôt un demi ! Il s'était passé quelque chose. Oh presque rien, je m'étais pris pour mon père ! C'était la première fois que je commandais moi-même et sans lui ce que je l'entendais toujours commander lorsque nous sortions tous les trois avec maman et qu'à l'occasion de certains week-ends ou pendant les vacances nous faisions halte à une terrasse de café ! J'avais déjà bu un ou deux panachés je crois mais c'était la première fois que j'allais boire un demi de bière nature !

-Nous sommes ravis de l'apprendre...

-Cela peut paraître anodin mais quand vous aurez potassé pour de bon ma biographie comme vous êtes tenu de le faire en tant que membre du jury et si possible avant la saison des prix et le moment des délibérations avant la sentence,  vous comprendrez l'importance que cette première levée de coude à un comptoir a pu avoir pour le reste à venir de mes errances personnelles en la matière !

-Votre biographie étant pour le moment sonore, je me tiens à l'écoute de vos propos avec le plus grand intérêt et la meilleure attention croyez-le bien mais sachez aussi que nous ne sommes pas des agents littéraires ni des journalistes même s'il nous arrive de prendre des notes... Mais vous pouvez poursuivre, nous vous suivons volontiers dans ces prémisses d'une vie qui sont dans votre cas assez émouvantes ou disons de nature à pouvoir servir pour votre dossier qui, s'il n'est pas tout à fait littéraire, m'a tout l'air d'un fameux roman !

-Vous êtes probablement des informateurs déguisés en observateurs distingués de la chse humaine mais il se trouve que cela me plaît en l'occurrence et m'encourage dans mon action d'autodénigrement qui jusqu'à présent  ne rencontrait guère de témoins...

-Nous avons certes une carte recensant nos prérogatives mais nous ne saurions être taxés d'informateurs...Mais c'est peut-être au mot anglais "informers" que vous faisiez allusion et duquel oui nous nous rapprochons sans doute davantage sans être pour autant tout à fait des mouchards vous le pensez bien...En réalité, nous nous soucions de votre étrangeté, de la bizarrerie que vous mettez en oeuvre chaque fois qu'il vous faut signifier quelque chose, avec cette impression de toujours vouloir donner le change comme pour atténuer un décalage qui vous est propre, peut-être même une légère faille, mais auxquels en fin de compte vous semblez tenir beaucoup et dont par-dessus tout vous aimez à parler mais d'une manière voilée ou énigmatique... 

-Je ne me reconnais guère dans ce portrait qui se veut psychologique je suppose. Assez de prétention messieurs ou monsieur, je ne sais plus combien vous êtes ni à qui j'ai à faire...

-Nous sommes souvent deux, tantôt des sortes de contrôleurs tantôt des assistants et nous déambulons alors armés de quoi enregistrer ou au contraire effacer...Mais ce ne sont pas nos activités habituelles qui nous conduisent vers vous...Non, vous c'est autre chose...Vous gagnez certainement à être connu en raison d'une personnalité extrêmement cachée et que vous ne faites rien pour mettre au jour bien au contraire : vous vous claquemurez vous-même de l'intérieur !

-Pour ne pas avoir de clé à perdre. C'est à double porte mais sans serrures, allez y comprendre quelque chose !

-C'est plus précisément une porte double. Il n'y a qu'une porte mais elle est double ce n'est pas la même chose. Mais sans serrure c'est exact...

-Existe-t-il des zones mémorielles pouvant se verrouiller de l'extérieur ?

-Ma foi, il existe des sortes de loquets.... Servent-ils à fermer ou à ouvrir quelque endroit supposé pouvoir rester secret au moins pour un temps, je l'ignore n'en ayant encore jamais vu !Alors comme ça plus qu'un cinéma vous aviez surtout découvert un bar !

-Vous oubliez le fumoir !

-Fumiez-vous ?

-Non, mais j'avais besoin de me dégourdir les jambes et je passais pas mal de temps aussi à regarder par le haut des vasistas qui restaient entrouverts la plupart du temps, la couleur du ciel et aussi les fenêtres du dernier étage de l'immeuble d'en face, de l'autre côté du boulevard.

-Pour rien, peut-être pour ne pas trop voir les allées et venues, certains jours incessantes, entre la salle et les toilettes et les bruits de porte concomitants...

-Je croyais que les portes restaient toujours  ouvertes...

-Celle des toilettes oui mais pas celles de la salle dont les battants...

-Peu importe, admettez que ce n'était pas un endroit très folichon !

-Certainement pas. Aussi je m'empressais de revenir au comptoir finir mon demi. Je ne sais plus au juste pourquoi le serveur m'avait dit qu'on y voyait toutes sortes de gens, dont un célèbre chroniqueur de France-Musique qui y était toujours fourré, venant pratiquement tous les jours. Le changement de programme étant hebdomadaire il devait beaucoup aimer les péplums ou les karatés pour les voir autant de fois! Mais il venait peut-être pour autre chose. Je demandais s'il jouait au flipper... Oui, très souvent mais assez mou, en regardant ailleurs, un peu rêveur, les yeux dans le lointain...Oh c'est des gens assez spéciaux conclut le barman tandis que je rejoignais déjà la salle obscur emplie de cris martiaux ou de Salutàtoi Caius Gracchus! Souvent je ne faisais qu'un tour et si je n'apercevais rien de bien, je m'en allais carrément.

-Je m'étonne vous qui  aviez des goûts plutôt intellectuels comment vous pouviez fréquenter des endroits pareils...

-Comme vous avez vu, je n'étais pas le seul et en plus, c'est drôle, c'est là que j'ai rencontré André Bitoun ! C'est d'autant plus drôle quand j'y repense qu'il travaillait à la Cinémathèque du Palais de Chaillot avec Henri Langlois ou qu'il devait bientôt y faire un stage...

-Effectivement on pourrait se demander ce qu'il venait faire lui aussi à des projections de séries B italo-turques ou yougoslaves comme "Le fils du Sultan" ou "La princesse Maharaia" !

-C'était pourtant un authentique cinéphile mais je crois qu'à l'époque, terminant ses études, il faisait une thèse sur Montherlant qu'il avait fini par rencontrer et avec lequel  il entretenait une correspondance très suivie.Chez lui rue Greuze, il m'avait montré ces lettres. Et je pense que la fréquentation de ce cinéma populaire devait le stimuler pour ce travail qu'il avait entrepris. Il m'apprit du reste plus tard que Montherlant fréquentait aussi ces petits cinémas de quartier!J'en eus d'ailleurs confirmation grâce à une émission de radio sur l'auteur de "La ville dont le prince est un enfant"et qu'il mettait même des lunettes noires pour s'y rendre et pour en ressortir afin de ne pas être éventuellement reconnu !

-C'est extrêmement curieux... Mais je vous signale que Montherlant souffrait des yeux et qu'il a fini aveugle. Ceci explique peut-être cela...Et quel rapport avec vous ?

-En fait, je l'ignore...

-Que faisait-il rue Greuze Bitoun? Il demeurait  là?

-Je me souviens qu'il habitait avec sa soeur qui était prof de lettres dans un lycée je crois. En fait c'était un appartement de famille que leur père domicilié ailleurs leur laissait à disposition.

-Que faisait-il le père ?

-Avocat et d'une certaine importance d'après son fils qui semblait le craindre ou en tout cas lui témoigner un certain respect...Par contre il ne paraissait pas s'entendre très bien avec sa soeur qui avait l'air assez classique, sérieuse et qui peut-être n'appréciait que modérément le dandysme un peu décadent de son frère...

-Et ses sorties dans les petits cinémas...

-Dont je doute fort qu'elle fût au courant !

-Vous parliez de dandysme. Dans quel sens ?

-Dans le sens des blazers Renoma ! Il ne sortait jamais sans une veste de cette coupe. Il m'initia à cette mode obligatoire dans ce coin du 16è en m'emmenant rapidement au magasin situé rue de la Pompe à deux pas de chez lui. Seul bien sûr le modèle croisé convenait, avec les épaules étroites et à angle droit caractéristiques de ce moment-là qui bannissait les carrures larges et avachies encore en usage à cette époque. C'était fait pour moi, n'ayant pas d'épaules !

-Tout de même je me demande ce que vous faisiez au juste avec ce garçon plus ou moins, malgré Montherlant et  de par sa famille, dans la mouvance des avocats juifs pieds-noirs de Paris. Vous étiez tout de même assez loin de votre milieu d'origine !

-Certainement et c'est bien ce qui me plaisait le plus, voire m'excitait. Surtout quand je pensais à mon grand-père qui était épouvantablement antisémite et qui n'aimait pas les rastacouères !

-Vous vous donniez un peu l'impression de vivre dangereusement ou disons comme au cinéma !

-Oui et à moindres frais parce que ce n'était tout de même pas le Parrain ! Quoique  dans le genre interlope, il ne se défendait pas mal... Quelque temps après, à la Cinémathèque où il semblait jouer un rôle, il fit la connaissance de Roman Polanski qui le chargea de lui recruter des très jeunes filles pour son prochain film qu'il devait tourner à Paris ! Il s'agissait du Locataire je pense...

-La jeunesse n'attend pas le nombre des années et pour un film diabolique justement il faut faire vite et ne pas confondre le racolage dans les petits cinémas avec la promotion culturelle de haut niveau...

-Je ne crois pas qu'il ait vraiment laissé tomber Montherlant mais il avait  tout de même changé puisqu'il paraissait se consacrer désormais à ses activités au Palais de Chaillot et aussi à la drague des top-modèles en particulier Porte de Versailles chaque année à la rentrée pour le Salon International de la Mode et les attentes du soir dans la brume de novembre devant les portes par où sortaient les mannequins qui y défilaient. Elles ne s'ouvraient pas souvent. Je le sais, j'y étais. Il voulait que je l'accompagne pour lui tenir compagnie, étant entendu que je m'éclipsais dès qu'il abordait une fille, bref dès qu'une haute silhouette maigre et dégingandée se pointerait pour sortir.  Mais comme cela ne s'était pas produit l'unique soir où je l'avais accompagné, je me suis demandé quel était le rendement réel de cette pratique et s'il en avait usé plus longtemps...

-La sortie des starlettes en question n'était-elle pas celle-ci ?

-Où ça ?

-Juste là dessous...

    

-Mais oui peut-être bien...Oui, des gens tout à fait ordinaires en sortaient à certains moments, disons toutes les trois ou quatre minutes et puis plus personne jusqu'à un prochain groupe à peu près similaire et ainsi de suite tout du long de la soirée...

-Ça ressemble plutôt à une bouche de métro...

-Lui qui entrevoyait pourtant d'autres bouches était persuadé que c'était là qu'il fallait attendre, que c'était la sortie qu'on lui avait indiquée...Je me demande quand même si... Cette image est-elle sûre ? Où l'avez-vous eue ?

-A l'endroit habituel entre la grenouille et l'hippocampe. C'est une région que nous surveillons beaucoup. Mais les souvenirs qui se réfugient dans cette curieuse région effectivement ne sont pas très sûrs. Dans votre cas cette image-ci nous a sauté aux yeux! Oui c'est un excellent moyen de captation, le meilleur sans doute car nous n'avons rien eu à faire s'agissant dans ces cas-là d'une réception pure et simple. 

-Cela vous change de vos trifouillages plus ou moins ragoûtants...

-Toutefois chez vous cette image qui s'est libéré d'elle-même semble reliée à beaucoup d'autres car une petite queue numérique indiquait comme un fichier-joint à retirer quelque part dans une sorte de consigne si vous voulez...

-Le cerveau envoie donc aussi des e-mails !

-Si vous voulez, c'est une analogie possible, parmi tant d'autres. En réalité on ne sait toujours pas très bien ce qu'il fabrique !

-Comment savoir si une image sortie de la mémoire est sûre ? Fidèle à ce qu'on a effectivement vu ou observé au moment où on l'a, je ne sais trop comment, souvent sans le vouloir et même sans s'en rendre compte, enregistrée ?

-Il est question d'un indice de fiabilité qui serait mis au point sous peu mais qui ne concernerait pour commencer que nos services. Il s'étagerait de un à dix...

-Il n'y a pas de zéro, c'est toujours cela...Il resterait donc toujours une petite bribe de vérité dans ce qu'on croit entrevoir, rappeler, se rappeler,  de notre passé !

-Le 1/10 devant désigner simplement la rémanence d'une vague couleur générale des choses au moment de la captation sans même que les choses en question soient ou puissent être vraiment reconnues !

-Là comme ailleurs, le 1 serait le seuil de l'inconnaissable alors !

-Vous savez que votre Bitoun là, on va essayer d'en savoir un petit. peu plus. Passer rue Greuze, voir comment il vit...

-Dites comment il survit peut-être. Quand je l'ai revu il y a déjà bien longtemps de cela il était assez bouffi et ne respirait pas la santé. Très dégarni, il avait grossi, je le reconnus à peine lui qui était si mince dans ses Renoma. Oui il était assez fin et menu à l'époque, chose peu courante chez ses congénères. Il ne fumait pas et ne buvait pas mais faisait boire les autres. Avec moi il avait la bouteille de whisky facile qu'il me posait sur la table en me rappelant que j'avais à lui faire lire mon journal intime si possible depuis le début et en entier et qu'un carnet par semaine serait le bon rythme pour commencer...

-Quelle manie aussi de tenir un journal intime !

-Aussi intime pouvait-il être, il était évident que je ne le tenais que pour qu'il fût lu un jour et même le plus tôt possible...

-Cela dépend par qui ! Et dans quel but ! Non ?...Votre Bitoun, comment faisait-il pour ses repas?Mangeait-il chez lui ? Avec sa soeur ? Tout seul ?

-Souvent seul mais il m'avait invité une fois ou deux à dîner, à condition que je descende prendre le plat du jour à l'épicerie fine en bas de chez lui. C'était bien sûr à ajouter sur son compte dans cette petite boutique dont la patronne me dit sèchement en matière de bonsoir "vous lui direz que c'est la dernière fois que je le sers s'il me paie pas rapidement !" Il avait l'air d'avoir une sacrée ardoise l'élégant Bitoun. N'empêche qu'on le servait quand même et probablement depuis un bon bout de temps. En tout cas c'était un autre monde par rapport à chez moi. Elle m'avait sans doute pris pour un voyou moi aussi. J'eus une bouffée de honte en pensant à Maman qui n'avait pas dû sortir souvent d'un magasin sans avoir payé rubis sur l'ongle. Il faut ajouter que cela ne faisait pas si longtemps que je sortais sans elle, surtout à Paris...J'étais encore un peu éberlué d'être tout seul  le soir à Paris tandis que mes parents étaient restés tranquillement à Versailles !

-Une libération certaine mais plutôt lente ! Il fallait vous habituer au vaste monde...

-Je n'étais pas niais pourtant, loin de là...J'étais même plutôt pervers ou m'imaginais l'être ou vouloir le devenir...C'était la mode du reste...Mai 68 n'était pas loin et son idéologie libertaire à laquelle je n'avais pourtant pas adhéré tant que ça m'avait tout de même influencé et continuait de flotter ici ou là même dans les beaux quartiers où les fenêtres à belles-lampes-sur-les-pianos coloraient la brume de ce jaune-orangé qu'on ne retrouve que sur les couvertures des livres de Modiano dont certaines pages d'ailleurs ne sont pas sans me rappeler mes propres errances dans un Paris pour moi à l'époque aussi improbable ou mystérieux que le sien. Plutôt que réformer la société je cherchais surtout à me libérer des préjugés et des pudeurs injustifiées qui prévalaient alors chez moi. A son Montherlant, j'opposais à Bitoun mon Gide. J'avais découvert depuis peu   les Nourritures Terrestres que je lisais et relisais avec une ferveur inégalée ! Nathanaël jette mon livre, libère-toi de tout !

-A propos de liberté, vous savez que Bitoun c'est aussi le nom d'une famille de gangsters des plus remarquables dont certains membres avaient défrayé la chronique à cette époque-là justement et s'étaient retrouvés incarcérés pour des motifs divers mais qui se rattachaient tous plus ou moins au grand banditisme ! Des pieds noirs là aussi...

-Vous croyez ? Ah non non, ce n'était pas du tout ce genre-là André ! C'était peut-être la même famille mais pas la même branche en tout cas, le même rameau...

-Il était comment physiquement ? Vous nous l'avez comme enveloppé dans un blazer sans jamais nous le décrire tout à fait. Si jamais nous le croisions il faudrait que nous puissions le reconnaître!Il était grand, costaud ?

-Ni l'un, ni l'autre. De taille moyenne et mince, assez menu et comme moi des mains fines pour ne pas dire des petites mains. Il avait encore quelque chose de l'adolescence. Il était de ceux avec lesquels je me sens d'emblée une certaine affinité et ils ne sont pas nombreux. Vous voyez il n'avait rien du Parrain même jeune. Toutefois ses tenues vestimentaires assez classiques et une certaine affectation de raideur dans le maintien l'éloignaient du genre dit minet très en vogue à l'époque et dont par contre, malgré moi, je me rapprochais davantage.

-Vous ne vous en êtes guère éloigné...

- Désolé messieurs, vous vous le figuriez sans doute mafflu et poilu d'oreille, la main velue et boudinée ? Une carrure d'athlète ? Tout comme moi il avait horreur du sport...Ses seuls exercices consistaient à arpenter la rue de la Pompe devant Janson de Sailly à la sortie des cours et à des fins de rencontres aussi distinguées qu'improbables sinon malencontreuses voire dangereuses...!

-C'était son côté Montherlant...

-Qui vous le voyez de ce point de vue-là valait bien Gide !

-Mais dites-moi en ce temps-là les lycées étaient-ils déjà mixtes ?

-Non pas encore...

-Ce n'était donc pas pour Polanski toutes ces prises de contact, ces repérages à même la sortie des établissements...

-Non ce sera plus tard, là c'était avant la Cinémathèque. Mais je vous ai dit qu'il avait beaucoup changé depuis lors. Entre le fumoir du Trianon et les râteliers à bobines d'Henri Langlois c'était un changement d'univers...

-De Montherlant à Polanski quoi ! En somme il avait changé de genre..

-Oui c'est ça, si vous voulez. Et il ne voulut plus jamais entendre parler de ses antécédents en la matière...De ses goûts antérieurs si vous voulez mieux...

-Et vous, aviez-vous changé ?

-C'était sans objet. Vous savez, je ne m'impliquais guère, ne pratiquant pas. Je me suis le plus souvent ménagé un rôle d'observateur. A l'occasion de confident, voire de conseiller mais pas davantage. J'en apprenais plus en écoutant qu'en participant. Ses relations auprès desquelles il m'amenait quelquefois ne sont pas devenues les miennes...A une exception près je crois mais...

-Bon laissons cela qui ne paraît pas très clair. Je verrai à poursuivre ou non mon investigation dans ce monde bitounien qui paraît vous avoir marqué sinon impressionné. Je remplirai peut-être une fiche de paternité d'images concernant vos souvenirs les plus anciens dans le seizième arron-dissement. Vous verrez qu'il trouveront quelque chose. Ils obtiennent des éléments imagés que l'intéressé lui-même ne pouvait plus voir et qu'il reverra à nouveau soit projetés sur un mur dans  un local de la PJ soit directement en lui-même comme on peut, quand on se souvient simplement, visualiser la maison de son enfance ou la couleur du ciel d'un petit matin par le vasistas d'une cellule de dégrisement !  Mais pour le moment, revenons à...

-Impressionné, n'exagérons rien...Et puis cette histoire de Bitoun chez les truands c'est dans un film avec Roger Hanin que vous avez vu ça, sur la mafia pied-noir retour d'Algérie, une famille portait ce nom...

-Un fameux coup de Siroco ! Mais c'est vrai et j'ai dû faire l'amalgame avec le vôtre, excusez-moi...

-Ce n'est rien et vous savez on a les Bitoun qu'on peut...Le mien comme vous dites, par exemple, c'était tellement peu un caïd que quelque temps après comme je demandais à cet ami qu'il m'avait présenté comme le meilleur et le plus fidèle ce qu'il pensait d'André, je fus tout de même assez surpris de l'entendre me dire et me répéter deux trois fois sur un ton narquois très seizième et même rigolard mais qui n'admettait pas la réplique : Bitoun c'est une bitounette ! Le plus drôle c'est que cette opinion un rien vulgaire et en tout cas pas très poétique était proférée par le petit-fils de Jules Supervielle mais j'ignorais à ce moment-là le pedigree de ce jeune homme et n'en eus connaissance que plus tard grâce à une relation suivie et assez étroite avec lui. En tous les cas ce Luc Pasero m'avait donné sans le savoir ma première leçon sur la duplicité humaine, l'hypocrisie ordinaire des gens de bien et sur l'accent néo-seizième de Passy qui consiste à finir les phrases qu'on veut mordantes ou assassines en baissant le ton mais en montant le volume de la dernière syllabe que l'on prolonge et appuie plus que nécessaire comme pour faire sentir une sorte de consternation, de dérision ou de suffisance...

-Et bien justement arrêtons là si vous le voulez bien pour revenir nonobstant au sujet que nous traitions avant la digression Bitoun, assez inattendue et intéressante je dois le dire mais qui reste inscrite au programme des sujets à étoffer ou à éclaircir avec une nouvelle fiche circonstanciée au nom de ce Pasero dont on ne manquera pas d'aller fouiller la case le moment venu, une fois votre câblage neuro-mémoriel raccordé et révisé de frais...

-Pourvu que ce ne soit pas encore une case vide car j'avais me semble-t-il de nombreux souvenirs et impressions nous concernant lui et moi, dont quelques nuits fort étranges dans Paris...

-Très bien, très bien, nous verrons cela bien entendu. De quoi parlions-nous exactement ? Ou approximativement...

-Oui ce serait déjà bien car je n'en garde pas un souvenir très vif ni très précis...

-Ecoutez, le mieux est tout simplement de prendre rendez-vous pour notre prochain entretien qui sera donc automatiquement la suite du précédent sans même que nous ayons à nous souvenir de sa teneur exacte ! Cela vous va-t-il ?

-Oui parfaitement. Mais je ne connaissais pas ce nouveau procédé ou procédure...

-C'est à la fois un précédé et une procédure. Il y a un petit formulaire à remplir dont vous avez dû voir les présentoirs près des machines à café ou même à présent dans les abribus ou collés dans les tabernacles des billetteries...

-C'est épatant et je vais m'empresser de découvrir tout ça...

-Je ne sais pas si cela vous sera très utile car vous ne rencontrez pas grand monde...

-Personne à part vous c'est exact.

-Alors contentez-vous de venir jeudi prochain mais finalement le jour importe peu c'est l'heure qui compte et surtout l'endroit car au train où vont les choses le temps sera bientôt aboli : en haut de la colonne jaune à droite, la deuxième à partir du bord. Ne traînez pas ou vous serez à nouveau en absence injustifiée ! Les demandes en recours d'ubiquité ne sont plus prises en compte !

-J'en ai longtemps bénéficié de façon permanente...

-En ce cas et si vous avez toujours votre carte vous pouvez en bénéficier à nouveau en changeant  simplement la photo !

-Manque de chance, la photo est intégrée à la carte qui est plastifiée, impossible à changer.

-Vous avez dû bénéficier des tout derniers perfectionnements juste avant qu'ils soient annulés et les anciens systèmes restaurés...

-De toute façon c'était illégal de changer la photo d'une pièce d'identité.

-Oui si on la remplaçait par la photo de quelqu'un d'autre mais si vous la remplaciez par une autre photo de vous-même c'était différent, tout était permis. En plus jeune, plus âgé, enfant, vieillard, peu importait du moment que ce fût bien vous et même si vous étiez le seul à le savoir, à pouvoir le savoir !

-En ce cas j'aurais mis la photo qui était sur le permis de conduire que j'avais passé enfant à l'âge de dix ans car j'aurais été le seul à savoir que c'était moi, bien qu'ayant encore exactement cette physionomie mais vue de l'intérieur, pour moi seul strictement...

-Cela vous aurait seulement fait revenir en arrière de quelques années au bon temps des voitures à pédales mais après tout n'était-ce pas ce que vous cherchiez ? Et les autorités n'y auraient vu que du feu car ils ne contrôlaient déjà plus ce type de véhicules depuis longtemps !

-Pourtant il y avait bien des feux rouges qui pouvaient à l'occasion clignoter et des panneaux de signalisation plus vrais que les vrais ! Un sens interdit plus vrai que nature où certains s'étaient nonobstant engagés...

-Ils devaient regarder derrière eux probablement, ce qui est dangereux quand on conduit même à pédales !

-A pédales sinon rien ! Je me demande si depuis lors je n'ai pas fait mienne cette maxime presque malgré moi, inconsciemment !

-Vous avez pourtant possédé cinq voitures et bien à moteur celles-là, avec lesquelles vous avez parcouru plus de trois cent mille kilomètres. Nous avons là vos relevés de compteurs. Il vous aurait fallu un fameux pédalage pour en accomplir autant dans votre petite guimbarde scolaire juste à tourner autour de la cour de récréation ou même dans ses environs immédiats !

-Le trottoir de la rue était accessible par une petite porte! J'aurais donc pu remonter toute la rue de Beauvau ! Et mon petit permis en poche, je pouvais poursuivre ma route vers de plus lointains trottoirs! Ou des bas-côtés plus ou moins aménagés, de ceux qui vous conduisent parfois aux abords immédiats des villes nouvelles !

-Oui, les villes à la campagne d'Alphonse Allais ! Il en reste encore quelques unes par ci par là !Elles ont dû rester pour vous. Tentez votre chance car si elles vont s'en aller ou sont déjà parties   vous pouvez encore les rattraper ! Vous vous rendez compte que vous avez failli enlever la photo de ce document unique en son genre et de la sorte le dénaturer à jamais, invalider pour toujours ce que vous possédez peut-être de plus précieux et de plus inaliénable. Ce droit fabuleux et sans pareil, ce privilège absolu de vous conduire enfant et en enfant partout où vous allez !

-Cela ressemble aussi à un certificat d'invalidité et ma carte à une carte d'invalide moteur et cérébral...

-Si vous ne descendez pas du trottoir cela est sans importance...

-Ce qui m'inquiète c'est ce que je devrai faire arrivé au bout car tous les trottoirs finissent bien quelque part.

-Il n'y a pas de trottoirs éternels comme l'a démontré récemment je ne sais plus qui...

-Aussi suis-je suis angoissé et en même temps fasciné à l'idée que le mien finisse sur une route, une grande route sur laquelle je serai bien obligé de m'engager, mon trottoir assurant alors sa disparition mais du même coup sa survie invisible et indémontrable en se coulant dans l'asphalte de cette voie improbable mais pourtant bien réelle ! 

-Qu'avez-vous mangé hier soir ? C'est le genre de rêve qu'on fait après un haricot de mouton...

-C'est donc un coup de torchon qui vous vient à l'esprit quand vous envisagez une solution à mon problème ! Vous cherchez en réalité à vous débarrasser de moi ou en tout cas à vous dessaisir de mon dossier, à le jeter dans une poubelle !

-Ce serait difficile, il a été dématérialisé il y des années, numérisé si vous voulez mieux mais sans doute sur une seule clé que malheureusement nous avons du mal à localiser, à retrouver ou même à trouver tout simplement car certains doutent qu'elle ait jamais existé !

-Alors qu'il se trouve peut-être simplement sur une disquette, seul support externe de sauvegarde à ce moment-là ! 

-Pourquoi ne pas remonter aux bandes magnétiques ?

-Mais je me trouvais déjà dans ces murs à l'époque des bandes et vous allez rire j'étais justement bandothécaire! J'en poussais des pleins chariots jusqu'à un local  où il faisait un froid de canard et où j'en garnissais de grands râteliers après les avoir étiquetées et avoir ôté ou non, au dos,  le bracelet de plastique rouge selon que je devais les rendre scratch ou pas, c'est à dire réutilisables ou au contraire protégées ! Ces petits bracelets rouges furent mon drame. Car je ne les enlevais pas toujours à bon escient étant terriblement dans la lune...

-Vous étiez dans un CRI de la DGI à ce moment-là non ?

-Oui rue des Chantiers à côté de chez moi. J'y suis tout de même resté trois ans. Finalement juste le temps de passer les concours. Rentré comme auxiliaire à la préparation des documents j'étais censé y attendre l'installation de l'ordinateur pour m'y former comme Programmeur. C'était le nec plus ultra à l'époque et tout à fait prestigieux, l'équivalent du Commandant de Boeing dans les années 60 !

-C'était à quelle époque ça alors ?

-Et bien entre 72 et 74.

-S'il reste quelque chose de cette structure où vous avez quand même fait vos débuts si j'ai bien compris, j'enverrai peut-être quelqu'un pour vérifier cette histoire de bandothèque...

-Elle n'y est probablement plus, la structure de l'ensemble par contre est toujours en place et ne paraît pas avoir bougé ! On voit cela très bien depuis l'autobus qui s'arrête juste devant le porche quelquefois en fonction de la retenue au feu rouge...Dire que j'y allais en voiture à l'époque pour montrer ma belle 4L toute neuve, du reste offerte par ma tante et pour m'échapper au plus vite de ces journées d'enfer que je m'imposais comme par masochisme, tout juste consolé par le fait qu'  étant auxiliaire comme la plupart de mes collègues dans ce service, je pouvais quitter du jour au lendemain sans préavis. Mais c'était compter sans ces maudits concours que je m'étais mis en tête de préparer quand même ! Et non seulement de préparer mais de m'y présenter ! On m'avait dit c'est pas évident, il y a beaucoup d'appelés et peu d'élus...Pour Agent de Constatation c'est une place pour vingt candidats, pour Contrôleur c'est un peu moins mais ça reste très sélectif. C'est assez rassuré que je me rendais aux épreuves, presque assuré de n'avoir ni l'un ni l'autre. Je ne me doutais pas que j'allais être reçu aux deux ! Presque coup sur coup, d'une année sur l'autre. A peine Agent, aussitôt Contrôleur !  La catastrophe !

-Et une sacrée aubaine aussi car elle ne s'était pas trop bien terminée cette occupation un peu trop rêveuse de la bandothèque, non ? Cette histoire de bracelets rouges...

-Effectivement l'un d'eux aurait pu m'être fatal car en l'oubliant au dos de la bande qui contenait le travail de saisie d'une journée entière des quarante opératrices que comptait le tout nouveau et prestigieux Centre Régional d'Informatique de la Direction Générale des Impôts, je vouais du même coup, sans m'en douter, cette tâche impressionnante à un effacement pur et simple ! Ce qui fut fait sans doute assez rapidement puisque dès le lendemain matin je fus reçu dans son bureau par le Chef de Centre comme le jour de mon arrivée où il m'avait souhaité la bienvenue non sans une certaine déférence ou disons un air de bienveillance assez marqué sans doute en raison du coup de fil qu'il venait de recevoir de la Direction Générale en ma faveur et qu'il me confirma du reste en m'assurant de son soutien ou de son aide si je rencontrais la moindre difficulté dans mon installation qu'il me souhaita la meilleure possible et en me rappelant que l'ordinateur aussitôt  livré (on l'attendait encore) je quitterai mon affectation provisoire à la Préparation pour une tâche purement informatique selon le souhait de monsieur Baudrier, le mari d'Arlette, qui avait donc bien retenu les recommandations de sa femme elle même sensibilisée à mon cas par ma tante qui après tout était sa cousine germaine ! Il n'y avait donc pas à être gêné, c'était bien une affaire de famille et de bonne famille ou disons qui tombait à pic. Pourtant je me souviens je n'étais pas très à l'aise me demandant si j'avais vraiment mérité cette marque d'attention et surtout si au bout du compte je serai à la hauteur des espoirs qu'on semblait mettre en moi, et où allait me conduire  cette mise à l'étrier dont  je ne distinguais pas très bien la monture ni dans quel sens je devais prendre place ! Mais cette fois-ci, donc environ trois ans après, j'avais indubitablement avancé mais dans le sens qui n'était peut-être pas le bon ou bien j'avais obliqué. Pourtant cela ne s'était pas trop mal passé dans l'ensemble si on voulait mais après le coup du bracelet rouge je craignais le pire! Mais quand je fus dans le bureau directorial, assis tout au bord de ma chaise les doigts crochetés et un peu moite, à ma grande surprise, il commença par me féliciter très sérieusement  et sans la moindre ironie. En fait il y avait de quoi puisqu'il m'annonçait ma réussite au concours de Contrôleur ! 

-Vous buviez du petit lait...

-Attendez car une sorte de mélasse allait suivre...Après ses félicitations appuyées, "Ici, sur les quatre qui s'y présentaient, vous êtes le seul à l'avoir obtenu", il ne put s'empêcher de me dire qu'il était sur le point d'envoyer un rapport concernant ma gestion de la bandothèque et qu'il ne m'était pas favorable, d'autant que la qualité de mon travail au service préparation y était qualifié de tout juste passable. Il ne l'enverrait donc pas afin de me laisser toutes mes chances pour la suite de ma carrière qui allait commencer sous peu par un stage de six mois à l'Ecole Nationale des Impôts. C'était loin Clermont-Ferrand et je crois que c'est cet éloignement ajouté au fait que de toute façon il ne me reverrait plus dans son centre qui lui fit reprendre le ton de bienveillance un peu paterne qu'il avait eu à mon arrivée, allant jusqu'à se fendre d'un conseil presque d'ami en me suggérant de quitter plutôt l'informatique au profit des voies de bureau plus traditionnelles et où je pourrais sans doute davantage faire valoir des qualités intellectuelles indéniables mais probablement littéraires ou poétiques et donc difficiles à mettre en oeuvre dans un domaine où ne règnent quasiment que les zéros et les uns, le tout ou rien ! Bref l'empire du langage binaire ne voulait plus de moi mais cela tombait bien car j'avais envisagé depuis un certain temps déjà de troquer la blouse blanche pour le costume cravate et les "monsieur le contrôleur" de la part de pékins hargneux ou intimidés les matins de "réception", le mardi et le vendredi !

-Vous aviez sans doute vu jouer cela au théâtre !

-Oui j'avais la nostalgie de ce que je n'avais pas connu et du moins me figurais-je que par rapport aux salles climatisées des ordinateurs et leurs lumières de néon, un service traditionnel du fisc demeurait sans doute moins éloigné d'un bureau de Courteline ! Mais je ne me doutais pas qu'à l'instar d'un de ses personnages j'allais moi aussi lui sacrifier ma vie ! 

-Y avait-il un gardien là-bas à ce Centre d'Informatique ?

-Oui parfaitement, il avait un accent bourguignon des plus rocailleux. Il montait souvent à l'étage de la saisie au moment de la pause pour revisser quelque chose et surtout reluquer  les cuisses des opératrices mais il faut dire pour sa décharge que c'était encore la grande époque des mini-jupes ! Et puis il aurait dit une fois en parlant de moi, il ira loin ! Cela ne s'oublie pas même si je doute que ce fût bien de moi qu'il s'agissait dans cette parole incertaine qu'on m'avait rapportée assez vaguement et pour quelque obscure raison...Mais il est vrai qu'à l'époque je pouvais faire illusion et laisser croire que j'avais une réelle ambition et un talent plus ou moins caché...

-Vous vous souvenez de son nom à ce brave homme ?

-Oui, Tourny ! Mais ne comptez pas aller l'interroger. Il avait dépassé de deux ans l'âge de la retraite quand je suis parti ! Mais son fils je crois devait bientôt prendre la suite...

-Et le  repas ? Y avait-il une cantine ? Mais il est vrai que vous n'habitiez pas loin alors...

-Non non, il y avait bien une cantine où je mangeais assez souvent...Toutefois les repas n'étaient pas préparés sur place mais livrés par un traiteur...

-Le nom de ce traiteur ?

-Au début Les Délices Normandes mais je crois que nous en avions changé par la suite...

-Je pense ue vous remplissiez des fiches de commandes...

-Oui chaque semaine nous devions faire notre choix pour chaque jour de la semaine suivante selon les plats proposés...En fonction de cela certains jours, je n'y allais pas...

-Quel était le jour du couscous ?

-Le mercredi !

-Et ce jour-là ?

-Bondé ! C'était le seul jour où tout le monde sans exception mangeait à la cantine ! Même le Chef de Centre son plateau à la main devait lorgner pour une place et l'attendre parfois un bon moment doutant que son royal-merguez serait beaucoup plus qu'à peine tiède malgré le couvercle de plexi transparent posé de travers par-dessus son assiette...

-Et vous là-dedans ?

-Ce jour-là je n'y allais pas. C'était l'époque où je préparais mon premier voyage pour le Maroc et les confins du Sahara. J'avais en la matière des exigences d'authenticité qui m'interdisaient le couscous approximatif des Délices Normandes ! A la place j'allais boire un coup au bistrot d'en face, chez le c ollègue !

-Le collègue ?

-Oui un collègue qui tenait le café le plus proche. Il était toujours derrière le comptoir et servait les apéros en grandes rasades que ses habitués n'auraient manquées pour rien au monde tant il était généreux ave ses bouteilles et ses doseurs sur lesquels il rappuyait toujours un peu ! Ce n'est  peut-être pas là que j'ai pris goût à la boisson comme heureux dérivatif à la tristesse des jours et leur meilleur accélérateur mais être servi par un collègue qui lui non plus n'oubliait pas de se rincer le gosier en racontant de drôles d'histoires je trouvais cela peu banal  !

-C'était plutôt surprenant en effet...Comment cela était-il possible ? Il était vraiment des Impôts ? Des Finances Publiques comme on dit maintenant ?

-Oui absolument mais il avait acheté le café au nom de sa femme ce qui était parfaitement légal.

-Mais il ne travaillait pas au CRI tout de même ?

-Non pas du tout, il était Contrôleur à la Garantie, en poste à Paris.

-La Garantie des Métaux Précieux c'est ça ?

-Oui un service qui dépend du Ministère des Finances. Il contrôlait la qualité de l'or, se portant garant pour chaque lingot de son poids et de son titre qu'il estampillait à même le métal ! Il les numérotait aussi. Ou plutôt le donnait à faire par le service approprié...

-Peu importe, il avait dû en estampiller un certain nombre pour devenir fier comme un bar-tabac !

-Il ne faisait pas Tabac mais il est vrai que sa confrontation avec le métal jaune semblait lui avoir porté chance ! Son fonds marchait bien, à midi il paraissait faire Routiers en plus vu le nombre de semi-remorques qui essayaient de se garer jusque devant le porche du CRI justement ! Sa femme je ne la voyais jamais, on aurait dit qu'elle n'avait rien à voir là-dedans puisqu'il faisait même les sandwichs, le service en salle et la plonge ! Mais je n'y allais que le soir moi quand il rentrait de son service, elle devait y être dans la journée. Il n'a jamais su ce que je faisais, que je travaillais en face, que malgré toutes les apparences, aussi bien de son côté que du mien, on était tous les deux des Finances, d'improbables collègues ! C'est à son comptoir je crois que j'ai commencé à chantonner en public...Je ne me souviens plus exactement du soir où il avait fini par me mettre à la porte à cause de mes prestations de plus en plus réalistes et de la gêne occasionnée aux clients mais lorsque quelque temps après j'osais enfin m'y repointer, je trouvais porte close et pour tout dire barricadée, changement de propriétaire ! Il avait disparu. Un collègue m'apprit qu'il s'était simplement agrandi, quelque part je ne sais plus où...Enfin il n'était plus là quoi.

-En tout cas vous n'étiez pas pour autant sans bistrot, je suppose qu'il y en avait d'autres dans le coin !

-Bien sûr à commencer par La jeune France un peu plus haut près de la gare des Chantiers ! Qui faisait tabac aussi et où j'achetais des Meccarillos de temps en temps. Le dimanche soir il y avait une file d'attente incroyable car c'était le seul buraliste ouvert à Versailles ce jour-là. A midi pour échapper à la cantine, des collègues du CRI venaient parfois y déjeuner d'un pâté cornichon qu'ils semblaient apprécier davantage que le couscous vallée d'Auge dont ils se méfiaient également ! Mais je regrettais l'établissement de ce curieux type auquel j'avais voué une certaine admiration. Cette façon admirable justement et unique qu'il avait de combiner le privé et le public et cette prospérité donc, cet épanouissement oû tout cela semblait le conduire...Et puis aussi j'avais eu la naïveté de penser qu'il aurait peut-être pu faire de moi une sorte de Sinatra du Bar-Tabac comme dans la chanson...

-Oui mais dites-moi, y avait-il des cinémas dans cette rue des...des Chantiers c'est ça ?

-Ah non pas un seul, trop loin du Centre...

-Vous savez de ces petits cinémas...

-Oui oui mais le premier cinéma de ce genre était au début de la rue des Etats Généraux, impasse des Gendarmes, le long de l'ancienne poste. Le Foyer ! C'était un centre paroissial, Notre-Dame des Armées ! Ils passaient surtout des péplums et des films d'aventure ou de guerre... Je me souviens de La Bataille des Thermopyles ou du Voyage au centre de la Terre dont je voyais les affiches prometteuses depuis l'autobus. J'y allais le jeudi après-midi avec Maman que j'avais emmené voir L'idole d'Acapulco avec Elvis Presley et Un pitre au pensionnat avec Jerry Lewis !Le programme des "enfantines" du Foyer n'était peut-être pas toujours très adapté mais c'était ces films qui me plaisaient et surtout que j'aimais montrer à maman qui m'avait dit sans vergogne "Il a un peu l'air bête ton Elvis". Pour moi cela tenait du sacrilège à l'époque. Mais elle trouvait ses chansons agréables et son surnom de "Mama Presley's son" lui plaisait depuis que je lui avais montré une photo du King dans Salut les Copains en compagnie de sa mère, un peu boulotte elle aussi et couvant également son fils unique...Elle se sentait presque requinquée par cette très vague et très lointaine similitude de comportement maternel sinon de situation ! Mais par la suite la découverte de Sinatra allait balayer chez moi la figure un peu bouffie de ce rocker à la voix de velours dont j'avais beaucoup admiré la carrière et l'abondante discographie...

-Dites donc à propos de cinéma, on vient d'en trouver une bien belle. Vous auriez harcelé une ouvreuse pour qu'elle vous dise combien elle touchait de pourboires en une journée et que vous auriez réussi à lui en soutirer une partie et ce sur des années, quatre je crois, sans jamais être inquiété !

-Où avez-vous trouvé ça ?

-Chez vous, au fond d'une sorte de petit hippocampe, endroit on ne peut plus intime et protégé mais vous voyez, désormais accessible...

-Cela me paraît bien dramatique et relever plutôt des faits divers et parmi les moins glorieux !

-Vous lui auriez même fait savoir que si elle ne payait pas rapidement ce serait le double et que si elle ne payait pas du tout, la prison !

-Comment aurais-je pu dire une chose pareille, avoir un tel comportement moi qui respectais tant  les ouvreuses et qui ne manquais jamais de leur donner un pourboire correct ?

-Si si et vous l'avez même écrit...nous avons la trace d'une sorte de lettre en partie imprimée avec en haut à droite un petit numéro que nous avons eu du mal à extirper d'une sorte de dendrite qui semble avoir pour fonction de retenir collés certains souvenirs ou ce qu'il en reste de lambeaux !

-Passez les détails assez peu ragoûtants, vous êtes pire que la police ! Mais il est vrai qu'on ne sent rien, qu'on ne s'aperçoit de rien...

-C'est pourtant notre façon à nous de taper sur le crâne avec le plat d'un bottin ! Et on seulement ça ne laisse pas de traces mais c'est indolore...

-Et ce numéro était ? Vous l'avez eu ou pas ?

-2120 !

--Et bien voilà c'était le numéro Cerfa des imprimés de notifications de redressement ! Je me souviens très bien à présent. J'étais Contrôleur d'Assiette à Boulogne. Ce n'était d'ailleurs pas de mon fait au départ. Le Chef de Centre était entré en coup de vent en posant un dossier sur mon bureau : "Gromet, regardez ça, une ouvreuse de cinéma qui n'est pas imposée depuis des années. Elle déclare mais trop peu.   On a le nom du cinéma. Commencez par reconstituer ses recettes quotidiennes.  Au besoin demandez la fréquentation moyenne d'une salle comme celle-là au CNC ou mieux de celle-là exactement au collègue de FE qui a le dossier. Et n'oubliez pas les esquimaux à l'entracte ! Vous laissez combien de pourboire vous ?... Tenez, allez-y vous-même et comptez les places sans oublier le balcon éventuellement ! Avec le nombre de séances et ses jours de congé vous aurez vite fait d'avoir le montant maximum possible de ses recettes. Et au lieu de la convoquer notifiez-lui ce montant avec des indemnités de retard. Vous verrez qu'elle rappliquera tout de suite...Ah j'irais bien au cinéma moi aussi, veinard Gromet ! Saint-Germain-des-Prés en plus !... Ne la loupez pas hein !"

-Vous qui aimiez vous balader, c'était bien, non ?

-Saint-Germain-des-Prés ! C'était là que j'avais fait des frasques et pas seulement une nuit avec Nougaro ou de jour avec ce grand éclusier d'Hubert Deschamps mais j'avais fréquenté aussi un drôle de petit cinéma où j'avais eu une conduite disons douteuse et pas seulement à cause des petites côtes pas fraîches ou des bébis sans glace et à répétition...Je n'osais pas regarder dans le dossier le nom du cinéma. Si c'était celui-là ? Si c'était elle qui m'avait fichu à la porte ? Et il n'y avait pas si longtemps que cela...J'en avais des sueurs froides ! Dans les cinémas je me faisais pourtant le plus discret possible retrouvant toujours, retour des toilettes, le siège où l'ouvreuse m'avait installé ou un fauteuil très proche si la progression à tâtons devenait trop pénible, voire périlleuse à force de mains baladeuses, par la seule faute de ces nuits américaines qui tombent toujours sur l'écran quand on ressort des lavabos !

-Si vous tâtonniez c'était malgré vous si j'ai bien compris, car pour le reste vous étiez plutôt pour le respect de l'ordre établi et des bonnes convenances...

-J'ai horreur de me faire remarquer dans ces endroits-là où la lumière vacillante et bleuâtre de l'écran  n'incite pas au tapage mais plutôt à la rêverie ou même à une sorte d'intimité plus ou moins sensuelle si l'on est accompagné ou si on se figure l'être ou en train de le devenir par la magie souvent illusoire d'un simple frôlement...

-L'intérêt principal restant quand même l'écran je suppose et la sorte d'hypnose induite par le défilement plus ou moins rapide ou lumineux des images...

A condition qu'on ne vienne pas vous en sortir par un méchant et insistant rayon de loupiote ! Je savais bien que c'était interdit de fumer dans le couloir des toilettes mais j'y allais de temps en temps griller un meccarillos. J'en revenais justement et l'ouvreuse qui en ressortait elle aussi  semblait venir vers moi en braquant sa lampe dans ma direction !

-Un vrai thriller !

-Et bien savez-vous, j'étais vert !

-Vous redoutiez peut-être encore autre chose...

-Avant qu'elle n'arrive à ma rangée je me suis levé assez vite me dirigeant aussitôt d'un bon pas vers la sortie.Toutefois j'ai tout de suite constaté que je n'étais plus dans le faisceau de sa lampe. Je me suis alors retourné et quelle ne fut pas ma surprise de voir qu'elle s'était assise à ma place, à côté d'une petite silhouette vers laquelle elle se penchait pour lui parler et lui arranger un peu les cheveux...Sans le savoir je m'étais assis à côté de son fils. C'était lui qu'elle éclairait comme elle avait l'habitude de le faire quand elle l'amenait avec elle le jeudi pour le surveiller ! Pas moi !

-Parfait mais alors en ce cas, comment expliquer votre appréhension à découvrir que le  dossier en question était peut-être le sien ?

-Je sais bien mais je n'avais pas envie de revoir cette bonne femme dans ces conditions et puis il y a toujours du non-dit, de l'inexprimable dans ces salles obscures...Il y avait des gens curieux qui rôdaient et un drôle de va-et-vient qui à certaines heures s'instaurait entre la salle et le couloir des lavabos où le pire n'était peut-être pas d'en griller une mais d'y faire les cent pas pendant des heures sans jamais fumer une seule fois !

-Ce n'était pas votre cas, alors ?

-Et si elle avait changé d'avis à mon sujet ou si du coup elle en changeait ? Le temps modifie bien des choses dans le souvenir et dans les images scintillantes ou non qui nous restent de notre vie...

-A qui le dites-vous ! Nous avons les mains dedans à longueur de journée ! Et pour en tirer quoi ? Des approximations...De vagues vraisemblances qu'on ne peut affiner, authentifier !

-J'ai quand même fini par regarder le dossier sur mon bureau...Une femme seule qui portait un enfant à charge dont l'âge correspondait parfaitement. C'était bien elle ! La femme au faisceau qui éclairait dans le noir, qui fouillait, farfouillait, m'avait un instant pointé, certes pour me lâcher aussitôt mais ce fut comme une étreinte, une arrestation virtuelle ! Un avertissement sans frais pour quelque chose que je ne comprenais pas ! Son gamin ? Il lui donnait une part de plus, ce qui la rendait non imposable. Je n'avais aucune envie de remettre en question ce qui me paraissait des plus réguliers et particulièrement justifié. Procéder à des tracasseries contre cette femme modeste qui élevait seule son enfant, cela me paraissait de mauvais goût, voire monstrueux et je ne m'en sentais pas capable. Mieux,  je m'y refusais catégoriquement !

-Et puis il est des rayons qu'il vaut peut-être mieux ne pas rallumer...

-Je la voyais venir à mon bureau son boîtier dans une main, sa bourse à pourboires dans l'autre ! Un cauchemar récurent dont je n'arrivais pas à me débarrasser...

-On trouve dans vos axones neuronaux des traces de cela. La transposition d'un drôle de signal mobile dans vos circuits donne effectivement une sorte de cône de lumière baladeur et fouilleur de ténèbres des plus étranges et réellement sinistre...

-Je me cachais souvent derrière un pilier dans la salle d'où la vision de l'écran est parcimonieuse mais la tranquillité à peu près assurée...Elle me débusquait quand même ! Pourtant dans la salle je ne fumais pas !

-Les piliers dans les rêves ne pardonnent pas ! Le vôtre devait être particulièrement mal placé et incongru dans une salle de spectacle. D'où cette ouvreuse qui devait machinalement et de temps à autre en faire le tour son faisceau à la main...

-Et pourtant je n'étais pas le plus mal placé, certains étaient dans un tel renfoncement qu'on n'y voyait pas du tout l'écran ! Le rang où ils se tenaient était le prolongement d'un rang tout à fait normal mais ce groupe de silhouettes assises tout au bout avait quelque chose d'absurde car ils tenaient en main une sorte de documentation maintenue le plus souvent sur leurs genoux faisant semblant de regarder l'écran qu'ils ne pouvaient pas voir ou se penchant en direction de la femme assise au milieu d'eux comme si malgré l'éloignement ils cherchaient à voir sous ses jupes entre ses cuisses qu'elle tenait un peu ouvertes. Leur manoeuvre ne pouvant aboutir ils se redressaient et approchaient alors tout près de leurs yeux ces papiers qu'ils tenaient à la main comme pour tenter de les déchiffrer ! Et au lieu de s'intéresser à cette curieuse pratique, c'est moi qu'elle s'ingéniait à tarabuster avec son boîtier!    

-Vous étiez simplement sur son chemin, rien d'autre...Mais ces gens de quoi avaient-ils l'air ?

-D'inspecteurs de la RATP ou  plutôt de compagnies d'assurances, vous savez en imperméables raglan bleu marine...Mon père qui était dans les assurances en portait de semblables...Il était pourtant indépendant,  assureur-conseil !

-Ces coïncidences sont fréquentes dans ce genre de rêve...

-Mais ce n'était pas un rêve ! Regardez, c'est la documentation que j'ai trouvée sur un de leurs sièges. Critères et méthodes d'appréciation des sinistres à l'usage des assureurs-conseils. Alors?

-Peu importe. Cessez de vous mettre martel en tête pour des incidents apparemment mineurs et sans grand intérêt...Et le dossier finalement ?

-Personne ne m'en reparlant plus, je l'ai remis assez vite au classement avec cette annotation : Non imposition justifiée eu égard à l'état de précarité sinon d'indigence de cette personne obligée à un travail modeste et obscur rétribué au petit bonheur la chance pour subvenir aux besoins d'un enfant à charge qu'elle élève seule et auquel elle consacre toute son attention et sa protection éclairée...

-Bravo, quelle compassion, quel abandon gracieux ! A notre tour d'être touchés par un élan tout à fait remarquable et presque d'affection ! Et tout cela à cause d'un jeune garçon vaguement aperçu et côtoyé dans le noir l'espace de quelques instants ! C'est admirable !

-Côtoyé dans une nuit américaine qui fut de courte durée...

-...mais tellement profitable à sa maman. Comment aurait-elle pu vous en vouloir ? D'un simple faisceau de sa lampe et bien qu'elle ne pût s'en douter,  elle avait fait de vous son paradis fiscal ! Son plus sûr conseiller ! D'un coup de loupiote anodin mais qui vous fit détaler, elle avait inversé en sa faveur les rôles d'un jeu très spécial et dangereux qu'elle semblait ignorer jusque là...

-Vous voulez dire qu'elle semblait méconnaître ses obligations fiscales ?

-Non puisqu'elle faisait ses déclarations m'avez-vous dit...Tandis que vous, allez savoir pourquoi, vous êtes désormais dans l'incapacité d'exercer tout contrôle, comme votre fonction l'exigerait, sur la situation fiscale d'une contribuable qui par suite de cette inversion dont nous parlions tout à l'heure, vous terrorise de l'intérieur, vous glace les sangs rien qu'à l'idée, cédant à la routine de votre métier, de la convoquer et que de ce fait elle puisse alors vous voir en plein jour !

-On me voyait en contre-jour, la fenêtre de mon bureau très lumineuse étant située dans mon dos!

-Vous vous montriez en ombre chinoise pensant ainsi impressionner le pékin !  Cela ne trompait personne, il suffisait d'entendre le son grelotté de votre voix pour comprendre que vous n'en meniez pas large, que vous n'étiez pas très sûr de vos prérogatives dont on vous avait pourtant investi mais qui à l'usage s'étaient révélées peu justifiées...

-Si je perdais tout à fait contenance je pouvais toujours ouvrir un tiroir et de ce fait présenter mon profil gauche qui me conférait curieusement et contre toute attente aux yeux du visiteur je ne sais quelle prestance ou notabilité ! Du coup le contribuable convoqué en profitait pour prendre congé et s'éclipser. J'étais donc à nouveau tranquille et rassuré...

-Effectivement, vous n'aviez aucun intérêt à provoquer vous-même des rencontres susceptibles de troubler votre tranquillité ou même qui sait l'ordre public alors que vous étiez plutôt là pour aider à le maintenir, non ?

-Je me fourvoyais souvent dans d'infranchissables carrefours ou des voies sans issue ! La vie privée d'un fonctionnaire et sa vie professionnelle n'ont pas être mêlées. Moi on aurait dit que je les emmêlais à plaisir !

-Plaisir où vous aviez effectué votre stage à la sortie de l'E.N.I !

-Ah oui très drôle et tout à fait exact, tout vient peut-être de là, de cette commune des Yvelines où j'allais me balader en voiture avec Lasséchère, mon chef de stage, ce jeune inspecteur un peu hippy qui faisait pousser des tournesols devant les fenêtres et ramassait des noisettes sur le petit chemin qui menait à nos préfabriqués contigus à ceux de l'école. On l'entendait encore les concasser à même son bureau quand un certain Decaux Jean-Claude a demandé le chemin de son office ayant été convoqué au sujet de sa toute jeune et innovante entreprise de meubles urbains et autres abri-bus dont il devait envahir les rues  quasiment du monde entier dans les années qui allaient suivre !  Cette atmosphère, cette sorte de prolongement de vacances qui devait tellement persister en moi par la suite avec ce mélange d'insouciance et de vanité enfantine dans l'exercice public d'une puissance aussi mince fût-elle, avec une autorité exigée et certes indispensable mais dont on se sent si éloigné, si dépourvu !

-En somme vos vacances ne faisaient que commencer !

-On ne fait pas travailler un stagiaire me disait-il en me donnant vaguement des papiers à classer mais surtout en m'emmenant avec lui boire des demis au bistrot du village où nous prenions un malin plaisir à ne rien révéler de nos provenance et qualité, aidés en cela par notre accoutrement façon jeunes en vacances camping ! Devinant ma fascination pour lui et ses prestigieux pékins il avait tenu à ce que j'assiste à un de ses entretiens avec le fameux Decaux justement (qu'entre nous il appelait Jean-Claude mais qu'il recevait en costume cravate et dont il avait fait plus ou moins son chouchou, gardant en permanence son dossier déjà épais sur le coin de son bureau). Par quel prodige presque incroyable était-il venu dîner un soir à la maison ? Nous ne recevions pas souvent mais j'avais dû vouloir que mes parents le voient tant il me paraissait peu conforme à l'idée qu'ils se faisaient sûrement de l'Inspecteur des Impôts courant. Et puis j'avais toujours cet irrésistible besoin depuis l'enfance de faire partager à maman mes admirations ou sidérations en tout genre dussent-elles impliquer de sa part un semblant de complicité pas toujours de très bon aloi ou un peu déplacée. Cela n'allait jamais bien loin et surtout il me semblait que toute cela ne prendrait vraiment corps ou signification véritable qu'une fois mis par écrit !

-Mais il y a loin de la bouteille à l'encre !

-Amusant mais il y a aussi l'écriture intérieure à laquelle je pensais et qui se fait plus ou moins toute seule, qu'on retrouve corrélée aux images des souvenirs un peu à la manière du son optique sur les anciens films de cinéma !

-Vous voulez dire ces petits segments noirs plus ou moins larges ou rapprochés sur le bord de la pellicule et qui passant devant une cellule photoélectrique tout au long du film en restitue le son d'une manière un peu sèche et comme métallique ou nasillarde. On retrouve effectivement un peu la même chose le long des axones et de certains neurones, des dentrites également, des cupules aussi, faisant présager  un phénomène cérébral à peu près équivalent ! Mais la découverte n'est pas sûre se laissant encore seulement envisager. Toutefois, et selon un usage de plus en plus fréquent, certains scientifiques prévoient d'en instituer d'office la découverte virtuelle c'est à dire sans qu'elle ait été observée ni prouvée mais tout de même utilisable sans restriction !

-C'est la nouvelle science, elle s'adapte aux exigences du temps ! Rapidité et saut d'obstacles !C'est le passage en force si prisé des gouvernements expéditifs et désormais en vigueur là où on  l'attendait le moins !

-Et puisqu'à présent hypothèse et découverte sont synonymes ou disons employés l'un pour l'autre, félicitons-nous de mettre en oeuvre des procédés relativement anciens et ayant fait leur preuve en matière de bonne guidance et d'efficacité dans le domaine qui nous intéresse c'est à dire vous ! Votre exploration personnelle ! Perso comme on dit maintenant ! Tout sur vous ! Et vous êtes un fameux focus !

-Vous n'avez pas besoin de nouveautés pour me fouiller à vif, me scruter d'intérêt, me triturer les petites cellules grises, quand vous en trouvez, et aussi ces éléments indéterminés que des savants chinois ont cru bon de dénommer grains de riz car ils en avaient trouvé dans leur soupe !

-Nous lisons le même magazine à ce que je vois. Détachez-vous la page centrale qui fait poster ?

-Oh non j'aurais bien trop peur de m'en servir ! Les nuits sont longues par ici. Et les cosmos sont infiniment plus beaux par la fenêtre que sur les murs !

-Comme je vous comprends ! Je trouve moi-même fastidieuses ces éternelles reproductions en couleur des satellites de Jupiter ou de la nébuleuse du Crabe !                                                                           

     

                  

-Ces journaux professionnels qu'on se laisse aller à lire n'importe où sont insipides !

-Quand je pense qu'il s'en lit même au cinéma et par de fameux barbons à ce que je vois !

-Il n'y a pas pire engeance que ces gens-là ! On voudrait leur remettre les yeux dans la bonne direction !

-Vous devriez y retourner de temps en temps pour faire votre office. Vous, on vous croirait peut-être...

-Ces endroits n'existent plus et ne sont pas près de renaître, ils ont été transformés en supermarchés ! Si vous voulez, je peux vous mener dans l'un d'entre eux et vous montrer l'emplacement de l'écran et des rangées de sièges qui sont encore parfaitement visibles. On s'y assoirait ! Mais méfiez-vous ce ne sont plus que des agencements de boîtes de petits pois qui en ont vaguement gardé la forme et l'alignement...

-Ce n'est guère convaincant !

-En ce cas je pourrais même vous montrer un documentaire sur Patrick Modiano où on le voit dans un supermarché indiquer à l'aide de ses grands bras l'endroit précis où se trouvait l'écran et l'allée principale de ce petit cinéma qu'il avait dû connaître lui aussi !

-Peut-être, nous verrons cela...En attendant je vais réactiver la fiche concernant vos loisirs et distractions à cette époque-là, donc avant l'ère des bureaux...On finira bien par trouver quelque chose de plus consistant concernant vos compulsions et atermoiements en matière de vadrouilles et de fourvoiements !

-Je vous fais confiance pour ce qui est de me débusquer encore des images suffisamment parlantes sur le sujet...Moi, elles m'échappent presque toutes désormais ! Mais je ne doute qu'avec tous vos procédés neuronumériques, vous aurez tôt faire de venir à bout de mes congestions en la matière, de me rafraîchir un peu la mémoire...de me la recharger de frais avec de l'ancien !

-Nous retapons le flasque, le mou, au profit d'une turgescence de bon aloi. Si vous voulez mieux des images qui se tiennent. Vous ne vous apercevez de rien. Quand vous revoyez quelque chose d'un peu ancien, c'est souvent retapé par nos soins. Cela offre grosso modo l'avantage du souvenir standard des prémices ordinaires. C'est le nouveau contenu de votre mémoire vive et vous ne risquez plus rien ! C'est du passe-partout ! Et ainsi vous n'allez plus vous risquer à batifoler. Vos souvenirs, pourtant très communs au départ, bonifient trop. C'est comme un handicap, une inflation ! Toutes vos premières actions ont toujours eu lieu sous le soleil d'or des temps héroïques ! Chacun de vos souvenirs d'enfance est un péplum ! Des prés fleuris en pleine montagne où vous gambadez sous un ciel plus bleu que bleu !

-Au Pré Fleuri on nous concoctait des jeux de piste très difficiles qui nous entraînaient haut vers les cimes et nécessitaient de notre part beaucoup de sagacité, le goût des énigmes, la pratique des messages cryptés et un grand sens de l'orientation...

-C'est probablement là que s'est forgée votre vocation et que se sont sans doute constituées ces qualités du meilleur aloi et si prisées dans la branche professionnelle où vous deviez bon an mal an vous engager avec tant de courage et disons même peut-être une inconscience à ce jour encore inédite...

-Je vous rappelle qu'on m'y avait beaucoup poussé pour ne pas dire traîné de force et que l'échappatoire envisagé dès le début n'a pas fonctionné !

-Vous n'avez jamais osé l'activer ! Vous vous êtes vite accommodé de cette situation peut-être non souhaitée ou même redoutée mais grâce à laquelle vous pouviez satisfaire cet orgueil mal placé qui consistait à vous croire enfin reconnu à votre juste valeur c'est à dire très nettement au-dessus du lot ! A jouer les petits monsieur, les notabilités ! Délivré des Bitoun et autres ectoplasmes plus ou moins nocturnes ! 

-Pas du tout, je suis allé aussitôt lui apprendre ma nouvelle qualité ! J'ai tout de suite vu chez lui outre une émotion certaine, un changement manifeste à mon égard et comme la naissance d'une grande espérance ! Surtout une prise en considération de ma petite personne qui m'a vraiment touché et une estime soudaine pour mes compétences et mon sens des relations humaines confinant au miracle...

-Comment cela ? Parlez, je ne vis plus !

-Dès le lendemain soir, il me fait savoir que je serais tout à fait le bienvenu à dîner chez son père qui réunit justement ses meilleurs amis  pour fêter son installation dans ses nouveaux bureaux encore plus grands et mieux placés! Mais il y aurait aussi sa pauvre mère clouée dans un fauteuil  roulant par la maladie et qui était un grand malheur et un grand souci pour toute la famille dont je devais être témoin...

-La marque d'estime était flagrante en effet mais je suppose que son père devait surtout avoir des problèmes d'impôt non ?

-Pas seulement lui ! Lotte Eisner tu connais? me demanda-t-il pour finir. Oui oui bien sûr! Heureusement il me donna tout de même le pedigree de la dame en question. C'était non seulement l'égérie du cinéma allemand mais sous l'Occupation la fondatrice, avec Henri Langlois, de la Cinémathèque Française dont elle demeura après la disparition du susdit la Conservatrice !... Elle voudrait des conseils pour sa situation fiscale qui m'a l'air assez compliquée. Je lui ai donné ton numéro. Cela ne t'ennuie pas si elle t'appelle demain soir chez toi ? C'est mieux qu'à ton bureau non ?Mais tu sais, si ça te pose problème je peux encore annuler... J'avais déjà eu du mal à me figurer la tête que j'allais bien pouvoir faire et tenter de garder chez son père en admettant que je trouve le courage de me rendre à cette soirée mais là et bien qu'envisagé seulement par téléphone, cela dépassait les bornes et en tout cas, je le craignais fort, mes possibilités !Et cependant une impression jamais ressentie semblait monter comme si une de ces portes marquées accès interdit ou dangereux qu'on voit dans certains sous-sols venait, quelque part en moi, de s'entrebâiller...

-Et où vous envisagiez de vous engouffrer?

-Nullement. Du reste j'ignorais au juste où elle menait et ce qu'on voulait de moi, pour qui on me prenait exactement. Mais de ce point de vue je n'étais pas sûr de ne pas me sentir finalement terriblement flatté !  Car enfin quoi, ce n'était pas pour me demander un simple  renseignement ni même un conseil qu'un expert fiscal patenté, qu'elle avait peut-être, pouvait lui prodiguer ! Non il avait pensé que je devais pouvoir intervenir directement en faveur de sa vieille bonne femme auprès du service dont elle dépendait pour atténuer voire annuler un redressement quelconque ou une vérification dont elle faisait ou allait faire  l'objet ! Le simple fait qu'il ait pu conjecturer chez moi un tel pouvoir ou seulement tenter auprès de moi quelque chose en ce sens m' emplissait d'un mélange de vanité aguicheuse et de stupéfaction ! Comme je savais que je n'y pouvais strictement rien je fus tenté par la solution de lui laisser croire le contraire !

-Et vous avez donc répondu au téléphone à  madame Lotte Eisner qui n'a pas manqué de vous appeler comme prévu etqu'elle ne v pas pour vous parler de cinéma !

-Seulement voilà j'y suis allé de ce ton stupide et bredouillant que je ne peux m'empêcher de porter à un degré de vraisemblance suffisant pour m'assurer au plus vite une judicieuse et souvent durable tranquillité !

-Bref ce qui fut fait car je suppose qu'elle ne vous a pas rappelé...

-L'envie lui en a vite passé croyez-moi ! Je pouvais donc fréquenter la Cinémathèque la paix dans l'âme...

-Il va falloir que nous étudions d'un peu plus près ces discussions que vous aviez avec vos péquins de contribuables. Il faudrait retrouver le détail de vos dialogues dans ces vestiges sonores qu'on arrive parfois à débusquer au fond des méninges les plus vermoulues. Et même si ces signaux paraissent hermétiques, nous trouverons bien quelque chose à nous mettre sous la dent !

-J'avais pourtant une mémoire d'éléphant ! Qu'en ai-je fait ? Ou plutôt qu'en avez-vous fait messieurs, car je ne doute pas que vous soyez probablement à l'origine de...

-Allons vous savez bien que nos interventions ne sont en rien charcutantes ou débilitantes ! Nous ne vous avons jamais touché. Nous nous immisçons au moyen d'ondes, je dirais même de sous-ondes car elles font moins vibrer un cortex trop mou. Notre souci principal étant de fouiller sans farfouiller, vous voyez ce que je veux dire ! Quand nous sommes allés chez vous nous nous contentés des tiroirs, pas de votre crâne...

-Bien sûr, je n'étais pas là !  

-Vous nous aviez vous-même remis les clés en nous priant d'aller y chercher les diapositives de votre grand-père ! Souvenez-vous, nous n'avions rien trouvé.

-J'avais tout dans la tête. Il vous suffisait de me demander. Le déroulement complet des séances de la première à la dernière image. N'ayant pas mon pareil pour décrire ce que je vois en pensée ou en imagination, vous auriez obtenu l'équivalent d'une véritable séance de diapos d'autrefois à Asnières dans les années cinquante! La première image était toujours...

-Les images ça nous amusait quand on était petit, on a passé l'âge !

-C'est de la vidéo que vous voudriez, j'ai bien compris...Mais à l'époque de ces agissements elle n'existait pas encore. Pour recréer le mouvement il fallait simplement encore plus de photos, en ribambelles, enroulées en grosses galettes de pellicule, de pelloche ! Des milliers de photos fixes et souvent floues mais se succédant si vite que le mouvement ainsi recréé était parfaitement net !

-Cela me paraît un peu curieux, nous tirerons cela au clair un peu plus tard ! Il nous suffirait d'un seul souvenir authentique, quel que soit son support, pour nous contenter...

-Ces images cérébrales ne sont pas données à tout le monde. On les a dans la tête mais ça ne suffit pas, essayez de les projeter quelque part ! De vous en servir d'une façon ou d'une autre !

-A l'Ecole des Cloportes on nous avait appris à les découper comme un enfant découpe des images avec des ciseaux à bout rond. Là-bas c'était très facile. Mais une fois dehors et sur le terrain c'est une autre pair de manches...

-Et une autre pair de ciseaux vous l'avez dit ! En réalité ce qui est sûr c'est que toute image en amène une autre.Il suffit de les rapprocher suffisamment pour que...

-Vous avez encore la clé de chez votre grand-père ?

-Oui mais je n'y vais plus car des Chinois s'y sont visiblement installés, ont dû reprendre les lieux et l'habitat. Parce que vous croyez qu'on pourrait encore tout de même trouver quelque chose ?

- Les images ont la vie dure ! Et il doit bien en rester quelque chose quelque part puisqu'on ne trouve rien chez vous...Alors pourquoi pas chez votre grand-père ou ses successeurs...

-Qui ne semblent pas avoir vidé le placard de son appartement faute d'en posséder la clé...

-Et cette clé vous l'avez ?

-Oui mais je n'ai pas celle de l'appartement et je ne me vois pas retourner chez ces Chinois sans trouver un prétexte plus convaincant que le premier...

-Qui était ?

-Je viens pour les radiateurs...

-Pas si mal et ça n'a pas marché ?

-Chauffage par le sol !

-Imparable. Qu'avez-vous dit alors ?

-Excusez-moi, je me croyais chez mon grand-père. Ce que je ne comprends pas c'est que du coup ils m'ont laissé entrer pour voir si je ne trouvais rien d'intéressant à emporter !

-C'est effectivement assez curieux...

-Ils semblaient vouloir se débarrasser de tout ce qu'ils avaient ! Mais ils n'ont pas voulu que j'ouvre le placard de mon grand-père...

-Vous étiez bien déjà dans les Impôts à cette époque-là , non ?

-Oh oui sûrement...

-Vous faisiez  souvent des contrôles de valeur locative ?

-Les fameuses VL pour l'assiette de la TH ! C'est curieux comme le souvenir de ce jargon m'émeut tout à coup...Bien sûr ! Et aussi, pour les patentes, celles des boutiques et de leurs sous-sols utiles ! Z'avéti des pièces annexes en plus à usage mixte ou double, des fois ? Je me souviens de tout comme si c'était hier...

-Pourtant ça ne remonte pas à aujourd'hui, les patentes !... Mais revenons plutôt à votre placard, vous l'avez ouvert ou pas ?

-Oui et je me suis aperçu que ce n'était pas celui de mon grand-père, je m'étais trompé d'étage et peut-être même d'immeuble, ils se ressemblent tous autour du square ! Mon grand-père avait en plus modifié ses volets, j'aurais dû remarquer depuis la rue le petit taquet de fermeture qu'il y avait ajouté !

-Qu'avez-vous fait ?

-J'ai attendu que les Chinois reviennent pour pouvoir m'en aller une bonne fois pour toutes et faire route vers des cieux plus avenants !

-Heureusement qu'ils sont revenus !

-Je le savais et ce fut croyez-moi ma grande chance : ils avaient oublié leurs valises dans l'entrée ! Par contre ils n'avaient pas oublié de fermer à clé, pensant peut-être que j'avais la mienne...

-Effectivement, vous aviez une clé à la main.

-Mais c'était celle du placard de mon grand-père ou du moins le croyais-je encore à ce moment-là. Finalement j'ai donc pu ressortir vu qu'ils m'avaient même donné la clé en me disant vous pouvez rester si vous voulez, nous on part pour toujours ! Je l'ai laissée sous le paillasson pour m'en aller aussitôt. Mais en bas c'était déjà le lendemain et les premières lueurs de l'aube...

-Vous occupiez drôlement vos loisirs à cette époque-là.

-Si on peut appeler ça des loisirs hein ! Je jouais à être un autre comme ça pour rien ou alors  juste  pour me donner des sensations tellement je m'ennuyais certainement ! Mais alors dans des situations qui ne puissent en rien m'être utiles ni même profitables.

-Vous vous mettiez plutôt en danger vous-même si j'en crois votre fiche D !

-Mais oui. Je finissais presque toujours par me faire dévaliser ou bien gruger de quelque façon...

-Ce n'était peut-être qu'un juste retour des choses car vous en avez dévalisé plus d'un de vos pékins ou autres citoyens plus ou moins huppés...

-Pas du tout, j'étais paraît-il trop coulant au gracieux et pas assez ferme au contentieux. Les réclamants avec moi s'en sortaient bien. J'avais du mal à rejeter leurs doléances qui, fondées ou non, finissaient presque toujours par m'émouvoir et pas seulement quand ils venaient pleurer devant moi et, abandonnant toute dignité ou savoir-vivre, me dresser de leur existence un portrait des plus saumâtres ou des moins flatteurs ! Je me souviens d'un professeur de droit d'une belle prestance qui s'était effondré en larmes sur mon bureau en me disant que sa femme l'avait quitté, qu'il en avait perdu la tête et ne savait plus du tout ce qu'il faisait ! Alors ses déclarations !

-Je vois que vous aviez tout de même ce que vous appeliez un tableau de chasse où étaient consignés les résultats de vos redressements et autres taxations...

-Oui comme tout le monde. Et nous devions le tenir avec le plus grand soin car c'est au vu de ce document que la direction établissait les notes et les primes de rendement...

-Tout de même l'appellation en est éloquente. Surtout sur votre état d'esprit !

-Mais mon bon maître, ne vous méprenez pas je n'étais pas du tout du genre prédateur qui en plus salait parfois bigrement l'addition au cas où. J'étais très mesuré dans mes reprises. Pour les pénalités je décrétais très rarement la mauvaise foi appliquant le plus souvent le taux minimum de la bonne foi présumée. Mais les intérêts de retard toutefois me restaient acquis !

-Bref la bienveillance aimable mais vigilante !Le fonctionnaire idéal ! La droiture même ! Parfois drôle, amusant, l'air de rien mais par en dessous sérieux quand même. Tout à fait épouvantable ! A vous entendre c'est au KGB que vous auriez dû postuler! On n'est pas plus faux jeton et prétentieux.Et puis ne m'appelez pas maître, je ne suis ni votre avocat ni votre professeur mais disons votre expert-conseil en images anciennes ou disparues...

-Enfouies plus exactement...Comme si elles étaient surmontées d'un fatras de je ne sais trop quoi...

-Des épisodes postérieurs probablement et dont les images pourtant ressenties et même vues, n'ont pas pris...

-Oui je les ai vues j'en suis certain et alors il n'en reste que ces sortes de bouts de carton mous  et grisâtres recouvrant les fleurons de la collection autrefois exhibés à nu ou à peine enduits d'un léger glaçage ?

-Les images des souvenirs subissent nombre d'anamorphoses...

-Ce qu'on a vu une fois, peut-on le revoir pour de bon ? Identique à l'image qu'on s'en était forgé ?

-C'est vrai, il y a des forges d'images, des endroits où elles renaissent et s'alourdissent !

-Cela doit faire un vacarme assourdissant !

-En effet car elles sont tirées sur des tôles de cuivre irisées par la lumière du jour...

-Elles vibrent au soleil alors...

-C'est ainsi qu'on imite le bruit du tonnerre au théâtre !

-Et la boucle est bouclée ! Très ingénieux... Chez moi les bruits du tonnerre sont assurés par les voisins du dessus qui semblent fouler au pied, avant de les perforer, des tôles dont l'usage ou la destination constitue l'énigme essentielle !

-Les grands mystères empruntent souvent ces voies anodines du quotidien. Libre à vous de vous en étonner ou non !

-Cela me fatiguerait plutôt mais si vous me suggérez qu'il y a là un sens caché, je prêterai peut-être un jour une oreille enfin libérée de sa boule assourdissante !

-Pour votre gouverne et une vraie relation aux autres, écoutez leurs moindres bruits...

-Comme j'aimerais d'abord les amoindrir !

-Mais revenons à vos images que des bruits du reste ont pu faire naître...Vous me disiez reprendre le bureau habituellement à quelle heure ?

-Si c'est de l'après-midi que vous parlez, pour finir assez rarement...

-Ce n'est pas une heure ça...

-Puis-je payer en images ?

-C'est un avantage acquis chez vous autres les rescapés de l'Administration, honnis mais inscrits malgré tout sur le Grand Livre de la Dette Publique...

-Et bien voilà...

-Oh ça alors ! Où l'avez-vous dégotée ? Mais c'est du vrai papier, un vrai tirage d'autrefois! Vous qui devriez plutôt rembourser le Trésor que toucher ad vitam vos créances sur l'Etat de fonctionnaire à la retraite vous venez de le faire là au centuple et d'un seul coup ! Qu'est-ce que c'est ? Qui est-ce ? Cet enfant sur un tricycle, dans une ombre mouchetée de soleil, avec un boîtier Kodak qu'il tient posé sur sa cuisse...

-Oh bah oui c'est moi vers quatre ou cinq ans, à Conand dans l'Ain, sous le pommier de la maison de vacances familiale, au mois d'août 54 ou 55 donc...

-Cet air rêveur que vous aviez, le pouce tout près de la bouche entrouverte...

-C'était l'époque des pouces et des bouches, j'y ai certainement beaucoup contribué...

-Admirable de fraîcheur et de prédisposition !

-A quoi ?

-A une vie singulière, faite de fantasmes et d'évitements en tout genre...

-C'est dans les bureaux que tout a commencé.

-La rupture s'est d'abord portée sur le regard. Je ne voyais plus tout à fait pareil ou plutôt tout à fait les mêmes choses. J'avais du mal à accommoder sur ce qui m'entourait, le décor devenait un peu flou sans avoir pour autant besoin de lunettes ! Et les autres, les autres ! Les regarder dans les yeux m'était devenu pénible quand bien même ils me témoignaient une certaine sympathie ou un encouragement à davantage me joindre à eux. On aurait dit que j'avais tué père et mère ou encore que j'avais peut-être trahi quelque grande cause, déserté un bastion à l'arrivée de l'ennemi...

-Votre intime vocation qui se sentait bafouée et vous faisait des siennes, essayait de vous tirer les yeux de l'intérieur d'où cette peine à voir net, à regarder tout simplement...

-Ce regard éteint, rentré, je ne le voyais pas car dans la glace je ne constatais au contraire, me regardant bien en face, que des yeux vifs et bien centrés, projetant une sorte de rêverie ardente et amusée...Mais dès que je quittais mon image je le sentais s'alourdir aussitôt, se rétracter à nouveau surtout à l'approche de quelqu'un devant qui il allait falloir pourtant tenter de faire bonne figure, de paraître un tant soit peu attentif ou seulement présent.

-D'où ces lunettes de soleil en permanence sur votre nez...

-Pendant une période oui, car c'était tout ce que j'avais trouvé mais ça ne m'allait pas du tout, des Rayban ! J'en profitais même pour essayer de ressembler à Yves Mourousi que j'avais découvert en motard façon cuir clouté un jour que je me promenais aux Tuileries où il préparait des Fêtes sur le Grand Bassin. Subjugué par la découverte fortuite du double genre de la vedette très classe du petit écran, j'eus l'idée saugrenue d'alterner moi aussi le classique et l'inattendu ou plutôt le costume cravate pour le bureau et le jean basket pour les ombres du soir et les néons...Du coup je changeais mes lunettes teintées pour des verres blancs sans correction (je n'en avais pas besoin à l'époque) réservant les autres pour mes sorties plus ou moins nocturnes !

-Regardez, les voilà. C'étaient les nocturnes je pense...

-Mais elles sont toutes rouillées ! Que leur est-il arrivé ?

-On les a retrouvées aux Tuileries dans le Grand Bassin précisément...

-S'agit-il vraiment des miennes ?

-Sans l'ombre d'un doute. Elles étaient tout au fond sur une vieille chaise, toute rouillée elle aussi, qui était bien la vôtre je crois.

-Pourquoi les avez-vous ces lunettes?

-Parce que vous avez de la chance, je me trouvais là au moment où on les a repêchées. Un simple curage périodique, elles auraient été détruites avec la chaise probablement...

-Pourquoi n'avez-vous pas récupéré la chaise?

-Parce que je suis intervenu au moment où ils l'emportaient déjà mais je doute que même son état délabré aurait pu faire de vous son propriétaire et même si vous aviez coutume, avec beaucoup d'autres sans doute, de vous y asseoir pour vous délecter du spectacle des petits bateaux voguant sur les eaux du bassin!

-Qu'un fort vent d'ouest hérissait parfois en  véritable tempête causant des naufrages et bien des malheurs...

-Je sais, c'est sur cette chaise que vous aviez vu cet enfant, pourtant au désespoir d'avoir perdu son voilier et pleurnichant déjà, soudain giflé par un jeune homme surgi de nulle part et reparti aussitôt malgré les hurlements de ce malheureux gosse au comble de la stupeur et du désarroi...

-Qui n'avaient d'égal que les miens! Le gifleur avait les traits de Roman Polanski. C'était lui!

-Vous sortiez du cinéma je crois...

-Oui, alors vous imaginez mon émotion !

-Heureusement que vous n'avez pas vu ce maniaque sous vos propres traits !

-Je ne fais pas d'autoscopie ! Je sais rester à ma place, hors du champ de ma propre vision!Je ne dors pas au plafond moi monsieur. Je ne me laisse jamais passer devant ! Mais je vois que les verres de mes lunettes ont blanchi !

-Ils ont verdi. C'est une conséquence de leur immersion dans les eaux stagnantes de ce bassin...

-Qui est une petite mer, m'enfin...

-D'où cette effet d'algue qu'on retrouvait sur la chaise...

-Ma chaise! Comment a-t-elle pu tomber ainsi au fond de l'eau ?

-Elle y était toute droite sur ses quatre pieds !Il ne manquait plus que vous dessus en train de vous épousseter!

-En train de rêver en regardant les enfants pousser ou tirer leurs bateaux à plat ventre sur le rebord. Peut-être ce que j'aurai fait de mieux dans l'existence...  Incapable de faire réellement autre chose au fil des heures, au fil des jours...

-Autoscopie ou non, c'était vous qu'alors vous regardiez tout simplement, que vous voyiez en tout cas !

-Vous croyez ? Vous avez raison, les jours de vent fort et sans pluie c'est cette poussière qui là-bas est pénible, soulevée en grands nuages étouffants et salissants ! Tout comme  à Versailles du reste où le phénomène sévit même en l'absence totale de vent à cause d'un insupportable petit train à pneu pour touristes qui soulève un nuage encore plus épais et durable tout au long de son parcours. Mais là-bas le vent, à l'inverse et s'il n'est pas trop fort, est un précieux auxiliaire qui s'emploie à disséminer la pollution. Il suffit d'attendre quelques instants. Mais s'il n'y en a pas, il vaut mieux se mettre en route tout de suite avec un bon mouchoir sur le nez avant que l'autre arrive dans l'autre sens et ajoute son propre nuage au précédent qui pourtant commençait à s'éclaircir !

-De quoi saupoudrer les petites fesses en bronze des Marmousets !

-Ils n'en ont pas besoin! La patine séculaire et luisante de leur derrière joufflu leur servant de faire-valoir naturel...

-La poussière n'est plus ce qu'elle était! C'est néanmoins dans les allées des Tuileries que vous passiez le plus clair de vos après-midi du temps de votre bureau, non ?

-C'est un peu exagéré car il y avait aussi la Butte Montmartre, le Jardin du Luxembourg et le Trocadéro qui fut un temps mon lieu de disparition le plus proche du bureau.

-C'est bien aux Tuileries que se situe ce que vous avez appelé l'anecdote de la chicane ?

-Oui c'est tout à fait étonnant et ce qui montre une fois de plus que le monde est petit. Cette fois-là en ayant eu tout à coup assez d'évaluer la hauteur du clapot et son effet sur le roulis des petits bateaux du Grand Bassin et sans doute trouvé la poussière plus desséchante pour le gosier que de coutume, je résolus de gagner au plus vite des lieux plus arrosés à défaut d'être tout à fait hydratants car c'était déjà l'époque des bébis sans glace!

- Nettement plus secs que les petites côtes fraiches ou non du temps jadis !

-Je ne vous le fais pas dire !

-Ce fut donc au beau milieu d'un après-midi de bureau jusque-là assez ordinaire qu'au moment de m'engager dans la chicane de la sortie qui débouche sur la rue de Rivoli je me trouve avec un petit groupe de messieurs en cravate qui vont pour l'emprunter eux aussi. Je fais mine d'attendre pour les laisser passer quand l'un d'entre eux qui semblait les guider me fait signe d'y aller. Je m'exécute en leur faisant un petit geste de remerciement qui m'est rendu par un gentil sourire de la part du meneur...Ce sourire, ce maintien ne m'étaient pas inconnus...Force fut de reconnaître assez vite Alain Juppé ! Comme toujours chez moi la rencontre inopinée d'une célébrité m'exalte ou plus exactement me réconforte, m'épanouit pour le reste de la journée. Et si ce fut bien le cas aussi cette fois-là pendant un moment et tandis que je le voyais s'éloigner dans l'ombre d'une allée avec ses invités, je ne tardais pas à blêmir quelque peu ou tout au moins à sentir monter en moi une certaine gêne pour ne pas dire plus...

-A cette époque déjà ancienne, il n'était pas encore Premier Ministre...

-Comme vous dites ! Songez un peu, il était Ministre du Budget !...Vous ne voyez pas ?

-Non...Ah si, vous auriez plutôt dû le laisser passer le premier dans cette chicane !

-C'est vous qui chicanez, pas du tout ! J'aurais dû faire demi-tour immédiatement et partir au plus vite car  je ne méritais vraiment pas sa bonhomie souriante à mon égard. Songez un peu qu'en tant que Ministre du Budget il était le grand chef des Impôts dans toute la France, tous les centres, à Paris ou à Bezons, et donc le mien, qui peut le plus peut le moins, et je n'étais pas à mon poste mais en absence non autorisée ni prévue, autant dire en vadrouille!

-Ce n'était pas marqué sur votre figure que vous étiez comme lui aux Finances ! Il ne peut pas connaître tous les agents en fonction !

-Justement, c'était encore pire ! J'aurais dû le lui dire! Me présenter devant lui tout à trac, lui bloquer la chicane ! Lui dire ma forfaiture ! Lui avouer ma désertion ! M'en remettre à la haute estime qu'il semblait avoir de lui-même et d'où il lui était sans doute possible de tirer un peu de compassion, de compréhension,  comme nous ses sbires étions censés en faire preuve de temps à autre dans cette procédure dite gracieuse qui nous permettait d'atténuer les duretés du Code envers les pékins les plus geignards, les plus attendrissants ou les plus menaçants.  J'ai failli retourner sur mes pas vous savez, pour le rattraper, refranchir cette chicane que je n'aurais jamais dû passer...

-Et qui décidément ce jour-là portait bien son nom...

-Mais j'ai préféré reprendre au plus vite le chemin du bureau...

-Une fois n'est pas coutume !

-J'étais réellement sonné, abasourdi...J'avais vu dans cette rencontre un signe authentique du destin !

-Vous ne manquiez donc pas vous non plus d'une certaine estime de vous-même !

-Il m'en restait sans doute encore un peu et pourtant je n'en menais pas large dans cette rue de Rivoli, tout à mes enjambées vers le métro Concorde...Normalement lorsque je rencontrais, parfois en le croisant simplement ou en l'ayant assis en face de moi quelques minutes dans un café, quelqu'un de connu, plus ou moins et à des titres divers, cela me requinquait, me donnait de l'allant. Je me sentais comme illuminé, rehaussé du dedans, j'avais un peu l'impression d'être moi-même célèbre ! Devant les gens je n'avais plus cette gêne, cet air renfrogné, cette fausse honte, dont j'ai du mal à me débarrasser, peut-être justement le poids de l'anonymat. Et si cela ne durait que quelques minutes, quel bon répit ! Cette fois-là je me sentais au contraire tout à fait amer et contrarié...J'avais loupé le coche! La chicane m'avait eu ! Quand il y a chicane on dit bien qu'il faut se méfier, être prudent, attentif...J'ai cru que je pouvais passer avant le grand chef et en plus recevoir de sa part un petit sourire de contentement...

-Il en est assez coutumier je crois, comme affublé en permanence. Ne vous inquiétez pas trop ! Vous n'y êtes sans doute pas pour grand-chose !

-Lui courir après ! Lui dire quel piètre agent j'étais, de quel mauvais bois je me chauffais depuis quelque temps, les enfants devant les petits bateaux, à plat ventre mais qu'on gifle quand même, et moi pendant des heures à les regarder, avec seulement le vent d'ouest se ruant depuis la Concorde pour me faire ciller!

-Vous vouliez un deuxième petit sourire mais mérité celui-là...

-Je voulais qu'il me prenne sous sa coupe, qu'il me sorte de là !

-Vous étiez déjà suivi par un certain monsieur Baudrier assez haut placé je crois...

-Ce n'était pas suffisant, il m'aurait fallu le Ministre pour que je puisse m'épanouir tout à fait dans un rôle de carpette absolue, à la fois servile et prétentieux, incapable et arrogant, finalement installé à une petite table dans un recoin de son bureau à trier des enveloppes, à les tamponner même, comme autrefois à...

- L'Inspection Académique de Versailles dans le bureau de votre mère, vous avez déjà dit cela quelque part...You told me that already !

-Oh c'est une citation du film "Blue-jeans" de Hugues Burin des Rosiers! Que j'avais vu et revu je ne sais combien de fois jusqu'à ce que je découvre un beau jour, assis dans la salle, à côté de moi, le jeune acteur qui tenait le rôle principal dans ce petit film assez curieux sur les séjours, réputés linguistiques, des jeunes Français en Angleterre ! Un hasard fabuleux (on dirait un conte de fée m'avait dit Tournier)l'ayant fait placer là par l'ouvreuse dont je revois le long faisceau de la lampe désignant à côté du mien l'unique siège encore libre au milieu de la rangée !

-Cela aussi vous l'avez déjà évoqué, je ne sais plus où mais nous retrouverons. Et tant que nous n'aurons pas retrouvé vous savez que par convention vous ne nous devez rien...

-Ce sera encore une facture que je recevrai un beau jour, peut-être dans très longtemps, sans plus pouvoir savoir d'où elle vient et ce qui l'avait motivée !

-Si vous voulez, nous vous la faisons tout de suite en l'antidatant !

-De combien ? Si cela par la même occasion peut me rajeunir, je ne dis pas non !

-Pour une sorte d'encouragement en ce cas...

-Alors rajeunissez-moi de cinquante ans ! Etablissez-là à mon nom d'autrefois, mon nom d'enfant dont je ne me souviens pas bien mais dont il doit bien rester une trace dans le bottin des lauréats du permis de conduire les petites voitures de trottoir dans les années cinquante.

-Nous mettrons sans nom véritable ou de nom changeant...

-Ce sont nos noms qui changent car nous nous ne changeons pas...

-De l'intérieur probablement mais pour ce qui est de l'extérieur vous avouerez qu'on ne se reconnaît que difficilement !

-C'est pour cela qu'ils ont inventé la photo d'identité dite photomaton où il est souvent difficile de se reconnaître soi-même !

-C'est pourtant la seule façon d'être reconnu par les autorités qui nous voient rarement à notre avantage et plutôt sans doute tels que nous apparaissons sur ces clichés douteux...

-J'ai longtemps gardé mon nom d'enfant et puis j'ai dû en changer lorsque je suis entré dans l'Administration. On y prend des noms plus en rapport avec un Etat Civil commun. D'où l'expression nom commun pour désigner quelqu'un d'ordinaire, un individu quelconque.

-Vous aviez trouvé votre élément...

-La situation est idéale pour se cacher et se mettre à ruminer, à zyeuter dans les coins...

-Vous en êtes sorti assez vite tout de même...

-Détrompez-vous, j'y suis resté longtemps au contraire, m'étant mis presque tout de suite à  pantoufler mais au sens propre du terme et comme inversé, c'est à dire à y mettre des pantoufles pour mieux y demeurer...

-Vous aviez passé des concours remarquables pour en arriver là, c'était tout à fait mérité...

-J'avais fait de mes bureaux des sortes d' antichambres où l'on pouvait à la rigueur m'attendre mais me voir était plutôt difficile car pour finir je n'y étais pas souvent. J'avais du mal à reprendre l'après-midi...

-Vos pantoufles vous portaient ailleurs...

-Oui au Bar de la Coupole par exemple mais pas La petite Coupole de Porchefontaine où j'avais pourtant fini par atterrir à une certaine époque, non non la vraie, l'unique, celle de Montparnasse où je passais des heures à dire tout le bonheur que je ressentais à être dans les Impôts ou à ne pas y être tout à fait, en lorgnant les célébrités du jour plus ou moins connues ou nombreuses mais toujours assez pour m'épater quelque peu à bon compte...

-C'est votre tante je crois qui vous y avait emmené la première fois...

-Oui, elle l'avait elle-même fréquentée sans doute durant la guerre ou juste après quand elle travaillait dans un Ministère, je ne sais plus lequel, avec un certain monsieur Leclerc qui était le père de Julien Clerc et agrégé de lettres classiques et qui revenait des Antilles où il avait épousé une autochtone...    

-En somme l'alliance de l'Université et du Music-Hall !

-Ou du Gaffiot et du Rhum Négrita !

-Il est des combinaisons improbables mais certainement stimulantes et fécondes quand elles se produisent !

-La Rhumerie ! J'y allais aussi ! Et c'était pas du rhum que je buvais, vous pouvez me croire!Du pur malt sans glace ! Et du Royal Salute !Pas de la bibine ! Remis trois ou quatre fois minimum ou davantage si j'y arrivais avec un soifard quelconque devant lequel je ne tardais pas à évoquer en long et en large la carrière remarquable de Frank Sinatra dont je me mettais à lui chanter quelques airs, d'abord tout doucement pour lui tout seul et puis par une sorte de crescendo irrépressible je ne faisais pas de jaloux, élargissant mon public en montant toujours plus le volume et en finissant comme Frankie par New York New York ou bien My Way afin de m'achever complètement aux yeux de mon péquin, du voisinage immédiat et en fin de compte de la clientèle du soir toute entière ! Le patron ne me faisait pas d'histoire car je payais aussitôt rubis sur l'ongle, sortant mes gros billets avant de m'esquiver en titubant quelque peu mais bien décidé à diriger mes pas vers le comptoir du Bar Tabac Old Navy tout proche sur le même trottoir et ouvert jusqu'au petit matin !

-La soirée commençait quoi !

-Oui elle était toujours plus ou moins en train de commencer car je retardais le plus possible le moment raisonnable pour regagner mes pénates et être un tant soit peu en forme le matin au bureau...

-Et dans ces cas-là c'était plutôt carrément le lendemain matin, non ?

-Mais toutes mes soirées ne se déroulaient pas ainsi savez-vous. Non, je mettais souvent à profit les vertus de la gueule de bois!

-Qui sont ?

-Je ne dis pas que les lendemains de ces nuits alcoolisées au whisky me trouvaient frais et dispos. Toutefois si je me sentais plutôt tendu et nerveux, avec des bouffées de chaleur, des palpitations et des sortes de panique émotive, j'avais par contre la chance de ne connaître que rarement le mal de tête et les nausées généralement associées. Aussi je ressentais plutôt un besoin de distraction intellectuelle ou artistique. C'était donc dans l'après-midi parfois une visite au Louvre mais le plus souvent chez Gibert à la recherche de livres de poche que je n'avais pas encore eu le loisir de dénicher en bon état ou dont le besoin de lire enfin ou de relire en urgence se faisait pressant comme Monsieur Teste de Valéry ou L'immoraliste de Gide ou même comme un gros gâteau que j'aurais été incapable de ne pas me payer encore une fois La mythologie grecque et romaine de Commelin dans les classiques Garnier ! Et le soir comme j'étais assuré de ne rien boire d'autre que du jus d'orange ou des grands Vichy-rondelles, je pouvais envisager d'aller au cinéma pour voir un film de qualité et en suivre au plus près le scénario et les dialogues sans partir au beau milieu ou même avant, surtout s'il est à mon goût et me captive, préférant pardessus tout le cinéma intérieur que fera monter en moi le premier bébi (sans glace) au comptoir du coin!

-Vous êtes partout chez vous !

-De l'intérieur oui, d'où je ne m'échappe que rarement à cause d'une sorte de diaporama que j'y ai installé et par quoi j'ai la maîtrise quasi absolue de mes souvenirs préférés qui bien entendu sortent parfois en exclusivité et en rediffusion permanente, des espèces de boucles sans fin dont je ne m'extirpe qu'avec difficulté...

-Les souvenirs sont des condensations de fluides infâmes, de bouillies assez immondes, façon blanc d'oeuf mal cuit qui ne prennent un peu d'éclat qu'en engluant, par le plus grand des hasards, quelques circuits adéquates de neurones apparemment inutiles...

-Avec vous tout paraît facile. Je suis vraiment heureux que ce soit vous qui me suiviez à la trace dans ce labyrinthe tellement tarabiscoté et pourtant, paraît-il, rectiligne !

-Nous nous efforçons de le rectifier en effet  mais pas trop afin que vous puissiez continuer à vous y perdre avec cette élégance qui vous caractérise !

-Si je tombe c'est rectifié alors ?

-Il y a là-bas équivalence entre entre chute et redressement, rectitude étant plus approprié  à cet effet encore peu connu et réservé à très peu de gens croyez-moi...

-C'est l'élitisme en action donc car je suppose que seuls les meilleurs sont traités de cette façon...

-C'est la nouvelle fabrique secrète des élites, par chute et redressement !

-J'étais habitué aux redressements fiscaux mais puisque vous me dites qu'il en existe d'autres...Cela dit lorsque je me retrouvais chez Gibert j'avais souvent l'impression que ce décor de rayons de livres sur cinq ou six étages n'était là que pour moi, que c'était réellement un décor et que les autres clients étaient des figurants ou même des acteurs et non des moindres, de la Comédie française ! N'y avais-je pas vu François Chaumette dont le sourire inquiétant m'avait suivi jusque dans la file pour la caisse et dont j'enrageais de ne pas arriver à lire les titres des livres qu'il était venu acheter, ayant moi-même à la main le Dracula de Bram Stoker ! Et un autre jour le très rare et méconnu Pascal Mazzotti dont la voix depuis des années agrémentait mes soirées de ce ton étrange qui allait si bien à ce personnage de Ionesco qu'il interprétait dans "L'homme aux valises" dont j'écoutais et réécoutais depuis des années la version radiophonique avant de m'endormir ! Cette fois-là j'enrageais de ne pas trouver le courage d'aller lui dire que la dramatique en question m'aidait tout simplement à vivre et que le passage où il disait  "C'étaient mes voisins et ils ne m'ont pas reconnu ! Je n'ai probablement pas su leur parler..." à chaque fois me bouleversait. J'ai appris sa mort très peu de temps après et ce détail drolatique ou même empreint d'une sorte d'ironie c'est qu'il n'y avait paraît-il personne à son enterrement lui qui avait aussi enregistré, autre pièce culte pour moi et toujours de Ionesco, "Voyage chez les morts" !

--Le fait est qu'on trouve dans votre chambre un astucieux petit rayonnage tout en hauteur jusqu'au plafond, spécialement conçu pour le rangement d'innombrables cassettes sonores!

-Toute ma collection de pièces radiophoniques patiemment enregistrées au fil des années ! Il y avait aussi Cosmos de Witold Gombrovicz soit plus de trois heures d'une très curieuse histoire pseudo-policière où tout se passe  dans la tête d'un étudiant qui, ayant pris pension avec un camarade dans une maison à la campagne s'imagine, à l'aide d'indices minuscules qu'il croit observer dans les gestes les plus quotidiens, qu'une sorte de complot se trame auquel le maître de maison, un retraité de banque assez farfelu, avec une tête de courge et des binocles, ne serait pas étranger. Il est certain que la voix et le ton de Michel Bouquet sont pour beaucoup dans la fascination qu'a également exercée sur moi cette dramatique exceptionnelle, maintes et maintes fois réécoutée...

-Effectivement, nombre de ces cassettes ont incontestablement beaucoup servi et je doute qu'elles puissent encore aller beaucoup plus loin...

-Heureusement j'ai pu les numériser à temps et c'est sur une sorte de petit briquet qu'elles tiennent toutes désormais et que je peux les emmener un peu partout avec moi...

-Vous avez de la chance, à chaque fois que vous semblez arrivé en bout de course et ce d'une façon irrémédiable, une innovation sans précédent et impromptue vous sauve la mise !

-Il me semble que beaucoup de gens à l'heure actuelle pourrait en dire autant ! Dès qu'un besoin se fait sentir dans un domaine donné, aussitôt le logiciel approprié surgit comme par miracle !

-Et vous qui ne saviez jamais comment faire connaître tous vos dons supposés faute d'être capable de seulement sonner à une porte ou d'envoyer pour de bon un manuscrit ou des tirages photo voire même qui ne donnait pas suite quand on semblait s'intéresser à ce que vous faisiez, voilà que vous êtes en mesure de publier tous les textes et images que vous voulez sans rien demander à personne, sans dépendre de qui que que ce soit d'autant que, satisfaction suprême, vous ignorez encore à ce jour qui vous lit ou regarde vos photos tout en connaissant, grâce à un simple compteur, le nombre, certes modeste mais précis, des visiteurs de vos pages !

-C'est l'anonymat absolu ! Essayez donc d'en faire autant avec le édition traditionnelle et les séances de signature et de télévision qui étaient devenues indispensables !

-En tout cas, ce n'est pas vous qu'on risque de reconnaître dans la rue, ni nulle part ailleurs, c'est l'effacement perpétuel !

-Oui la disparition permanente ! C'est en effet en m'effaçant que je suis le plus moi-même !

-Ne seriez-vous rien du tout ? Je doute que vous ayez réellement cette opinion de vous-même !

-J'aime laisser quelques traces mais c'est plus pour brouiller les pistes que pour indiquer tout net le lieu possible de ma demeure...

-De votre cachette alors ! Car vous ne voulez pas être débusqué. J'ignore pourquoi au juste mais peut-être le saurai-je un jour...

-Et bien je n'ai pas toujours été comme ça... 

           (suite sur la droite plus haut)

 

                 

            

                              

  -Vous dites que vous n'avez pas toujours été porté disparu partout où vous auriez dû vous trouver ?

-Pas du tout, ma présence effective fut longtemps jugée comme telle et les mémoires ont dû enregistrer les  scènes de bureau innombrables que j'ai pu tourner à l'époque...

-Plutôt l'époque du muet alors car on ne vous entendait pas beaucoup ! C'était peut-être de la figuration...

-Si je ne parlais pas, comment a-t-on pu me reprocher des paroles outrées ou sulfureuses ? Voire des chants d'un autre âge ou d'un autre monde?

Je m'exprimais la plupart du temps! Il doit bien en rester quelque chose même si les annales de ce genre ne sont pas légion dans les bureaux. Quelqu'un l'aura bien noté...

-Vous par exemple...

-Certainement mais je rapportais rarement mes blocs à la maison me demandant le lendemain matin où ils étaient passés ou entre les mains de qui ils avaient pu atterrir... Plus ce que j'avais écrit dans la journée me tenait à coeur plus j'avais de chance de le perdre le soir dans un bouge ou de l'oublier simplement dans le métro...Certaines de ces pertes le lendemain matin m'ont littéralement crucifié. Je n'avais plus rien ! Plus d'échappatoire, plus de protection aucune ni de laissez-passer !

-Revenons à vos disparitions...Vous dites qu'elles ont commencé...

-Et bien du jour où on m'a installé pour la première fois dans un bureau de demi-jour ! J'étais d'autant plus inquiet qu'on m'avait annoncé cette mesure comme provisoire. Oh bien sûr je n'y suis pas resté si longtemps mais le changement suivant fut bien pire car je n'eus plus de jour du tout!Ma seule consolation fut de me dire que j'étais toujours au même niveau!

-Vous évoquiez plutôt une descente, un enfoncement...

-Renfoncement ! Une succession de renfoncements. Effectivement, je me retrouvais toujours dans des locaux non seulement de plus en plus petits mais de plus en plus sombres et bas de plafonds...

-Des dessous d'escaliers en quelque sorte...

-Pour finir, oui tout à fait. Ma seule consolation était qu'il ne passait jamais personne par cet escalier et que j'avais réussi à caler la petite table bancale qu'on avait descendue à mon attention en mon absence et que le monte-charge par lequel me parvenaient de temps à autre des dossiers à préparer pour l'archive ou le pilon semblait s'être enrayé définitivement...Je ne voyais plus quiconque, ayant mon entrée par la porte d'en bas qui ne menait que là-bas où j'avais atterri dans ce qui devait passer pour l'antichambre du pilon !

-La lumière ? Encore le demi-jour ? Moins?

-Un vieux néon qui curieusement jauni par une sorte de poussière sableuse diffusait une lueur rosâtre qui pouvait rappeler un peu celle des couchants du Sahara dans le grand sud marocain...

-D'où vous reveniez encore malgré tout de temps à autre disposant tout de même en plus et toujours de vos vacances !

-C'était le seul recours statutaire qui me restait pour pouvoir de temps à autre disparaître tout à fait...

-Ce qui explique que le bénéfice de cette clause vous ait été conservé...

-Oui car ils en profitaient pour ôter la cale de ma table et remettre à nu les floques de laine amiantée que je prenais toujours soin de renfourner dans la béance d'une cloison qui ne semblait être là que pour exhaler ses poussières à l'alacrité mortifère!

-Comment vous consoliez-vous d'une telle situation ?

-En me disant qu'il existait bien un niveau encore au-dessous du mien, je l'avais entrevu, mais auquel je ne paraissais pas destiné, que j'avais sans doute atteint mon minimum et qu'il allait peut-être falloir entamer une lente remontée...

-Car finalement tout dépendait de vous, n'est-ce pas ? Ces descentes et ces remontées qui s'enchaînaient, vous en étiez le machiniste !

-Alors où était la machine ? Non, je vous en prie pas de ces conclusions hâtives qui viennent tout brouiller en procédant à des analogies faciles et trompeuses !   

-Quelqu'un tirait bien les ficelles !

-Il y avait des échelons quelque part qu'il était d'usage de gravir, encore que l'on pût parfois en redescendre quelques uns avant de reprendre sa progression...

-Où cela se passait-il exactement ?

-Partout et nulle part... C'était le temps qui passait simplement...

-C'était donc une vue de l'esprit, de votre esprit qui s'ennuyait ferme...

-Mais cela n'a pas duré, il suffisait d'attendre, on est revenu m'installer dans les hauts. Une toute nouvelle Chèfe de Centre est descendue me chercher en me disant, cela suffit, je ne veux plus vous voir ici comme si j'étais responsable de la situation... Pourquoi êtes-vous resté ainsi dans cette cave aussi longtemps ?

-On m'avait promis les archives, les archives récentes ! Mais je n 'ai rien vu...

-Forcément, elle sont de l'autre côté et par ici ce serait plutôt le pilon qu'autre chose !

-Des documents sacrifiés alors, je m'en doutais un peu...

-Inutilisables parce que trop vieux ou sans intérêt...

-Je trouvais pourtant le moyen de les lire car ils avaient concerné des gens très importants, des sommités de la politique ou des affaires, de grandes vedettes qui me donnaient l'impression d'être la cible favorite de notre Administration ! 

-Nous sommes surtout des mondains figurez-vous! m'avait-elle rétorqué. Et comme elle m'entraînait derrière elle dans cette remontée d'escalier à laquelle je ne croyais plus depuis des lustres, elle ajouta que j'allais moi-même me rendre compte de la nature tout à fait people de notre tâche puisqu'elle avait décidé de me confier le poste laissé vacant par une femme en couches, à savoir la fiscalité immobilière des environs immédiats d'Auteuil et de Passy ! Certes je n'en avais qu'un secteur limité mais qui contenait tout plein de gens importants ou célèbres à commencer par le mythique Léon Zitrone que je regardais depuis que j'étais petit à la télévision comme un personnage d'une autre planète et certainement invisible dans l'espace -temps ordinaire. Il vous attend dans votre bureau pour vous remettre la déclaration de succession de son  père récemment décédé ! C'était ce qu'on appelle reprendre du service !

-Venant tout droit de votre dessous d'escalier, vous deviez vous sentir ému et peut-être les jambes un peu flageolants non ?

-Je n'avais rien ressenti de la sorte depuis cette course à Genève avec ma tante pour l'achat de semelles orthopédiques censées remédier  à l'affaissement des pieds plats !

-Vous n'en meniez pas large alors !

-Ma seule consolation avait été ce tramway que nous avions pris en direction de Carouge et surtout le fait que j'avais pu trouver une place juste derrière la vitre bleue foncée qui séparait le cockpit mystérieux du conducteur du reste de la voiture et de ses péquins ! Finalement nous descendîmes vers une boutique qui semblait surtout vendre des corsets et des gaines compliqués de tiges et de crochets en tout genre et puis si, il y avait bien des chaussures dont l'une paraissait d'une largeur tout à fait inhabituelle et arrangée de vis monstrueuses comme à des fins de compression ! C'était sûrement ça l'orthopédique. Nous   entrâmes. On alla chercher des petites boites en carton dans lesquelles se trouvaient, enveloppées dans leur papier soie, mes fameuses semelles ! Rien à voir avec les ustensiles dans la vitrine !C'était des petites plaques gainées de cuir qui reproduisaient le galbe d'une voûte plantaire normale et que l'on disposait dans la chaussure juste avant d'y poser un pied plus ou moins plat qui de ce simple fait et au fil de la marche ordinaire et mine de rein allait lentement se redresser !

-Mais j'y pense vous me parliez de Fiscalité Immobilière et puis aussi de déclaration de succession !

-En effet, les Contrôleurs de FI ont la charge des déclarations de succession depuis leur réception, pas toujours spontanée, le contrôle, le calcul des droits et pour finir leur enliassement dans des classeurs spécifiques dont la manipulation, à l'aide de clous, de ficelles et d'un marteau me rebutait tellement qu'à  Georges Sand je laissais lâchement faire  le travail par mon inspectrice, heureusement un peu plus jeune que moi...

-Comment s'appelait-elle ?

-Madame Castellan. Elle venait de Marseille et semblait être montée de là-bas surtout pour aller le soir au théâtre ce qui me la rendait très sympathique malgré une réciprocité nullement évidente...

-Je comprends cela après le coup de l'escalier...

-D'où je remontais en fin de compte et contre toute attente mais quand je suis arrivé à mon nouveau poste, mon illustre visiteur n'y était plus. Ne voyant personne venir il avait posé la déclaration de son père sur le bureau et s'était éclipsé comme on rend l'antenne à Cognacq-Jay !

-J'étais plutôt soulagé car pendant toute ma remontée j'ai eu le temps de me demander quelle tête et aussi quelle allure je pouvais bien avoir, après avoir été si longtemps la proie de mes chimères, ces drôles d'idées fixes, et en avoir été extirpé comme in extremis au tout dernier moment !

-Au tout dernier moment ?

-J'étais sur le point de descendre encore d'un niveau car il y en avait encore un autre plus bas où nul n'a  jamais accédé et qui  n'existait que pour moi !

-Effectivement il était grand temps que vous remontiez !

-Il est pourtant des postes auxquels on tient et dont on ne mesure pas assez sur le moment la tranquillité.

-Vous avez des postures d'éclipses qui vous appartiennent. Comment faites-vous ? Vous êtes là sans y être. On ne peut que vous deviner...

-C'est une question d'éclairage ou plutôt d'éclairement... Ce dernier venant de l'intérieur...

-De toute façon une requête sera diligentée pour établir le taux de fiabilité de l'épisode dit de l'escalier dont nous inclinons à croire qu'il est fort douteux...Vous étiez dans votre bureau tout simplement. Le gens ne vous y voyaient pas parce qu'ils ne pouvaient pas vous voir...

-Ni me sentir non plus sans aucun doute...

-Ne vous rabaissez pas inutilement, vous avez des qualités cachées, très cachées, vous le savez... Pourquoi jouer l'homme invisible ?

-Je ne joue pas, c'est malgré moi... Je ne fais rien pour cela !

-Vous vous plaquez toujours contre le côté du mur à l'ombre !

-C'était une chanson  de Gilbert Bécaud du temps de mon enfance, "Ya toujours un côté du mur à l'ombre" qui m'emplissait d'une profonde mélancolie dans la touffeur campagnarde du mois d'août. Une émotion peu courante à cet âge et provoquée par une chanson plutôt pour adulte...

-"...mais jamais nous n'y dormirons ensemble"...Nous aussi avons nos nostalgies figurez-vous !

-Elles peuvent coûter cher ! C'était pour moi comme la prémonition d'un drame à venir...

-Je vais examiner en détail toutes vos ombres de mur. Si je trouve quoi que ce soit je vous le mets de côté...

-Contentez-vous de m'avertir, que je fasse un détour pour ne pas me voir enfant, c'est le genre d'autoscopie à laquelle je n'aspire guère...

-Nous prenons en ce domaine toutes les précautions nécessaires mais croyez-moi, à l'époque des murs à l'ombre, vous étiez beaucoup mieux qu'à présent !

-C'est de ce terrible narcissisme que je me méfie principalement... Cette force d'attraction pour mon double enfantin, une autre sorte d'inceste, aboutirait face à lui à une redoutable timidité de ma part et à une réaction grotesque ou violente. Je pourrais alors, qui sait, me gifler moi-même !

-Tout doux, vous n'êtes aux pas aux Tuileries, vous ne pouvez pas ici en transposer la scène, vous n'y êtes pas autorisé, elle est protégée par un copyright !

-Ah vous voyez bien que ce n'est pas de moi! Quelqu'un l'a inventée et me l'a fourrée en tête mais comment ? Depuis,  je ne pense plus qu'à me gifler moi-même ! Sans doute dans l'espoir vain de venger cet enfant dont les hurlements de douleur me transpercent encore l'âme, alors que je ne suis pour rien du tout dans son malheur ou sa déconvenue...

-Vous êtes trop sensible, il va falloir vous soigner !

-Cela doit être vrai, un voisin me l'avait dit autrefois, me connaissant depuis longtemps et pourtant si peu. Du reste, si cela ne se soignait pas ? C'est peut-être un handicap, installé en moi depuis les origines...

-Je vais copier pour les visionner de concert sur un panoramique, toutes vos images, originelles ou non mais sans retouches numériques, de ces souvenirs fumeux qu'il vous plaît d'invoquer à l'envi pour noyer je ne sais quel poisson !

-Il y avait des carpes dans le grand bassin des Tuileries. Ma chaise a dû les voir...Y sont-elles toujours ?

-Nous accouplerons certaines vues deux par deux pour voir si leur spin  ne s'inverserait pas ! Les neutrinos parfois font de même lorsqu'ils vont se détruire l'un l'autre. Mais il en restera bien quelques unes. Et ces couples-là recèleront le fin mot de l'histoire, de votre bien curieuse histoire ! Si nous arrivons à les séparer, c'est la clé du problème que nous détiendrons...Vous n'aurez plus rien à dire ! Plus rien à dire contre vous ! On vous aura sauvé de vous-même !

-Quoi que je dise c'est égal, tout le temps et en tout ! Ce n'est d'aucun effet. Des paroles sans portée ou qu'on ne cherche pas à entendre, qu'on fait vaguement mine d'écouter jusqu'à ce que quelqu'un se montre alentour vers qui l'on se précipite d'un air épanoui et comme soulagé.

-La physique des particules explique déjà bien des choses. Et ils n'en sont encore qu'au début ! C'est comme une histoire qu'ils inventeraient au fur et à mesure tellement c'est bien fait et bien dit. Cependant il faut les croire car ce qu'ils racontent est sûrement vrai, la monstruosité de leurs machines souterraines en atteste et la truculence de leur vocabulaire suffirait à justifier le budget faramineux et sans cesse reconduit de leurs recherches ! Cela ne m'empêche pas d'expliciter les choses à ma façon à l'aide de mes propres termes inventés au fur et à mesure et qui valent bien les leurs.

-Sans vouloir vous flatter les vôtres sont plus parlants, ils font plus vrais et on dirait que vous avez étudié la matière et ses avatars toute votre vie...

-Je l'ai fait réellement. Mais vous n'êtes pas là lorsque cela se produit. Il est des jardins secrets suspendus!

-Et qui ne tiennent qu'à un fil ! En dehors de me harceler en faisant de moi l'objet exclusif de vos enquêtes et recherches, je me demande bien de quoi vous seriez capable.

-C'est exact, je suis au-dessous de tout et pourtant je ne suis pas de la police je vous l'ai dit ! Je n'en suis pas retraité non plus. Avec mon collègue, que vous ne voyez jamais et qui existe pourtant, nous sommes commissionnés ! Tenez voici ma carte...Vous voyez c'est marqué là, "commission"...

-Je sais lire. Seulement manque de chance car je la reconnais très bien, j'ai exactement la même. ! Rendez-la moi où j'en informe ma hiérarchie.

-Peine perdue ! Ce sont eux qui nous l'ont donnée ! Comme vous ne vous en serviez pas suffisamment ils nous ont conféré le droit de l'utiliser... Mais rassurez-vous, lorsque nous aurons bien joué avec, nous vous la rendrons !

-Est-ce qu'il s'agit d'un jeu ! Cette carte garantit à son porteur aide, appui ou protection pour tout ce qui touche à sa vie et en particulier dans ses relations avec les autres afin qu'elle ne tournent pas au vinaigre sitôt qu'elles commencent et que le premier venu lui témoigne d'emblée estime, respect et considération !Laissez-là moi, vous n'en avez pas besoin vous ! Mais moi sans elle je ne suis rien...

-Vous croyez que ce bout de carton vaut vraiment quelque chose ?

-Ce bout de carton m'a permis de reboire un coup dès le lendemain matin dans un café où  la veille au soir le patron lui-même, la matraque levée m'avait flanqué dehors comme un malpropre et un bon à rien en me précisant bien "ne remettez jamais les pieds ici !"

-Etonnant en effet. A quoi attribuez-vous, sur cette carte, ce pouvoir mirobolant ?

-Au début, tout en haut, en grosses lettres : Au nom du peuple français. Croyez-moi, ça fait mouche à tous les coups ! Je ne savais pas, vous auriez pu me la montrer plus tôt ! Et patati et patata. Forcément, le type comme la plupart des petits bistrots  était au forfait pour son bénéfice imposable. C'était donc en gros son contrôleur qui chaque année décidait s'il devait payer des impôts ou non et si oui combien...

-Ça oblige !

-C'est tout bénèf !

-Moi il me faudrait une carte qui me permettrait d'atténuer mes entorses au code de la route...

-En ce cas, je vais vous la redonner. Elle m'a permis une fois de m'en tirer après avoir remonté sur toute sa longueur une rue en sens interdit. Le gendarme royal qui pourtant avait déjà commencé à rédiger le procès-verbal, l'a déchiré dans la seconde quand il a eu lu, les yeux écarquillés, le présent sésame !

-Universel alors ! Mais pourquoi royal ?

-Parce que c'était au Maroc dans les années 70 !

-Alors là il y avait peut-être un peu de vague respect néo-colonialiste...

-C'est possible d'autant que j'avais cru bon de lui dire que je venais dans son beau pays dans le cadre de la coopération franco-marocaine...

-Certainement car je me demande si à Paris cela aurait marché...

-Je vous signale que j'ai quand même dû refaire en marche arrière une bonne partie de la rue ! Mais c'était une toute petite rue...

-Je me disais aussi !

-Et bien vous n' y êtes pas du tout. Et pour terminer je vais vous dire le fin mot de l'histoire...Si le gendarme a fait preuve de tant d'indulgence à mon égard c'est en raison d'un détail en apparence insignifiant  mais qui ne lui a pas échappé lorsqu'au début il a fait le tour de ma voiture. Sur la lunette arrière figurait un magazine dont la couverture représentait le prince Mohamed, fils d'Hassan II et futur roi, en gandourah et avec son keffieh, mignon au possible à l'âge de douze ans !

-Effectivement quand on voit ce qu'il est devenu par la suite, il paraissait utile et presque charitable de le montrer à cette époque-là! Et même subtilement déférent de votre part...

-Je ne vous le fais pas dire ! Et plus que cela... En effet, c'était de ma part une preuve d'admiration non seulement pour le petit prince mais pour tous ses semblables, ses alter ego en âge et en minois ! On aurait pu croire que je ne venais que pour célébrer le jeune peuple marocain !

-Ce n'était pas entièrement faux si j'en juge par toutes les rémanences imagières qui encombrent encore la plus grande part du flux mémorial de vos synapses néanmoins rabougris ou disons en voie de subsidence !

-Voit-on encore encore des images de là-bas, de cette époque ?

-C'est probable car ce sont bien des minarets qu'on distingue en arrière-plan de ces curieux clichés où des personnages semblent chercher à occuper le premier plan sans y parvenir tout à fait...

-Un excès de pose peut produire cet effet si un double filtrage rouge est appliqué et si la pellicule est à peine sensible...

-De plus elles paraissent inversées!Ce sol lunaire, ces cailloux blancs sous un ciel noir...Y a-t-il de tels paysages dans la région du Caire ?

-De Marrakech, votre honneur ! J'étais toujours à Marrakech ou dans les environs immédiats !

-Difficile d'être en même temps au bureau. Je comprends cela. Ce sont indubitablement deux vocations anti parallèles et ubiquisantes qui vous auront mené dans l'existence. D'où cette gêne permanente ressentie à vous présenter d'un côté comme de l'autre...

-J'étais des deux côtés à la fois ! Etre d'un côté ou de l'autre m'était donc indifférent. Je passais de l'un à l'autre sans changer de place.

-Mais comme personne ne savait où vou vous trouviez exactement, ne vous voyant jamais, vous étiez le seul témoin de ce prodige ! Et les images exsudant parfois de votre pariétal gauche en portent le vibrant témoignage...Nous les avons toutes recueillies !

-Avant, seuls les enfants étaient recueillis de la sorte non ?

-Y figurent justement en bonne place des sortes d'ectoplasmes enfantins du plus curieux effet...

-C'est un effet maison, il consiste à suggérer plus qu'à montrer...Poser longtemps pour montrer peu ou rien du tout...

-Reconnaissez-le,vous êtes toujours rentré bredouille. Là-bas ou ailleurs vous n'êtes jamais parvenu, aussi loin êtes-vous allé, à le rencontrer, le trouver...

-Qui donc ?

-Votre double enfantin...

-J'ai cru l'apercevoir quelquefois... Mais ce n'était pas moi ou bien ce n'était pas lui, je ne sais ce qu'il faut dire...

-C'était donc bien pour un film alors. Au début je n'y croyais pas. Mais vous venez de me fournir tous les justificatifs afférents à ce drame si curieux, si personnel, certainement non répertorié...

-Vous les avez tous ?

-Je viens de les recevoir. C'était une simple demande d'informations mais vous y avez été sensible et avez accédé à cette demande...

-L751 !  J'en ai moi-même envoyé tellement ! C'était bien le moins que je pouvais faire...

-Vous avouerez que notre demande  était d'une autre nature que fiscale.

-Le langage était pourtant le même.

-Nous avons l'art de déguiser nos questions, de les présenter comme des affirmations ou des slogans publicitaires, des pétitions de principe, ou même des idées plus générales sur l'art et l'histoire, la collecte des pierres de foudre dans les sables du Sahara ou simplement la meilleure façon de servir son prochain...

-De se servir de lui plutôt ! Vos procédés sont innommables ! Mais la mention de ces curieuses pierres non pas tombées du ciel mais que la foudre a façonnées en s'enfonçant dans le sable, est astucieuse. Car ces fulgurites, roches très rares  et méconnues, sont le symbole subtil de quelque chose mais de quoi ?

-On sait que vous rapportiez de vos voyages dans les sables ou pas très loin, toutes sortes de choses et des plus passionnantes dont des pierres oui c'est vrai mais vous n'y alliez pas que pour ça si j'en juge par le nombre d'images que vous y avez faites...

-Vous les avez vues ?

-Non pas encore. Nous avons tout le temps et puis nous en avons déjà les fonds et les côtés ce qui est assez pour le moment...

-Vous êtes très raisonnable...

-Et puis le reste de ces clichés déjà suffisamment insignifiants comme ça viendra de toute façon par la voie habituelle et par un phénomène qui est comme vous le savez déclenché chez vous par un vague à l'âme un peu plus marqué que les autres...

-Ces images cérébrales que vous débusquez je ne sais toujours pas comment, me laissent perplexe quant à leur authenticité ou leur fiabilité...

-Les rouges et les bleus sont fiables de même que les ocres et les lapis-lazuli... Et si nous pouvons au moins les voir avant qu'elles s'inversent ou se dénaturent, c'est à notre propre mémoire que nous devrons alors peut-être le fin mot de cette histoire et la nature exacte de vos activités!

-Parler d'activités est déjà gratifiant car j'opterais plutôt pour quelques rêveries plus ou moins rémanentes!

-C'est la source essentielle de ces images, rassurez-vous, vous vous réveillerez acquitté ! Elles sont chez vous comme une douce brume qui estompe sans effacer et suggère à peine...On devine que c'était sans doute très beau mais qu'une sorte d'appréhension vous a retenu de prendre tout à fait la photo...

-On dirait que j'appuie à moitié sur le déclencheur alors qu'en réalité il est maintenue enfoncé pendant de longues minutes, parfois plus d'une heure !

-Vous n'y allez pas de main morte !C'est une pose fatale qui ne doit rien oublier des moindres détails, laisser en plan...

-On ne voit presque plus rien, c'est le brouillard assuré d'où émergent de temps à autre mystérieusement une ou deux silhouettes méritant de laisser une trace...Elles ont du reste sans le savoir tout fait pour ça !

-Qu'ont-elles donc fait ces bonnes âmes pour figurer sur vos trucs ?

-Elles se sont arrêtées simplement ou ont ralenti suffisamment devant l'objectif pour impressionner un tant  soit peu l'émulsion !

-C'est encore l'argentique  qui mène votre monde, qui le crée !

-D'une manière totalement aléatoire et que le numérique ne permet pas car au pays des pixels la pose n'a pas de sens !

-Vous pouvez peut-être en trouver un équivalent en écrivant aux bons soins du gérant d'Odéon Photo ou à ses ayants-droit dans les années cinquante...

-Etant moi-même né en cinquante, cela me paraît encore possible. Je peux donc essayer...

-Vous ne le verrez sans doute pas mais j'ai des catalogues de cette époque où en première page sa photo illustre le texte dans lequel il s'engage à fournir à sa clientèle ce qui se fait de mieux. Alors ! Il n'a peut-être pas quitté sa boutique et pourrait en ce cas vous renseigner !

-J'ai peur que le numérique l'ait fait tourner en bourrique et qu'il n'ait pas supporté ce monde pixellisé !

-Où tout un chacun prend et envoie des images avec son téléphone !

-C'est assurément un autre monde pou lui et ses semblables s'il n'en est pas le seul survivant !  Mais peut-être s'est-il, malgré son âge, adapté ? Combien cela lui ferait-il ?

-Je n'ose calculer ! Car même s'il a eu un fils il doit déjà être bien vieux!

-Cherchons chez Photo-Hall un autre grand magasin de photo parisien des années cinquante, du reste plus près du bureau de mon père à l'époque et peut-être même là où peu après ma naissance il acheta une caméra 8mm pour filmer mes premiers pas dans le parc de Versailles ! 

-Arrêtons-là si vous voulez parce que ça devient un peu inconvenant !Vous n'allez pas me raconter vos souvenirs d'enfance !

-Mais je ne fais que cela depuis le début ! Et puis je risque de perdre le fil, tout y étant lié ou s'y rattachant ! Des petits pas sautillants dans une allée sur un petit écran scintillant dans la salle à manger, un dimanche après-midi, mon grand-père en visite à côté de nous clignant des yeux sur des images tour à tour trop claires ou trop sombres ! Miaou miaou ! Bua bua ! On avait compris qu'il préférait ses diapositives qui ne bougent que lorsqu'on passe de l'une à l'autre, strictement, et qu'il voulait bien rester dans le bruit de moulinette du projecteur à condition qu'on lui verse encore une coupette de notre délicieux Champagne qui du reste était le même que le sien...

-Je demeure pantois devant tant de réminiscences ! Ces images vous reviennent-elles en couleur ? S'agit-il alors des trois couleurs, des trois fameuses couleurs ? Attention vous n'avez droit qu'à une réponse !

-Ce sont plutôt des impressions que des images !

-Bien sûr, on n'a jamais interdit les impressions !

-Ni les fantasmes qui sont des sortes d'images, qui en sont la source sans qu'on puisse dire s'ils sont eux-mêmes en couleurs ou pas!

-On ne les voit que rarement mais ce n'est pas impossible ! Il en tombe quelquefois de certaines gouttières du cerveau...

-Le régime des pluies y est-il si complexe ?

-Là-bas dans cette région enlobée, les pluies sont imaginaires!

-Les gouttières aussi je présume ?

-Ah non elles existent vraiment mais l'eau y remonte au contraire de nos maisons. Encore que ce ne soit pas de l'eau mais un fluide constitué de divers coulures et coulages drainés aux passages les plus exposés des noeuds de liaisons post-occipitaux !Si vous en avez, ils sont peu actifs, voire à rebours ou chassants sur les côtés. Il faudrait voir tout de même !Si c'était possible !

-Je savais bien que vous étiez ferré sur le sujet ! Et je ne doute pas que l'on vous ait recruté aux niveaux les plus élevés !

-Ne vous laissez pas impressionné par ces séries TV dans lesquelles on prétend nous montrer tels que nous sommes !

-Vous êtes les chevaliers du siècle à venir ! On a pris trop d'avance en vous dépeignant, vous n'existez pas encore! On vous a ravalé pour plus tard. Ce qui ne vous empêche pas de faire beaucoup de bruit ! 

-Je ne peux pour le moment faire que cela mais tout en répétant mon meilleur jeu au quotidien pour servir de modèle ! 

-C'est vous qu'on choisira ! On en a assez du genre policier, il nous faut autre chose ! Cette fonction qui est la vôtre se prêterait parfaitement à une telle substitution...Que faites-vous exactement ?... Voilà, vous-même ne le savez pas !

-On a peur de s'en souvenir !

-Mais c'est admirable justement ! Des gens semblent sans spécialité ni compétence et pourtant s'occupent de tout ! Ils ont des prérogatives à rendre chèvre les agents spéciaux des romans de gare ! Forcément, ils traquent les gens de l'intérieur !

-Il est exact que nous n'avons pas besoin de mandat ! Nous sommes chez le péquin du début à la fin et en leur domicile le plus intime qui soit, le lieu même de leurs pensées, au coeur de leur boîte à images, qui est une espèce de cinérama !

-Vous ne devez pas vous embêter !

-Pas de mandat non mais nous avons tout de même besoin d'une sorte de clé des songes, voyez-vous ?

-D'où je suis on ne voit pas grand-chose ! C'est tout de même curieux, j'ai parfois l'impression de ne faire qu'un avec vous !

-C'est une illusion de plus ! Nous sommes tout à fait distincts même si j'arrive parfois, allez savoir pourquoi à me mettre à votre place !

-C'est qu'à ce moment-là je n'y suis probablement plus...

-Qui va à la chasse perd sa place !

-C'est vous qui m'en avez chassé...

-Nous sommes si bien corrélés que nous risquons tout simplement la fusion...

-Je suppose que dans ces cas-là les images se fondent aussi...

-La plupart se superposent créant ou bien des solarisations avec effets d'éclipses ou bien des paraglyphes, sortes de bas-reliefs grisâtres. Mais certaines se fondent aussi les unes dans les autres ou fondent même carrément toutes seules sur le bord d'une route comme si on les y avait jetées en passant !

-C'est extrêmement curieux!  Je  suppose qu'on a le droit de s'arrêter et de courir les récupérer avant qu'il ne soit trop tard !

-Malheureux ne faites jamais cela, vous vous brûleriez les doigts ! De toute façon elles sont irrécupérables car se consumant d'elles-mêmes par l'effet foudroyant et sans recours ni appel d'une très ancienne mais persistante ignominie...

-Je vois, ce sont là des causes très supérieures et distinguées qui ne concernent guère le vulgum pecus qu je suis...

-Ah vous n'en êtes pas si loin et je me demande même si en cherchant bien...

-Mais vous vous en chargez, n'est-ce pas ?

-Non, je vais laisser tomber, j'en ai assez de ces recherches sans fin qui n'aboutissent qu'à des petits fichiers à moitié vides...

-Les pilleurs de tombes sont passés avant vous !

-C'est effectivement une véritable archéologie quand on s'y engage.

-Vous êtes donc l'égyptologue de ma mémoire...

-Oh j'en ai le typique chapeau et les moustaches en guidon de vélo qui frisent au soleil mais ce n'est que le soleil du Pont de l'Alma que souvent je traverse dans l'espoir insensé de vous débusquer dans une de ces petites rues du seizième autour de Georges Sand où vous avez je le sais commencé mais aussi pour la première fois disparu...

-Ce fut bien là mon premier poste à Paris en effet... A propos d'effet, à votre avis, sur le Pont Mirabeau, où coule la Seine ?

-Mais oui dessous pardi ! Je me suis trompé tout à l'heure, ce n'était pas le Pont de l'Alma qui vous voyait de temps à autre tenter de rejoindre ce Centre des Impôts où pourtant vous n'aviez rien à faire...

-Et le soir dans l'autre sens attraper le train à Javel pour Porchefontaine où je n'avais rien à faire non plus !          

-Et où de toute façon vous n'arriviez que rarement !

-Je n'aimais pas rentrer chez moi !Au lieu de prendre sur Versailles, je prenais dans l'autre sens pour m'en éloigner encore un peu plus ! Je ne parvenais à en descendre qu'à la station de Saint-Michel !

-Ah Saint-Michel, ses pizzerias, ses restaurants grecs, ouverts toute la nuit ou presque !

-Et ses comptoirs à petites côtes ! J'y puisais parfois la force de ne pas rentrer du tout. Et c'était culotté car j'avais beau avoir la trentaine, je ne m'habituais pas à l'idée qu'il m'était possible de passer la nuit tout seul à Paris si je le voulais, c'est à dire sans ma mère ni mon père...

-Vous restiez enfant dans votre tête

-Je m'accrochais oui...

-Afin de décupler la sensation de liberté et d'évasion de l'enfant qui s'enfuit, qui fugue...

-Ce que je n'avais jamais fait...

-Bien sûr, vous aviez déjà compris, intuitionné, qu'on ne pouvait vivre pleinement sa vie d'enfant que dans l'âge adulte, à condition d'être très patient et de ne pas perdre le fil...

-Le bout du fil est difficile à tenir. Il reste un moment bien agrippé,  on croit que c'est pour toujours, on va faire un petit noeud pour être plus sûr...Comment ça marche ce truc ? Et le voilà qui s'éloigne, qui file, qui a filé ! Et il faut tout recommencer, l'enfance est à réinventer !

-Je vous avais dit de faire attention !

-Et c'est l'enfance des autres dont a besoin...

-Ça complique un peu mais c'est le seul recours...

-On apprend à regarder de travers ou par en dessous...

-On vous l'avait dit de vous méfier ! Que ce n'était pas une tâche pour vous !

-J'avais pourtant été surveillant de lycée, maître de demi-pension ! Il me semble que ça compte ou que ça devrait compter ! Quatre-vingts par réfectoire ! Quarante en étude où pour les impressionner j'étalais devant eux mes cours de maths et de physique ! Des polycopiés ! Pour nous valoriser mutuellement. Moi par l'exemple de mon grand savoir mystérieux, eux par leur admiration stimulante, presque excitante !

-Vous vous berciez d'illusions ! Vous pensiez pouvoir continuer de l'autre côté. Seulement les enfants et les parents ça fait deux !

-C'est vrai, j'ai laissé tomber les uns pour les autres... Comment cela se fait-il ?

-Vous avez déjà vu des enfants payer des impôts ?

-C'est vrai, à un moment donné, j'ai dû inverser les choses, bifurquer, rétrograder...

-Vous avez tout mélangé ! Tout gâché ! Souvenez-vous de cette injonction : "Sois heureux et fier du royaume que le destin t'a donné !"

-Oui bien sûr ! Ces mots superbes m'étaient adressés sur une carte postale que j'ai toujours ! Et même si je ne sais plus où elle est, je sais qu'elle n'est pas perdue et que je la retrouverai...

-Ne la cherchez pas car il me semble qu'à présent elle vous ferait plus de mal que de bien. Je crains qu'il soit trop tard pour la mettre en pratique. Des mots admirables d'à propos et de perspicacité...

-C'est vrai qu'à cette époque je me croyais obligé de prendre un air pitoyable et comme honteux si je devais faire état d'un avantage, de quelque qualité ou compétence, même modestes, me concernant... On n' y croyait pas, sentant surtout que je n'y croyais pas moi-même !

-Vous étes gâté ! Moi ce que je vous propose c'est de vous refaire à neuf  depuis le début !  La récupération complète de toutes vos données et de votre système à l'origine !

-Sans la moindre altération ? La moindre séquelle ?

-Pas la moindre ! Sans un accroc !Vous serez comme reformaté de l'intérieur, instantanément ! Sorti d'usine !

-Ressorti alors ?

-Flambant neuf !

-Ce sera une renaissance donc...

-Vous allez ressusciter. Vous allez retrouver la configuration qui était la vôtre quand vous êtes entré en sixième!  C'est le minimum pour vous récupérer au mieux de vous-même et tel que vous auriez dû rester par la suite sans vous mêler de vouloir vous changer en quoi que ce soit, de vous améliorer !

-Vais-je vraiment avoir un nouveau BIOS ?

-L'ancien vous sera échangé gratos contre un tout neuf et plus puissant !

-Toujours, je pense, blotti contre sa carte-mère ?

-Comme intriquée à sa nourrice pour votre plus grand bonheur !

-Un organisme chasse l'autre et c'est toujours le même !

-Et cet organisme, c'est le vôtre !

-Refait à neuf !

-Recréé ! Reconfiguré !

-Cette fantastique similitude entre deux domaines qui paraissaient si différents ! Comment diable en est-on arrivé là ?

-Au début, de simples disques durs ont commencé à se transformer, à penser par eux-mêmes !

-Et on les a laissé faire !

-Je ne vous le fais pas dire ! On les a même encouragés !

-Ils se rendaient déjà compte de ça !

-Oui, ils ont aussitôt accéléré leur développement autonome ! Cétait l'avènement d'une  vie authentique et indépendante !

-Nous avions reformaté la vie à ses débuts !

-A notre unique profit cette fois ! Cela promet d'être passionnant...

-Ce sera comme une longue lecture sous la lampe où nous finirons par nous voir nous-mêmes à l'oeuvre dans une sorte de grande saga où tous les imaginaires s'agrègent et où  les mémoires individuelles de chacun et de tous fusionnent enfin pour n'en plus former qu'une !

-Aussitôt sauvegardée dans un cloud qui existe déjà !

-Nous ignorons où exactement mais nous savons qu'il se montrera un jour ou une nuit car il peut s'agir d'un de ces nuages électroniques et lumineux longtemps appelés, faute de mieux, aurores boréales !

-Je valide déjà mon abonnement à ce beau nuage !

-D'autant qu'il contiendra la totalité des images créées à quelque titre que ce soit, sous tous les formats et partout sur la Terre depuis l'origine des temps !

-Le formatage absolu ! Le nouveau rêve de l'humanité !

-D'un seul bloc !

-Dans un seul nuage !

-Mais alors, j'y songe, elle doit donc forcément s'y trouver !

-Quoi donc mon bon?Il vous manque quelque chose ?

-Mais cette fameuse image que je cherche pour vous ou vous pour moi je ne sais plus ! Et que je pensais avoir encore au moins dans la tête puisque je ne la retrouve plus sur papier ! Et que jusqu'à présent je n'ai trouvée nulle part !

-Cela vaut peut-être mieux pour vous. Moi-même, censé pourtant la rechercher encore, j'ai plus ou moins abandonné n'en ayant plus vraiment le goût tant cette image si souvent récréée en imagination s'est diluée dans mon cortex, estompée à mes yeux du dedans...

-Ah vous en avez aussi, vous voyez bien !

-De quoi s'agissait-il exactement ?

-Et bien voilà, regardez voir...Vous voyez là ?

-Quoi ? Si j'ai vu quelque chose je ne sais pas ce que j'ai vu. Et si cela venait bien de vous, je préfère ne pas m'en souvenir...C'était devant moi, comme une moirure recouvrant quelque chose. C'était pas ragoûtant on aurait cru un...mais vous faites ça tout seul ?

-On n'est jamais mieux servi que par soi-même ! Et vous m'aviez bien dit que cela se projetait parfois aussi au-dehors ? Que c'était une sorte d'hologramme naturel et que cela se produisait d'autant plus facilement qu'on souhaitait tenir un souvenir intime caché, barricadé en soi ! Je n'y croyais pas mais c'est ce qui a dû se produire...Vous aviez raison, cela existe bel et bien. Une sorte de coming out involontaire ! Un vrai cauchemar !  

-Bon et bien cela suffit, je n'irai pas plus loin pour le moment car il va nous falloir travailler enfin sur vos journées de bureau. Il vient de nous en tomber une pelletée toute chaude du grand serveur là-haut !

-Du grand nuage ?

-Non celui-là n'existe encore que dans les caboches réputées les plus créatives. Je parlais ironiquement de votre propre caboche ! Mais vous savez que vous avez un grand nuage dans la tête vous aussi ?

-Lumineux ?

-Il l'a peut-être été. Toutefois cette nébuleuse grisâtre qui occupe vos méninges semble révéler quelques vestiges intéressants pour ce qui nous concerne...

-Parlez clairement, je ne vis plus !

-Et bien certaines de vos journées de bureau sont encore suffisamment distinctes pour être recueillies avec  des chances de récupération totale ou disons très satisfaisante...

-Toutes les images y sont encore alors ?

-Ou leur équivalent-mémoire...

-Qu'est-ce à dire ?

-Ce que votre mémoire en a gardé!  

-Mais il faudra les réinterpréter car vous verrez que c'est souvent assez loin de ce que vous avez vécu ou observé réellement. C'est un très gros travail mais vous allez m'aider n'est-ce pas ?

-Mais certainement ! Comment cela se présente-t-il ?

-Très simplement. Vous avez vu ces albums de photos de famille ? C'est pareil, avec des tirettes en plus sur le côté par où sont augmentées les journées les plus riches en souvenirs réels, plus ou moins fantasmés ou de substitution...

-La mémoire remplace les souvenirs qui posent problème par des images sur mesure...

-Ou pêchées dans des réserves plus ou moins saumâtres de très anciens rêves...

-Cela promet d'être si passionnant que je m'en mords déjà les doigts !

-Le fait est qu'il n'y a pas de joker possible. Vous n'aurez pas le droit de ne pas regarder ! Pourquoi cette méfiance ? Vous redoutez quelque chose ? C'est extrêmement simple et d'une banalité ! Pour une journée donnée il faut trier les images qui se rapportent au bureau proprement dit ou à son ambiance et ce qui à priori ne relève guère du contexte habituel ou envisageable pour un agent du fisc à sa tâche...Est-ce bien clair?

-Vous croyez que j'ai des chances de m'en sortir ?

-Vous sortir de quoi ? vous n'êtes pas accusé de quoi que ce soit ou du moins les motifs d'une action à votre encontre ne sont pas encore établis. Alors ! Soyez beau joueur !

-Est-ce qu'il s'agit d'un jeu ?

-Mais oui rien d'autre pour l'instant. D'ailleurs les images soigneusement réunies et classées dans un ordre approprié par un service compétent parleront d'elles-mêmes. Une fois le tri effectué en deux parts comme je vous l'ai dit, nous n'aurons plus qu'à procéder au comptage de part et d'autre ! Et alors là...

-Seulement pour ce qui est des vues de bureau je suis pas certain de les reconnaître à coup sûr...

-Peu importe, ce seront peut-être des vues de n'importe quel bureau et puis vous savez, ce que nous croyons reconnaître avec le plus de certitude est parfois le plus douteux pour ce qui est de l'authenticité et inversement nous ne prêtons plus attention à ce qui nous a pourtant crevé les yeux !

-Comment savoir alors ? Quelqu'un le sait bien non ? C'est bien marqué quelque part !

-Surveillez votre courrier, vous y trouverez peut-être la réponse...

-Et comment fait-on pour le courrier ici ?

-On en reçoit de temps en temps, pour ce qui est d'en envoyer...il y a bien des boîtes à chaque coin de rue mais les levées sont occasionnelles une fois sur deux...

-Et les distributions ?

-Elles sont dans cet entre-deux incertain qui n'est ni le matin ni l'après-midi...

-C'est un courrier qu'on attend en permanence alors... Oh de toute manière je n'aime ni en recevoir ni en envoyer...

-Ne vous en faites pas allez, ça ira très bien. Tenez, prenez l'album de famille et montez-le là-haut, tout en haut à droite, je vous y attends ! Mais ne touchez en aucun cas aux tirettes ! C'est un dispositif dont je tiens à assurer seul le maniement !      

   

 

      

      

         

                  

 

             

         

         

 

                             

       

-Vous avez vu ? C'est la version tirettes verticales que j'ai pu obtenir, les horizontales s'enrayant trop souvent ils les ont renvoyées à la maison mère...

-Au terminus des prétentieux ? J'ai déjà entendu ça quelque part...

-Mais celle-ci est paraît-il techniquement irréprochable.

-J'ai hâte de commencer ! Tirez le premier !

-Je vous rappelle qu'il n'y a que moi qui tire...Ce que je ne sais pas c'est comment on...

-Je me demande ce que sera la première image...Si ce sera un souvenir authentique ou non. C'est à dire vraiment vu ou alors rêvé, inventé, cueilli sur la Lune par une belle après-midi de bureau...

-Si c'est du sûr, du vécu, il y aura des petites traces de couleur bleue dans le champ. Si c'est imaginaire, rêvé ou fantasmé, elles seront d'un rose un peu mauve, magenta pour être précis...

-Des traces ?

-Vous allez voir....Mais je dois vous dire que parfois on trouve sur une même image les deux couleurs en même temps ! C'est lorsqu'on pense à un souvenir déjà en place par exemple. Alors on s'en sert comme d'un rêve.

-Oui et à la longue, on ne sait plus si on l'a vraiment vécu ou seulement imaginé...Je connais cela et je suis sûr qu'il y aura pas mal de bleu et de mauve et même de mauve tout  court dans mes images intérieures...

-Vous passiez votre temps à rêvasser probablement...

-C'était le petit air que diffusait ma radio pourtant en sourdine qui m'y incitait d'une manière irrépressible. Surtout au mois d'août, la plupart des collègues étant partis en congé de vacances.

-Regardez c'est au bord de la mer tout ça et ça nage, ça nage!

-Et une grosse bise au vieux schnok ! Vous voyez moi aussi je connais les classiques du pauvre. Par contre je ne risquais pas de recevoir une carte d'un collègue en vacances. Cela ne se faisait guère à l'étage où par une bizarrerie sans nom je me trouvais malgré un parcours dans les règles, à savoir celui des inspecteurs et des contrôleurs. C'est au-dessous, dans la mêlée infecte des agents et des auxiliaires, dont j'avais réussi comme par miracle à m'extirper depuis peu, que ce genre de cartes circulait. Salut Ninique ! Bosse bien ma vieille, moi je les ai en éventail et dans le sable bien au chaud pour encore deux semaines !

-Vous aviez, si j'ai bien compris, une fois de plus quitté le monde d'en bas...   

-Mon bureau donnait sur le petit patio-terrasse au dernier étage garni de belles plantes grasses toutes sèches qui me renvoyaient une bonne chaleur ressentie méditerranéenne... Le Centre des Impôts déserté et cette chanson de ma jeunesse tout doucement à la radio d'abord puis dans ma tête, j'étais enfin moi-même et plutôt bien, comme on peut se sentir à cette période quand on prend exprès ses vacances en septembre...car sitôt le retour de la meute, j'étais parti ! 

-J'imagine que vous aviez tout de même des visites de temps à autre...

-Bien sûr, l'assujetti, à Boulogne ou ailleurs, semble pour ce qui est de ses doléances ou de l'attente d'un rembours, ne pas tenir compte de la saison pour venir houspiller ou tenter d'amadouer les agents publics en charge de leurs contributions ! Et puis là-bas dans la ville du cinéma (celle des fameux studios et de Paulette Dubost) normalement si on laissait un peu sa porte ouverte, on ne tardait pas à voir passer dans le couloir comme dans un rêve de groupie ou de midinette des silhouettes aperçues plus souvent sur les écrans ou au théâtre que dans la vie. Mais moi si jamais je trouvais le courage de laisser mon huis entrebâillé, des têtes ne tardaient pas à s'immiscer d'un air un peu hagard et comme craintif qui ne m'empêchait pas de reconnaître effectivement parfois des têtes connues mais c'étaient celles de Balutin, Préboist, Castaldi, Constantin ou encore Emilfork ! Des gens sympathiques mais de looks plutôt ingrats ou inquiétants. (Du dernier, Hubert Deschamps m'avait dit, " j'vais pas chez lui, c'est un dingue, y m'fait peur").

-Décidément vous étiez gâté !

-Je me demande si je n'étais pas plutôt gâteux avant l'âge. rester dans un endroit pareil des années durant à rêver d'autre chose, d'un ailleurs qui ne venait pas !

-D'autant que vous vouliez faire du cinéma vous aussi non ? Cette situation prenait donc des allures de pied de nez à votre endroit !

-Oh je n'aurais pas eu besoin de ces gens-là pour faire mon film que je voulais comment dire, minimaliste, sans fioriture !

-Avec seulement un enfant je crois ?

-Exactement, toute ma vie à faire un film avec un enfant !

-Il vous en aurait fallu plusieurs !

-Tout mon drame en deux mots ! Les enfants ne durent pas assez longtemps. A peine en avais-je rencontré un et convaincu ses parents de me laisser l'emmener au diable vauvert pour un tournage approximatif pour ne pas dire improbable que le gosse avait déjà changé. Ce n'était plus tout à fait le même et si je le revoyais après une période de vacances,il était méconnaissable, c'était quelqu'un d'autre ! Il me fallait recommencer à zéro, reprendre mes recherches angoissées, redémarrer une quête de plus en plus difficile et désespérée...

-Vous aviez tout de même  cette carte du Caméra-Club qui devait vous aider non ?

-Elle faisait illusion un certain temps et puis après au bout d'un moment il fallait fournir, produire quelque son d'obturateur en mouvement. Pourtant j'avais bien le matériel et même la pellicule ! La table de montage également !

-C'était la charrue avant les boeufs ! Disons que vous preniez votre temps quoi...Bon je vous rappelle que nous avons tout un album d'images à regarder dans les meilleurs délais...

-Si seulement c'était tout simplement des photos de famille comme autrefois, avec des vues noir et blanc d'un petit enfant en barboteuse à l'ombre d'un pommier du jardin avec une boîte Kodak à la main et l'ombre d'un grand-père juste à côté...

-Justement, c'est ça. Mais qu'en avez-vous fait, je ne le vois plus !

-Les tirettes ne se tiraient pas...

-Ne me dites pas que vous l'avez fait numériser, ce serait pire qu'une incinération !

-Ne vous inquiétez pas, il doit bien en rester quelque chose...Lorsque j'ai vu que je ne savais pas le faire fonctionner et en attendant votre venue je l'ai mis par là quelque part...Je n'arrive pus à le répérer...

-Pourtant des photos comme celles-ci se voient de loin !

-Seraient-elles luminescentes ?

-Je l'ignore mais si c'est le cas elles ne peuvent l'être que de cette manière faiblarde dont brillaient dans la nuit du chalet de vos vacances les aiguilles de votre montre d'enfant...

-Cela va être commode pour les retrouver !

-Vous feriez mieux de chercher votre montre d'enfant, cela irait plus vite...

-Je l'ai toujours dans une boîte quelque part avec cet ancien billet de cent francs suisses sur lequel figure un enfant qui me ressemblait et avait le même âge que moi à l'époque du Pré Fleuri !

-Vous êtes un vrai faux billet de banque ! J'ai connu des relations plus humaines...

-Ne vous fiez pas aux apparences. Je n'ai conservé ce billet que pour la montagne chargée de glaciers qu'on y voit également dans cette même teinte bleuâtre un peu lunaire qui est à présent celle de mes souvenirs...

-Il est vrai que vous semblez voué en la matière à une certaine ambivalence. Etait-ce le jour, était-ce la nuit ?On n'en sait trop rien...

-Dites plutôt bivalence car il y a les deux, j'ai besoin des deux, je suis les deux.? Le jour et la nuit alternent en permanence, pas chez vous ?

-Disons qu'il peut faire grand jour puis nuit noire mais jamais en même temps. On sait où en est. Chez vous cela me semble relever d'un crépuscule permanent. A moins que ce ne soit l'aube qui ne n'aboutit jamais... A quoi attribuez-vous cela ?

-J'ai bien envisagé un moment d'habiter Passage de la Géole où oui c'est vrai à toute heure la lumière est un peu comme vous dites, entre la cachot et l'antichambre des enfers mais finalement je n'y ai pas emménagé. J'ai préféré rendre visite à un artiste-peintre-brocanteur qui s'y était aménagé un atelier dans un ancien comble de la prison du Roy. Vous voyez que je n'avais pas perdu au change ! Pas besoin de faire le ménage et lorsque j'arrivais pour la discussion du soir, il m'avait déjà servi mon petit verre de whisky adouci d'une larme de sirop d'érable...

-Vous avez de l'aplomb dans l'opportunité et le savoir-faire...

-Disons le savoir-vivre tout simplement. Rendez-vous compte qu'il avait lui-même garni de laine de verre tout l'étayage du toit sous lequel il dormait ! Je n'ai eu  qu'à lui dire en déambulant le nez en l'air, c'est fantastique, qu'est-ce que tu dois bien dormir ici ! Avec le trône en bois sculpté colonial portugais et ses bahuts normands sous les hautes fenêtres de verres bruts colorés on se serait cru dans le vieux château d'un conte fantastique, n'étaient ses propres toiles, plutôt entre Magritte et de Chirico, accrochées tout au long de tentures rouges à des fins de ventes subreptices mais assez rares. De fait il s'est établi Académie de Peinture pour rester à flot et pouvoir poursuivre son oeuvre qui d'ailleurs a fini par être remarquée un beau jour par le distingué critique d'art des Nouvelles de Versailles !

-Bon c'est pas tout ça, vous trouvez ou pas ?

-Comme je vous parlais tentures j'ai cru en voir et me suis mis à vouloir chercher votre truc derrière ! Mais on ne pouvait les soulever, elles étaient dures comme du bois alors qu'on ne les touchait pas vraiment, qu'on s'en approchait juste...Vous ne les avez pas vues ?

-On ne peut pas voir les images provenant du verbiage d'un autre et qui est une forme annexe de l'autoscopie. Syndrome qui ne se communique pas et avec vous j'avoue que je me félicite. Que ne verrais-je pas danser devant mes yeux en matière d'incongruité ?

-On voit en gros ce qu'on a envie de voir...

--Continuez à fouiller votre chambre. Si vous ne le trouvez pas, j'irai vous en chercher un autre.

-Ce n'est pas ma chambre mais je veux bien poursuivre mes investigations. Je l'ai mis dans un coin de façon à ce qu'on ne puisse pas le trouver. Il doit bien toujours y être ! S'y trouver ! Non ?

-Peut-être mais au lieu de le cacher irrémédiablement vous auriez dû le consulter, regarder  tout bonnement les images, on aurait gagné du temps...

-Vous m'aviez dit que vous seul aviez le doigté et la compétence pour...

-Mais non il suffisait de tirer les bandes sur le côté !

-C'était simple en somme et je me suis une fois de plus compliqué l'existence ! Et sans raison valable, pour des scrupules injustifiés mais récurrents, inamovibles !

-Dites-moi j'y pense, lorsqu'on frappait à la porte de votre bureau, comment réagissiez-vous ?

-Cela dépendait du nombre de coups.Deux fois c'était dans la norme et je disais d'entrer presque aussitôt. Mais trois fois il y avait une solennité ou même une certaine insistance qui me faisait bondir le coeur car c'étaient pour moi les trois coups qui précédaient la levée de rideau sur mon drame quotidien...Le pire c'était une seule fois car dans le même temps qu'on l'entendait la porte s'ouvrait violemment et le Chef de Centre faisait irruption en jetant tout de suite un oeil sur ce qu'on était en train de faire. Mais il venait assez rarement et le plus souvent pour nous apporter les primes de rendement, au début en espèces dans une enveloppe, pour finir par un chèque figurant sur un bordereau que nous devions émarger après en avoir vérifié le montant.

-Vous savez que ces primes en espèces venaient d'une caisse souterraine dont les mouvements ne figuraient pas dans la comptabilité officielle ni même au budget de l'Etat !

-D'où venaient-elles alors ?

-Mystère et boule de gomme ! 

-Ne me dites pas ça. Je pensais déjà ne pas les mériter tout à fait, si vous insinuez qu'elles avaient une origine douteuse, brutes d'on ne sait quoi, non blanchies !

-Rassurez-vous cette pratique existait depuis toujours  et à tous les niveaux. Certains directeurs en recevaient de pleines mallettes et bien sûr tout cela non imposable

-Quelle horreur ! C'est affreux...

-Cela venait du fait que les fonctionnaires ne pouvaient pas déontologiquement être intéressés au rendement de leur travail quel qu'il fût d'où le côté dessous de table de la chose, personne n'étant censé les toucher. Mis un beau jour, je ne sais comment, quelqu'un y a mis bon ordre. Ces primes furent maintenues mais mieux réparties, payées par chèque et imposables !

-Et dire que cette mascarade était réservée aux Impôts et aux Finances Publiques !

-Il était difficile d'envisager le même système à la Culture, l'Environnement ou même à l'Education faute de repères suffisamment tangibles en ces domaines. Cette pratique toutefois prévalait également dans la police à un moment...Alors et ce kaléidoscope vous nous le retrouvez ou pas ?   

-Si j'avais su que c'en était un, il suffisait de le faire tourner alors ? Et tout s'animait d'un passé révolu ?

-C'est l'apanage des ustensiles magiques et de ceux qui savent s'en servir...Mais je vous signale que tout passé est plus ou moins révolu. Il faut vous y faire, seul un outil perfectionné et agréé par nos services peut le faire revivre sur un simple claquement de doigt...

-Je ne le retrouverai pas, il est perdu. Je l'avais mis sur une étagère.

- Il n'y a que des étagères ici ! Ne me dites pas qu'on vous l'a volé !

-Je vais téléphoner, ils l'auront peut-être retrouvé !

-Vous avez une cabine juste en bas, si elle n'a pas été vandalisée, elle doit fonctionner. Mais dépêchez-vous, car cela parfois ne dure pas !

-Espérons qu'il va trouver le dispositif en état de marche... Ce sont des étagères ou des rayonnages ? Je n'ai jamais su au juste. En tout cas ça n'a pas l'air très sûr, on dirait qu'à peine posé un rien s'en va tout de suite pour rejoindre directement les objets trouvés ! Je ne mettrai plus rien dessus. Je vais même les enlever carrément et lui dire d'en faire autant chez lui ! Suis-je chez moi ou chez lui ? A présent tous les intérieurs se ressemblent, c'est égal, le premier qui s'en va héberge l'autre. Malgré nos positions relatives il n'est pas mon ennemi, tout au plus un adversaire dans une épreuve qui je dois le dire m'échappe un peu. Bien sûr j'ai sur lui des prérogatives de taille puisque j'ai accès grosso modo à tout son archivage aussi bien neuronal que de papier ! Mais il y a sa cave, il n'a jamais voulu me dire ce qu'il y avait dedans...Ah mais le voilà de retour on dirait...

-Je n'ai pas trouvé la cabine ! Elle n'y est plus ! A la place un petit carré de fleurs. Vous auriez pu me le dire, on voit l'emplacement depuis la fenêtre !

-Le temps a dû passer, je n'ai rien vu. Ils en mettront une autre un jour, plus perfectionnée ! De toute façon je n'habite plus ici, je vais déménager...

-Cela m'ennuie un peu mais comme nous faisions cave commune je vais vous demander votre clé car moi je compte rester ici encore un bon moment...L'air est sec, l'ambiance assez calme, les bruits de voisinages variés mais sans outrance car modulables en cas de problème!Je vais d'ailleurs en chercher un enregistrement pour vous convaincre du bien-fondé de mon jugement...

-J'avais la clé de sa cave !  J'aurais pu aller y faire un tour, maintenant c'est trop tard...J'ignorais que sa cave était dans la mienne...où je ne me rendais jamais ayant trop peur de ce qu'on y entrepose sans plus savoir ce que c'est... Lui par contre est peut-être au courant de ce que j'y ai caché au début sans le savoir ou sans le vouloir tout à fait, sans m'en souvenir. Mais s'y est-il rendu une seule fois lui-même? Il y a peut-être deux clés mais sans doute inutiles, bonnes à perdre. Du reste, où sont-elles ? On ne les a jamais eues!... Ah mais le voilà qui revient à nouveau de son périple nocturne, qu'il ne me dise pas qu'il l'a retrouvé à la cave !

-Je l'ai retrouvé ! Je l'avais dans ma chambre sans le savoir. Sous mon lit ! J'ai dû essayer de regarder ça avant de m'endormir. N'y parvenant pas, j'ai dû le...

-Peu importe, faites voir, donnez-le moi et surtout, n'y touchez plus ! Je le pose même vous voyez sur ce rayon de votre étagère...

-Le meilleur moyen de le perdre...Vous m'avez dit que vous n'en avez pas d'autre, c'est très imprudent...

-Nous le regarderons peut-être mais auparavant nous   avons à parler tous les deux et de choses importantes!Et qui parfois me turlupinent depuis le début de cette investigation. Combien avez-vous ou plus exactement aviez-vous de jours de congé ?

-Et bien voyez-vous je ne l'ai jamais su au juste, ayant dû les prendre par petits bouts, souvent des journées ou des demi-journées qui étaient prélevées d'office sur mon compte pour couvrir mes absences injustifiées ! Ces jours où je n'allais pas au bureau pensant avoir mieux à faire au dehors et parfois sous d'autres cieux !

-Est-il exact que vous soyez devenu agent du fisc juste pour en détenir la carte professionnelle et l'utiliser un peu comme une carte de police à seule fin de tenter de vous valoriser à vos propres yeux ?

-C'est à peu près ça, oui je crois en effet, mais alors je n'en étais pas réellement conscient me semble-t-il. Je cherchais surtout à distraire l'enfant qui était en moi et qui s'ennuyait ferme dans les bureaux. Je ne me suis jamais véritablement pris au sérieux à part quelques minutes par ci par là lorsqu'il s'agissait d'avoir l'air de croire à ce que je disais. Ces fois-là j'essayais de jouer  à fond le rôle d'une sorte de d'Artagnan du fisc qui ne m'allait pas du tout mais qui a peut-être fait impression une fois ou deux sur des petits vieux ou de très jeunes gens ! Je leur signifiais  que j'avais les moyens de les faire parler. Quand on me disait nous ne savions pas que c'était imposable, au lieu de moi non plus, je leur répondais nul n'est censé ignorer la loi !

-Bref vous vous amusiez bien.

-Pour tenir le coup face à f'ennui et au dégoût que m'inspirait parfois ma tâche je pensais très fort aux paroles de cet ami qui ne comprenait pas mon manque d'enthousiasme quand je lui racontais mes journées interminables, réfugié dans un recoin de mon bureau...  "A ta place moi je serais plutôt heureux ! Qu'est-ce que ça me plairait d'emmerder les gens avec leurs impôts et de  les cuisiner ! Alors secoue-toi un peu c'est génial..." Je me demande tout de même s'il ne confondait pas avec la Gestapo ou mieux la police allemande exercée par des Français sous l'Occupation. Il ne me manquait que le brassard noir ou le grand manteau de cuir dont il m'affublait peut-être dans ses rêves ou ses fantasmes !Mais il est exact que certains semblaient y prendre du plaisir...Je me souviens de ce contrôleur qui racontait aux jeunes auxiliaires que nous étions ses hauts faits d'armes dans une brigade des Indirects et dont le meilleur coup pour lui semblait être d'avoir débarqué dans la buvette du cinéma de son enfance et infligé séance tenante un procès-verbal au patron pour non apposition du panneau contre l'ivresse publique ! Mais je crois qu'il y avait trouvé aussi une satisfaction très personnelle. Il avait montré ce qu'il était devenu et en joignant l'utile à l'agréable avait probablement réglé du même coup en sa faveur un vieux contentieux du temps de sa jeunesse avec le tenancier du Cyrano !

-Et tout cela peut-être pour un bâtonnet d'esquimau lancé avec son papier dans une allée, exaction vue par le gérant qui demande au petit jeune d'aller ramasser le détritus et de le mettre dans sa poche pour le jeter dans une corbeille à la sortie. Ce qu'il fait le rouge au front et un sourire jaune sur les lèvres. C'est exactement ce qui m'est arrivé à moi aussi et nul doute que pour votre collègue ce fut la même chose...

-Probablement...

-Mais moi je n'ai pas eu la chance de pouvoir le coincer en bonne et due forme comme votre chef...

-N'importe mais avouez que ça ne vole quand même pas très haut !

-A propos de hauteur, est-il exact que vous avez occupé un studio au dernier étage de la Tour Avant-Seine où dans le film Peur sur la ville Belmondo y pénètre en brisant la fenêtre avec les pieds, suspendu à un filin sous un hélicoptère ?

-Celui du dessous je crois. Mais j'ai habité là-haut sans le savoir pendant quatre ans, je n'avais pas vu le film !Si tant est que cela soit vraiment important...Un beau jour j'ai fini par le voir à la télévision et j'ai bien repéré mon futur coin bibliothèque même si la tour était encore en construction ou finition...Quand j'ai regardé ce film, j'en étais déjà parti mais cette scène de cascade, j'y ai vu comme une inversion positive hautement symbolique pour ce qui est de mon vécu dans cette tour qui ne fut pas loin d'être infernale pour moi et même fatale d'un point de vue purement personnel...Perso comme on dit à présent !

-Parlez s'il vous plaît, je suis pour ma part suspendu à vos lèvres !

-Et bien voilà. Dans ces tours à ces hauteurs, quand on imagine passage par la fenêtre on pense plutôt à un transfert, violent ou non, vitre ouverte ou non, mais de l'intérieur vers l'extérieur.  En tout cas si on ouvre la baie vitrée et qu'on s'accoude à la rambarde on ne peut s'empêcher de penser à tous ceux qui, volontairement ou non, dans cette position ont perdu l'équilibre jusqu'à ne pas pouvoir se rattraper ! Comme m'avait dit cette collègue "de là-haut, on ne se loupe pas!"...Mais moi j'avais imaginé un type qui au tout dernier moment, juste avant de se jeter dans le vide sans retour possible se ravise in extremis ayant entrevu l'espace d'un éclair une bien meilleure solution, un bien meilleur moyen d'en finir ou plutôt de se déstructurer, de s'amoindrir... Car veut-il vraiment en finir ? Et aussi rapidement ? Non, il se trompait. Il allait au contraire lentement faire machine arrière, se diminuer, rapetisser peu à peu et surtout observer les effets de sa marche à reculons sur les autres, ce qui en l'occurrence est primordial et dont il a bien failli bêtement se priver ! Il y a antagonisme entre se suicider pour la gloire ou simplement pour le qu'en dira-t-on et ne pas être témoin de la chose ! Il décidait donc de quitter tranquillement le rebord de sa fenêtre du 22ème et toujoursà reculons, à croupetons...

-A croupetons ! Mais dites-moi vous n'auriez pas eu un cauchemar plutôt ? Ce genre d'allure, de maintien qui plus est sur une longue durée est souvent  le genre de situation qui n'advient que dans la lumière glauque des mauvais rêves...

-Comment savoir ? Ma vie à l'époque me paraissait relever ni plus ni moins du cauchemar...

-Oui ce fut un cauchemar sûrement car je ne vous vois pas accroupi sur le rebord de cette fenêtre qui plus est de l'autre côté de la rambarde...

-Le type que j'y voyais, au lieu de plonger, s'est mis à osciller lentement non pas d'avant en arrière, ce qui aurait fini par lui être fatal, mais sur le côté...

-Effectivement il était sauvé...

-Quand il reprit son aplomb, il  commença à se dégager très doucement à reculons mais sans se lever...

-A croupetons !

-Oui c'est dans cette position qu'il repassa la rambarde mai là un de ses pieds s'accrochant, d'un seul coup il tomba brutalement à la renverse sur son tapis !

-Il avait donc fini par chuter mais du bon côté ! C'était une sorte de compromis des plus salutaires...

-Un arrangement avec le destin mais il n'en était pas quitte car il devait payer pour cela, je vous l'ai dit...En effet, il était bien retombé chez lui mais passablement changé et avec de drôles d'idées en tête puisque faute d'avoir pu sortir une bonne fois pour toutes, il allait passer son temps à rentrer, se rentrer toujours plus, s'étriquer, se couvrir, se recouvrir, disparaître...

-Ce n'est pas un coming out ce qu'il y a de sûr !

-Certains se cachent pour mieux se montrer mais lui voulait vraiment s'effacer tout en restant là pour jouir de cette double vacuité, une absence à lui-même et aux autres...Un retour à la case départ ! Un interminable rembobinage !

-Un fameux personnage dites-moi. Et comment tout ça se serait-il concrétisé ? Y avez-vous pensé ?

-Pour commencer, à trente trois ans, retour chez ses parents se réinstaller dans sa chambre d'enfant !

-Une coconisation en règle ! Là non plus on ne se loupe pas ! Ça vaut bien un vingt-deuxième étage ! En tout cas, quelle belle fiction pour un téléfilm, on s'y croirait déjà...

-Vous savez que je me suis vraiment fait mal quand je suis retombé sur mon plancher...Tenez regardez, j'en ai encore une bosse ici sur l'omoplate...Le vertige m'aura sauvé, j'ai reculé malgré moi un peu trop vite voilà tout. Cela m'apprendra à essayer des rôles qui ne sont pas pour moi ! De plus je suis tombé sur la prise du cordon de mon aspirateur que je venais de passer...

-Peu plausible, quand on envisage, d'en finir on ne se met pas à passer l'aspirateur...Faudra revoir ça !

-Mais je n'avais pas fini ! Et débrancher avant la fin une tâche aussi banale est comme prémonitoire ! Symbolique d'un débranchement plus général...

-Oh c'est spécieux et puis vous n'aviez qu'à laisser cela à votre personnage puisque vous m'avez dit que c'était de la fiction ou un rêve je ne sais plus exactement...

-J'ai pourtant bien tout laissé en plan pour aller ouvrir la fenêtre... Je n'ai pas rêvé !  Du reste si la caméra subjective fonctionnait encore dans ma tête il m'avait semblé que c'était le plan de fin qui était sur le point d'être tourné...

-En somme pour ce cinéma imaginaire vous étiez tantôt devant, tantôt derrière la caméra qui elle était dans votre tête ?

-Parfaitement, mes yeux faisant office d'objectif...D'où leur extrême fixité, ma tête seule devant bouger sans à-coups pour modifier mon champ de vision et partant le cadrage du film...C'est clair comme de l'eau de pluie!

-On dit comme de l'eau de roche m'enfin...Dites si vous voulez voir les photos vous n'avez qu'à le dire, je les ai à nouveau cachées de peur qu'elles ne finissent par disparaître définitivement...Oh elles ne sont pas bien loin, je suis assis dessus !

-Vous auriez pu les mettre ailleurs tout de même...

-Ah ah, n'y voyez rien de symbolique, en outre, mes vertèbres se tassant j'éprouve souvent le besoin, assis, de me rehausser un peu mais je crois que généralement ce subterfuge bénin ne se remarque pas trop...

-C'est exact, on ne voit rien, je ne distingue en aucun cas mes photos sous vous. Y sont-elles vraiment ?

-Sinon oouluù pourraient-elles être ?

-C'est de la magie, vous n'êtes assis sur rien du tout !

-C'est le résultat parfois escompté des sidérations par atermoiement !

-Vous ne me dites que ça, il doit y avoir autre chose ! Vous avez tout manigancé depuis le début de ce qui n'est qu'une grande entourloupe dont je fais les frais!

-Regardez bien, penchez-vous un peu. Mieux que ça, sur le côté...J'ai pourtant toujours fait en sorte sinon d'arrondir les angles ou de limer les piquants de cette épineuse affaire, du moins de ne pas vous importuner outre mesure...Vous ne saviez plus où aller, je vous ai emboîter le pas un temps pour évaluer votre perdition!

-Vous avez dû rester coincé dans des angles morts en permanence non ? Ou alors suivre des lignes à la fois courbes et sinueuses ! Vous n'avez pas dû pouvoir vous maintenir longtemps sur de telles orbites ! M'arrêtais-je un moment que je repartais aussitôt dans l'autre sens sans jamais croiser ni voir qui que ce soit ! Ne me dites pas que vous étiez là , je vous aurais bien aperçu quand même ! Mais je chantonnais aussi...vous étiez peut-être l'oreille des murs alors ?

-Je m'asseyais par-ci par-là de temps à autre sur une borne miliaire ou le talus d'un petit chemin en attendant que vous repassiez...

-Seulement voilà je ne repassais jamais deux fois dans un même lieu étant adepte de ces périples circulaires qui s'arrêtent toujours au même endroit sans que ce soit exactement le même et qui n'arrivent jamais nulle part faute d'être jamais vraiment partis...

-Je ne prise pas non plus ces boucles qui n'en finissent pas d'arriver et de partir et desquelles une fois qu'elles ont pris leur élan, il est bien difficile de s'échapper !

-Ce sont des sortes de voyages organisés, mon grand-père en était friand, le vôtre aussi je crois...

-Oui bien entendu. Il montait toujours le premier afin de choisir la meilleure place, c'est à dire exactement au milieu de l'autocar !

-Des Pullman ! J'ai connu cela moi aussi bien que je ne sois pas aussi vieux que votre grand-père.

-Cela dépend, il y a des gens qui sont nés pour être grand-père toute leur vie. Ils le sont dès l'enfance et le restent pendant toute leur existence même s'ils n'ont pas d'enfants, se contentant largement d'être pour toujours le petit-fils de leur propre grand-père sans avoir envie de recommencer et tout à l'adoration de ce Papy dont ils s'emploieront toute leur vie durant, par simple admiration, à sauvegarder l'image, aidé en cela par une ressemblance naturelle qui au fil du temps ne peut que s'accroître et se parfaire. Etant précisé que si l'image du grand-père est patente à l'extérieur, le petit-fils à l'intérieur de lui-même est simplement redevenu l'enfant qu'il était à l'époque dans les délices retrouvés de s'entendre appelé "tout p'tit" !

-C'est par ce subterfuge assez rare et peu connu que certains grands-pères, à titre posthume rajeunissent ! J'ai connu cela moi aussi, un grand-père qui ne voulait pas vieillir et auquel il fallait teindre les cheveux en blanc ou même coller une perruque de chauve pour le rendre vraisemblable. On devait également à l'aide de breuvages glacés l'enrouer de force car sa voix restait inexplicablement jeune, de même que ses mains qu'on tavelait avec une teinture spéciale qui ne résistait pas à plus de deux ou trois lavages, mais c'était juste certains jours pour les invités...

-Bientôt il n'y aura plus que de faux grands-pères dont les rôles du reste seront le plus souvent tenus par des arrière-grands pères qui à leur tour à force de ne plus vieillir seront secourus par leurs propres pères qui auront à peine dépassé l'âge mûr et en seront encore à la tempe à peine grisonnante !

-On ne pourra pas aller au-delà de l'arrière-arrière-grand-père ! Ce ne sera plus plausible, les postiches seront inopérants, les fausses barbes frauduleuses, les toupets ridicules, les rajouts inutiles ou dévalorisants, les sonotones invendables !

-Tout le monde sera jeune pour l'éternité ! Et c'est dès l'enfance qu'un jour on devrait pouvoir s'arrêter...

-A vous voir on pourrait croire que c'est déjà possible!

-Je suis une sorte de grand-père d'intérieur ! Peut-être qu'en me retournant...Que notez-vous toujours sur vos petites fiches pendant que je m ou en retrai 'évertue à vous faire la conversation pour tenter d'atténuer de nos entrevues l'indicible ennui ?

-Je note que vous vous livrez encore trop souvent à des élucubrations et que le tri qu'il faut opérer dans votre discours entre le plausible et l'invraisemblable s'avère pénible faute de pouvoir jamais être vraiment sûr de rien ! Par exemple ce grand-père ou cet arrière grand-père je ne sais plus, est-ce celui qui faisait de la photo ou celui qui disait que le Minitel était le summum de l'invention technologique et qu'on n'irait pas au-delà ?

-Les deux car il faisait également des diapositives qu'il rapportait d'Italie...

-Les avez-vous conservées ?

-Et bien quand j'ai hérité de son placard je ne suis pas parvenu à mettre la main dessus probablement parce que le rayon où elles se tenaient étaient beaucoup trop élevé. Mais cela ne faisait rien car je les connais par coeur pour les avoir vues à chaque réunion de famille durant des années ! Mais vous n'allez pas noter tout ça, quel intérêt ? Et surtout que faites-vous de ces fiches  tartinées si serrées qu'on n'y ajouterait pas un seul mot même de patte de mouche ?

-Je les remets à des bureaux dont je ne connais pas grand-chose ni surtout ce qu'ils en font. On m'a dit une fois qu'ils les microfichaient avant de les transmettre à d'autres bureaux...

-Ces microfiches que je voyais et manipulais moi-même place Saint-Sulpice en Fiscalité Immobilière. Je pensais que cela concernait la valeur locative des appartements et des maisons possédés par des contribuables du cru dont j'avais très curieusement la charge. Je m'aperçois que je me trompais. Il s'agissait d'autre chose et qui provenait d'autres bureaux dont je ne savais rien, dont j'ignorais l'existence...

-C'est sans fin. Où que vous soyez, où que vous vous rendiez, il y a toujours un autre bureau, parfois dans le prolongement du précédent...

-Il suffit alors d'ouvrir une porte...J'ai occupé moi aussi un tel bureau de passage, de transition.

-A chaque fois que je dois remettre vos fiches c'est un vrai calvaire, je m'embrouille dans les couloirs, quand enfin je vois le numéro que je cherche sur une porte, ce n'est pas le bon ou le bureau est vide, j'ai beau appelé, je dois repartir avec les fiches sans plus savoir où les déposer...

-Cela devait être un de mes anciens bureaux ! On m'appelait, on me rappelait, je ne venais toujours pas. Vous auriez pu laisser vos fiches sur le bureau. Je finissais toujours par revenir et j'étais heureux de trouver des documents à étudier, à classer ou juste à manipuler un moment en m'imaginant que c'était très important ou urgent alors que c'était le plus souvent pour les archives ou même le pilon...

-C'est ce que j'ai fait dans un autre bureau, un peu plus loin, je les ai laissées sur une table en l'absence du préposé.  Mais ne vous inquiétez pas, on m'a dit une fois qu'elles n'avaient aucune importance, qu'on n'avait pas le temps de les lire et qu'elles étaient classées dans un rangement du sous-sol étiqueté "A voir" où depuis des années toutes sortes de choses s'entassaient...

-J'en étais sûr ! C'est à ma propre administration que vous avez à rendre des comptes à mon sujet ! Ne me dites pas non, il y des détails qui ne trompent pas. Je reconnais la nature des tâches dont on me chargeait et qui étaient infaisables car reposant sur des documents périmés ou déjà détruits !

-Dans un couloir interminable, il y avait seulement un ouvrier qui installait des détecteurs de fumée. Il faut dire qu'un bureau paraissait avoir brûlé, ses murs et les papiers qui jonchaient le sol étaient noirs et couverts de suie !

-C'était probablement le mien. Un beau matin je l'ai découvert dans le même état...Les travaux prennent parfois du temps dans l'administration et il est probable qu'il a dû demeurer ainsi durant des années. Peut-être parce que c'était le mien. Une enquête avait couru suite à ma déclaration concernant un bouge où je passais de temps à autre mes soirées à me vanter d'avoir la puissance de feu d'un croiseur et de pouvoir déclencher à tout instant un contrôle fiscal sur leur établissement où les bières et le whisky lowcost étaient achetés sans factures au discount du coin et revendus au prix du Chivas sur leur malheureux comptoir d'où on entendait en plus un drôle de mic-mac dans les toilettes mais là probablement plus du ressort des moeurs que du mien !

-Oh non ce n'était pas ça. Quand j'ai demandé où nous nous trouvions on m'a répondu dans les bureaux d'une maison d'édition celle qui a édité Harry Potter dont tout un lot a brûlé l'autre jour dans un petit local sans qu'on sache au juste pourquoi ni comment...

-C'est du Harry Potter quoi, tandis que moi c'est une tranche de vie authentique, un cauchemar d'un seul bloc, une pratique typiquement mafieuse dont j'ai fait les frais...

-N'oubliez pas que le bureau de votre inspectrice aussi avait brûlé et qu'elle était persuadée que c'était plutôt elle qui était visée, vous me l'aviez dit, que tous ses dossiers importants avaient brûlé, qu'elle venait de notifier un redressement meuh meuh au plus gros marchand de fourrure du quinzième ou même peut-être du tout Paris et qu'elle prenait ses aises avec toute la diaspora israélite implantée de longue date dans le quartier et que l'antisémitisme de votre chère collègue, malgré son nom de Simon qui l'obligeait, croyait-elle, à porter une croix en sautoir pardessus ses chemisiers, ne faisait aucun doute, vous me l'aviez bien dit !

-J'avais moi aussi cette femme en horreur et vous avez peut-être raison...C'est sans doute elle qu'on visait plus spécialement espérant impressionner et enrayer cette espèce de grosse Bertha du contrôle fiscal et de la majoration pour mauvaise foi. Probablement en pure perte d'ailleurs mais tout ça est tellement loin ! Quelle importance à présent ?

-Avez-vous des photos de ce curieux sinistre ?

-Non mais je crois en conserver des images assez nettes dans ma tête...

-Nous verrons ça...

-Puissiez-vous enfin arriver à voir quelque chose en moi qui ne fût pas trop flou !

-Dites-donc pas d'ironie hein ! Nous voyons très clair en vous sitôt que nous le voulons, mais de ces visites intérieures, la plupart effectuées à votre insu comme vous le savez, nous avons souvent du mal à rapporter des éléments tangibles, qui puissent faire foi...Dès que nous commençons à pomper vous vous mettez à penser à autre chose...

-Et bien ne pompez plus, mes idées resteront en place !

-Vous êtes bien certain de ne rien ressentir dans ces moments-là ?

-Comment le saurais-je si c'est une intrusion à distance et immatérielle ou même simplement ondulatoire ?

-Justement est-ce que vous ne ressentez pas parfois comme des ondulations, des petits coulis intérieurs ?Qui vous serviraient d'avertisseurs ou qui changeraient automatiquement le cours de vos fantasmes ?

-Si vous avez cette possibilité de me sonder à distance comme vous le prétendez du reste sans preuve réelle  comment se fait-il que vous soyez toujours à me rôder autour pour me questionner de vive voix, me harceler de vos questions insinuantes ?

-Et bien en voilà une plus directe : à quoi attribuez-vous l'ambiance un rien satanique que cette mademoiselle Simon paraissait faire régner dans ce centre fiscal de la rue du Général Beurret ?

-A son gros cul et à sa jambe de bois !

-Nous avons pu nous rendre compte, ne me demandez pas comment, que cette collègue présentait sans doute plutôt une jambe tordue ou plus courte que l'autre, un désagrément qu'elle compensait par l'usage, pour se déplacer, d'une canne de bois sur laquelle elle pesait lourdement à chaque pas en pestant de devoir en plus porter une lourde serviette pleine de ces dossiers dont elle ne pouvait pas se défaire tant ils lui paraissaient possiblement juteux ! Quant à l'hypertrophie suggérée du postérieur, rien dans son anatomie, pourtant bleuie pour l'occasion, ne paraît l'attester mais libre à vous de penser qu'elle ait pu user d'un faux derche à l'occasion!

-Côté faux derche, ce n'était pas les occasions qui lui manquaient !

-En tous les cas n'ayant pu apparemment trouvé l'âme soeur elle avait épousé la cause fiscale, vous lui deviez donc considération, respect et obéissance. N'étant plus son subordonné, seul le respect devra perdurer, au moins à sa mémoire...

-Et qui perd dure, ne l'oubliez jamais !                      

             

-J'observe effectivement des traces bleues, d'autres magentas, mais vous ne m'aviez pas annoncé des rouges, que signifient-elles ?

-Je ne suis pas autorisé à vous le dire pour le moment.

-Bah faut pas le dire alors...

-Vous savez je dois à la vérité de vous avouer que je ne le sais pas très bien moi-même. Il s'agit probablement d'un état de l'humeur, du niveau de psychisme ou de la tension musculaire, peut-être même de l'intensité de la voix, de sa chaleur justement car oui ces traces rouges indiqueraient une énergie globale assez élevée, voire de la fièvre tout simplement due à une émotion ou une exaltation très forte au moment où vous passiez par cet endroit visible sur l'image...

-Mais d'où sortiraient ces marques de couleurs ?

-D'où viennent-elles ?

-Comment seraient-elles produites ?

-Elles sont déposées en interne à même les images par les pensées successives, les moments de souvenance ordinaire, mais aussi de fantasmes et d'un réexamen plus ou moins censurant, déformant du passé...

-En somme un souvenir est une sorte d'image annotée de traces de couleurs ?

-Si vous voulez mais en dehors du bleu et du mauve dont je vous ai parlé, leur signification précise n'est pas vraiment établie...

-Mais quel est cet endroit exactement ? Il ne me dit trop rien. Est-ce un passage ? Une entrée, une sortie ? En tout cas on ne dirait pas une entrée de bureaux, si ?

-Oui et non...Il s'agit de la sortie du parking d'un Centre des Impôts dont j'attends encore la localisation exacte. Vous ne voyez toujours pas où c'était ?

-J'ignorais même avoir cette image en tête mais si vous le dites...Je veux bien croire que cela me concerne...

-Cela concerne vos allées et venues dans ce bâtiment de l'Etat que nous appellerons X pour l'instant...

-Mais c'est la sortie ou l'entrée pour les voitures...

-Nous y voilà. Comme ces traces le montrent vous étiez à pied, car en voiture le dépôt des traces ne se produit pas.

-Mais vous m'avez dit que ce dépôt avait lieu après coup dans la mémoire de celui qui...

-Ne finassez pas ! Ecoutez-moi, ce n'est pas fini...L'examen des traces a conduit à penser que vous étiez un habitué de cet itinéraire peu usité ou naturel pour un piéton, vous me l'avez vous-même fait remarquer à juste titre.

-Oui je me souviens de la sortie par les garages, qui était sans doute plus pratique ou plus rapide...

-Et qui surtout permettait de s'éclipser sans passer par le hall. En sortant par le sous-sol vous n'étiez pas vu par la préposée à l'accueil qui n'avait pas sa langue dans sa poche et dont le mari du reste était le Receveur Principal...Vous étiez tout de suite dans la rue pour une sorte de vadrouille aléatoire à vrai dire assez dangereuse et dont vous seul aviez le secret...

-Mais oui et au retour pareil dans l'autre sens et toujours par le parking en sous-sol ! C'est çaévèle  !

-Parlons-en de vos retours ! N'oubliez pas la couleur rouge de ce qui en marque le cheminement... C'est pas seulement la couleur c'en est aussi la courbe pour le moins tourmentée, un rien échevelée, en tout cas dénotant moins de droiture ou de retenue qu'à l'aller et même pour tout dire, et puisqu'il faut cracher le morceau, chantonnante ! Pire, chantante !

-Il me semblait partir avec l'idée d'aller si loin sur cette longue avenue que je ne pourrai pas revenir avant l'heure de la sortie...

-Et bien cela aurait certainement mieux valu que de revenir dans l'état où vous étiez parfois pour un retour aussi lamentable qu'inutile car tout à fait in extremis, vous croisiez déjà les silhouettes évanescentes de ceux qui partent avant l'heure pour avoir leur train et qui filaient encore plus vite pour éviter le refrain, ayant déjà subi de votre part, encore lointain mais s'approchant, un premier couplet...

-Ecoutez je ne me sens pas très à l'aise, je ne me souviens pas exactement mais il me semble bien cette fois-là avoir fait un usage inadéquat de mes attributions et peut-être même aussi de mes attributs...Ne pourriez-vous pas me montrer une autre sortie de bureaux, j'en ai connu d'autres qui sans être vraiment attrayantes  paraissent du coup moins saumâtres dans mon souvenir...

-Mais certainement, faisons une petite pause, je vous en cherche une autre... En attendant, in the meanwhile puisque vous êtes plutôt anglais ou américain quand vous revenez de là-bas tout au bout, détendez-vous un moment...Oh vous savez, vous n'avez pas toujours été comme ça... Non je veux dire, vos retours étaient la plupart du temps plutôt calmes et sereins...

-Vous ne m'ôterez pas de l'idée qu'ils étaient les meilleurs quand je ne rentrais pas du tout...

-Peut-être, peut-être...Tenez je vais vous montrer une autre image de vous-même pour étayer mes dires...Vous voyez, il suffisait d'appuyer sur un bouton...

-Je croyais que c'était entièrement numérique votre machin. Il y a donc aussi des boutons ? On ne les voit pas.

-C'est oublier qu'il y a des boutons numériques. mais je reconnais qu'il faut parfois de vrais boutons y avoir accès. C'est pourquoi cette bécane que je fais tenir tant bien que mal sur mes cuisses ressemble à un accordéon...

-Vous êtes le Verchuren de l'image de mémoire !

-Cette discipline porte aussi le nom d'Arts Méningés.

-N'y a-t-il pas précisément un Salon des Arts Méningés ?

-S'il n'a pas encore eu lieu ça ne saurait tarder mais vous confondez peut-être, jeune homme moqueur, avec son lointain prédécesseur et quasi-homonyme !

 -J'y allais avec ma mère quand j'étais petit. Nous en avions rapporté des assiettes en Duralex. 

-Sed Lex ! Je vous l'avais dit, faites très attention. Elles cassent parfois et on peut s'y brûler méchamment !

-Je les retrouvais à midi chez madame Leboulch' où je déjeunais un temps à côté de chez nous et qui en avait aussi. Par contre son steak haché de cheval à l'ail était une nouveauté. Elle avait deux filles, une plus âgée que moi et l'autre plus jeune. Son mari réparait les autobus  la nuit, aussi dormait-il le jour et je ne le voyais que le jeudi après-midi que je passais sur un cosy à essayer des jeux divers avec les filles. Ils avaient aussi un carillon Manufrance dans le coin de la fenêtre et des napperons brodés sous une soupière qui trônait sur un buffet breton. Ma mère sitôt sortie de son bureau à l'inspection académique venait me prendre le soir vers six heures... Mais je prenais le bus tout seul pour aller à l'école et en revenir... Ça n'a pas duré, j'ai grandi. Un jour j'ai vu monsieur Leboulch' avec une casquette bleue marine arrêter le bus et y monter pour contrôler les tickets après une poignée de main cordiale et un sourire bienveillant au chauffeur. Il n'était plus mécano de nuit et devait même par la suite passer cadre à la direction, et pour finir sous-directeur ou pas loin. Il était très gentil. Beaucoup plus tard dans mes affaires, j'ai retrouvé une sorte d'ustensile qui sert à tester la pression des pneus. C'était lui je crois qui me l'avait donné une fois après notre jeu préféré du jeudi qui consistait à passer tout l'après-midi sur le balcon devant la route du Pont Colbert où nous comptions les voitures qui passaient, chacun les siennes en fonction du modèle qu'on avait choisi. C'était la grande époque des dauphines et des ID19. J'avais dû gagner une fois et peut-être même plusieurs. C'est vrai qu'il était gentil monsieur Leboulch'. Il me laissait presque toujours les dauphines ou les 203 ! Sans oublier les 2cv que je prenais une fois sur deux et qui pullulaient ! Et puis je l'ai perdu de vue ou plus exactement j'ai changé tellement vite que quand il m'arrivait de l'apercevoir au loin je changeais de trottoir ou prenais la première à droite. Pourtant je l'aimais bien et ça m'aurait fait plaisir de lui dire bonjour mais une terrible timidité me l'interdisait, une sorte de pudeur idiote. Et cela était valable aussi pour la plupart des voisins que j'appréhendais de rencontrer et vis à vis desquels j'usais de procédés d'évitement aussi stupides que grotesques. Le mieux c'est que, sans doute pour compenser, je leur parlais intérieurement, pour moi-même.  Je les fréquentais en imagination ! Mais vous semblez ailleurs, vous ne m'écoutez pas...

-Je me demandais à propos de ces portraits que vous dressez de vous-mêmes si vous les exposiez pour vous satisfaire ou vous en prévaloir?Car s'ils ne sont pas très flatteurs avouez que vous n'êtes pas le moins du monde critique à leur égard. On dirait même qu'il vous plaît d'étaler vos défauts, vos insuffisances, vos ratages en tout genre comme si c'était des qualités ou des exploits dignes d'estime ou de reconnaissance, d'admiration !

-J'ai souvent l'impression, contre laquelle j'essaie pourtant de me défendre, que c'est intéressant voire extraordinaire seulement parce que cela m'est arrivé à moi ! Mais je suppose que c'est dans l'ordre des choses et qu'il devrait en aller de même pour chacun avec ses souvenirs personnels quels qu'ils soient et particulièrement quand il s'agit de souvenirs d'enfance ou de jeunesse ! Je n'arrive pas à comprendre qu'on ne soit pas subjugué sa vie durant par ses souvenirs d'enfance et de jeunesse et qu'on ne tente pas, aussi simples puissent-ils paraître, de les mettre un peu en ordre et d'en résoudre l'énigme qui s'apparente souvent curieusement à celle des soirs...

-Les fins de journée sont souvent tristounettes, voire lugubres...

-Surtout quand on ne sait pas si c'est bien le crépuscule et si ce ne serait pas plutôt l'aube ou l'aurore. Les bureaux viennent-ils de fermer ou vont-ils ouvrir dans une heure ou deux ? Dans l'immeuble d'en face les gens sont  presque tous dans leur cuisine ! Dînent-ils ou prennent-ils leur petit déjeuner ? Cela se produit généralement quand on se réveille tout habillé sur son lit, le front brûlant et le corps tout juste rescapé d'une sorte de cuisson intérieure qu'on va, pendant toute la journée et en se traînant, chercher à  atténuer par des rafraîchissements aussi multiples qu'inopérants...

-C'est l'inversion des boissons...Phénomène redoutable que j'ai connu moi aussi...Mais c'est excellent pour la régénération des souvenirs et leur ressassement en boucle pour les meilleurs, les plus enfantins! Et comme vous êtes expert en la matière vous avez dû en mouliner des ritournelles du temps jadis ! En de pâteuses foisons peut-être mais le compte y était sûrement...

-Ce sont donc bien des sortes de vidéo qu'on se repasse à loisir dans la tête, uniquement dans la tête ! On ne voit rien de l'extérieur alors? C'est bien sûr ?

-Tout à fait sûr, personne ne peut visionner ce genre d'images à votre place. Pour le moment tout au moins...

-Pour le moment ? Que voulez-vous dire ? Vous me faites peur, vous croyez qu'un jour on pourra les lire comme autrefois le journal sous un bec de gaz ?

-Ce n'est pas impossible.

-Mais c'est affreux. On croira penser, fantasmer bien tranquillement et le voisin dans le train ou le métro...

-Suivra très exactement le cheminement de vos pensées comme si elles se déroulaient dans son propre cerveau...

-C'est abominable !

-Ne vous inquiétez pas trop, on ne pourra peut-être pas attester de la provenance de ce qu'on capturera de cette façon et puis il y aura probablement un système de protection sous forme d'un nouveau système de cloud qui vous permettra de penser en-dehors de vous-même et donc en toute sécurité ! Vous songerez dans un nuage et serez ainsi réellement dans les nuages mais dans le vôtre, strictement le vôtre ! On ne pourra rien contre vous...Mieux, votre voisin du métro ou de palier dans l'ascenseur croira que vous ne pensez à rien, jamais à rien ! Aucun fantasme compensatoire plus ou moins gratifiant voire compromettant à une époque pas si lointaine où l'on pourra, vous verrez cela vous, certainement,  être inquiété pour une simple mauvaise pensée, un scénario intérieur un peu trop hard ou un sujet jugé mal placé ou d'inspiration douteuse !

-Alors vivement ces nouveaux nuages, ces merveilleux nuages comme disait je ne sais plus qui mais qui avait rudement raison ! Dire qu'en attendant, d'après ce que vous me dites, il serait donc déjà dangereux de se réfugier dans ses pensées !

-Disons que pour l'instant ces moyens d'intrusion sont encore à l'état de prototype et que ceux qui savent les utiliser ne sont pas nombreux mais par contre déjà occupés à les tester en vrai sur des cas jugés possiblement dangereux ou sujets à caution...

-Si j'ai bien compris vous êtes un de ces distingués précurseurs, de ces fouille-cervelles qui n'osent pas dire leur nom après dix heures et qui m'aurait comme alpagué de l'autre côté du miroir, qui ne me lâche plus sous des prétextes divers, qui va jusqu'à me promettre une révision de carrière mirobolante et rétroactive mais qui n'est là que pour me décortiquer ou me tirer les vers du nez !

-Comme vous y allez!Je me contente de classer vos photos qui sont en grande pagaille un peu partout et de vous aider à retrouver les diapositives de votre grand-père sur lesquelles vous espérez simplement pouvoir enfin vous revoir enfant ! Il n'y a rien de plus naturel et il est normal que je vous aide à l'occasion dans une telle démarche qui vous l'avouerez n'est en rien administrative et que je donne le coup de pouce ou que j'essaie de provoquer le petit déclic qui un jour déclenchera ce flot d'images oubliées ou coincées dans des méandres  inconnus et d'où seuls des mécanismes sophistiqués encore à trouver vous permettront qui sait de revivre l'acmé de votre existence ! Et cela bien qu'en vous la vague silhouette de l'enfant que vous étiez  suffirait sans doute à vous exalter pendant que nous pourrions affiner les branchements adéquats, vous savez ces petits fusibles qu'on trouve dans des petits placards où étaient autrefois les compteurs à gaz et ceux d'électricité. Il y a exactement la même chose dans le cerveau...

-Des gaz ?

-Des sortes de vents qu'on a fini par repérer à force de s'y attarder avec des pipettes et des petits ressorts de machine. C'est toutefois dans le Méningium cette maquette géante des tubulures cérébrales que d'aucuns inclinent à confondre avec les intestins ou à considérer ces derniers comme une sorte de deuxième cerveau, qu'on a pu les mesurer à l'aide d'un anémomètre tout ce qu'il y a de plus ordinaire...

-Cela ne me dit toujours pas ce que vous faites chez moi ni à quel titre vous vous y trouvez !

-Vous êtes chez vous partout si j'ai bien compris. J'étais passé vous apporter la dernières mouture de nos investigations concernant votre situation exacte ou supposée...Nous avons procédé au remplissage d'une sorte de grille d'après laquelle il se pourrait que...

-Vous me parliez de photos, je ne les ai toujours pas vues ! 

-Et pourtant vous seul pouvez les voir, ceci expliquant cela ! Oui nous sommes sur le point de reconstituer toute votre carrière, de la réviser, de la retaper à neuf, de lui revisser des petits boulons dans les coins, vous allez voir ! Mais ce n'est pas de la tarte ! Nous n'arrivons pas à faire la différence entre les périodes d'arrêt de travail et celles d'activité !

-On m'a souvent installé dans des sous-sols difficiles d'accès ou au contraire sous des combles trop hauts pour être visités ! Passant du soupirail au vasistas et inversement sans jamais pouvoir m'arrêter au mi-temps des choses ordinaires et de l'entendement !

-Même ces carrières sournoises se redressent, ne vous en faites pas...En doublant simplement le nombre des échelons on obtient déjà un fameux résultat !

-Le double du réellement vécu alors ? C'était déjà déjà assez pénible comme ça, vous n'allez pas en rajouter après coup !

-Vous avez un pare-feu ?

--J'en avais un au début mais je n'ai jamais réussi à renouveler mon abonnement...

-Très bien, décochez-le et cochez m'avertir avant tout envoi de nouveaux cookies.

-Vous croyez que ça va suffire à me rendre ma liberté, cette vision simple et sereine des choses, qui était la mienne avant d'entrer dans ces bâtiments lugubres où l'on m'a oublié ou tourné en ridicule ?

-Vous aviez par moments, paraît-il, une tendance à la bouffonnerie ostentatoire...Vous ne devez donc vous en prendre qu'à vous-même pour ce qui est de l'image laissée ici ou là dans le souvenir de vos collègues...

-Image qui a dû rapidement s'effacer et celle-là je ne vous demanderai pas d'aller me la récupérer quand même ! Encore que... Je dois tout de même vous dire que ma bouffonnerie est tout sauf ostentatoire mais au contraire intériorisée, ravalée, tout en images justement mais cérébralisées pour un usage strictement personnel et tenu secret ! Je suis ainsi comme distrait de l'intérieur et en même temps renforcé ou soutenu par le dérisoire, tandis qu'à l'extérieur une certaine austérité semble prévaloir, parfois augmentée d'un air pincé censé me désigner comme un adepte du réarmement moral...

-Et qui vous hisse en réalité  au sommet de la bouffonnerie...Nous sommes bien d'accord, vous n'en sortez pas, vous ne vous en sortez pas ! Quoi que vous fassiez, ça ne vaut pas tripette...

-Tripette ! Vous me sauvez la mise ! C'était le surnom de la marchande d'abats du marché Notre-Dame d'où mon père rapportait le samedi matin de quoi préparer son fameux tripoux ! Vous ne pouviez pas me faire plus plaisir, vous montrer plus avisé. J'en sens du coup l'inégalable fumet, j'en revois les ingrédients nager dans le bouillon de tomate... Vous avez raison, rien ne vaut Tripette, je veux dire madame Tripette ! Du reste Michel Oliver qui faisait aussi ses courses à Versailles avait parlé d'elle dans son émission à la télé !

-La gloire quoi ! Bon c'est bien gentil tout ça mais il va falloir se dépêcher, nous sommes attendus avec les photos chez le Médiateur départemental qui doit les séparer et les trier par genres. Inutile de vous dire qu'il y en a un qu'il n'aime pas beaucoup !

-Probablement le mien en plus. On m'a souvent dit ou fait comprendre que j'avais bien un genre mais un drôle de genre. Et moi-même je me trouve assez curieux. Ce n'est pas très encourageant. Ces photos seront ma perte, je vais les changer, donnez-les moi, je n'en ai pas pour longtemps. A la maison j'ai une glaceuse  datant de l'époque de mon grand-père, elles vont rajeunir ! Je n'aurai plus qu'à les disposer dans des enveloppes ni trop grandes pour qu'elles rentrent dans les boîtes de la Poste, ni trop petites pour qu'elles n'en retombent pas...

-Mais vous n'aurez jamais l'adresse du Médiateur, on ne peut pas lui écrire, on ne peut que lui téléphoner et encore depuis un fixe et sur une ancienne ligne qui est souvent perturbée par le réseau nocturne  du Navire Night, ces anonymes qui se parlent dans la nuit et dont certains débordent sur le jour...

-Ils ignorent probablement que c'est la ligne du Médiateur !

-Certainement, sans cela, étant donné la dangerosité de cet homme et son absence totale du sens des nuances ou de l'humour, sa propension à veiller très tard pour écouter les moindres bruits, ils auraient raccroché depuis longtemps !

-Et moi, si c'est le Médiateur des Yvelines, me voilà dans de beaux draps ! De jour comme de nuit, je ne me vois même pas lui téléphoner...

-Vous ne risquez rien, je viens de perdre son numéro !

-Il suffirait je suppose de regarder dans l'annuaire...

-Pas du tout, il est sur la liste rouge ! Il se méfie des indélicats et plus spécialement des casse-pieds nocturnes qui semblent errer au bout du fil et dont on a le plus grand mal à se débarrasser, faute de pouvoir jamais, d'une façon ou d'une autre, couper la communication !

-C'est lui qui les appelle et qui les épie, qui ne les lâche pas, je connais ce genre de personnage. Il se trouve que j'étais au lycée avec un fils de préfet, du nom de Bougras ! Il arrivait du Puy de Dôme d'où son père avait été muté pour Paris  comme Directeur au Ministère de l'Intérieur. Je l'ai bien connu car on avait l'habitude de sécher les cours ensemble pour aller se balader dans Versailles. Moi ce n'était pas mon habitude mais il m'avait entraîné avec un petit sourire entendu et un "t'en fais pas on risque rien" sur un ton qui m'avait fait entrevoir ce que pouvait être sans doute une protection peu rapprochée mais de haut niveau. Il donnait l'impression de pouvoir faire ce qu'il voulait et son assurance était si communicative que les rues étaient à moi et où à côté de lui je me pavanais presque, d'habitude plutôt effacé ou ailleurs...

-La belle vie quoi ! Dites-moi, à cette époque, votre tante connaissait-elle déjà les Bolivar ?

-Oui je crois bien.

-Où ça  et par qui les avait-elle connus ?

-A Genève. C'était un de ses collègues à l'O.M.S. !

-Et vous-même les connaissiez-vous ? Pendant les vacances votre tante vous aurait-elle présenté à eux ?

-Non c'est à Paris un peu après que ce fut fait.

-Où vous avez vu je crois le dramaturge Arrabal...

-Non c'est ma tante qui l'avait vu mais il n'y était pas cette fois-là...Je devais effectivement le rencontrer mais beaucoup plus tard, des années après, tout à fait par hasard...

-Racontez-moi ça mais n'omettez rien, je dois câbler votre réponse aussitôt après...

-Je préfère changer de question, est-ce possible ?

-Très bien, en ce cas vous souvenez-vous des tickets des bus de Genève à cette époque et de l'équipement des receveurs qui les vendaient à bord ?

-Oui parfaitement. Ils étaient soudés les uns aux autres en une grande bande qu'on tirait du petit carnet qui les retenait et dont on découpait le nombre voulu en fonction du trajet envisagé....

-Un exemple je vous prie !

-Et bien Cornavin-Rue Vermont donc pour aller de la gare chez ma tante, en 58 ou 59, c'était je crois deux tickets...

-Peu importe le nombre, abrégez, de quelle couleur étaient-ils ? Vous ne l'avez pas encore dit !

-Jaunes ! Il étaient jaunes et imprimés de noir...Toutefois il devait y avoir d'autres couleurs, je revois du bleu ciel ou du rose aux mains ou entre les lèvres de certains passagers...

-Et la sacoche du receveur, est-il vrai qu'elle comportait un petit mécanisme qui rendait la monnaie ?

-Ne m'en parlez pas, je faisais des pieds et des mains auprès de mes parents pour qu'ils me dénichent la même pour la Noël ou le Jour de l'An ! J'en rêvais plus que d'un vélo ! Je me serais bien vu dans ma chambre pendant des heures à actionner les tirettes de cet engin pour rendre la monnaie à d'hypothétiques passagers assis sur mon lit auxquels je n'omettrais pas pour autant de valider les billets avec la pince reliée à cet équipement prodigieux par  une une lanière de cuir torsadée ! Clic-Clic ! Pour La Placette faut descendre à Coutances Grenus. Pour le jardin des Cropettes, je vous dirai...

-Vous y auriez été ! Vous y êtes !  Et j'entends l'accent de Genève comme si j'y étais moi-même ! Cette magie de l'enfance ne vous a pas quitté...

-C'est prodigieux comme ces souvenirs de choses insignifiantes prennent du poids et de l'ampleur du seul fait qu'ils se sont formés dans la prime jeunesse et qu'on parvient beaucoup plus tard à les solliciter à nouveau, à les faire revivre...

-C'est un des plus grands mystères...Certains disent que c'est trop beau pour être vrai et que nous inventons tout au fur et à mesure comme ça nous arrange, et sans nous en rendre compte ! Nous imaginons en croyant nous souvenir !

-Ces trifouilleurs du bocal me font l'effet d'êre des rabat-joie ! Ils voient des plages de couleur qui clignotent par-ci par-là sans connaître la nature du phénomène qui les produit. C'est électrique, vous diront-ils. La belle avance ! Il y a de l'électricité partout et depuis un bout de temps.

-Nous sommes paraît-il des piles électriques qui déambulent. Nous avons des éclairs plein le chaudron ! N'avez-vous jamais remarqué ces étincelles verdâtres qui nous viennent au bout des doigts et qui se propagent tels des éclairs de chaleur dans nos pull-overs quand nous les enlevons avec ce crépitement sinistre en même temps que tous nos cheveux se hérissent ?

-Ce sont peut-être les vrais orages d'après des météorologues qui les étudient de près près.

-Ce sont ceux du diable, je ne les aime pas.

-Mais le diabolique équilibre les choses, il faut bien que le bon dieu se laisse abuser de temps en temps, mener en bateau ! Vous savez qu'il existe deux sortes d'éclairs ? Les positifs et les négatifs. selon qu'ils tombent du ciel sur la terre ou qu'ils partent du sol pour finir  dans un nuage. Je ne vous dis pas ceux qui sont du Diable et ceux qui sont du Seigneur ! La métaphore me paraît évidente. Le problème c'est qu'ils sont aussi redoutables les uns que les autres et qu'il vaut mieux de toute façon ne pas se trouver sur leur chemin !

-Le feu du Ciel est ambivalent alors !

-Non, bivalent ! S'il monte vous êtes cuit, s'il descend vous êtes damné !

-La bivalence est vraiment le fléau du siècle ! Tout le monde veut savoir ou pouvoir tout faire !

-C'est donc la polyvalence que vous incriminez. Il est exact qu'elle fait des ravages. Une tête ne va pas sans ses multiples casquettes. Moi par exemple, j'ai été tenu très tôt de reconnaître des compétences multiples...

-C'est une confession alors...Ne seriez-vous pas une sorte de polyvalent ? Je me demandais pourquoi nous faisions toujours salon si rapidement dès que nous nous rencontrions, cela me semble clair à présent !

-Et oui, qui se ressemble s'assemble ! En tout cas cela montre que  nous avons au moins une casquette en commun...

-Je paierais cher pour savoir de laquelle il s'agit...J'en ai tout un lot par là...

-Montrez-les moi. Je veux les voir !

-Non n'insistez pas, je les ai perdues. De toute façon je ne les mettais jamais.

-Voilà donc pourquoi tout le monde vous croit sans compétences !

-Sans compétences particulières, ce n'est pas la même chose...Du reste, pour en avoir il me suffirait au bon moment d'en tirer quelques unes dans un chapeau...

-Alors que vous êtes un jeune homme d'examen et peut-être de concours s'il vous a pris l'envie de bachoter pour de bon ! Vous êtes un des rares à pouvoir apprendre par coeur et retenir longtemps énormément de choses et dans les domaines les plus divers !

-C'est exact mais vous verrez qu'un de ces jours je serai détrôné par des machines, des petites machines d'apparence insignifiante et qu'on glisse dans la poche !

-Je vous signale que ça existe déjà et que de plus vous en avez une dans la poche ! Vous allez devenir intelligent malgré vous, malin du bout des doigts !

-Quoi ? Mais c'est exact...J'avais pourtant dit que je n'en voulais pas ! Sous aucun prétexte !

-On vous fera un prix en ce cas et vous serez obligé de l'accepter, c'est un abonnement obligatoire ! Regardez autour de vous, personne n'y échappe. Au début personne n'en voulait, ils en ont tous !

-Tout le monde en a un ?

-Oui, même vous ! Vous êtes déjà fait. Et si la seule chose qui vous sauve un peu est que vous n'en ayez pas encore tout à fait pris conscience, cela ne saurait durer. Bientôt, chez vous comme dehors vous l'aurez en permanence au bout des doigts !

-Mais non, j'avais dit, seulement en cas de nécessité ! J'en avais pris une notice quelque part avec les tarifs et les performances attendues ou souhaitées, toutes les options...J'avais bien l'intention de réfléchir pourtant et le plus longtemps possible, de me faire un petit dossier de documentation à augmenter sans cesse jusqu'à épuisement de tout ce qui compte en matière d'études et de conseils en ce domaine encore assez nouveau à l'époque ! Je comptais bien en rester là le plus longtemps possible, à ressasser toutes les formules, tous les bons plans, les magasins ouverts le dimanche, pour le 1er mai, pour l'Ascension et le dimanche de Pâques ! D'une année sur l'autre, vérifier les horaires, tous les jours fériés ouvrés ! Les ouvrables, les soirées entières, les nuits !

-Effectivement vous ne pouviez pas le louper ! Vous avez fini par vous y rendre au Centre Commercial...

-J'ai dû finir par signer quelque chose...

-Votre abonnement tout simplement !

-Vous croyez qu'il marche pour de bon ? Si j'avais oublié de cocher une case quelque part ?

-Vous auriez comme une case de vide ! Mais ce n'est pas le cas rassurez-vous. Prenez-le donc, essayez-le je suis sûr qu'il marche à la perfection ! Dans votre poche-là ! Vous l'avez ! Il vous suffit de le prendre comme autrefois on prenait son carnet à boudin ! Le mécanisme n'est plus tout à fait le même ! Y a eu comme du perfectionnement ! Franchissez un demi-siècle d'un seul coup ! Par la simple pression d'un doigt sur l'ustensile faites venir les choses, importez ce que vous voulez, de partout dans le monde, instantanément !

-J'ai dû souscrire un abonnement malgré moi, sans m'en rendre compte, un beau jour...Je revois un très grand magasin, presque désert... Etais-je le seul client ? Tout au fond une vague silhouette derrière un présentoir...Le vendeur ! Après je ne me souviens pas bien....Quand donc était-ce ?

-Un 1er mai ! Voyez, j'ai le reçu du vendeur...Pas étonnant qu'il n'y eût pas foule. c'est bien vous, vous choisissez vos jours pour être tranquille.

-Je n'arrive à faire mes courses que les jours fériés. Mais là tout de même, j'ai exagéré, au lieu d'aller me promener ! Quelle année était-ce ?

-Ce n'est pas indiqué. En tout cas ne cherchez pas, c'était bien vous. Toutefois vous n'étiez certainement pas seul, mais vous avez eu cette impression probablement parce que vous vous figuriez une fois de plus qu'on avait d'yeux que pour vous et ne pouvant supporter la charge des regards vous les avez niés en fixant vos chaussures ou en faisant semblant de vous intéresser à des ustensiles, des appareils disposés tout en bas des rayons, d'où ces poses penchées, voire à croupetons, qui vous prodiguaient, l'espace d'une minute ou deux, un certain soulagement !

-Je ne me sens vraiment bien qu'au-dessous de la ligne de flottaison des regards...

-Oui au niveau des caniches quoi...

-Oh pas si vite,  si c'est de l'infini que vous voulez parler, sachez que l'amour est à réinventer !

-Je vous signale que sans la mention de l'année la garantie ne marche pas...

-Oui j'y ai renoncé contre le droit de venir dans le magasin aussi souvent que je voudrai sans plus jamais rien acheter !

-Je suis même sûr que sans avoir ouvert l'emballage vous êtes revenu au magasin pour essayer de le remettre à sa place et repartir sans vous faire rembourser ! Je me trompe ?

-J'ai essayé oui ou plus exactement j'ai pensé un moment que c'était peut-être ce que j'avais de mieux à faire. Et puis je me suis rappelé la phrase dans l'Homme révolté, le comble de l'anarchie c'est d'accepter le monde tel qu'il est, et je me suis dit que je n'y pouvais rien changé, que j'étais bel et bien pris dans le flux, le grand flux universel des choses qui bougent et qu'il me fallait bouger avec !

 -Quelle sagesse tout d'un coup ! Alors qu'avez-vous fait ?

-Non seulement j'ai décidé de garder cet ustensile de malheur mais j'ai voulu en acheter un autre, oui un deuxième ! Pas le même rassurez-vous, le modèle juste au-dessus que j'avais envisagé un moment au début. Et puis je ne l'ai pas fait non plus. Deux projets éphémères et opposés qui se sont heureusement et rapidement comme annulés l'un l'autre. Il me restait donc le premier, l'unique, dont je n'avais plus qu'à défaire le paquet ! Mais le problème...

-Oh non ne me dites pas que vous n'aviez pas de ciseaux pour couper la ficelle, vous me tueriez d'ennui et de perplexité, n'en ayant pas non plus !

-Non, non ce n'est pas ça...Mais figurez-vous que je ne savais plus exactement ce que j'avais acheté. Il y a tellement d'appareils nouveaux. Et puis je n'ai pas eu le choix, je n'ai même rien eu à demander. Dès que je me suis approché après bien des tours et des détours, le vendeur m'a tendu une boîte en me disant c'est celui qu'il vous faut ! Je n'en revenais pas qu'un achat dans ce magasin pût être aussi rapide tant on y est contraint d'attendre des heures le bon vouloir d'un vendeur et même qu'un vendeur tout simplement émerge au milieu des cartons ou des montagnes de barres de polystyrène ! Comme il me tendait en même temps la facture j'ai trouvé l'aubaine exceptionnelle et j'ai aussitôt cheminé vers la caisse la plus proche sans même avoir regardé vraiment ce qu'on m'avait mis dans les mains et sans éprouver non plus le besoin de l'examiner plus en détail pour le moment.

-Vous en saviez suffisamment, c'était celui qu'il vous fallait !

-Ce vendeur avait dû remarquer que je ne tenais jamais rien contre mon oreille ou ne jouais pas non plus des pouces sur un écran lumineux sans le quitter des yeux tout en slalomant entre les rangées de présentoirs ! Il m'arrivait pourtant de ne plus réfréner mon habitude de me parler à moi-même pour avoir observé que cela pouvait indiquer l'usage d'un téléphone "mains libres" totalement invisible et donc me sauvait peut-être de la ringardise tout en ménageant mon penchant irrépressible pour le soliloque.

-Vous faisiez d'une pierre deux coups. Je vous reconnais bien là, toujours à deux étages, à deux portants !

-On est obligé de porter au milieu dans ces cas-là, ce n'est pas très pratique ! Si vous voulez mieux, je suis double mais d'un seul tenant !

-D'où la possibilité de vous dédoubler à nouveau ! Vous m'avez l'air d'un drôle de pantin, m'enfin c'est bien ce que j'avais cru comprendre dans votre dossier ! Quelqu'un d'exceptionnel ! Vous avez dû vous trouver empoté avec cette boîte dans les mains à devoir marcher vers la caisse pour concrétiser un achat que vous n'envisagiez pas une minute plus tôt et que vous vous étiez même juré de ne jamais effectuer ou pas de si tôt ! Ça devait être terrible ! Non ? Qu'aviez-vous en tête exactement ?

-Je me promettais, si je m'en sortais, d'intégrer au plus vite le réseau des gens les plus influents du monde pour accéder aux fonctions immémoriales !

-Je vous présenterai le beau-frère de mon gardien d'immeuble qui s'occupe je crois du recrutement pour la région Île-de-France Ouest de quelque chose de similaire, voire d'approchant...Ces réseaux fleurissent un peu partout et sont très bien organisés. Tout le monde un jour ou l'autre en fera partie. Il y aura alors des fédérations de réseaux qui permettront d'influencer d'encore plus haut donc encore plus loin ! C'est pour tout de suite que vous auriez voulu cela. Patientez, la part d'influence qu'il faut apporter soi-même au départ est destinée à diminuer encore, pour disparaître tout à fait  !

-Enfin cet épisode a dû bien se terminer puisque je me retrouve d'après ce que vous me dites avec cet appareil dans ma poche et prêt à servir !

-C'est très bien mais j'ai peur que vous changiez de veste avant d'avoir mis une seule fois la main dans votre poche ! Songez que dans la poche de l'autre, la nouvelle, vous ne trouverez peut-être au mieux qu'un petit étui de plastique transparent contenant au plus deux boutons de rechange !

-Et je croirai une fois de plus avoir tout perdu ! 

-C'est deux boutons contre un smartphone ! Réfléchissez bien, ce n'est pas cher ! Car si vous persistez à tergiverser vous allez le payer une deuxième fois et au prix fort !

-Mais j'aurai peut-être alors gardé ma veste ! Un pied-de-poule comme on n'en fait plus !

-Avec dedans, tout au fond de la doublure, un appareil suranné, qu'il vous faudra remplacer au plus vite car totalement dépassé ! Inutilisable à cause d'un changement de réseau ! D'un nombre de G insuffisant ! D'un hard-core douteux !

-Et pour m'en débarrasser tout à fait et d'une manière définitive, je serai obligé de jeter ma veste ! Je comprends ça...Sans avoir jamais vu l'appareil en question !

-Il est probable que vous ne verrez pas l'autre non plus, mais essayez, je vous en supplie, essayez !

-Je choisirai une de ces petites vestes légères dites d'été, vous savez en tissu un peu gaufré, sans doublure et alors là surtout, sans rabat au-dessus des poches! Cette fois je suis sûr de mon coup...

-Malheureusement et décidément vous jouez de malchance avec l'équipement numérique de l'homme moderne partout connecté, des vestes comme vous me dites, ça ne se fait plus depuis longtemps ! Oui je vois ce que vous voulez dire, j'en ai cherché moi-même il y a quelques années, impossible d'en trouver une !

-Alors je ne suis pas près de pouvoir téléphoner dans la rue ou dans l'autobus ! Ou aux cabinets ! D'un bac à sable ! Du Grand Bassin des Tuileries !  Qu'on vienne me chercher ! Qu'on s'intéresse à moi ! Qu'on m'établisse enfin la communication !

-L'ennui c'est que vous n'avez ni l'appareil ni l'envie de vous en servir!

-Avant si ! Je passais mon temps au téléphone ! Mes nuits ! Le Navire Night c'était moi ! Je remettais ça dans la journée.

-C'était les anciens postes, les gros combinés lourds et noirs !

-Ou beige comme chez mon grand-père avec le cadran rond et les trous pour le doigt que certains maintenaient en place afin d' accompagner ou même de forcer le retour du cadran et peut-être gagner du temps. Je ne sais pas je ne pratiquais pas cela. Cela me paraissait l'effet d'une nervosité agaçante et surtout parfaitement inutile, d'une grande stupidité.

-Je vous signale que c'est exactement ce que je faisais ! Vous n'en loupez pas une, vous n'êtes pas très intuitif avec votre vérificateur.

-Comment aurais-je pu deviner une chose pareille ? Que vous soyez un vérificateur et le mien ! Jamais je n'aurais cru ça de vous. Franchement vous me décevez beaucoup.

-Oh vérificateur d'images ce n'est pas si désobligeant. Et d'images anciennes, de très vieilles choses ! Toujours enfouies on ne sait trop où...A recapturer ! A refaire ! Même l'auteur n'est pas nécessaire, on opère sans lui !

-Sans lui ? Et si ce sont des diapositives ?

-Si les couleurs en sont trop mauvaises, on les corrige. On se méfie beaucoup des lointains bleutés, toute cette fausse coloration dûe aux filtres spéciaux ou à des gélatines sur mesure, à la commande !

-Chez Odéon Photo, ils en avaient de toutes prêtes. Il n'y avait plus qu'à les tartiner ! Et à partir au bord de la mer...

-J'ignore ce que l'avenir vous réserve mais avouez que jusque-là vous avez eu la belle vie. On vous a bien mâché la tâche, vous n'aviez même plus à mastiquer !

-Je reconnais que si je me suis égaré dans de nombreux bureaux où j'ai toujours fini par disparaître, on m'y avait pourtant comme invité et reçu à chaque fois avec une grande courtoisie et une sorte de confiance dans mes possibilités que je n'avais pas moi-même, me demandant plutôt si j'avais seulement, au mieux de temps à autre,  tout simplement le sens commun...On appréciait aussi je crois, en plus, ma haute recommandation dont personne ne me parlait véritablement mais dont je percevais des allusions plus ou moins explicites..."Ici c'est comme partout, il y a les protégés de Baudrier"...

-Le mari d'Arlette ?

-Oui et on m'avait dit ça avec une fausse ingénuité pour voir ce que j'allais dire ou la mine que je ferais..

-Alors ?

-Alors rien, rien du tout. Mais je dois dire que j'ai eu du mal à ne pas afficher une certaine déception...

-Ah oui ? Comme vous y allez ! Mais parlez sans crainte et sans délai, je ne vis plus...Une déception dites-vous ?

-Et bien oui, dans ma candeur existentielle, j'étais persuadé être le seul protégé de ce Baudrier familial et néanmoins étranger, plus étranger que familial !

-Alors que vous l'auriez voulu tout simplement étrange...

-Certainement, inexplicablement voué à me protéger et à ne protéger que moi ! Je sentais même monter comme une sorte de jalousie. Etais-je au moins celui qu'il protégeait le plus ? Ce n'était pas certain.  Comment le savoir ? Et ses autres protégés, qui étaient-ils ? En réalité je ne tenais pas tellement à le savoir car je craignais surtout de tomber sur des personnes bien plus méritantes que moi et propres à payer en retour, simplement par leurs compétences ou au moins leur bonne volonté, les attentions bienveillantes de leur protecteur..."Il ne dit rien, ne se montre pas mais se fait tenir au courant de l 'évolution de ton travail, des moindres choses, il te suit..." m'avait dit un jour ma tante retour de chez Arlette ! Mais à la réflexion, s'il a autant de protégés peut-il vraiment les suivre tous de cette façon ? Je ressentis tout à coup une sorte de libération. En fait, il se souciait peut-être de moi comme d'une guigne ! J'avais bien tort de me sentir contraint ou empêtré dans une glue affective dont j'avais la naïveté de croire qu'elle était secrétée par une fibre familiale des plus cachées mais des plus authentiques et propre à me faire fondre moi qui m'amollis si facilement...Bref je ne pouvais plus croiser qui que ce soit dans les couloirs ou aux lavabos sans me dire que c'était un frère ou une soeur en protection, et que la famille décidément, on sait où ça commence mais pas où ça finit !

-Tous ces bureaux dans la fonction publique, ces administrations ne sont que des grandes maisons, des grandes familles ! Vous ne le saviez pas ? Vous ne l'aviez pas remarqué ?

-Si probablement et alors c'est sans doute par ça que j'ai passé ma carrière à me réfugier dans les caves et les greniers qui sont souvent, dans une maison, rappelez-vous, les endroits préférés des enfants. J'y disparaissais pour de bon et avais su faire en sorte qu'on ne vienne plus m'y chercher ! Qu'on m'oublie vraiment ! Ce qui s'est effectivement produit...

-C'est un privilège qui n'échoit qu'aux hyperprotégés !

-Toutefois pour un temps seulement car lorsque la grande restructuration des services a eu lieu et que les nouveaux centres ultramodernes furent prêts, j'ai dû refaire surface et après des retrouvailles qui en laissèrent plus d'un pantois, accompagner tous les collègues pour la nouvelle installation où l'on m'avait réservé un magnifique bureau au dernier étage avec porte-fenêtre coulissant sur un patio de plantes grasses façon cactus et au-dessus un grand carré de ciel bleu...

-L'aventure tropicale à Boulogne-Billancourt !

-Oui, les rêves qu'on fait au bureau sont les plus tropicaux, vous ne le saviez pas ? Etant donné vos capacités et prérogatives vous devriez aller faire un tour dans les tropiques cérébraux. Il y en a sûrement à observer, sinon d'où viendraient nos fantasmes d'outre-mer, le nez au-dessus d'une balance de trésorerie ?

-Et le pied sur une affiche de L'idole d'Acapulco !

-On n'est pas des sauvages ! Un peu de rêve ne saurait nuire. Dites, vous repreniez à quelle heure l'après-midi ? Quand vous repreniez bien entendu...

-Même dans ces cas-là,  assez rares au demeurant, je n'avais pas l'impression de reprendre grand-chose et que c'était plutôt moi qu'on reprenait...C'est pourquoi je repartais souvent presque tout de suite avant même qu'on ait pu me voir...

-Seule votre ombre vous trahissait parfois...

-Mais oui, au coin des couloirs je tournais avant elle qui me suivait toujours. Je me suis même demandé si c'était vraiment la mienne car elle ne me ressemblait pas...Je la voyais avec un chapeau moi qui n'en porte pas. Du coup je n'osais pas me retourner pour voir ce qu'elle devenait, si elle n'avait pas rectifié sa tenue, comment elle se tenait quand je ne bougeais pas...Une fois à ma grande surprise elle était passée devant moi mais je la vis, alors que j'avançais d'un bon pas, se tortiller d'une manière grotesque avec une sorte de déhanchement que je ne me connaissais...

-On ne regarde pas toujours son ombre cheminer. C'est un tort car c'est parfois révélateur de défauts de locomotion qui sont d'autant plus amplifiés que l'ombre est allongée, que l'heure est tardive ou matinale...

-Non non, j'avais vraiment l'impression qu'on se moquait de moi !

-S'il fait soleil, vous ne devriez sortir qu'à midi précise ou arranger votre parcours de manière à l'avoir tout le temps derrière vous. Ce n'est pas sorcier, c'est une question d'habitude. Certains orientent leur parcours de la sorte et en permanence, qui plus est sans même avoir besoin d'y penser, comme un sixième sens. Tels sont les vrais spectrophobes dont vous êtes sans le savoir cher ami, comme vous ils ont peur de leur ombre !

-Oh les braves gens ! Ils existent donc ! Quand puis-je les rencontrer? Maintenant ? Avec ce soleil couchant, ce n'est peut-être pas très indiqué. Quelle situation les laissent perplexes, un peu sur le qui-vive?

-Le ciel voilé, qui sans effacer tout à fait les ombres, les estompe !

-Des fantômes d'ombres ! Ils ont du coup, et paradoxalement, moins peur je suppose. Que font-ils dans ces cas-là ?

-Ils attendent que les nuages épaississent. Ils aiment encore mieux la pluie !

-Ces phobiques sont vraiment de curieuses gens. Je n'aimerais pas les rencontrer au coin d'un bois.

-Vous avez remarqué comme les ombres dans les bois sont morcelées? 

-Je sais que les vents y courent très différemment selon les futaies et l'espacement des troncs qui créent des remous tout à fait semblables à ceux qu'on observe autour des piles d'un pont...Est-il vrai que le vent a tendance à monter vers les cimes pour rejoindre au-dessus le flux principal ?

-Le vent qui est invisible, comment pourrait-il avoir une ombre ! C'est absurde, vous dites n'importe quoi !

-J'ai rien dit de ça !...Oh c'est curieux, tout à coup j'ai envie  de vous envoyer une demande de renseignements !

-C'est bien gentil mais vous n'en avez plus je crois la possibilité, ayant perdu cette prérogative qui vous autorisait à tracasser les gens comme bon vous semblait à longueur de journée et avec les questions les plus indiscrètes.

-On a effectivement considéré que j'avais mérité de prendre ma retraite avant l'âge statutaire, ce que j'ai accepté...

-Vous n'aviez pas le choix. La retraite d'office est une sanction que je sache et qui s'impose au fonctionnaire au minimum très insuffisant dans son rendement ou sa façon de servir ?

-J'ai retrouvé ma pleine et entière liberté et c'est le principal. Du reste je ne me suis guère éloigné de ma fonction précédente puisque je suis, comme la loi m'y autorise depuis peu, Contrôleur des Impôts privé. Je fais le même travail, j'utilise les mêmes imprimés, je notifie les mêmes redressements qu'avant mais je suis maintenant  entièrement à mon compte, libre de procéder comme je l'entends ou presque car si ma liberté n'est pas totale je dispose d'une bien plus grande autonomie et d'un panel d'initiatives beaucoup plus large ! Comme vous le voyez, ça n'a rien à voir avec Conseil fiscal. J'ai même pu conserver ma commission d'emploi par laquelle je peux requérir immédiatement et en toute circonstance l'aide, l'appui ou la protection des forces de l'ordre par exemple en cas d'embrouille avec un récalcitrant ou si un malfaisant fait des siennes ! Et toujours au nom du Peuple Français...tenez regardez, la voilà...

-Vous me l'avez déjà montrée cinquante fois, vous n'allez pas recommencer !

-L'Administration a intérêt à ce que ça marche puisque je lui reverse par contrat la totalité de mes perceptions...

-Mais alors vous ne travaillez pas pour vous ! Qu'est-ce que ça vous rapporte ? Quel intérêt retirez-vous de cette mascarade !

-Je peux continuer à jouer mon rôle. Et je le joue vraiment c'est à dire avec le plus grand sérieux. Je suis sérieux comme je l'étais enfant le jeudi dans le bureau de ma mère et que, requise par une réunion, elle me laissait seul à sa place à tamponner des enveloppes ou à classer  des imprimés !

-C'est l'épanouissement par la régression ! C'est la subtilité même dans une plénitude absolue ! Vous comprenez donc pourquoi ces téléphones portables qui se veulent malins me répugnent !

-Oui maintenant il est certain que j'insisterai avec moins de hargne et de fausse persuasion pour vous faire sortir de votre poche l'accessle donc oire miraculeux aux mille sonneries dont vous n'avez que faire ! Laissez-le dans cette maudite veste et changez-la sans rien dire pour une autre qui vous ira mieux ! Laissez-la dans un vestiaire, oubliez-là ! Et songez à l'heureux bénéficiaire de ce don inopiné au moment où ayant mis sa main dans la poche il en retirera le prodigieux appareil ! A sa tête, à son regard incrédule, à la remise brutale de l'engin dans la poche pour mieux le ressortir un peu plus loin et commencer à l'employer comme dans un rêve !

-Vous croyez que je peux faire une chose pareille ? Aussi inversée ? Car c'est moi qui devais rêver avec ce truc-là ! On me l'avait dit cent fois, mille fois ! Tu verras c'est un monde meilleur, un autre monde ! T'en es encore au Minitel ? Cherche plus les touches, c'est du tactile !Le géant d'IBM a rapetissé, il tient dans la poche ! Dans la tienne un jour sûrement...

-Ah vous voyez, ils ne s'étaient pas trompés ! Comme je vous regarde et comme je vous vois ! Mais oui, allez-y, reprenez-la votre veste de tous les chagrins, de toutes les doublures, coutures et anciens boutons devenus introuvables ! Elle n'est sûrement pas loin que diable ! Sûrement pas partie ! Qui voudrait d'une telle veste, sans plus de boutons, un rabat de poche impossible à soulever !

-Moi seul savais comment ne pas parvenir à le soulever !

-Vous aviez trouvé juste. C'était la plus grande sécurité possible, vu ce qu'il scellait, bien entendu et qu'il scelle peut-être toujours, ce rabat. Soyons sérieux, cette veste, finalement, dans quel vestiaire l'avez vous laissée ?

-Dans aucun vestiaire, elle est toujours chez moi !

-Chez moi ?

-Non chez moi !

-Vous avez dit chez moi, donc elle est ici. Par quelle mystère, allez savoir. En tout cas si c'est bien le cas elle est forcément dans la petite penderie dans l'entrée. C'est probablement là que vous l'aviez mise le soir où vous étiez venu me voir encore tout affolé d'avoir enfin mené à terme l'acquisition d'un téléphone ! Vous n'aviez pas pu le montrer prétextant qu'on devait vous le livrer alors que vous l'aviez sur vous, n'est-ce pas ? Dans la poche ?

-Où il doit toujours présentement se trouver si vous ne procédez pas  au débarras intempestif des veilles choses dans votre satanée bicoque où je me retrouve souvent malgré moi et comme attiré par une sorte de mystère ineffable !

-Normal d'y revenir de temps en temps. Vous êtes chez vous ici. Non je veux dire c'est bien chez vous.

-Chez vous, c'est pas mal non plus... Dire qu'avant j'avais besoin d'alcool pour ne plus savoir où j'étais ni qui, autour de moi, était vraiment qui ou quoi...Maintenant, pourtant parfaitement sevré, cette indétermination m'est restée...Je la traîne partout comme un boulet...

-Ce boulet permet justement de réduire le paquet d'ondes...Ne vous en séparez jamais avant de l'avoir utilisé !

-Comment fait-on ?

-Je dois bien avoir une notice quelque part...Moi aussi jadis j'ai été sujet à ces dysfonctionnements du sens commun et de celui de l'orientation...Je ne savais plus si j'étais chez moi ou chez ma grand-mère ! Simplement parce qu'on voyait le même ciel par la fenêtre de la salle à manger ! Une sorte de bleu-vert...Qu'ai-je bien pu faire de ce document ? Il pourrait vous être utile, quand on perd la boussole c'est le seul moyen de la récupérer.

-J'aurais dû faire un métier plus concret, arranger des choses qui ne demandent qu'un certain ordre, une structure aboutie et non engager des gens dans des impasses dont ils ne ressortent qu'à grand-peine en tentant de me guider moi-même vers la lumière ou un espoir même minime, voyez...en me tirant de force de mon propre embarras !

-C'est un petit fascicule qu'il faut lire et relire sans cesse...ah mais bon sang...là-dessous peut-être...je l'empencore plus facilement .ortais toujours dans l'autobus déjà pour avoir l'air de m'intéresser à quelque chose et aussi pour pour garder le nez baissé le plus longtemps possible, pour ne pas voir les gens autour, pour ne pas voir s'ils me regardent, s'ils me voient !

-Pour cela n'importe quel livre ferait l'affaire, pourquoi celui-là plutôt qu'un autre ? Et puis pourquoi pas le journal ? Derrière un journal on peut se cacher encore bien mieux et plus facilement...

-Parce qu'il ne s'agit pas de se cacher ! Il s'agit d'être vu sans voir. De faire durer le plaisir, de ne pas regarder tout de suite, de tenir les yeux faussement occupés à lire jusqu'à l'extrême limite de l'inconfort dans l'exaspération de la curiosité non satisfaite, du besoin de savoir si on intéresse les autres, d'autres, un tant soit peu ou pas du tout...Le point dramatique étant dans la question de savoir, si on est regardé, de quelle manière le fait-on et cerise sur le gâteau, pourquoi ? C'est un coup à ne jamais lever la tête par peur de savoir ou de voir s'il ne s'agirait pas du fameux regard aliénant dont parle Tournier dans ses Météores ? Un coup à se mettre à lire pour de bon, c'est pourquoi j'emporte toujours un livre qui me passionne, un de ces livres de chevet qui vous emportent ailleurs pour de bon ! Le risque avec cet échappatoire est de ne relever le nez qu'au terminus, votre arrêt passé depuis longtemps, l'avantage c'est qu'il n'y a généralement plus personne d'autre que vous dans le véhicule et ce problème imaginaire auquel sans doute par jeu on s'était confronté a lui aussi disparu. On  est donc frais et dispos pour refaire à pied le chemin dans l'autre sens car il n'est pas question de remettre ça, on n'est pas des sauvages mais se retrouver de nouveau à la merci d'un de ces regards toujours à l'affût d'une singularité ou d'on ne sait trop quelle déviance réelle ou supposée, dans ces carlingues surchauffées !

-Dites, vous avez une sacrée veine vous ! Figurez-vous que je viens de dénicher la notice de votre appareil, c'est moi qui l'avais, elle était dans mon tiroir. Comme je n'en ai qu'un j'aurais pu le trouver plus tôt me direz-vous mais l'essentiel c'est que je l'ai et que j'ai même eu le temps de découvrir sur son fonctionnement quelque chose qui va vous intéresser, vous rassurer !

-Parlez vite, je manque d'air tout à coup ! J'en laisserais tomber la bécane !

-Mais je constate en effet que vous l'avez dans les mains. Alors ça y est ? Le plus dur est fait ! Où était-elle exactement ?

-Je l'avais dans ma poche. Je n'ai eu qu'à y plonger la main et en sortir l'engin flambant neuf, prêt à être doigté !

-Quand je vous disais que c'était facile ! Mettez-vous y sans crainte car ainsi que je vous le disais il y a un instant, je vous ai trouvé une      excellente parade à toutes ces appréhensions qui sont bien légitimes mais dont on ne se débarrasse pas toujours facilement et qui peuvent même chez vous, qui sait, refaire surface...

-Poursuivez, je suis couvert d'ouies de la tête aux pieds !

-Servez-vous plutôt de vos omoplates qui sont nos os les plus sonores et qui font antenne ! Si vous voulez mieux, écoutez voir.

-Mes yeux prendront donc le relais pour vous suivre, mais je crois bien avoir moi aussi trouvé quelque chose...

-Chut chut, laissez-moi faire, j'ai l'habitude. Il existe sur cet appareil un bouton qui permet de le débrancher instantanément...Et sans souci puisque si le silence ou l'inaction de vos doigts vous pèsent, vous le branchez à nouveau tout aussi rapidement ! Et il se remet aussitôt à tinter, à tintinnabuler et à vous montrer des images ou à vous suggérer d'en envoyer ! Je suis sûr qu'avec ce petit machin-là, vous allez vous intégrer sans crainte à la grande galaxie des surconnectés et des polypodcastés ! Non ?

-Je l'ignore car il doit exister un bouton encore plus actif que le vôtre et que j'aurai apparemment actionné par mégarde...

-Bouse de vache, vous m'inquiétez à tortiller comme ça ! Laissez tomber ça va rebondir ! Précisez bon sang ! De quel bouton s'agit-il ?

-Du bouton principal je crois. Celui qui coupe tout pour toujours ! Regardez, ça ne marche pas !

-Mes aisselles font trempette, vous me subjuguez !

-Ou ça ne marche plus, je ne sais pas, je ne l'ai jamais vu fonctionner.

-Il n'a jamais marché ? Il ne marchait pas alors !

-Probablement.

-N'oubliez pas que vous n'avez pas de garantie ou que vous n'en avez pas voulu. Vous n'avez aucun recours. Cet écran est irrémédiablement noir et toute la bécane sourde et muette pour toujours !

-Quelle aubaine ! Imaginez un instant que la garantie puisse marcher. Je serais à nouveau pris dans les filets de la modernité...

-Vous aviez tout prévu hein ? Votre démon n'a rien laissé au hasard. Mais vous ne vous en tirerez pas comme ça ! Vous ferez vos gammes c'est moi qui vous le dis !

-Le fait est que j'ai failli pianoter mais je crains que ce soit encore pour une autre fois. Et puis avez-vous remarqué qu'ils réinstallent déjà des cabines téléphoniques un peu partout ?

-Justement vous auriez pu échapper à leur atmosphère de fournaise quand il s'agit de bigophoner au mois d'août à la campagne ! Et le craquement des portes, la glue sur les combinés que des maniaques ont tenus ! L'emballage du burger sur la tablette avec sa feuille dedans ! La personne paraissant soucieuse qui attend que vous ayez fini alors que vous faites semblant de téléphoner, qu'il n'y a personne depuis le début au bout du fil ! Que vous n'avez même pas fait semblant de composer un numéro puisque vous étiez tout seul à ce moment-là ! Vous vous êtes contenté de débrancher le combiné pour être tranquille !

-Et pour avoir cet insigne plaisir de pouvoir à nouveau me parler à moi-même avec un semblant de nécessité et une absence apparente d'incongruité ou de loufoquerie. Mais cet arrangement illusoire et purement subjectif vacille dès l'arrivée du péquin ou de la péquine qui sitôt votre départ entend procéder à un branchement effectif de la ligne et pour une conversation généralement non simulée. Et c'est alors que je frise certainement le ridicule car je change brusquement de ton, de sujet et de rythme, cherchant surtout à faire vrai et c'est la catastrophe..."Comment ma chérie il t'a dit ça, comme ça, d'un coup, oh c'est vraiment épouvantable !..Tu ne veux pas que je m'en occupe ? Non c'est sûr ? C'est bien sûr hein ? Je l'appelle et c'est réglé tu sais...Non? J'ai justement son numéro là...Je n'ai qu'à le composer...Je suis capable de le faire réellement tu sais !" Mais je ne tiens jamais très longtemps et au bout de deux minutes, je raccroche et cède la place, laissant la vraie vie s'accomplir car il me semble alors que c'est la moindre des choses et que sans savoir au juste ce que je me joue dans ces cas-là, je sais tout de même que je ne suis pas dans Rosemary's Baby !

-Vous vous adressez probablement à votre double enfantin. C'est assez fréquent vous savez, ne vous croyez pas exceptionnel ou exagérément bizarre. Les exemples ne manquent pas de ceux ou celles qui encombraient les cabines téléphoniques à des fins similaires. C'est aussi pour ça qu'on les a supprimées. Les recettes ne rentraient plus, les fils pendouillaient, il a fallu agir...

-Je faisais déjà semblant de téléphoner quand j'étais petit. J'imitais ma tante qui parlait souvent anglais quand elle appelait ses collègues de l'O.M.S. à Genève en tirebouchonnant le fil du téléphone et en prenant des airs mystérieux comme si elle n'était plus tout à fait là et moi non plus.  Alors je faisais pareil en inventant en plus un anglais imaginaire et plus vrai que le vrai...

-Vous êtes toujours petit. Ou plutôt cela dépend, vous êtes soit petit, soit votre tante même...Une étonnante double personnalité. Et c'est plus qu'une simple imitation. Vous vous glissez dans sa peau, dans sa vieille peau. Vous ne donnez qu'un tour de cuillère dans votre tasse de thé vous aussi, jamais deux !

-Au Pré Fleuri madame Bonzon disait à son mari "Willy, passe-moi les cuillers" et non les cuillères. C'étaient pourtant les mêmes ustensiles. Quel est le bon usage là aussi ? Masculin, féminin...Un tour, deux tours...On ne sait plus. 

-Oh dites, je viens de recevoir une demande de renseignements, je ne sais pas bien comment y répondre, vous ne pourriez pas m'aider ?

-D'où cela vient-il ?

-Sûrement d'une administration mais de laquelle ? Des ambulants ou des demeurants ?

-Que dit le tampon ? Il y en a bien un ?

-Il y en a même plusieurs et en réalité on pourrait croire qu'il n'y a que des tampons...Et manque de chance ils sont trop pâles pour être tout à fait lisibles et lorsqu'ils semblent plus appuyés ou plus encrés ils le sont trop ou alors bougés, dédoublés, tréflés comme en écho jusqu'en haut de la page !

-C'est une oeuvre, c'est un Arman ! Il bégayait beaucoup du tampon lui aussi...

-On dirait plutôt un truc de gosse. Un enfant qui s'ennuie dans un bureau et qui tamponne à tout va. J'ai déjà entendu quelque part...

-Dites que c'est moi pendant que vous y êtes...

-C'était peut-être vous autrefois oui mais je me demande comment c'est arrivé jusqu'ici. Il n'y avait pas d'enveloppe me semble-t-il. Ce n'est pas non plus une carte postale, donc ce n'est pas venu par la poste. On me l'a portée.

-Le portage est chose courante de nos jours. Il est parfois spontané, parfois organisé en vastes réseaux. On porte un peu tout et n'importe quoi à n'importe qui. Mais les gens préfèrent encore ça au service de la poste dont les facteurs n'organisent leurs tournées qu'en fonction de celle des calendriers du mois de décembre et qui ne vous monteront pas vos recommandés si vous la refusez ou ne donnez pas suffisamment quand ils ne méritent pas davantage...

-Ce que je me demande c'est la source de leur courrier à ces réseaux. Vient-il de l'au-delà ? La survenue inopinée de cette curieuse missive semblerait l'indiquer...

-Ils viennent peut-être de l'époque où les enfants étaient livrés à eux-mêmes le jeudi qui était mon mercredi à moi...

-Ah vous voyez bien que ça vient de chez vous, il y a très longtemps peut-être mais vous aviez sans doute fait en sorte qu'elle s'égare sur un chemin interminable cette missive du diable vauvert!

-Ce n'est qu'un petit tamponnage de rien du tout...

-Qui a fini par retomber dans ma boîte aux lettres allez savoir pourquoi ! 

-Ah vous avez dit retomber, donc c'est bien de chez vous qu'elle venait en réalité. Vous êtes l'auto-entrepreneur des anciennes postes et communications !

-C'est ridicule voyons, comment aurais-je pu disposer d'un tel tampon dont le texte apparaît des plus plausibles et parfaitement authentique !Regardez, on lit très bien ici, Inspection Aca...Aca...

-Académique ! En ce cas vous avez peut-être raison, c'est sans doute un abus de portage suite à une sorte de détournement de rebus ou d'importation frauduleuse de documents rejetés par le pilon. Les administrations en regorgent, on ne sait plus quoi en faire ! Et même si c'est peut-être bien moi qui, dans un temps très reculé, ai maculé ces feuilles de cachets certes authentiques mais très mal appliqués ou excessivement répliqués, ce n'était pas une raison pour et je ne sais par quel prodige de fuite en avant dans le futur, en encombrer votre boîte aux lettres ou celle de quiconque !

-Cet imprimé prodigieux m'arriverait donc en droite ligne de la mythique semaine des quatre jeudis ?

-Possiblement même si je ne suis pour rien dans cet envoi intempestif, déplacé voire incongru et que je n'appartiens pas non plus à la Commission d'évaluation des réseaux de distribution non autorisés ni répertoriés...

-Vous êtes pourtant commissionné, j'ai vu moi aussi votre carte...

-Je fais mes commissions oui de temps en temps en bas de chez moi...

-En bas de chez vous c'est en haut de chez moi je vous le signale au cas où vous ne l'auriez pas remarqué ! Essayez de faire un peu moins de bruit avec vos casiers à bouteilles quand vous remontez l'escalier. Vous avez la tremblote ou quoi ?

-Ces bruits de bouteilles qui tremblent en montant ne sauraient être de mon fait vu que je suis livré de toute ma boisson par Aupré sur Internet et que de plus je n'habite plus depuis longtemps votre escalier ! Je survis présentement dans d'autres mouvances empruntant d'autres chemins, que ce soit pour monter ou pour descendre ! J'ai à vrai dire beaucoup de mal à habiter quelque part et où que ce soit...

-C'est sans doute la raison pour laquelle vous êtes revenu habiter chez vos parents il y a maintenant plus de trente ans...

-Oui sûrement mais je ne comprends pas pourquoi ils ont dû me laisser la place car je me suis assez vite retrouvé tout seul dans ma chambre d'enfant à me demander s'ils n'allaient pas revenir un jour ou l'autre, et surtout si cela valait la peine de les attendre...

-On est là un moment et puis on part pour toujours, c'est probablement ce qui a dû leur arriver. C'est le fondement de l'existence la disparition. On n'a vraiment existé que si on a disparu. Mais vos parents, vous les attendez encore, vous n'avez toujours pas compris ?

-Je me suis dit que j'avais dû oublier quelque chose. Je n'ai pas su leur parler. Pourtant je leur expliquais souvent des choses extraordinaires. Pour les persuader que j'aurais pu être astronome, je leur récitais les lois de Képler sur les planètes en leur montrant le livre où à douze ans j'avais découvert tout ça, le manuel stellaire de l'Abbé Moreux !

-Vous tentiez de les bercer d'illusions et quoi de mieux que les merveilles célestes pour cela ! La belle magie du cosmos et de ses grands tourbillons immobiles !

-Mais non, j'emmenais ma mère dans ma chambre pour lui montrer sur le mur à côté de mon lit, à la hauteur de mon visage quand j'étais couché, la représentation quasi-exacte du sol lunaire que produisait la peinture dont la couche laissait entrevoir les aspérités à la fois circulaires et rugueuses du béton. Vous voyez, rien que du concret, du palpable, nulle sophistique ou poésie douteuse. Je m'endormais en caressant des cratères plus vrais que les vrais...

-Vous aviez déjà une vision des choses assez curieuse. Mais cela constituera sans doute une pièce intéressante de plus dans votre dossier...

-Oh non, vous n'allez pas publier ça !

-Qui vous parle de publier quoi que ce soit ? Non c'est un dossier vous concernant semble-t-il, et encore ce n'est pas sûr, qui se nourrit de choses et d'autres, des bizarreries de la vie et des facéties que certains se croient obligés d'y produire pour s'en régaler ou simplement donner le change d'on ne sait quoi...

-C'est une sorte de blog sur la race humaine si j'ai bien compris, ses tenants et ses aboutissants...Il n'est donc pas étonnant que je puisse y figurer. J'avais bien tort de m'inquiéter, non ?

-Certainement. du reste vous y avez accès vous-même et vous pouvez donc modifier des éléments qui vous semblent peu amènes voire franchement désobligeants à votre égard pour des marques de sympathie ou d'estime imaginaires mais qui feront le même effet que si elles venaient spontanément d'intervenants divers qui vous auraient bien connu...

-C'est formidable l'informatique. J'aurais dû m'y mettre plus tôt !

-En réalité, votre dossier est en version papier mais c'est un papier connecté. C'est à dire qu'en en tournant simplement les pages vous effectuerez du même coup et sans compétence particulière la mise à jour de sa version numérique...

-C'est formidable ces petits machins-là...

-Pour modifier ou ajouter quoi que ce soit à votre convenance, pas besoin de stylo le doigt suffit. Vous verrez, vous aurez  un peu l'impression d'écrire sur du sable. Mais ne soufflez pas, c'est de toute façon comme indélébile, ça ne se corrige pas. Les turpitudes sont coulées dans du béton.

-Oui je vois, c'est une correction définitive. On n'a plus le moindre droit à l'erreur ! En effectuant cette correction on n'a déjà peut-être même plus la possibilité de se tromper !

-Vous après cela, de toute façon, il est probable que vous n'aurez plus droit à rien du tout ni la possibilité de faire quoi que ce soit et ce pour un bon bout de temps...

-Je me doutais bien que vous aviez une dent contre moi mais mettre au point un tel scénario, procéder à l'instruction d'un dossier d'une manière si parfaite et si prolongée quasiment sans jamais vous arrêter!

- N'exagérons rien...

- Dans le train ou même en l'attendant dans les courants d'air d'une station de banlieue maltraitée par son micro-climat de grisaille et de bonhomie sournoise. Ce n'était peut-être pas vous qui tartinait mon malheureux dossier en tirant la langue un matin de janvier dans la salle d'attente de la gare de Porchefontaine ? Je ne vous connaissais pas mais maintenant je vous reconnais rétrospectivement, c'était vous c'était bien vous !

-Non ce n'était sûrement pas moi.

-Ah et pourquoi cela monsieur Bernardin ?

-D'abord parce que je ne travaille jamais dans les salles d'attente de la SNCF, j'ai horreur de ça, c'est plein de microbes et ensuite, et surtout, parce qu'il n'y a pas de salle d'attente dans la gare de Porchefontaine qui n'est qu'une halte et de ce fait dotée seulement de petits abris le long des quais sous lesquels se précipitent assez souvent des passagers pressés de pouvoir enfin satisfaire un besoin qui leur serait sans cela refusé vu que sur cette ligne il n'y a de toilettes ni dans le train ni dans les gares ! Et pas non plus de salles d'attente dignes de ce nom ! Alors où aurais-je bien pu m'installer pour travailler ? Ce n'était pas moi ! Et il n'y avait probablement personne, comment pourrait-on travailler dans un tel cloaque ?

-C'est exact. J'avais fait exprès une faute pour voir si vous alliez le voir...

-Et bien vous voyez, j'ai vu. Cela dit, je vous signale que je ne m'appelle pas Bernardin !

-Mais vous connaissez apparemment les avantages de ces petits coins de banlieue qui sentent si bon la France...

-Je m' y étais arrêté par erreur et quelle ne fut pas ma surprise de découvrir dans ce quartier plutôt campagnard et à l'ambiance si opposée à celle de Montparnasse d'où j'arrivais, dès la sortie, un café nommé " La Petite Coupole "  !

-Vous voyez que contrairement à ce qu'on peut croire en arrivant par le train,  il n'y a pas seulement que du Porchifon dans Porchefontaine! Il y a autre chose...

-Et bien peut-être la vraie Coupole ! Figurez-vous  que cela ne m'a pas été révélé dès le premier soir.

-Je dois avouer que la grandeur de ce lieu ne saute pas aux yeux. Il doit falloir beaucoup de perspicacité ou d'assiduité pour lui trouver quelque chose d'un peu plaisant ou une quelconque originalité. Et bien qu'en cinquante ans je n'y sois pas entré plus de trois ou quatre fois, je suis passé devant suffisamment souvent en allant prendre mon train ou au retour pour avoir dans l'oeil la couleur tristounette de ses néons et dans l'oreille, le soir, les vociférations avinées de ses clients!

-Et bien justement cela ne vient pas tellement du lieu ou du décor ni de la clientèle mais du patron !

-Du patron ?  Vous m'intriguez, mais quel patron ? Pas le petit gros !

-Il ne l'est plus ! Au moins à mes yeux. Il est grand, très grand ! Svelte et bien bâti, un meneur d'hommes !

-Mais vous me faites peur ! Quelle impossible métamorphose a-t-il donc subi ?

-Et bien voilà. Quand un gros camion est venu se garer en plein sur le trottoir juste devant chez lui, j'ai vu le patron fermer son tiroir-caisse, repousser en passant d'un coup sec sa planche à sandwichs et sa pince à cornichons, puis se diriger vers la porte et sortir sur le trottoir où d'un pas il se plaça sous la fenêtre du chauffeur qui venait de baisser sa vitre en le voyant arriver. Pas pour longtemps car après avoir écarté les bras un moment semblant désigner ainsi le camion dans toute sa longueur et constaté un acquiescement évident de la part du conducteur qui déjà enclenchait la marche arrière, le patron revint avec un air de satisfaction et de supériorité que je ne lui connaissais pas...C'était le cas de le dire, il état fier "comme un bar-tabac" !

-Merci Coluche. Il faut dire que le camion après son intervention avait aussitôt disparu non ? Filé vite fait !

-Effectivement. Mais pas pour longtemps ! A peine avait-il tourné le dos pour regagner ses pénates que le même camion revint  à nouveau pour se garer mais cette fois-ci en plein milieu de la rue ! Ce qui permit de voir qu'il transportait une énorme pelleteuse. Malgré les pschitt caractéristiques des poids lourds quand ils s'arrêtent, le patron ne se retourna pas et continua tranquillement jusqu'à la porte de son logement où il disparut pour ressortir bientôt en tenue de terrassier, avec des bottes et finissant de s'enfoncer sur le crâne une casquette à longue visière comme en portent les conducteurs de camions géants dans les films américains...

-Y' avait du nouveau !

-A peine revenu sur le trottoir il fit signe à un deuxième camion de se garer le long du premier et ordonna à l'aide de gestes sobres mais efficaces la mise en route d'un véritable chantier dans la rue principale  qui commença d'être transpercée par une foreuse-percuteuse bientôt secondée par des marteaux-piqueurs et des pioches ! Et voilà, le petit gargotier s'était bel et bien transformé en chef de travaux publics ! Vous avouerez que ce n'est pas commun..."Tes sandwichs Raymond !" Sa femme qui s'était risquée au bord d'une tranchée n'insista pas devant le geste d'avoir à déguerpir de son mari qu'elle aussi semblait avoir du mal à reconnaître car en repartant elle leva les bras au ciel comme si quelque chose d'irrémédiable et de définitif venait de se produire. Moi-même je décidai de quitter les lieux, j'en avais assez vu comme ça et me promettais de ne plus remettre les pieds dans un tel bled car une chose aussi extraordinaire ne risquait pas de s'y reproduire de sitôt !

-N'empêche que quand je vous disais qu'à Porchifon, il y a autre chose que ce qu'on y voit !     

      

 

  

 

                                                              

                                

-Et parmi ces choses qu'on ne voit pas de prime abord il y avait, mais tout ça a disparu depuis longtemps, les dessins cochons crayonnés sur les murs des cabinets du square Lamôme, juste à côté d'un petit poste de police qui ne payait pas de mine lui non plus. On pouvait y admirer une vulve plus vraie que nature, qui fut en réalité le premier sexe féminin qu'il m'a été donné de voir si on peut dire et le seul pendant bien longtemps, mais je n'avais que treize ans. Le mur avait  été creusé pour suggérer une profondeur dont la couleur rose chewing-gum semblait vouloir évoquer une douceur de muqueuse humide mais son toucher donnait juste une sensation rugueuse et sèche. Je me suis rendu compte mais beaucoup plus tard qu'il avait même dessiné le clitoris. A côté de cette image quasi-didactique un texte très fourni avait été ajouté probablement par le dessinateur. "C'est ma femme". On voyait des seins qui pointaient en perspective par dessus la toison qu'il avait faite très épaisse et un nez en trompette entre les deux. Je dois dire que sans ce texte je n'aurais pas goûté pleinement toute la magie du lieu et son incandescence sur mes joues et ailleurs. Il y était en effet décrit les pratiques, réelles ou supposées, censées procurer à sa femme des jouissances peu communes  attestées par le flot de liqueur vaginale qu'elle émettait alors, qui inondait la literie et qu'il avait tenu aussi à représenter par un petit filet tournoyant ! Je me demande si le portrait qu'il faisait ensuite de son épouse convenait tout à fait à un garçon de mon âge, surtout à l'époque, mais je n'eus sans doute guère le choix et c'est en  novice absolu et ouvert à l'excitation promise que je parcourais le reste du texte où en gros il disait que sa femme était une remarquable salope et que malgré cela elle n'éait pas tellement à son goût mais il la supportait car n'étant pas avare de son corps, il lui amenait des êtres de rencontre pour la besogner devant lui...

-C'est idiot j"ai perdu la fiche qui indiquait le nombre exact des contribuables que vous avez reçus à votre bureau au cours de votre carrière ! Je vais voir près de la fenêtre, il y a eu un courant d'air...mais faites seulement, je vous en prie, continuez... Ces vieilles pissotières n'existent plus. Elles étaient pleine de magie, non ?

-Il y avait un bruit de grosses mouches mais elles devaient être du côté des urinoirs car dans le cabinet aux fresques réalistes je n'en voyais pas. Seule une âcre odeur d'urée, à défaut de brise marine, y régnait comme portée par la touffeur humide du lieu...

-Ça y est je l'ai retrouvée votre fiche ! Elle s'était collée sous ma chaussure...Je devais avoir l'esprit ailleurs. C'est de votre faute aussi avec vos prémices suggestives et documentées ! On a les pieds qui fourmillent qui collent et qui ramassent tout ce qu'ils trouvent...Vous auriez pu faire un fonctionnaire épatant. Cette façon de dénicher des petits coins formidables où la nature humaine se révèle de façon inattendue mais en tout point admirable...

-Tout autour du grand texte principal il y avait de très nombreux petits messages mais moins évocateurs, plus pratiques. Des rendez-vous, ici à 20h, dehors à 23, après le manège, tout près du bois, à la gare au quai B, tout au bout...

-Vous êtes mal à l'aise sitôt qu'on essaie de vous faire le plus petit compliment, dès qu'on vous adresse  un simple encouragement fraternel, cela vous brusque.

-Mais ils y allaient aussi sur les détails de leur vie intime qu'ils souhaitaient également voir étalés sur les murs de ce local communal aux petits bruits  d'eau qui semblaient provenir de celle s'écoulant dans la lunette des sièges à la turque en pierre ponce qu'on ne voit généralement que dans les commissariats !

-Vous aimeriez presque être rabroué...

-Un lavage lui suffit !

-Comment passiez-vous vos après-midi de lycéen ? Où vous rendiez-vous, pour vous former, vous informer ?

-Viens ma langue! était en accompagnement d'un autre dessin situé plus loin, au-dessus de la tinette dont il fallait utiliser les marche-pieds pour voir qu'il s'agissait là encore d'une minette abondamment poilue...Avec encore des rendez-vous proposés, des heures suggérées...

-Vous vous imaginez qu'en parlant de vous, si on vous connaissait vraiment, on devrait dire que vous êtes charmant, amusant et même d'une grande drôlerie...Mais dès qu'on vous approche vous paraissez vous renfermer, vous résoudre en incessantes mimiques d'impatience ou d'exaspération...

-Ce qui m'étonnait c'était qu'il n'y avait jamais personne. Sauf un type aperçu par les fentes de la porte et dont je ne pouvais voir que les pieds  se dirigeeant vers l'urinoir où il semblait rester longtemps. J'attendais qu'il ressorte car je ne voulais pas être vu dans un endroit pareil et surtout du coup y passer un temps trop long et dans un silence absolu n'était la petite source fraîche qui coulait cristalline à l'écart des immondices. Mais dès qu'il sortait je me dépêchais pour voir quelle tête ou allure il pouvait avoir. Mais sitôt dehors, aussi bien à gauche qu'à droite il n'y avait jamais personne, il avait toujours disparu ! Une fois pourtant je regardai suffisamment vite à gauche pour le voir entrer, tout de suite à côté, dans le petit poste de police, où il n'y avait probablement pas de waters... Seulement, l'auteur des fresques érotiques de Porchifon n'était-il pas de la maison Poulaga ? En tout cas je n'eus pas l'occasion d'en savoir davantage dans cette investigation de haute tenue car la fréquentation de ce lieu fut pour moi de courte durée. Toutefois, je ne cessai pas pour autant de me poser des questions sur les individus qui éprouvaient le besoin de laisser de telles traces de leurs fantomatiques passages dans cet endroit chuintant et bourdonnant. En face il y avait la boulangerie, un marchand de couleurs, un charcutier, un peu plus loin les journaux, mais ni les commerçants ni leurs clients ne me semblaient coller avec l'image que je me faisais de ces adeptes du pipi érotisé. Aussi je finis par conclure que c'étaient sûrement des gens qui venaient d'ailleurs et sans doute même de loin pour se lâcher et s'épancher de la sorte contre un mur : ce flot  de coulées comme crémeuses, désormais sèches mais dont certaines atteignaient le sol,   provenaient toutes du trou de "l'origine du monde" ou de ses à-côtés pubiens !

-J'avais à l'instant la fiche avec le nombre de bouteilles de whisky que vous avez ingurgitées au cours de votre carrière. Il me paraissait important, cependant il y manquait un zéro à la fin, j'ai dû le rajouter...Seulement, comme j'ai perdu la fiche et le souvenir même de ce nombre, je ne peux rien vous dire de précis...Mais c'étaient des flasques je crois, non ? Ces petites bouteilles plates qui tiennent dans la poche... Ce n'est pas la même chose. Toutefois si on peut juger que cela vous est plutôt favorable, on peut aussi objecter que ça traduit peut-être aussi un esprit de dissimulation, voire de roublardise, ces petites bouteilles étant étudiées pour passer  inaperçues dans la poche intérieure d'une veste.  Le fait est que vous auriez pu aller au bistrot pour écluser, c'est plus naturel et plus franc du collier !

-Mais j'y allais aussi ! Et c'est non seulement plus franc mais plus cher ! Et tout au long de l'après-midi, c'était un tel défilé de bébis sans glace que si j'avais commandé tout de suite des doubles cela me serait revenu moins cher et eut été plus rapide ! Mais j'avais probablement encore des soucis de bonne tenue et sans doute l'illusion fragile de pouvoir de la sorte sauver les apparences ! Du reste pour augmenter quand même le rythme je me rendais en plus aux toilettes pour y ajuster mon euphorimètre à sa juste mesure à l'aide de ma fidèle flasque...

- De plus, toutes vos rentrées scolaires depuis la maternelle figuraient sur un document qui lui aussi a disparu, envolé, emporté dans le même flot que les autres probablement !Oh il n'y avait je crois que l'indication du temps qu'il faisait ces jours-là mais ce n'est pas négligeable et ça peut même expliquer bien des choses...Je validerai la mise au propre automatique de votre dossier complet car je n'en possédais que le culot et de cette façon nous serons rapidement fixés sur votre sort et pourrons récupérer ces pièces que je n'aurais jamais dû jeter par la fenêtre.

-C'était pour le côté cabinets car côté urinoirs, il y avait comme une symétrie avec l'autre...Au mur figurait non pas le dessin d'une...

-Oui attendez, je vais voir par la fenêtre si on n'aurait pas jeté des papiers récemment... En ce cas ce seraient peut-être les vôtres et je vous demanderai de bien vouloir les remonter...Mais vous irez en partant, si ce n'est pas ça vous ne remonterez pas pour rien. Car il n'est pas l'heure de votre départ et j'ai encore des choses à vous dire ou à vous redire...Vous disiez ?

-Pas une vulve cette fois, un énorme phallus ! En érection comme il se doit mais aussi en pleine éjaculation et dont les lances de sperme, de jute si vous voulez mieux, longues et épaisses, toute droite pour la première puis s'incurvant jusqu'à devenir verticales pour finir, étaient là encore dessinées avec un réalisme étonnant...

-C'est vous qui aviez retrouvé le sifflet de l'instituteur tombé dans l'herbe pendant une après-midi de plein air au château...J'en avais le récit détaillé quelque part, c'est assez remarquable...Voyons voir, oui, tous vos camarades le cherchaient depuis un bon moment lorsque...

-Mais surtout j'avais vu un sexe pour la première fois ou plus exactement j'avais vu un sexe semblable au mien pour la première fois !

-Car il semble que vous soyez arrivé sur les lieux un peu en retard. Vous avez demandé ce qu'on cherchait...

-J'avais fini par me persuader que mon pénis n'étant pas comme les autres "au bout",  je souffrais d'une étonnante difformité avec cette sorte de chapeau de champignon au lieu de cette petite extrémité pincée ou comme garrottée  semblant même parfois se terminer en trompette !

-Le sifflet du maître ? Et sitôt que vous avez regardé à vos pieds dans l'herbe, sans faire un pas, vous vous êtes baissé et relevé bien vite car vous l'aviez dans la main ! Vous l'aviez trouvé ! Au premier coup d'oeil !

-Il faut dire que je n'avais vu de cette partie de l'anatomie habituellement cachée que ce qu'en montraient les images de tableaux sur les planches d'Art du Grand Larousse ou certaines statues du parc de Versailles. Mais là pour la première fois et contre toute attente dans un lieu aussi peu intime ou ragoûtant il m'était donné de voir, et avec une fidélité prodigieuse, le dessin de mon propre appendice que je croyais sans pareil !

-Pour ce qui est de la rue des Bons-Enfants, j'ai ici figurez-vous ici le compte exact de vos allées et venues sur plus de vingt-cinq ans, des mains mêmes du vieux gardien de l'immeuble le tout en petites barres à la mine de crayon. Une barre égale un de vos passages, sur deux lignes selon que vous alliez au 1er étage au service préparation des concours, ou que vous montiez tout en haut dans les locaux du Caméra-Club !

-Toutefois le mystère n'était pas résolu, au contraire. Et s'il y en avait  de deux sortes!Trompettes et champignons !

-Regardez, le compte est vite fait : une barre sur chaque ligne ! Une seule ! Vous me direz ça fait deux en tout mais quand même ! En vingt-cinq ans ! 

-J'hésitais entre macaroni et chipolata pour désigner aussi ma vision incertaine du truc des autres...et pour le mien une sorte de casque au bout avec une bouche...

-Et vous me disiez que vous prépariez assidûment votre fameux concours interne d'Inspecteur. Pas étonnant que vous ne l'ayez jamais eu !Vous m'écoutez un peu ?

-C'était le service d'envoi des fascicules de la préparation par correspondance. J'y suis donc allé une fois au début de l'année pour m'inscrire, une seule fois suffisait, non ?

-Peut-être mais par contre il est tout de même curieux que ce soit pour votre sacro-saint Caméra-Club, exactement la même fréquentation pour le moins minimaliste alors que les séances y étaient je crois hebdomadaires et même plus  selon vos propre dires quand un tournage était en cours !

-Un doigt a jute...une langue a mouille... oui à peu de choses près. Mais l'écriture était comme gothique à cause je suppose de la granulation des murs et me rendait la lecture et la compréhension encore plus difficiles...

-Je sais que vous avez acheté de la pellicule en quantité tout à fait appréciable et de format seize millimètres, inhabituel pour un simple amateur, et ce à plusieurs reprises. En voici les factures...

-Il y avait quand même peut-être un type qui dans le coin ou les environs avait un truc comme le mien. Et un seul. Nous étions donc deux à présenter une configuration pénienne de cet acabit, une sorte de rareté et de primauté aussi avec une bonne raison sinon de faire le malin avec ça du moins d'en ressentir un intérêt pour le look  incontestablement supérieur de l'attribut le plus caché de notre individu par rapport à celui autres. La supériorité de nos champignons sur tous les chipolatas ou les macaronis de la Terre !

-Regardez, pour votre caméra achetée toute neuve, j'ai aussi la facture là, probablement sous mon pied, vous avez acquis un magasin de 120m appelé "oreilles de Mickey" par les élèves de la rue de Vaugirard...

-Bien sûr une particularité    aussi rare et partagée par deux individus dont l'un se serait tiré le portrait si on peut dire (mais avec la même bouche justement au bout) uniquement à mon intention et dans ce lieu assez improbable, ça n'avait pas de sens. C'était sûr, une chose m'échappait encore mais quoi au juste? Il ne pouvait y avoir deux sortes de trucs aussi différents dans leur dessin,leur conformation.

--Il est certain que vous avez manifesté un besoin semble-t-il assez fort de réaliser un film ou en tout cas de faire tourner une caméra dont le moteur du reste était électrique...

-J'avais connu l'époque où les caméras étaient mécaniques et dont les ressorts devaient être remontés à la main avant chaqu prise, dont la durée était  limitée à une minute ou une minute trente tout au plus.Vous vous rendez compte le progrès ! J'avais la batterie dans la poignée !

-Vous aviez trouvé un enfant, je crois !

-Oui je l'avais enfin trouvé, à deux pas de chez moi, rue de Billancourt. J'avais donc le dossier des parents ! Le père technicien de surface mais aussi éboueur et sa femme faisait des ménages. Pourtant ils étaient propriétaires de la petite maison qui leur venait de famille et dont le jardin m'a servi de cadre pour la scène du rêve, une scène onirique et nocturne avec feu d'artifice...

-On ne peut pas nier que vous partiez avec quelque chose de solide. Le goût des images bien faites, bien conçues avec une grande préparation, le souci du moindre détail...On lit exactement les mêmes lignes dans les biographies de cinéastes de renom ! Comment se fait-il que vous n'ayez pas davantage percé, mieux abouti à quelque chose d'autre que...On serait en peine de mettre un nom sur une seule de vos productions.

-De mes produits plutôt, du reste presque tous bloqués dans l'oeuf, restés seulement esquissés dans l'imaginaire, de simples vues, oui, des vues de l'esprit...Je m'étonne que vous n'en ayez pas trouvé ne serait-ce que quelques-unes!Avec vos gonfleurs et toutes vos brosses à reluire ! Sous prétexte que ce sont des neurones qui se régénèrent vous en faites une bouillie innommable ! Pas étonnant que vous ne trouviez jamais rien !

-La bouillie est parfois toute faite. Mais ne vous emportez pas !  Cette oeuvre, ce petit film, la seule oeuvre aboutie, réelle, tangible, palpable que je vous connaisse est très intéressante. Croyez-moi, ça ne se trouve pas sous le pied d'un cheval ! Vous devrez le remontrer ailleurs, le projeter à nouveau quelque part !

-Depuis qu'il est revenu de la séance au Ministère je n'ai jamais rouvert la boîte qui contient la bobine. Je n'avais déjà pas osé assister à la soirée de projection, ce n'est pas pour rouvrir ce sépulcre à présent...De plus il a séjourné des années et des années dans un garde-meubles plutôt vétuste de l'est parisien. Vous ne croyez pas que la gélatine  ait pu travailler ?

-En désespoir de cause peut-être, et contre toute attente !   

-Que la pellicule elle-même ait pu commencer à coller et ne vaille plus rien ?

-Vous ne l'estimiez guère plus à l'état neuf ! Sinon pourquoi l'auriez-vous abandonnée de la sorte ? Dans des vieux hangars cloisonnés loués à prix d'or...J'en ai vu la photo quelque part, de la vase tout autour, des marécages !

-Je ne savais pas que la vie allait passer aussi vite ! Je l'avais mise de côté en attendant...Mais je me suis  toujours tenu prêt pour aller la récupérer à tout moment,  courir l'extirper de ce garde-meubles insalubre dont je chérissais tout de même l'existence !

-Au point de ne plus en payer les loyers et d'être un beau jour mis en demeure d'en régler l'arriéré en totalité sous vingt-quatre heures sous peine de voir son contenu aussitôt vendu à l'encan !

-Oui mais dès le lendemain, un jour pourtant de grève des transports, je suis allé à pied sous la pluie de Versailles à Vincennes où je suis arrivé juste avant la fermeture,  exténué mais usant un reste de force à tendre le chèque qu'on me réclamait et qui allait sauver in extremis ma bobine  du désastre de la dispersion !

-C'est vrai vous êtes capable de vous surpasser de temps à autre pour rattraper au bord du gouffre quelque bien que vous aviez laissé filer !

-Cela marche surtout lorsque je m'y laisse filer moi-même !Au moins jusqu'à maintenant. Mais vous êtes bien sûr que rien dans ma conversation ne vous gêne ?

-Comment cela ?

-Et bien au cas où certains de mes propos vous mettraient mal à l'aise, vous voyez je tombe sur des souvenirs un peu inattendus et ébahi par le simple fait qu'ils sont encore là je m'empresse de les dire,  de les mettre au jour, comme les fouilles de sauvegarde dégagent in extremis un vestige à l'avant d'une route en construction...

-Certains vestiges méritent d'être préservés...D'autres, de moindre intérêt, sont laissés en terre...

-Je vous sens ironique. Vous avez été choqué par certains de mes propos, vous estimez que j'aurais mieux fait de ne rien révéler de ces drôles de préoccupations calbutiennes ou en tout cas, d'une autre manière, en usant davantage de la métaphore ou même qui sait de l'ellipse, de l'ellipse à moteur!

-Mais non absolument pas. Qu'allez-vous chercher ?

-Etant moi-même assez gêné par ce que je raconte, je suis prêt à changer le ton de mon discours ! Je dois du reste faire effort pour le continuer. D'autant qu'il en reste des vertes et des pas mûres.  Je l'arrêterais bien mais si je ne raconte pas cela qui le fera ?

_Ecoutez à chaque fois que je vous entends il me semble qu'il s'agit toujours plus ou moins de vos souvenirs de bureaux et de rien d'autre.

-Mais oui vous adaptez votre écoute, vous transcrivez tout de suite. Vous décryptez ! C'est merveilleux. Vous avez le code de mon langage. Vous n'avez pas besoin de l'écouter ni même de l'entendre...

-Je préfère assez souvent les comptes-rendus de la DG, ses directives, ses notes qui vous mentionnent parfois en des termes pas toujours élogieux.

Disons qu'ils n'ont rien compris à mon personnage...

-Ils se demandent encore à qui ils ont à faire. La Fonction Publique n'est pas un théâtre. Allez jouer ailleurs ! Moi je reste ici pour parfaire ma diction car je n'arrive plus à prononcer correctement les s!

-Il n'y en a pas dans nom !

-En êtes-vous sûr ? Parfois je me demande comment vous vous appelez exactement...Le prénom déjà. La Direction vous appelle tantôt Robert, tantôt Philippe...

-Ce serait plutôt Hubert en réalité mais même celui-là n'a pas tenu devant l'existence, il s'est changé en Roger, pour se muter en Michel et enfin en Dominique...Mais je lui préfère Michel ou même Roger qui était celui de mon grand-père...

-Je m'aperçois qu'avec vous le  prénom n'a pas beaucoup d'importance. Quel qu'il soit, vous paraissez toujours aussi inconnu au bataillon...Tout revenant le plus souvent avec la mention "agent disparu" ou "introuvable"...Et le nom, alors là, le nom ! C'est tantôt Merzguilev ou Achebritiz, Nadinamouk, Merleuze...Et pour finir, le nom est changé en numéro !

-Vous n'avez pas tiré le bon  tout simplement. C'est le numéro d'agent qui nous identifie, vous devriez le savoir. Il figure en haut de la fiche rendement et assiduité!

-Je n'en vois pas dans votre dossier, mais ne vous plaignez pas...

-Monsieur Baudrier n'a pas voulu qu'on la remplisse ou l'a fait disparaître !

-Si elle a jamais existé, elle ne devait pas être flatteuse !Ces journées entières à bâiller aux corneilles et à disparaître vous-même ! Cette absence de rendement justement, ces absences répétées, ou alors ce vent dans les voiles quand par hasard vous rentriez !

-C'était la phase terrible de l'alcoolisation au cours de laquelle on se sent fier de son ivresse et où on cherche par tous les moyens à la rendre manifeste pour ceux qui vous côtoient d'habitude et vous connaissent moins exaltés, plus éteints ou même fuyants, sans contenance, sans chansons. Le mental du départ s'est inversé, on veut à tout prix revenir vers ceux qu'on fuyait à peine une heure avant, se montrer à eux dans toute son outrance car on la croit valorisante voire même rédemptrice de toutes les fausses pudeurs dont on a fait preuve par lâcheté ou pour avoir la paix...

-J'ai ici votre réponse, celle qui a fait mouche lors de votre audition par le Conseil Supérieur de la Fonction Publique et qui non seulement a laissé dans l'ombre l'avocat chargé de vous défendre mais qui, aux dires mêmes de cet homme de loi modeste ou objectif, vous a valu à elle seule réintégration dans les bureaux et oubli des offenses, de celles plus ou moins chantonnées auxquelles vous venez de faire allusion...

-Je me demande toujours comment j'ai pu passer par là, me compliquer l'existence à ce point...

-Vous vous êtes beaucoup exposé oui c'est vrai, assez inutilement d'ailleurs mais vous finissiez toujours par tirer la couverture à vous, ne serait-ce que pour un peu, et sans aucun bénéfice, de répit.

-L'ombre est alors propice à ce genre de recueillement mais je ne m'y suis jamais attardé...

-Parlez-moi de vous en bonne part, je sais votre vie riche de non-dits et de lubies souvent dévastatrices mais parfois exemplaires... Je ne veux entendre que les bons aspects de vos jours. Au besoin enjolivez un peu, je ne veux ouïr que des choses fraîches et agréables...

-Non voyez,  tout le drame est venu de ce que j'étais fils unique. ll me semble que si j'avais eu un frère, mettons un petit frère par exemple. Les choses auraient été différentes. Je n'aurais pas hésité, alors qu'il aurait été sous la douche, à ouvrir la porte de la salle de bains en grand puis à la refermer aussitôt en m'excusant et le tour était joué. J'aurais bien sûr concentré mes regards au bon endroit, il suffit d'une seconde pour dissiper aussitôt les incertitudes en la matière.

-Ce sont les mots choisis par vous dans votre réplique à la haute autorité morale qui vous testait, chargée de vous évaluer dans un contexte qui ne vous était pas favorable, qui ont produit un effet à la fois inattendu et décisif !

-Seulement voilà si mon petit frère avait eu le même bout que moi, aurait-ce été le fait d'une caractéristique familiale ou d'une configuration intime plus universelle ? Et si j'avais entraperçu le chipo pincé ou le macaroni ? Aurais-je dû en déduire que j'étais tout à fait à part, une sorte de curiosité da la nature ?

-Je n'arrive pas à retrouver la page où ils étaient inscrits et même surlignés, je l'ai eue un moment en main puis sous le pied. Où est-elle à présent ? Si je l'avais classée dans un autre dossier, il me semble que je m'en souviendrais... Elle va revenir d'elle-même sûrement, c'est toujours comme ça. Et je l'ai même peut-être en main sans m'en apercevoir. Oui, elle ne m'a pas quitté mais je ne la vois plus car  je ne peux plus la voir l'ayant assez vue  car sans cela comment expliquer que je la connaisse par coeur et en entier ? Ses mots, qui sont les vôtres et qui ont été notés par la haute instance pour leur justesse et leur exemplarité, à chaque instant résonnent en moi...

-De toute façon je n'avais pas de petit frère et le problème ne se posait donc pas en ces termes. Je regrettais même d'avoir envisagé un recours aussi stupide que malvenu, une mise en scène aussi sournoise. Et surtout je n'imaginais pas qu'en pareil cas, quiconque pourrait une seule fois mettre en pratique un procédé aussi dérisoire...

-Je fais don de ma personne au bureau, je lui sacrifie ma vie !...C'était votre secret, vous le leur révéliez !

-Et pourtant ce que je vis très peu de temps après, sur le boulevard de la Reine, à deux pas de l'école primaire qui fut la mienne autrefois, a eu de quoi me sidérer en défiant mon imagination, me laissant abasourdi...

-Et contre toute attente, ils vous ont reçu cinq sur cinq !  Ils vous ont presque applaudi  Il faut dire que c'était mot pour mot du Courteline tout simplement ! Ou un usage des plus pragmatiques des études classiques ! Ces répliques qui n'étaient que du théâtre, vous leur donniez un sens dans la vie réelle, montrant qu'elles avaient été écrites pour vous! Qu'elles correspondaient exactement à votre cas !

-Dans le kiosque-urinoir qui se trouvait là, une des quatre places était occupée par un type de mon âge qui se tenait un peu en retrait et penché légèrement sur la gauche regardait manifestement son voisin, un gamin de sept ou huit ans qui faisait pipi dans le compartiment à côté du sien !  

-On se demandait si ce n'était pas vous l'avocat, parvenant à défendre brillamment une cause improbable, le cas plutôt hors norme d'un drôle de type qu'on aurait pu croire ou souhaiter imaginaire...

-Je ne pus m'empêcher de me dire que ce gars avait peut-être le même problème que moi et que probablement fils unique ou sans frère lui aussi, il ressentait un urgent besoin de se rendre compte par lui-même et qu'il avait trouvé là un moyen un rien incongru mais peut-être rapidement instructif concernant cette   variante du "on nous cache tout, on nous dit rien"...

-Vous aviez été à la fois le contrevenant et l'avocat, vous aviez encore réuni en vous deux fonctions opposées qui ne se mélangeaient pas mais pouvaient intervenir chacune à son tour. Pas ambivalent, bivalent ! Tel est je crois votre secret adage...non ?

-J'étais persuadé que lui aussi cherchait à résoudre le même problème que le mien sans cela pourquoi guigner de la sorte dans un tel endroit et au vu de tout le monde ? 

Ne le voyant que de dos j'ai avancé un peu sur le trottoir et là, bien que l'enfant à côté de lui ait changé, il continuait de regarder avec cette acuité que l'on trouve parfois chez le naturaliste observant avec ferveur des petits oiseaux !

-Votre tirade allait vous valoir non seulement réintégration dans vos fonctions et vos prérogatives mais encore l'encouragement de toutes les huiles présentes à devenir, ou à redevenir, vous-même !

-Je le connaissais, il était à Hoche en quatrième comme moi. Un garçon très sérieux avec souvent des petites lunettes d'écaille qu'il avait du reste chaussées pour l'occasion ! Il était grand, avait fière allure et une distinction aristocratique qui me l'avait fait envisager plus tard avec un noeud papillon venant à la télévision pour présenter d'un petit ton pincé  très au-dessus de tout ça ses livres d'histoire sur les grands hommes de la Nation. Je ne m'étais pas trompé !

-Et vous alliez non seulement percevoir à nouveau votre traitement mais toucher aussi à titre d'indemnité, le rappel faramineux, et en une seule fois, de huit années de plein salaire ! Et pour une égale période d'absence totalement injustifiée...A moins que l'on ait tenu compte de qualités certes cachées mais rares voire exceptionnelles ou d'un ressort secret qu'on vous a cru encore capable de faire jouer...En vous quelque part, un échange de génies, la permutation de vos démons !Le mauvais pour le bon !

-Comme cela s'étirait et qu'il ne partait pas, je le laissai à ses observations pour le moins déroutantes, mal placées ou grotesques mais qui furent pour moi au-delà du ridicule apparent, la marque évidente d'un grand désarroi, d'une tragédie secrète qui m'avait ému et que je n'ai pas oubliée. Et puis quoi j'avais eu presque la même idée que lui bien qu'à cent lieues de me sentir jamais capable de la mettre en pratique ou alors seulement sur un petit frère purement imaginaire et dont la zone convoitée serait je le crains de toute façon restée dans mon esprit comme irrémédiablement floue !

-Vous êtes sorti des locaux du Haut Conseil comme acquitté!De quoi au juste vous ne saviez pas trop, mais vous aviez comme senti passer le vent du boulet. Mais si vent mauvais il y avait eu, il venait de tourner en votre faveur, vous étiez gratifié d'un avis  "très favorable" qui vous serait notifié au plus tôt par missive recommandée à votre domicile. Vous ne vous souvenez que de l'enveloppe que vous avait montée le facteur et de son en-tête en caractères gras énormes : "PREMIER MINISTRE". Vous en aviez dérangé du monde pour vos petites histoires de rien du tout ! Mais surtout la factrice avait bien vu que pour une fois ce n'était pas une contravention pour ivresse manifeste et publique ! Rien que pour ça, ce fut je crois votre première bonne journée depuis très longtemps...

-J'avoue que j'ai eu du mal à faire le rapprochement, par la suite entre l'image disons peu édifiante que je gardais de lui cette fois-là et celles que nous montra la télévision beaucoup plus tard où il passait pour l'auteur de la biographie sinon la meilleure du moins la plus fouillée, et d'un regard d'une curiosité sans pareil, sur le général de Gaulle dont il avait en outre un peu la silhouette et même le nez paraît-il... N'empêche que je ne savais toujours pas s'il avait résolu son problème ou si à ses moments perdus il continuait encore à...Bon sang qu'avais-je vu au juste à cette époque ou cru voir car je me demande parfois si je n'ai pas eu la berlue...

-Oh j'ai une fiche plastifiée là où on fait état de l'incroyable impudence dont vous êtes capable quand ça vous prend. Votre timidité a des limites?

-Oui et je les avance ou les recule moi-même selon l'effet escompté sur l'entourage...

-Timidité réglable à volonté! C'est suffisamment rare pour que je le note au plus tôt dans votre dossier qui du coup va épaissir à nouveau car il avait tendance à s'étioler. Les gens en passant en prélevaient des feuilles pensant à chaque fois découvrir le pot au rose mais il leur fallait à chaque fois déchanter et recommencer. Mais je vais en demander le verrouillage d'office afin que vous soyez plus tranquille...

-C'est la nuit surtout que je souffre en pensant que mon dossier traîne sur les consoles de tous les couloirs et même de celui des contribuables les jours de réception...

-Je le ferai fixer plus tard, chaque chose en son temps...

-Où ? A quel endroit ? Fixé vous voulez dire...

-Qu'on ne pourra plus alors ni l'ouvrir ni le déplacer même d'un centimètre...

-C'est la paix assurée en ce cas. Cela va-t-il demander du temps ?

-Tout dépend de l'endroit que vous choisirez pour le faire plastifier. Mais la première page restera entièrement visible, ce n'est que la page de la couverture...

-Mais c'est celle où on inscrit en grosses lettres rouges les décisions de mise à la retraite d'office, de révocations et les blâmes disciplinaires !

-C'est un effet incoercible de la sacro-sainte transparence!

-Jusqu'au bout alors ?

-Pour l'éternité !

-Il doit bien y avoir un moyen de choisir, pour le dépôt fatal, un couloir où ne passe aucun contribuable !

-Je ne connais pas pour ma part de tels couloirs. Il y a toujours un risque de tomber sur le pékin qui vient surtout pour se renseigner sur les agents et pourquoi pas dénicher à force d'errances aléatoires dans le centre un des endroits où ces dossiers fatals sont sertis dans la muraille !

-C'est bien ma veine ! Ils vont tous tomber sur le mien du premier coup !

-Ce ne sera pas forcément le plus exposé et puis il n'y est pas encore. Votre cas est loin d'être clos. Nous venons à peine de l'ouvrir, que dis-je de l'entrouvrir... Nous avons le temps d'ici là de lui refaire une beauté. La couverture en sera sûrement changée et j'en profiterai pour l'annoter d'une formule plus seyante que l'autre, mettons "Réintégré au bénéfice du doute"...

-Oui c'est déjà mieux mais pas en trop gros et pas en rouge s'il vous plaît !

-En vert si vous voulez, quant  aux lettres moins grandes oui  mais pas plus petites que celles de votre nom. C'est la règle, je devrai m'y conformer et ajouter tout de même la mention "agent disparu" qui n'a jamais pu vous être tout à fait enlevée.

-J'étais pourtant revenu ! On ne m'a pas vu ? On a bien dû me voir tout de même ! Mais si, j'arrivais justement ! Vous ne vous souvenez pas ?

-Quand on vous voyait arriver on pouvait être sûr de ne plus revoir de toute la journée ! Il valait mieux ne pas vous voir du tout, c'était peut-être la seule chance de vous trouver dans votre bureau si la porte n'en était pas verrouillée.

-Je m'y enfermais parfois, cela ne voulait rien dire. Et même il était souvent assez probable que s'il était fermé à clé c'est que j'y étais...Mais je me demande comment vous pouvez savoir tout ça...

-A une époque, j'étais votre collègue mais vous ne me reconnaissez pas car depuis ce temps assez lointain, j'ai changé de corpulence. J'étais disons assez enveloppé...

-Non vraiment, je ne conserve pas la moindre image de vous.

-Nous jouions au ping-pong à la pause de midi après quoi on allait boire des canons aux Trois Obus ! On remettait ça à qui mieux mieux. C'est moi qui vous ai poussé à boire, et qui plus est durant les heures de bureau. Cela me fut facile. Vous étiez très jeune et, à peine plus âgé, j'étais votre inspecteur. Vous ne risquiez rien à bambocher avec moi. En ma compagnie c'était un peu comme si vous étiez au bureau. Et si on rentrait, au beau milieu de l'après-midi ou même seulement le lendemain matin, pas d'excuse à trouver, de blâme à redouter...

-Alors vous étiez rue Niox ?

-Le général en personne !

-Je m'en doutais bien, cela ne pouvait venir pas de moi tout seul, il y avait quelque chose. La déviance jusqu'au négatif de moi-même n'était pas naturelle. Quelqu'un donc.

-Finalement vous ne m'avez pas eu très longtemps car sitôt le regroupement des inspections locales dans les Centres, je suis parti ailleurs et peu après je quittais même l'Administration...

-C'est vrai qu'à Jean Jaurès je ne vous ai plus vu mais, pourtant seul, je continuais à faire des sorties comme j'en faisais Porte de Saint-Cloud lorsque je vous suivais ni plus ni moins, qui plus est avec le sens du devoir puisque vous me disiez, c'était le leitmotiv quand vous veniez me trouver sitôt arrivé dans mon bureau : laisse tomber, viens on va évaluer des immeubles ! L'habitude était prise, je savais le chemin par coeur, je n'avais plus besoin de vous. Ce n'étaient plus les mêmes cafés mais l'itinéraire tout à fait semblable. J'ai même fini par vous oublier. Je planais de mes propres ailes ! J'avais le feu en moi !

-S'il y a un feu à transmettre je le fais aussitôt !

-Je n'ai rien vu du tout. Nous emportions le gros calepin des valeurs locatives pour la frime. Sitôt déposé dans le coffre de votre voiture, on tournait une fois autour des fontaines avant de traverser pour entrer "Aux Fontaines", vins de propriété, fruits de mer et viandes du terroir à toute heure ! La Porte de Saint-Cloud, c'est comme si j'y étais encore...

-Vous me faisiez l'effet de quelqu'un à sauver de toute urgence, à réorienter dans son existence...

-J'ai assez vite quitté les fontaines pour remonter l'avenue de Versailles d'abord jusqu'à la place de Barcelone, puis jusqu'aux Ondes face à la Radio dont je fis plutôt mon camp de base qui devint un vrai point de chute quand j'y atterrissais le soir après être parti parfois de l'Alma ou du Châtelet, de Montmartre, de la Place des Fêtes, de la Gare de Lyon !

-Vous étiez devenu un vrai parisien ! Et en grande partie grâce à moi. Je vous avais simplement mis sur les rails !

-Des méandres de rails ! Quel réseau !

-N'empêche que vous en avez quitté Boulogne pour vous installer au Front de Seine, juste en face de la Maison de la Radio, à deux pas des Ondes !

-Et pas très loin de George Sand où je venais d'être muté. Oui par chance j'avais trouvé in extremis un studio à louer dans une des tours juste en face, l' "Avant-Seine" et au 22ème étage ! Par contre avec vue de l'autre côté mais sur tout Paris du coup !

-Je sais, je l'occupais juste avant vous. Je vous l'ai cédé en déménageant au plus vite car il me paraissait devoir vous convenir beaucoup plus à vous qu'à moi. Ces grands oiseaux blancs dans l'air du large, ces nuages au ras des fenêtres, cet isolement dans les hauteurs, sinistre !

-Merci beaucoup. Si j'ai donc connu cela moi aussi ce serait grâce à vous... Décidément, vous êtes le gardien de mes démons ! Le maître de toutes mes lubies !

-Je vous ai seulement chauffé la place et appelé l'ascenseur pour une montée quotidienne dans les hauts comme vous le méritez...

-L'enfer dans le ciel quoi et des redescentes comme autant de délivrances pour peu qu'on y arrive en bas. Mais heureusement la descente fatale m'aura été épargnée. Pourtant c'était peut-être ce que vous aviez prévu non ?

-Pas du tout voyons, qu'allez-vous chercher ? Moi vous savez,  je fais les choses comme ça sans réfléchir, ce n'est qu'après que je regarde où elles menaient, mais des plans j'en ai pas...

-En ce cas, c'est différent.

-Mais finissez plutôt l'histoire de ce drôle de type qui avait un problème avec son sexe, qui ne le reconnaissait nulle part, je vous ai interrompu, qui était-ce exactement ?

-Mais c'était bien de moi qu'il s'agissait. Mon récit ne vous a pas convaincu de la chose ?

-Il aurait pu être imaginaire !

-Malheureusement non, j'ai vécu le martyre surtout en vous le racontant.

-Effectivement il y a de quoi être gêné de raconter ici de telles balivernes et puis ce type soi-disant distingué et très supérieur reluquant des écoliers dans des conditions et pour une finalité sujettes à caution. Vous ne craignez pas de vous attirer des ennuis ou disons des désagréments?

-Pas du tout. Raconter cela ici c'est ne le raconter nulle part. Qui voulez-vous qui puisse lire ces paroles à part vous ? Elles ne sont destinées qu'à vous-même. Croyez-moi, ce petit coin est propice à la tenue des propos les plus libres et pour une consultation ultérieure universelle mais aléatoire,  universellement aléatoire ! Et pour tout dire improbable car très limitée dans le temps.  Sitôt après leur première lecture ces mots partiront en fumée !

-Mais alors comme j'en suis le premier lecteur elles...

-Elles disparaissent au fur et à mesure que vous en prenez connaissance et sont donc déjà toutes parties en fumée !Ainsi, on ne pourra rien me reprocher...

-N'empêche que moi je n'ai pas eu le fin mot de l'histoire à propos de cette bizarrerie anatomique peut-être sans nom et nullement référencée.

-Pas du tout, c'est très simple. La solution de cette énigme m'en fut donnée des années plus tard à la librairie Gibert où le tout premier livre que j'y achetai, à dix-huit ans tout juste, le coeur pantelant, la bouche sèche, cachant le titre de l'ouvrage jusqu'à la caisse  où je finis par oser déposer sur le comptoir le manuel   Marabout "La sexualité" en deux tomes !

-Vous ne pouviez pas mieux choisir étant donnée la nature de vos questionnements et une absence de réponses qui avait trop duré !

-Sitôt sur le bld St-Michel, je déchirai le petit sac plastique, en extirpai un tome et l'ouvris au hasard. Je tombais tout de suite sur "Votre équipement" chapitre entièrement dédié à l'appareil masculin !  Sur le schéma je ne tardai pas à reconnaître une morphologie du pénis qui était aussi la mienne. Ce bout, ce fameux bout qui, pensais-je, faisait toute la différence entre moi et mes semblables, et me rendait peut-être unique au monde, était bien le même. Simplement, il était recouvert par un prolongement de peau  que je n'avais pas. Je trouvais cela tout de même curieux mais ce n'était si j'ose dire qu'un détail car on voyait bien qu'en dessous la structure était  identique. Les autres aussi avaient cette tête de je ne sais plus quoi au bout, appelée gland dans le texte, simplement on ne la voyait pas...Mais dites, j'espère que je ne vous insupporte pas trop avec mes variations sub-abdominales ?

-Le fait qu'elles soient aussi sans doute sub-sahariennes m'aide à les supporter... Et puis quoi, vous faites des mystères de votre caleçon une relation si prenante et d'un tel suspense qu'on a hâte de savoir ou même de voir ce qu'il s'y trame au juste !

-Et bien précisément, il fut un temps où cela aurait vraiment valu la peine de fourrer un oeil de sous-marin dans ma coque génitale car à des fins de ressemblance avec ce que j'imaginais être la norme en la matière, j'avais ligoté avec un élastique dix fois rebouclé sur lui-même, mon malheureux bout espérant le voir ainsi et à la longue, rapetisser par compression jusqu'à figurer plus ou moins exactement le petit bout façon trompette que j'avais cru observer chez les autres ou au Louvre sur des peintures très anciennes, voire des statues !

-On ne nous montre pas tout !

-De fait, j'avais l'impression d'une tromperie généralisée. Mais comme je vous disais tout a fini par s'arranger en quelques lignes lues à la va vite tout en flânant au soleil du quartier latin. S'arranger et même presque s'inverser car si je découvris que ma singularité était référencée, j'appris en même temps que pour des motifs religieux ou des coutumes liées plus simplement à l'hygiène voire à l'esthétique, je la partageais avec une grande partie de l'humanité à la surface de la terre !

-Vous reveniez de loin ! Je vais noter sur votre fiche qui m'arrive à l'instant que vous avez souffert tous les martyrs du monde avec votre truc...

-Je me suis longtemps cru le damné de la terre, persuadé que j'avais sur mon appendice du bas, un stigmate des plus abominables, réservé au pire réprouvé que le monde ait connu c'est à dire ma pauvre personne...

-Voyez où peuvent mener ces cachotteries et ces fausses pudeurs !

-Alors que j'étais comme le petit Jésus sans le savoir ! Sans pouvoir m'en douter...

-Tout de même vous auriez pu être un peu plus attentif au calendrier et à la date du 1er janvier, puisque chaque année commence précisément par la Fête de la Circoncision !

-J'ignorais, comme à cette époque beaucoup de gens je crois, de mon âge ou même adultes, ce que cela signifiait.

-Et bien c'est regrettable car cela vous aurait évité de vous ronger les sangs et peut-être les ongles, d'aller explorer  des cabinets publics plus ou moins à l'abandon ou même condamnés pour insalubrité ou usage douteux au fin fond des banlieues ! 

-J'en saurais encore  moins sur toutes ces choses si je ne l'avais pas fait. J'ai même regretté qu'il n'y en ait pas eu davantage ou plutôt qu'ils aient presque tous fermé quand je venais à peine de les découvrir. Tenez, j'avais même projeté de les prendre en photo tous ces murs à fresque admirables !

-Je vais noter que vous avez su découvrir une sorte d'art là où il n'y en avait pas et que nul ne peut vous donner tort puisque tout cela a disparu... Mais aussi qu'un simple trou dans un mur, plus ou moins crayonné de poils et aux relents de vieux chewing-gum à la fraise, est sans doute le lieu de votre tout premier épanchement séminal assorti d'un émoi d'une intensité que vous avez du mal à retrouver ailleurs avec qui que ce soit...

Oui si tout cela au moins pouvait ne pas se perdre trop vite, subsister encore un peu.

-Le mur a disparu, on vous l'a dit...Il n'y a plus qu'un grand trou à la place. Le petit chalet a été entièrement démoli mais surtout avec interdiction de le reconstruire !

-C'était pourtant un chalet d'aisance, je ne comprends pas. Enfin, cela rend mes paroles et vos fiches encore plus précieuses. Bravo, je n'avais pas idée qu'un travail pareil pouvait exister !

-Mais il n'existe plus ! Je suis le tout dernier rédacteur de fiches cartonnées à encoches du Muséum, de ses annexes ou services analogues dans toute administration publique ou privée !

-J'espère tout de même que les miennes de fiches sont encochées au bon endroit. Ou alors qu'on peut les détruire si elles ne conviennent pas.

-Comme je pars à la retraite la semaine prochaine et ne serai pas remplacé, je crois que vous n'avez pas à vous en faire, elles me seront toutes confisquées !

-Apprenez-en quelques-unes par coeur ! Des miennes par exemple. Vous pourrez peut-être là où vous serez me les réciter ? Je voudrais enfin savoir comment on me juge, comment je suis considéré ! Cela y figurait forcément. Vous ne pourrez pas me dire le contraire. Et je prendrai à mon tour des notes sur un de ces petits carnets à boudin que j'achetais chez Ruat il y a bien longtemps et dont la plupart sont restés vides excepté la première page, parfois une deuxième, que j'arracherai pour les faire paraître tout neufs bien que totalement obsolètes et bien jaunis, le boudin distendu, presque pendant...

-C'est  plutôt rajeunir que vous voudriez, je le vois. Si je peux vous y aider je le ferai volontiers. Je commencerais par ramasser toutes les fiches que j'avait faites en doubles me demandant dans quel but et les ayant jetées. Certaines vous concernaient déjà. Vous deviez être tout jeune à cette époque. Bah, on s'intéressait déjà à vous. Vous suscitiez la curiosité...

-Vous souvenez-vous des tournures employées ? Un seul mot suffirait étant donné tout le temps passé depuis...

-Il me paraît difficile d'en ramener plus d'un à la fois. Mais je veux bien essayer...Si ces bureaux existent encore, ils sont restés tels quels, car étant donné ce qu'il s'y passa pour finir, ils furent confinés en l'état.Aucun aménagement autant que je sache ne fut jamais envisagé.J'en ai même sans doute encore les clés car j'en fus le dernier occupant et le tout dernier à en partir. En effet la nuit venue, je compris qu'on m'avait oublié et j'ai aussitôt quitté les lieux sans grand regret...

-Vous les aviez déjà quittés depuis longtemps !

-Mais cette fois-ci avec les clés qui doivent à présent se trouver dans le tiroir juste derrière vous ! Ou pas. Mais allez-y ! Essayez voir !

-Je suis trop ému, si vous le voulez bien, je regarderai tout à l'heure. Vous comprenez, ce sont du coup également, au moins en partie, les miennes.

-Je comprends cela. Ce que je voudrais c'est que vous alliez  là-bas à ma place. Vous me parliez d'émotion et la mienne alors ! Vous verrez j'avais laissé ma lampe allumée, je me souviens de cela à présent et c'est à mon avis le seul repère fiable...

-Vous croyez vraiment qu'elle est toujours allumée? Depuis tout ce temps, l'ampoule a dû griller non ?

-Essayez quand même car elle avait cette immense avantage d'être invisible du gardien. Et cela peut vous prolonger l' existence, croyez-moi...

-Et le gardien justement ?

-Oh il a dû partir à la retraite, il était tout jeune à l'époque, il venait d'arriver... Comme il fait nuit, si vous devez voir la lampe, vous la verrez tout de suite après la maison du gardien qui est sans doute fort délabrée... Mais surtout chassez la nostalgie ! Vous entendrez ou croirez entendre 'Sur les quais du vieux Paris'. Ne vous bouchez pas les oreilles, la chanson sera en vous. Mais ignorez-là... Repoussez  l'émotion !

-Ce sera peut-être difficile...

-Non non, droit au but ! Cap sur la petite lumière... Vous pourrez probablement ouvrir toutes les portes facilement.

-Même la grande cochère de l'entrée qui était si lourde et toujours recadenassée après chaque rentrée et chaque sortie ?

-Celle-là maintenant on dirait plutôt une porte de placard en contreplaqué, on la pousserait d'un doigt !

-C'était déjà malgré tout une porte de placard je vous signale mais je veux bien essayer, tenter ma chance. Vous me proposez une sorte d'au-delà du temps et des choses, comment refuser ? Et puis qu'est-ce que je risque ?

-De tomber dans un en-deça !Vous pouvez vous retrouver dans la cour de votre école maternelle ou dans une épicerie en train d'acheter une pochette surprise...

-Il y aurait des compensations non négligeables alors !

-Ne perdez pas de temps, allez me chercher ces fiches et ne traînez pas trop là-bas, il n'y a vraiment rien de spécial vous savez. Mais prenez la lampe torche avec vous, il ne faudrait pas tomber dans le trou...

-Le trou je m'en charge, je tourne autour...il ne va pas s'ouvrir quand même !

-Ah justement, vous me disiez bien qu'au bout de votre truc ça faisait comme une bouche, non ?

-Oui, qui s'ouvre si on presse de chaque côté...ça fait un peu poisson. Ou serpent, je ne sais pas...Faut voir quoi...

-Et bien parfait, une fiche de plus de remplie, mais allez-y maintenant,  dépêchez-vous, les anciens bureaux ne sont pas éternels !

-Vous m'avez bien dit qu'il fallait suivre les pancartes marquées Centre des Impôts mais en sens inverse car s'ils sont tous encore à leur place, ils indiquent tous à présent la direction opposée ?

-De toute façon de nuit vous ne les verrez pas.

-Et ma lampe ?

-Ne l'allumez surtout pas, ne vous en servez sous aucun prétexte. Vous voulez vous faire repérer ! Pas avant d'avoir passé la maison du gardien et au cas seulement où ma vieille lampe de bureau ne brûlerait plus ! Ah prenez aussi cette enveloppe et mettez-y toutes les cartes postales que vous trouverez...

-En plus des fiches alors ?

-Oui ce sont toutes les cartes envoyées par les collègues en vacances ou depuis leurs nouveaux postes. Au début fixées aux murs et puis petit à petit, dépunaisées par le temps, elles doivent joncher le sol de tous les couloirs... Elles ont plus d'importance pour moi que tout le reste maintenant. J'en recherche une en particulier qui doit s'y trouver. Elles commençaient à tomber quand je suis à mon tour enfin parti. J'ai dû courir pour ne pas trouver la porte cochère devant moi close pour toujours, mais j'ai pu en ramasser une au hasard, tenez la voici...Elle vient de Marrakech et semble avoir été rédigée par une main  encore bien enfantine...

-Où l'avez-vous eue ? Où ça ? Certainement pas là-bas. Elle m'a été envoyée chez moi et pas au bureau, encore moins dans ceux-là où je n'ai jamais mis les pieds ! Des ombres de bureaux !

-Des bureaux d'ombres !

-Pourquoi au juste voulez-vous m'envoyer chercher je ne sais quoi dans un endroit pareil !

-Parce que rien qu'à l'idée d'y retourner moi-même j'en ai des frissons et même un certain dégoût, pour moi-même bien sûr. On ne gâchait pas davantage sa vie que dans cet endroit-là...L'envie d'une sorte de suicide lent ne vous quittait plus dès qu'on y avait mis une fois les pieds...

-Je vous remercie !

-Ah non mais il est probable que ces vieux sortilèges se sont dissipés depuis belle lurette ! Vous n'avez rien à craindre, allez-y donc, vous me raconterez...Refermez bien la grande porte derrière vous ! Elle claque toute seule à présent! Pour entrer comme pour ressortir, il suffira de la pousser ou de la tirer...

-Je sors, mais je n'aime pas les portes de placard qui claquent, je rentre chez moi.   Je reviendrai vous voir... Vos bureaux m'intéressent. Ils ressemblent tant à ceux que j'ai moi-même connus que je me demande si vous ne pourriez pas m'aider à les retrouver. Ce sont peut-être les mêmes et donc si nous pouvions marcher de concert dans cette quête d'on ne sait trop quoi, nous aurions sans doute déjà fait un grand pas en avant dans l'inexplicable de nos situations respectives ! Mais laissons cela pour le moment, j'ai besoin d'air... Il suffit à présent de la pousser, disiez-vous ?...

       

-J'ai bien failli aller jusqu'au bout. Mais en vue de la maison du gardien comme vous dites, le bâtiment qu'on entrevoit un peu plus loin n'a guère l'allure d'un centre administratif. On dirait plutôt des casemates ou une ancienne clinique. Car oui il y avait bien une vague lueur de lampe qui par une fenêtre éclairait un plafond mais la couleur bleuâtre de la lumière ne me disait rien de bon...Ne me dites pas que c'était votre bureau ! On aurait dit un guet-apens. J'ai eu l'impression que si je rentrais là-dedans je n'étais pas près d'en ressortir...

-Les choses ont pu changer. Je ne suis pas responsable des lueurs de cet ancien bâtiment ni de l'ambiance que vous avez cru y déceler...

-Et je me demande même si le gardien n'était pas de mèche avec vous et n'attendait pas que je pénètre dans ces locaux pour m'y boucler. Car il y avait quelqu'un dans la petite maison à l'entrée, ça bougeait et tout y était pourtant éteint...

-Je vous avais dit de prendre votre lampe, vous auriez pu regarder, les volets n'étaient sûrement pas tirés.

-Je l'avais mais je me gardais bien de l'allumer. Alors ce gardien, vous le connaissiez !

-Il nous arrivait de faire un billard, c'est à peu près tout, au café à côté du lycée...

- (Si j'arrive à savoir de quel café ou de quel lycée il s'agit je saurai du même coup si c'est un billard pour gangsters ou pour collégiens)  Et comment s'appelle ce gentil café ?

-Le Coq hardi !

-(Le bistro à côté du Lycée Hoche, c'était donc un bon vieux flipper. Je n'y jouais pas beaucoup mais je me souviens du sérieux qu'y mettaient certains camarades tout en secouant l'appareil jusqu'à faire tilt et le bruit de la nouvelle boule tapant contre la vitre). Vous voyez, vous le connaissiez depuis longtemps et à un âge où se forgent souvent de solides et durables complicités !

-Mais mon pauvre ami, ce n'était pas Le coq hardi à côté du lycée Hoche à Versailles mais du lycée Papillon à Sombreuse...

-Décidément vous me surprendrez toujours. Vous semblez, par rapport à moi, d'un autre monde ! Je serais curieux de connaître les études que vous avez bien pu suivre dans cet établissement.

-On nous apprenait surtout les rudiments de l'hygiène et du dénuement. Cela en première année. Ensuite, c'était selon. Oui cela dépendait de notre orientation que l'on rendait visible à tout moment par cette expression du visage qui provient en fait d'un froncement des sourcils plus ou moins marqué assorti d'une avancée plus ou moins proéminente de la lèvre inférieure. Les salles de classe étaient distribuées en fonction de ce critère, le surveillant général et ses sbires étant chargés de veiller au respect d'une répartition des élèves qui ne respectaient pas toujours leur engagement, ce dernier pourtant stipulé, une fois l'année engagée, irrévocable...

-(Il me cache sa véritable formation, ainsi que l'endroit et les errements exacts ayant conduit à son éducation et à l'éveil de son genre...Au fait quel genre a-t-il au juste ? Je ne sais plus, c'est qu'il y en a des variantes et des entre-deux dans les genres ! Et en plus il change tout le temps, on ne le regarde pas deux fois de la même façon. Je me demande même si je l'ai jamais vraiment vu. S'il était assis en face de moi dans l'autobus ou dans le train il me semble que je ne le reconnaîtrais pas. Il n'y a guère que mes voisins de palier, pourtant là depuis longtemps, physiquement aussi flous dans mon esprit. Il prétend être un ancien collègue et bien qu'il le prouve ! Qu'il se mette dans la lumière du réverbère qui est juste en face de sa fenêtre, que je puisse voir un petit peu de quoi il a l'air. Ce qui est sûr c'est qu'il se trimballe tout le temps avec un gros dossier sous le bras qui semble bien me concerner puisque lorsqu'il s'assied pour le consulter, à chaque fois qu'il en tourne un papier, il relève la tête dans ma direction pour me reluquer une ou deux secondes et cela indéfiniment jusqu'à la dernière page...Il était peut-être plus distinct au début mais il est devenu au fil du temps une sorte d'ombre qui me suit partout où l'on peut s'asseoir pour ruminer ou somnoler à son aise tout en faisant semblant de compulser des documents, de vouloir faire avancer une affaire.. .Ce qui est sûr aussi c'est qu'il n'est pas mon avocat, ma situation n'en réclamant pas. Il paraît décortiquer mon existence en de toutes petites fiches qu'il essaie ensuite d'amalgamer dans des documents de plus en plus épais pensant peut-être obtenir ainsi ma vie tout entière avec tous ses détails, même les plus  insignifiants car c'est sans doute dans l'un de ceux-là qu'il croit pouvoir trouver enfin l'élément qui lui a toujours manqué jusqu'à présent pour me percer à jour. Combien de temps cela va-t-il encore prendre ?) Je regrette beaucoup que mon appréhension m'ait empêché de rapporter les fiches dont vous m'aviez parlé et dont vous semblez avoir grand besoin pour poursuivre votre travail...

-Pas d'importance, ils finiront bien par faire le ménage un jour là-bas aussi avant une destruction ou une réhabilitation. J'enverrai alors une note précise de récupération et la description exacte de ce que j'ai perdu ou plutôt oublié d'emporter.

-Passez tout simplement remplir une fiche rue des Morillons, ça ira peut-être plus vite... 

-Je n'avais pas voulu trop me charger, j'avais longtemps hésité entre ces fiches qui étaient grosso modo la base de mon travail et toutes ces vieilles cartes postales de collègues que je n'avais pas connus mais dont ces marques de souvenirs et de sympathie convenue ou factice et ne m'étant pas destinées avaient fini par joncher le sol de mon bureau et surtout occuper mon esprit, susciter ma curiosité. Je n'osais les ramasser cependant. Finalement je n'ai emporté ni les unes ni les autres...

-(N'empêche qu'il a su découvrir la mienne. Il n'a pas pu tomber dessus du premier coup en se penchant un peu tout en courant vers la porte qui avait tendance à se fermer toute seule, avant l'heure et définitivement. Quand on part du bureau on se déplace généralement beaucoup trop vite pour prendre des poses alanguies pareilles, une main traînant mine de rien sur le sol ou tentant de s'en rapprocher l'oeil toujours sur la porte. Non il a dû fouiller auparavant et fouiller encore pendant des heures, et c'est du reste une excellente occupation quand on se retrouve seul sur tout un étage déserté on ne sait pourquoi, de partir à la chasse de ce genre de documents manuscrits émanant de lointaines vacances...C'est un peu comme le dimanche à Orly, il y a de quoi rêver...Comment pouvait-il connaître l'existence de cette carte ? Et surtout comment a-t-elle pu atterrir dans ces bureaux ? Alors c'est sans doute moi qui l'y ai apportée depuis chez moi juste pour montrer aux collègues comme ça en passant les palmiers de Marrakech. Et le texte ? Sûrement pas, il n'avait d'intérêt que pour moi. De plus qu'auraient-ils pu y comprendre? Si j'ai fini par descendre tout de même la montrer aux collègues des secteurs d'assiette, principalement aux dames réajustant d'une main leurs petites laines sur leurs épaules et de l'autre finissant de grignoter une gaufrette remontée de la cantine assorti d'un "vous vous rendez compte!" à la collègue d'en face finissant de feuilleter les programmes télé du soir. Elles me paraissaient ces dames le public idéal pour ce que j'avais à montrer et surtout le plus compétent, pardi, des agents de constatation ! )          

-Je me souviens très bien, vous aviez voulu la montrer cette carte pour le petit personnage qui y avait été ajouté au crayon bille non, c'est pas ça, par-dessus les palmiers ?

-Dans une grande palmeraie, sur un petit chemin, oui c'est ça...Schématisé à l'extrême, le dessin montrait pourtant très bien qu'il tenait à la main...

-Un cartable !

-Vous avez vu cela !

-Je n'ai guère de mérite car il y avait aussi une légende tout à fait explicite, souvenez-vous...

-Oui c'est vrai, on ne pouvait pas se tromper. Il y avait en  effet, en petites lettres soigneusement appuyées à cause du glaçage de la photo, "Hafid avec son cartable"...

-Vous l'aviez donc trouvé là-bas ! Car je fais le rapprochement avec le film que vous vouliez tourner, ce jeune garçon censé être votre double plus ou moins fantasmé...Et sans doute très fantasmé car s'il était assurément très fin et assez menu, il n'avait pas le type européen et en tout cas ne vous ressemblait pas beaucoup...

-Je me demande comment vous pouvez le savoir...

-Vous aviez affiché sur le mur de votre bureau une grande photo de lui où on le voyait tenir dans ses mains au-dessus de lui un gros bloc de glace dans lequel le soleil du désert se diffractait ainsi que dans les gouttes d'eau qui tombaient sur son visage dont les joues semblaient poudrées de sable... Pas mal, mais la photo était en noir et blanc...

-C'était du noir et blanc parce que je tenais à faire les  tirages moi-même. Ce cliché devait même servir pour l'affiche...

-Et le film s'est fait ?

-Non.

-Pourquoi ça ?

-Parce que je n'y suis jamais retourné au Pays des mille et une nuits. A la place j'en ai fait un autre, ici...

-Vous n'aviez plus votre double imparfait.

-J'en vais un autre nettement plus franchouillard mais très bien de sa personne, un petit Leprince-Ringuet !

-Trouvé par relation distinguée je suppose...

-Pas du tout, racolé dans la rue mais tout de même dans un beau quartier, Place Saint-Sulpice !

-Haut lieu de la bigoterie et des éditions bien-pensantes...

-C'était le cas de le dire. Mais bref, je lui demandai son numéro et appelai chez lui le soir même...Je fis donc part à cette mère de famille un peu méfiante de mes qualités et relations. Elle sembla trouver l'association Impôts-Cinéma inattendue mais intéressante. Pour finir de consolider l'affaire et de mettre en confiance, je lui fis savoir que je connaissais très bien Michel Tournier (certes très connu à l'époque mais était-ce bien nécessaire ou même habile de ma part de me recommander d'un auteur plutôt brillant et couvert de lauriers mais présenté comme un peu sulfureux par certains critiques et libraires ?)

-Mais dites-moi je vous prie, sur cette Place St-Sulpice, ce sacré jour de votre rencontre avec votre nième double possible, vous souvenez-vous des pancartes plaquées sur les vitres de certaines fenêtres donnant sur la place à l'intention de passants parfaitement inconnus mais cherchant peut-être quelques paroles réconfortantes ou édifiantes comme on le voyait souvent à cette époque ?

-Et bien oui il me semble en effet que certaines fenêtres comportaient des pancartes que j'avais tendance à croire placées à mon intention...

-Il en est ainsi pour tout un chacun... 

-Le texte en était toutefois peu engageant ou au mieux énigmatique...Videz vos poches...Reprenez votre fouille...Touche pas à tes doubles...Mangez-vous la, elle ressortira bien...(N'empêche qu'avec ses questions il mène cette conversation comme un interrogatoire digne de la grande maison. Il m'a même demandé si à une des fenêtres du séminaire au deuxième étage on ne me faisait pas un signe d'avoir à rappliquer ou me montrait ce message : pense à retenir ta cellule ! Curieux car c'était bien le bureau où j'allais être nommé par la suite à l'occasion je crois de mon 6ème échelon et d'un changement de poste qui m'était proposé comme un tout dernier recours, que je ne pouvais pas refuser mais où j'allais il est vrai effectuer un redressement in extremis dans mon travail et surtout dans mon assiduité grâce à la présence inopinée dans l'aile juste en face, celle des Brigades Nationales de Vérif' d'un inspecteur extraordinaire qui avait tout simplement et réellement l'aspect d'un garçonnet de dix ou onze ans, en taille, voix et proportions ! On aurait dit un petit sixième mais il était si sérieux et d'une présence si évidente qu'on en oubliait que son cartable toujours bourré à l'extrême traînait quasiment par terre et qu'il empilait des bottins sur sa chaise pour être, au moins vis à vis de ses dossiers, à la hauteur !)

-Vous aviez trouvé sur place ce que vous cherchiez !

-Comment pouviez-vous savoir que j'allais être muté ce bureau d'où effectivement j'avais eu l'impression longtemps avant qu'on me faisait comprendre que j'aurai un jour à occuper cette ancienne cellule de moine ?

-Sachez que je suis depuis toujours un peu comme votre ange gardien chargé d'encadrer votre parcours dans ce labyrinthe de bureaux vers lequel on vous a peut-être orienté à tort...Quand vous avez demandé à tout recommencer depuis le début et que vous avez donc sollicité la reconstitution intégrale de votre carrière, j'ai été nommé restaurateur-juré, choisi au hasard dans un panel de citoyens moyens mais honorables, pour veiller à ce que votre réinsertion ou plutôt votre restauration, se fasse dans les meilleures conditions et ne soit pas trop hasardeuse ou problématique. On devait à tout prix vous éviter à nouveau une installation en sous-sol dans un local à néon et soupirail !

-Les greniers dans les combles avec oeil de boeuf ne m'avaient pas trop réussi non plus...

-Mais les étages intermédiaires semblaient ne pas vous convenir davantage où vous aviez fini par réaliser ce paradoxe d'être aussi absent quand vous y étiez que quand vous n'y étiez pas. Quand on se hasardait à vous installer dans un bureau disons normal, on ne tardait pas à ne plus vous voir du tout...

-Je me vouais à des errances curieuses, insupportables, innommables, sans pareilles. J'avais beau chercher, regarder autour de moi, je n'arrivais pas à retrouver de tels comportements, des aventures aussi insipides et tragiques à la fois. Et malgré ça, comment vous dire, j'avais tout de même l'impression d'être au bureau. C'est comme s'il était en moi et que je n'arrivais pas à m'en défaire. Ces errances hallucinées par des abandons de poste incessants qui me trouvaient déchiré à quelques mètres seulement de la sortie empruntée à rebours et souvent en catimini, voire à croupetons, ne m'en débarrassaient pas !

-Vous les tissiez au contraire en vous chaque fois un peu plus et même dans la vision jaunâtre et fiévreuse d'une sortie de dégrisement dans un commissariat quelconque, vous étiez flatté et même touché, tout en ressortant de votre boîte de fouille votre ceinture et vos lacets, que l' agent qui a déverrouillé votre cellule vous demande très sérieusement avec même une sorte d'appréhension et un vague air de considération à votre égard, un renseignement d'ordre fiscal sur sa situation de famille personnelle ! Le bureau avait passé la nuit au bloc ! Et il en ressortait, il était toujours là ! C'était peut-être comme une histoire d'amour entre nous, mais un amour impossible forcément. Ou non référencé. Non validé. Invalidable.

-Vous êtes bien sûr que ça va ? Rien ne vous tracasse en particulier ? Vous pouvez me le dire...

-(C'est exactement la question que me posait tout le temps ma mère quand à la fin d'une semaine de bureau j'allais voir mes parents le vendredi soir. Je ne devais pas avoir un air très gai et je ne l'ai toujours apparemment pas tellement. Non non ça va très bien maman je t'assure, d'ailleurs je t'ai apporté mon linge, je ne l'ai pas oublié, tu vois...) Non non ça va très bien, je vous assure...

-Parce que si je ne suis pas chargé de vos états d'âme, je peux tout de même vous aider à vous sortir d'une mauvaise passe, ou simplement d'une de ces périodes d'ennui et de doute dont on a parfois du mal à s'extirper...

-Non mais je voudrais savoir pourquoi ces fameuses pancartes de fenêtres semblaient parfois cibler mes préoccupations les plus intimes...

-Oh vous savez vous y lisiez surtout ce que vous y mettiez vous-même car leur existence réelle est douteuse...

-Comment se fait-il alors que j'en ai vu plusieurs par terre et à maintes reprises...Elles semblaient bien réelles et craquaient sous les pas.

-Oui certains en refermant leurs fenêtres ou en les ouvrant trop fortement, provoquent leur chute jusque sur le trottoir tout simplement. D'où le vent parfois les pousse ou les fait voler jusque sur la place même où vous sembliez vous trouver lorsque... Quoi, vous avez l'air étonné...

-Je m'étonne que ces annonceurs, puisqu'il faut bien les nommer ainsi, fixent leurs pancartes à l'extérieur de la vitre et non à l'intérieur, ce qui aurait des conséquences moins fâcheuses en cas d'adhésion défectueuse, au lieu qu'autrement, tout le monde est susceptible d'être au courant, à commencer par l'intéressé lui-même au cas où il n'aurait pas remarqué ces textes drolatiques qui lui sont pourtant incontestablement destinés comme il ne tarde pas à s'en apercevoir même s'il les repousse parfois du pied sans avoir l'air de les voir et encore moins d'en avoir pris connaissance...Comment n'aurais-je pas pu lire des formules comme "Aide, appui et protection" et "Au nom du Peuple français" juste avant de marcher dessus comme si de rien n'était...

-Ces formules, vous les aviez avec vous, elles figuraient sur votre carte professionnelle, une "commission d'emploi" !

-En tout cas cela prouve que je n'avais pas eu des visions et que ces affiches étaient rudement bien documentées même si on cherchait peut-être simplement à se moquer de moi.

-Mais non je vous dis, sur ce genre d'affichettes on y lit tout ce qu'on veut, et la moindre tendance à la persécution y trouve sa pitance tout comme les sujets à l'infatuation ou au contentement de soi. Vous avez vous-même plaqué, projeté sur des bouts de carton qui traînaient par terre ces formules grandiloquentes qui s'attachent à l'exercice de votre fonction et qui vous ont toujours posé problème, les ayant interprétées dans un sens qu'elles n'avaient pas, c'est à dire survalorisées et considérées comme instituées à votre seule et unique intention.

-Il est vrai qu'en fin de compte je me suis surtout demandé comment j'avais pu bénéficier d'une telle faveur et en quoi elle se justifiait. Et si ce n'était pas seulement par la réussite à un concours qui n'avait rien à voir avec l'exercice réelle de la fonction pas plus que les quelques mois passés à l'ENI où dans une ambiance assez estudiantine et relativement détendue j'avais tout de même passé mon temps à envisager tous les échappatoires encore possibles pour ne pas intégrer définitivement une carrière qui m'apparaissait de plus en plus problématique voire dangereuse.

-Vous partiez je crois le plus souvent possible ramasser des petits cailloux couleur de soufre sur les pentes volcaniques de la région des Puys si je m'abuse ? Sur le Puy-de-Dôme lui-même me semble-t-il, on ne se refusait rien !

-J'étais juste au pied à Clermont-Ferrand où je commençais aussi dans le même temps à fréquenter les bistrots ou les petits restos avec le collègue de la chambre d'à côté que j'emmenais aussi dans ma voiture à la récolte des minéraux que le club de géologie de l'école nous avait préparée dans les moindres détails. Tourne à gauche, ça brille par là-bas, c'est du mica à tous les coups ! On avait des petits sacs en plastique...

-Dites donc, si ça vous fait rien, j'aimerais savoir où on en est là parce que j'ai encore quelques fiches à remplir vous concernant, du moins celles que j'ai pu sauver du désastre avant que la porte ne se referme. J'en avais pris tout un bac et puis il m'a glissé des mains quand j'ai trébuché dans l'escalier, la lumière s'est éteinte tout d'un coup, c'en était fini de la rigueur des grands bureaux à laquelle j'étais pourtant habitué. C'était un très beau bac que j'avais presque entièrement rempli avec des notoriétés, des dépenses ostensibles, des insuffisances, des discordances employeur/employé, des signes extérieurs, des bulletins orphelins, des matrices individuelles...

-Que du beau linge quoi !

-Il y avait une harmonie secrète dans tout ce boîtier. En en soulevant le couvercle on avait l'impression d'une épouvantable pagaille car aucune fiche n'était à la même taille, certaines en cavalier sur d'autres dont les couleurs ne concordaient pas, et puis on s'y habituait, on expérimentait l'avantage des recherches au hasard, la première tirée est la bonne...

-Cela me dit quelque chose mais il est vrai que l'arrangement des mots donne parfois lieu à des interprétations diverses et aléatoires là encore dont on n'arrive pas toujours à se dépêtrer. Que voulez-vous dire par là ?

-Allez savoir. Non votre perplexité rejoint la mienne car en dehors de ce fichier que je ne reverrai probablement jamais et dont j'ai déjà fait mon deuil, je vous vois là, je vois parfois ailleurs, je vous vois souvent un peu partout mais je n'arrive toujours pas à savoir si vous allez encore au bureau ou non. Je sais que vous aviez repris il y a un certain temps mais qu'ayant à nouveau disparu depuis lors on vous avait proposé une espèce de poste itinérant ou plus exactement une sorte de diffraction polyvalente de votre fonction aboutissant au fait pratique que pouviez vous installer où vous vouliez pour y accomplir ce qui vous paraissait nécessaire ou plaisant. Vous aviez je crois opter pour les salles d'attente...

-Oui les salles d'attente des professions libérales, surtout celles des médecins et des avocats...

-Où vous vous installiez comme si de rien n'était, comme si vous vous trouviez dans votre bureau...

-Grâce à un écritoire portatif que je me suspendais au cou à la façon autrefois des ouvreuses de cinéma qui à l'entracte vendaient des confiseries en se plantant au pied de l'écran ou en arpentant la salle accompagnées à chaque pas d'un petit crissement d'osier.

-A la différence que vous vous pouviez vous asseoir et n'y manquiez pas puisque même en cas d'affluence, vous aviez le droit, stipulé par la convention, souterraine mais valide un temps, dite des bureaux ambulants, de faire se lever de son siège pour vous le donner toute personne présente dans toute salle d'attente quels que soient son âge, son sexe ou son état de santé ! Pas vrai ?

-Oui même dans les gares et les aéroports où je travaillais assez souvent ayant alors à chaque instant des envies terribles de claquer mon pupitre et, sans m'en débarrasser, de courir monter dans le premier train ou avion en partance pour aller travailler encore plus loin, toujours plus ambulant, plus lointain quoi !

-Mais vous êtes resté pour vous sentir l'élément initiateur d'une vague qui du coup s'est mise à envahir les salles d'attente du pays et comme chaque salle ne pouvait accueillir qu'un seul ambulant à la fois, cela en fit des salons de toubib ou d'avocats qui eurent vite chacun un représentant de cette curieuse catégorie de fonctionnaires ambulants dont le nombre, contre toute attente, ne faisait que croître...

-Je vous rappelle que notre équipement, et notre règlement statutaire, nous autorisaient également à pratiquer ce qu'ils appelaient l'ambulance urbaine. Travailler tout en marchant dans les rues !

-Ou peut-être suburbaine tellement vous sembliez plutôt emprunter les souterrains et arpenter au mieux les demi-sous-sols plus ou moins éclairés et ventilés pour cheminer en effectuant très sérieusement votre tâche...

-Je n'étais pas très à l'aise en surface. Les gens n'étaient pas encore habitués et je me retrouvais parfois accompagné d'une nuée de gosses chahuteurs ou de groupes d'ahuris qui paraissaient vouloir m'indiquer la direction de Charenton ou qui cherchaient à me faire cavaler pour voir si ça sautait, si ça tenait le coup, pour observer le roulis des crayons. C'est du moins ce que je m'imaginais. De toute façon, je n'ai pas ambulé très longtemps, ayant vite réintégré les salles d'attente qui me paraissaient d'un usage plus confortable et d'un avenir plus prometteur...

-Jusqu'à ce que le système s'écroule sous le poids des aficionados! Il en vint des mille et des cents, il n'y eut bientôt plus assez de salles d'attente même en comptant les dispensaires et les parloirs de couvents et l'on dut autoriser la présence de plusieurs ambulants dans une même salle. Pour vous ce fut l'horreur, le retour de l'ambiance des vrais bureaux. Songez qu'il y eut bientôt dans ces salles plus de fonctionnaires installés à demeure que de patients ou de clients attendant simplement leur tour ! Toutefois dans la vôtre s'il ne vint s'installer finalement qu'un seul de ces collègues à pupitre, ce fut je crois pour vous encore pire...

-Mais oui il s'était installé dans la bergère juste en face de mon fauteuil et ne cessait de me regarder. Comme la hauteur du couvercle de mon attirail ne me permettait pas d'échapper durablement, et dans des conditions de confort acceptables, à sa goinfrerie oculaire, je décidai de réintégrer les vrais bureaux même conditionnés en demi-jour ou quart-de-jour, même en soupente à oeil-de-boeuf ou dans un sous-sol à côté du pilon !

-Vous aviez hâte de rentrer au bercail, je comprends ça, après une telle errance, même statutairement corrélée ! A nouveau dans du renfermé et du poussiéreux peut-être, mais tellement plus tranquille !

-Comment savoir si on vit normalement ou pas ? Ce qui est le mieux pour soi ? Ce qui en même temps embête le moins les autres ?

-Quitte à ne rien faire vous avez préféré que ce soit derechef sous un toit en quelque sorte familial ou disons familier et où pour vous les niches n'ont rien de fiscal ou si peu mais autorisent des séjours oscillant entre une tranquillité rêveuse et de bon aloi, et un isolement tragique dont on n'est pas sûr de pouvoir sortir un jour, bref votre cher bureau...

-C'est exact, il me plaisait bien et lorsqu'on y frappait à la porte si je suais à grosses gouttes au moment où j'arrivais enfin à dire entrez, c'est que je redoutais à chaque fois que ce fût quelque pékin rencontré ça et là au cours de mes soirées nocturnes brûlantes et en chute libre, des compagnons du trou noir en quelque sorte.

-Tous les gens qui vous côtoyaient à l'extérieur n'avaient pas une mauvaise opinion de vous. Au contraire, tenez par exemple ce type qui prenait souvent le même train que vous le matin : je me souviens très bien de ce charmant prtit jeune homme qui avait l'air sérieux et sûrement très réfléchi car il passait son temps plongé dans le journal Le Monde qui semblait l'absorber jusqu'à parfois l'endormir un peu mais il se ressaisissait vite tenant à nouveau très haut le quotidien derrière lequel disparaissait alors son visage pour tout le reste du trajet !

-Tout journal est également comme une petite cloison portative, un paravent anodin derrière lequel oui je cachais ce faux air sérieux constipé qui s'impose malgré moi face aux gens, et peut-être même aussi mon col cravaté ou encore ma barbe naissante, éternellement désespérément naissante...

-J'observe qu'elle s'est muée, depuis cette aube frileuse, en une vraie barbichette façon bouc et grisonnante...

-C'est affreux, je me suis donc à la longue, contre toute attente et presque à rebrousse-poil, moi aussi finalement bonhommisé !

-Entre le bonhomme et la bonne femme, exactement. C'est vraiment monsieur ou madame...

-C'est la mention que je trouve sur le courrier du syndic de mon immeuble, et c'est sûrement la bonne formule puisque malgré mes objurgations d'avoir à remettre simplement monsieur comme avant, je reçois toujours les charges à payer et les appels de fonds sous cette double civilité qui toutefois par le "ou" semble me donner le choix entre l'une et l'autre. C'est monsieur "et" madame qui au fond serait plus tragique car on ne pourrait pas l'expliquer comme l'autre formule tout simplement par l'androgynie de mon prénom ! Mais à la réflexion, la bivalence du "et" serait peut-être préférable à cette ambiguïté du "ou" censée juste ménager la susceptibilité du destinataire appelé monsieur si c'est une dame ou madame si c'est un monsieur ? Dans mon cas c'est peut-être tout à fait voulu et réfléchi, et du coup peut-être l'idéal. Quand je pense que j'ai failli être désagréable pour exiger qu'on rétablisse illico  ma civilité telle figure sur mes papiers et mon état civil ! Je reviens de loin...

-Vous faites bien des histoires pour pas grand-chose. Ces quiproquos, ces fluctuations du genre, qui n'ont rien à voir avec celles de la fesse, sont monnaie courante au pays des postiers et des syndics d'immeubles...parfois

-Cet homme dans mon train dont vous me parliez, ne lisait-il pas lui toujours l'Equipe ?

-Oui si vous voulez, ou plus exactement il lisait l'Equipe et le Figaro, au début tantôt l'un, tantôt l'autre, et pour finir les deux en même temps !

-Un bivalent lui aussi ! Je me rappelle très bien, je jetais parfois un oeil craintif par-dessus mon paravent pour savoir où il en était dans son besogneux mélange car ses deux journaux finissaient souvent comme insérés, intriqués l'un dans l'autre au point qu'une page de l'un était suivie par une de l'autre et réciproquement. Il passait du sport à la politique et inversement sans en perdre une miette d'un côté comme de l'autre. A la fin, juste avant Pont de l'Alma où il descendait, on était bien obligé de constater que, pendant les quelques secondes qui lui restaient, il lisait les deux simultanément ! Un vrai quantique non ?

-Quand on pense que maintenant les gens ne lisent presque plus de journaux. C'était un enragé de la feuille de choux comme on ne risque plus d'en voir encore beaucoup, dans le train ou ailleurs, lire de la sorte !

-C'était un lecteur à double vue, à double voie... Je suis sûr que si on avait regardé dans les poches de son manteau, on aurait trouvé à gauche des petits biscuits salés, à droite les mêmes, sucrés !

-Le mieux c'est quand on le voit arriver dans le wagon avec une casquette qu'il enlève pour s'asseoir et lire ses deux canards et, juste avant l'Alma, se lever pour descendre, un chapeau sur la tête !

-Je me demandais où vous aviez bien pu trouver tout ça...Maintenant je le sais.

-Et oui chez vous tout simplement...Rien de mieux pour connaître quelqu'un et savoir ce qu'il a fait, ce qu'il a vu, par où il est pssé !

-Oui seulement voilà, le gars à la casquette et au chapeau, c'est dans un rêve que je l'ai rencontré, je ne l'ai jamais vu en réalité. Les pages deux quotidiens intriqués, c'est des ailes d'Hypnos qu'elles se sont détachées. Je n'ai fait que les recueillir, les assembler classées en alternance, sans le faire vraiment et avec une grande difficulté en raison d'un engourdissement insurmontable, peut-être aussi à cause d'une certaine lourdeur du papier...

-Oui c'est sûrement exact. Je n'avais pa réussi à faire apparaître les rubans bleu ou rose qui sont si importantes pour savoir si on a affaire à un souvenir véritable ou simplement à des traces de rêves...

-Vous ne maîtrisez toujours pas vraiment ces phénomènes qui vous permettent de...

-J'ai pourtant déjà obtenu de fameux résultats, avec vous en particulier...

-Retrouvez des souvenirs que moi-même j'ai perdu ou n'arrive pas à retrouver tout à fait, vous savez lorsqu'un doute subsiste par exemple sur l'endroit où ça s'est passé et même à quelle époque ! C'était en été, c'est toujours visible, ces couleurs kodachrome qu'on ne trouve plus  que dans les anciens catalogues Photo-Plait, elles sont encore là ou pas très loin, mais en quelle année ? En quelle année ? Vous ne pourriez pas regarder encore, chercher encore, faire jouer tous ces mécanismes qui m'échappent mais qui ont l'air de vous inspirer de ces conduites virtuoses qui font penser aux exploits de la formule 1, vous avez une machine qui me rappelle les tableaux de bord des bolides du Mans des années cinquante qu'on ne voyait pourtant pas à la radio mais ue j'ai dû imaginer. Elle est sûrement par là dans un coin, vous pourriez peut-être vous en servir, non ?

-J'ai dans mon débarras divers systèmes sans doute encore valides mais dont je n'envisage plus de me servir...

-Vous devriez peut-être les numériser, ça se fait beaucoup vous savez...Vous auriez un nouvel aperçu des choses. Vous ne reconnaîtriez plus vos vieilles affaires !

-Si vous voulez, je vous les donne, vous en ferez ce que bon vous semblera. Certaines machines sont sûrement encore manoeuvrables, il y a parfois beaucoup de manettes, des sortes d'interrupteurs aussi, je ne sais plus exactement. Oh vous savez le tout tient facilement dans un petit sac, ce n'est pas le bout du monde ni la mer à boire...Vous l'emporterez peut-être sans même vous en apercevoir...

-S'il y a des voyants de couleurs qui clignotent, je ne dis pas non...

-Oui, il y en a aussi. !

-Vous croyez qu'après ça, après tout ça quoi, là-bas, de l'autre côté, on se rencontre encore, on se voit toujours ?

-Oui certainement on se voit toujours, mais moins souvent. Si vous vous avez connu le grand couloir de l'immeuble du Patio à la madeleine où était installée autrefois la DSF de Paris-Ouest, presque toujours désert mais où il était possible d'apercevoir dans une semi-obscurité de purgatoire et un craquement de vieux plancher, passer quelqu'un, de temps en temps avec un dossier à la main...

-Sûrement le mien ! Combien de fois étant convoqué au Personnel à la suite d'un de mes retours d'on ne savait où, l'ai-je vu transporté de la sorte  par l'adjoint du directeur qui allait le porter à son chef pour qu'il le regarde un peu avant de me recevoir ! Si c'était toujours le même, j'ignorais s'il se souvenait encorracine cubique e ou savait seulement que j'étais plus ou moins, au début en tout cas, un protégé de Baudrier son homologue à la puissance trois, le chef de tout le Personnel des Finances, bureau rue de Rivoli ! Mais je me demandais surtout si "le mari d'Arlette", à la longue savait toujours qui j'étais, s'il ne me confondait pas avec un autre, avec l'autre, celui que j'étais devenu ou si peut-être déjà depuis longtemps, il ne connaissait plus ni l'un ni l'autre...

-Mais à chaque fois, vous ressortiez  de chez votre petit directeur, feignant la tremblote (car il n'était pour vous que la racine cubique du mari d'Arlette), revigoré par l'étonnante longévité de l'indulgence qu'on semblait s'évertuer à vous témoigner au fil de vos  manquements et insuffisances, pour tout dire des disparitions dont vous reveniez plus ou moins penaud et repentant  mais toujours prêt à tout reprendre à zéro, c'est à dire à ouvrir pour de bon un nouveau tableau de chasse ! Seulement vous m'aviez l'air d'un piètre chasseur, vous ne tiriez pas souvent si j'ose m'exprimer ainsi...

-Pour me donner une contenance je changeais sans arrêt mon fusil d'épaule...Et puis je ne voulais faire que des redressements comment dire, irréprochables, parfaitement justifiés...Je ne voulais pas prononcer des redressements sur une base imaginaire ou juste probable et donnant lieu à des impositions que mon successeur aurait été obligé de dégrever, son tableau de chasse à lui consistant à ressusciter la plupart des perdreaux et des cailles restés un temps pendus à leur crochet dans la vitrine finalement peu glorieuse de son prédécesseur ! Exactement ce m'était justement tombé sur le dos en arrivant à mon premier poste en début de carrière : une pile d'impositions bidonnées (des junkies comme à la bourse) qui ne courent pas très longtemps avant de s'effondrer. Et c'est moi qui ai dû les achever. C'est vite fait, me disait tous les jours le jeune collègue inspecteur en m'apportant la nouvelle pile que les services de l'assiette avait fait refluer. Il avait l'air de trouver que je ne mettais pas assez d'ardeur à la tâche lui qui établissait au même rythme des rôles supplémentaires plantureux, s'étant  tout de suite réservé les gros contribuables aux dossiers maigrichons ! Moi je creusais ma tombe, lui faisait grimper le taux de sa prime de rendement à 200% !

-Vous revisitez votre carrière un peu comme bon vous semble car c'est une vision un peu sombre. J'ai une image où on vous voit compter vos billets à même l'enveloppe qui paraissait bien garnie en liasses, d'autant que c'étaient toujours des billets neufs venant comme vous ne le saviez pas à l'époque, directement de la Banque de France, sur les fonds dits secrets de la République.

-Jusqu'à ce qu'elle soit payée en chèque et donc rendue imposable de ce seul fait alors qu'elle l'avait toujours été. De toute façon je n'ai jamais dépassé les 40% de la quote-part, montant minium institué, plancher des minables ou des feignants. Mais je ne songeais pas à me plaindre, trouvant au contraire ce taux incompressible tout à fait épatant puisqu'il avait l'air d'attester de ma participation à un certain rendement. 

-Vous ressassez toujours vos vieilles rengaines, des couplets qui pourtant auraient dû perdre tout intérêt pour vous depuis longtemps... Vous ne pouvez pas vous empêcher de vous rouler encore dans la boue de vos mauvais souvenirs et tant qu'elle n'aura pas séché, je crains bien que vous vous livriez sans retenue à ce plaisir ambigu qui est l'apanage des masochistes ! Aussi, comme dans les lycées d'autrefois je vais vous mettre en retenue et vous demander de bien vouloir sécher non pas les cours mais le court-bouillon maléfique et graisseux dont vous aimez à vous éclabousser quand d'autres s'en gobergent sans faire d'histoires !

-C'est parce qu'il me fait peur avec tous ses yeux. Je ne sais jamais dans lequel le regarder, aussi j'en élimine toujours le plus possible pour que sa vue se simplifie et puisse rencontrer la mienne ! Mais je n'y arrive jamais, il en renaît toujours...

-Ecoutez, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Il me reste surtout à savoir ce que vous faisiez au juste lorsque vous n'étiez pas à votre poste par intermittence certes mais sur des années et des années. Il a fallu en décrocher des calendriers, en supprimer des agendas! Vous parlez d'errance à la recherche d'on ne sait trop quoi autour du bassin des Tuileries ou dans des petits cinémas à côtoyer des gens douteux ou au mieux inattendus car effectivement une reconnaissance fine d'images anciennes a livré la figure indubitable, malgré ses lunettes noires, d'Henri de Montherlant semblant attendre dans une sorte de vestibule enveloppé d'une espèce de moirure lumineuse provenant peut-être d'un écran...

-En tout cas, dans ce drôle d'endroit j'avais fait la connaissance d'un étudiant en médecine qui me trouvait charmant, d'un charme rare qu'il avait qualifié d'indéfinissable et qui n'aurait appartenu qu'à moi. A peine assis dans la salle pour regarder ensemble le péplum en cours, il me prend la main, l'appuie sur son sexe que je sens allongé et dur sous son pantalon. Dès qu'il enlève sa main, je retire la mienne, toutefois sans m'en aller, réprimant de justesse une envie de m'éclipser. Je me sentais surtout vexé. J'avais beau être plus jeune que lui, j'avais eu le sentiment qu'il inversait les rôles. Il m'avait pris pour un petit garçon alors que moi aussi je pouvais lui en remontrer au moins autant et même davantage. J'avais eu très envie de lui faire sentir moi aussi de quel bois je me chauffais. A cette époque pas si lointaine de mon inconsistance et de ma candeur stupidement arrogante, j'avais l'orgueil très mal placé !

-Mais vous avez gardé votre calme et votre pudeur en ne considérant chez cet énergumène que le côté "étudiant en médecine" qui au-delà de tout vous fascinait et peut-être davantage encore après cet incident disons inattendu.

-Mais oui je me suis dit que pour une fois que je rencontrais quelqu'un d'intéressant dans des conditions pareilles il eut été stupide de ma part de le laisser tomber parce qu'il avait fait preuve à mon égard d'un empressement un peu déplacé ou plutôt trop bien placé ! Sur un ultime "Salutatoi Caïus Gracchus! ", nous sortîmes de ce petit cinéma pour aller prendre un café dans un bistrot de la rue de la Gaîté...

-Il me parla avec un certain intérêt de sa médecine dont il effectuait la 5ème année semblait-il. J'étais à l'époque en 1ère année de Maths-Physique à Jussieu sous le doyen Zamansky dont je suivais le cours d'Analyse et qui avait donné son nom à l'immense tour dédiée aux laboratoires de chimie et de sciences naturelles. Plus tard, elle fut surtout connue pour son taux d'amiante ahurissant, son concepteur ayant cru bien faire en ne lésinant pas Pur la protection incendie. J'essayais de lui en mettre plein la vue en lui parlant également de madame Lumbroso-Bader ma prof' de Physique qui non seulement elle aussi était l'auteur du manuel de 1ére année mais qui passait ni plus ni moins pour être à l'origine, par ses recherches sur la résonance magnétique nucléaire, de la création du scanner cérébral et du processus médical associé appelé IRM ! Il en a profité pour me dire qu'il comptait bien sitôt son diplôme en poche pour filer aux Etats Unis se spécialiser sur le cerveau justement.

-Vous aviez fait mouche !

-C'est curieux parce que je ne l'ai jamais revu mais des années et des années après en y repensant j'ai l'impression d'avoir alors vécu, l'espace d'une demi-journée à peine, un des meilleurs moments de mon existence et des plus pleins. Vous voyez on ne peut pas pousser l'inconsistance plus loin.

-Tout est dans le souvenir que vous vous en êtes fait, des bribes conservées au hasard qu'il vous suffit d'assembler à chaque fois dans l' ordre qui vous convient le mieux et dans la couleur qui vous paraît être celle de l'époque. Tous nos souvenirs, nous les réinventons à chaque fois. Ils peuvent être globalement exacts ou au contraire seul un détail est authentique. De toute façon comment le savoir ? Dans votre cas, je pense que c'est assez bien remis au point même si de toute évidence ce n'est pas souvent avec la focale d'origine que s'opère la restauration ! Elle est soit très longue soit très courte. La focale moyenne de la vision originelle est perdue. Vous la remplacez tantôt par le super téléobjectif du dénicheur d'oiseaux tantôt par le très grand angle qu'on utilise pour agrandir les pièces d'un appartement trop exigu.

-C'est donc une restauration ! L'original n'est plus disponible. Il n' y aurait pas reconstitution tout de même, ou pire, recréation avec des éléments préformatés, préfabriqués ? Pour une vision à ce compte-là entièrement factice !

-Vous savez que tout cela se fait essentiellement malgré vous et même à votre insu, pendant votre sommeil par exemple, un sommeil sans rêve !

-Parce qu'enfin la plupart de mes souvenirs ont une lueur d'authenticité indubitable. Ces petits cinémas par exemple ont bien existé et tels que je les revois dans ma tête. Il doit y avoir un moyen de le savoir, par exemple aller sur place, il doit bien en rester quelque chose.

-Non, il n'en reste rien. Ils ont tous été rasés sauf un ou deux peut-être, transformés en supérettes ou en fast-food! Allez vous y retrouver! Allez seulement repérer l'emplacement possible de l'écran !

-Cela vaudrait la peine d'essayer. Il me semble que je serais capable de le retrouver cet écran où régnait l'image et derrière lequel on restait parfois à se contenter des dialogues et de la musique en attendant quelque chose de mieux, mais quoi au juste, la fin probablement pour retrouver la salle, regarder la publicité puis affronter une nième fois la projection du film en essayant de tenir le plus longtemps possible afin de revenir derrière l'écran dans le couloir vers la sortie pour y fumer ou y faire les cent pas en rêvassant...

-A votre film probablement. Le Sahara en scope et en couleurs quoi, avec vous au milieu à fuir on ne sait quoi en compagnie d'un jeune garçon à l'existence hypothétique et du reste visible seulement par intermittence...ou d'un seul coup place de la Concorde achetant une glace à un marchand italien garé devant l'entrée des Tuileries et son grand bassin où il va s'asseoir pour manger sa glace et regarder les petits bateaux...C'est d'un ennui mortel ! Et on ne sait jamais si c'est le début ou la fin...

-C'est justement la question qui se serait posée tout au long du film. Et c'est faute d'avoir trouvé un scénario suffisamment embrouillé et incompréhensible que je n'ai pas donné suite. Il est impossible de ne rien signifier, de raconter n'importe quoi...On a beau faire, on retombe toujours sur des poncifs ou des thèmes cent fois traités...

-Vous avez tout de même finalement tourné "Joseph pour Paris" si je ne m'abuse.

-Une bluette à côté de ce que je voulais faire et plutôt une commande puisque Paris était le sujet imposé par le Caméra-Club des Finances, dont j'avais l'horreur de faire partie, pour son concours annuel de fin d'année...

-L'horreur peut-être mais l'avantage tout de même. Vous aviez une carte de plus avec quoi vous faire valoir par-ci par-là ou juste donner le change car ous aviez tendance à penser que la carte fait l'homme.

-Effectivement il n'y avait guère que cela pour me donner l'impression d'être un peu quelque chose tellement je me sentais insignifiant et sans consistance à première vue, d'une immaturité flagrante, toujours à la recherche au moins d'une apparente mise à la hauteur à défaut d'une authentique conformité...

-Vous voulez que je vous dise ? Tous vos problèmes venaient tout simplement du fait que vous n'osiez pas traiter le vrai sujet qui vous tenait réellement à coeur, qui vous obsédait même plutôt. Vous vous répandiez en circonvolutions, en à peu près, en je ne sais pas au juste de quoi il s'agit alors que vous le saviez très bien. Mais voilà vous manquiez de courage, de détermination...

-Je ne voulais offenser personne, mes proches ou mes collègues, mes voisins qui me regardaient déjà assez curieusement comme ça ou même pas du tout ûisqu'il m'arrivait de ne pas sortir plutôt que de devoir les croiser dans l'escalier ou passer au milieu d'une de ces discussions qui n'en finissaient plus. Habitant au premier je rêvais d'une corde qui attachée au radiateur de ma chambre m'aurait permis de descendre tranquillement en rappel jusqu'à la pelouse juste en bas. Je pensais surtout avec admiration au peintre Pontormo qui parait-il solutionnait de cette manière lui aussi ses problèmes de timidité avec son entourage.

-Oui mais dites-moi, à propos de timidité, vous avez bien surveillé les réfectoires du Lycée Hoche où vous étiez vous-même encore élève l'année précédente ? Pourquoi cela ?

-Et bien justement ce renversement de situation m'avait plu. Je n'essayais d'ailleurs pas de faire vraiment preuve d'autorité, trouvant déjà sidérant d'être chargé de la cérémonie quotidienne de l'appel d'après le grand registre noir que j'avais vu tenu auparavant par des sbires infiniment plus imposants que moi qui suis pourtant assez grand mais qui à cette époque surtout présentais une charmante mollesse doublé d'une androgynie que mes cheveux longs accentuaient encore. Toutefois comme  pour faire une moyenne, je portais à l'époque comme tout le monde ces jeans très près du corps qui mettaient tellement en valeur l'entrejambe masculin qu'on les appelait des moule-bites et qu'il m'arrivait parfois d'être gêné par mon image dans une vitre ou par les regards curieusement appuyés de la secrétaire du surgé et du surgé lui-même qui semblaient me suggér à quel point dans mon cas le surnom vulgaire mais explicite de ce vêtement était approprié. Mais c'était la mode en cette rentrée qui suivait mai 68. Je n'y pouvais rien et me pliais du reste sans difficultés à son côté provocateur qui me permettait sans en avoir l'air de mettre un point sur un i !

-Bonne gestion de votre quant-à-soi, vous étiez en révolte à votre façon, vous aviez choisi pour toute brutalité celle supposée de vos pantalons serrés comme dans la chanson ! On n'est pas plus opportuniste mais vous aviez vos raisons sans doute de vous croire rebelle...

-Il me disait que je n'avais pas l'air d'un foudre de guerre. Il faut dire que c'était un ancien d'Indochine et qu'il était d'une grande prudence dans l'exercice de sa fonction car avant de gifler un élève il lui demandait toujours ce que faisait son père. Au fond je crois qu'il m'aimait bien quand même et sans doute m'estimait-il un peu aussi car il m'avait un temps chargé de la grande permanence, certes du petit lycée, mais avec tout de même quelquefois quatre-vingts élèves de la sixième à la troisième en face de moi ! Ma méthode consistait d'abord à étaler sur mon bureau le gros manuel d'Analyse mathématique de Zamansky ouvert à la page où il y avait le plus d'intégrales et de lettres grecques. Mais cela ne me suffisait pas car je trouvais le moyen de fanfaronner dans les allées que j'arpentais les mains dans les poches avec l'air suffisant ou blasé que devait, estimais-je, me conférer mes dix-huit ans et une délégaon rectorale de pion pourtant ressentie comme usurpée, face à ces moins de quinze ans dont certains et peut-être la plupart, étaient sans doute déjà plus mûrs que moi...Mais je l'ignorais à cette époque de mes dix-huit ans gringalets et mollassons...

-Mollassons mais serrés si j'ai bien compris...Ah j'ai quelque chose là qui peut vous intéresser. On vous voit penché dans le fossé au bas d'un bâtiment probablement à Hoche justement, il fait nuit, des fenêtres aux étages sont allumées, vous semblez chercher quelque chose, par terre, non ?

-Oui je reconnais parfaitement, c'est le bâtiment de l'internat. J'étais descendu récupérer le cahier d'appel qu'un élève avait jeté par la fenêtre juste avant mon arrivée...

-C'est assez peu commun tout de même...

-Sans doute mais n'oubliez pas que nous sortions à peine du mois de mai et que les gestes de cette nature n'étaient pas rares chez les plus jeunes qui voulaient poursuivre les actions entreprises par leurs aînés au Boul'Mich ou ailleurs. Et comme c'étaient des internes, ne pouvant sortir pour déterrer des pavés, ils lançaient ce qu'ils avaient sous la main, choisissant plutôt le symbolique que le douloureux ! 

-Mais vous n'étiez pas maître d'internat, comment se fait-il que vous vous occupiez d'internes ?

-Moi-même cela m'a étonne car je suis bien dans le fossé du grand bâtiment de l'internat et les fenêtres allumées sont celles des études des internes et il fait nuit, c'est le soir, peut-être même après le dîner et pour un petit maître qui ne surveillait que les demi-pensionnaires, il était bien tard.  Mais vous voyez les surveillants de toute catégorie avaient coutume en cas de besoin de se remplacer les uns les autres ce qui permettait même à certains d'effectuer des heures supplémentaires. J'y avais souvent recours pas tellement pour arrondir mes fins de moi que pour pouvoir rester au bahut le plus longtemps et surtout le plus tard possible. Ce fut le cas ce soir-là, je me souviens très bien de cette étude des premières ou certains avaient le même âge que moi. Il y avait même le neveu de mon ancienne prof' de physique tandis que j'avais au petit lycée, son fils, le petit Marin, en sixième lui seulement. Mon émotion était à son comble qui se changeait assez vite en nervosité et en besoin de fanfaronner ou de faire le fou-fou. C'est pourquoi l'incident du cahier d'appel m'avait fourni le prétexte inattendu pour ressortir me calmer un peu en allant le chercher moi-même dans les douves du château de Caylus ! 

-Vous remarquerez que ce souvenir précis s'est attaché quelques bribes provenant ici tout simplement d'un film que vous aviez vu dans votre enfance, assez peu de temps auparavant donc, et probablement du Bossu avec Jean Marais et Bourvil. Dans les douves de ce château un personnage se faisait assassiner au clair de lune, son petit enfant dans les bras. Déjà je parie que la lune brillait aussi sur vos recherches inespérées dans le noir de ce petit fossé de rien du tout mais qui avait pour vous une valeur symbolique bien supérieure.

-Oui la lune brillait ce soir-là, c'est exact. Je la vois encore se refléter dans une vitre du réfectoire des sixièmes !

-Quant à l'enfant...

-Et bien figurez-vous que malgré l'heure passée du repas et la lumière éteinte, mais ans doute à cause de l'astre de la nuit, je vis clairement, tout seul au milieu du réfectoire un enfant assis sur une chaise qui semblait me regarder...

-Tiens donc, de mieux en mieux. Mais vous auriez dû arrêter cette recherche humiliante que vous vous étiez infligée et aller voir qui était ce garçon. Vous qui parliez de vous rencontrer vous-même...

-Vous croyez que...Oh non je n'aurais jamais fait une chose pareille. Si on m'avait trouvé seul avec cet enfant, même la lumière allumée, on aurait pensé qu'il m'y attendait lui ayant sans doute donné rendez-vous ! Et puis quoi, si la curiosité, l'attrait de l'improbable, du jamais vu, de l'inédit l'avait emporté, je n'aurais pas été long à m'apercevoir que ce n'était pas moi !

-Vous savez les autres n'auraient sans doute pas vu de différence. Ce n'est pas une question d'âge, c'est une question de genre ! Et il y en a trois : le masculin, le féminin et l'enfantin... Malheureux ! Imbécile ! C'était peut-être l'amour de votre vie !

-J'ai déjà entendu ça quelque part...Probablement dans un film, un film mental, un film mental nocturne, oui c'est ça, un rêve ! Seulement alors si je l'ai trouvé dans un de mes rêves, puis-je être considéré pour autant comme l'auteur de cette phrase surtout si ce n'est pas moi qui la prononce dans le rêve puisque c'est vous ?

-Votre question m'est pénible, il faut que j'aille prendre un peu l'air, consulter la jurisprudence en la matière, le droit canon des rêves, cela existe bien pourtant...Il me semble que même un opuscule ferait l'affaire...Si je ne trouve rien, je vous ferai signe. Je ne m'éloigne pas trop pour plus de sûreté. Vous, restez dans l'axe, comme ça je vous surveille en même temps, bien que je n'y sois pas tenu vous savez, mais une sorte de garde à vue symbolique me paraît s'imposer...N'oubliez pas qu'au cours des vraies, certains prévenus n'arrivent pas à voir leur avocat, soi-disant demandé, jamais arriver, vous c'est l'inverse vous n'avez qu'une sorte d'avocat volontaire et bénévole devant vous et pas de policier. Vous avouerez qu'on vous mitonne des situations aux petits oignons !

-Je dois dire que je me débrouille pas mal oui. Je pensais ne pas avoir de chance dans la vie mais cette soirée, aux bons soins de votre bienveillante seigneurie, me prouve avantageusement le contraire...

-Je l'ai !... ma bienveillance consiste simplement à revenir aux sources de la garde à vue qui consiste à garder non pas pour contraindre à un questionnement plus ou moins insipide ou justifié mais, comme son nom voudrait pourtant l'indiquer, pour voir ! Pour regarder !

-Et mettre en garde tout simplement ! J'ai compris grâce à vous la signification profonde de ces choses qu'on utilise à tort et à travers sans qu'on puisse en deviner le moindre mérite. D'abord avertir d'avoir à avancer précautionneusement sur tout terrain quel qu'il soit ! Et vous reconnaîtrez qu'il n'y a pas besoin de vingt-quatre heures pour ça...

-Dans votre cas, avancer sur le dos de la ficelle et non par en dessous comme vous semblez quelquefois vouloir le faire et vous méfier du qu'en dira-t-on, les gens étant à l'affût de tout, le plus souvent malgré eux, n'ayant pas grand-chose d'autre à bignoler...Montrez-vous sans vous montrer, quand vous avez envie de l'ouvrir, fermez-là, je parle de votre porte bien entendu. Achetez Le Parisien, ça fait mieux que Le Monde, à la rigueur Le Hérisson, s'il existe toujours. Avec votre Monde, vous allez passer pour un sournois. Laissez dépasser L'Equipe d'une de vos poches, une fois de temps en temps ça suffira, un même exemplaire faisant longtemps l'affaire, vous n'allez pas vous ruiner pour ces gens qui peut-être ne vous regardent jamais, qui ont d'autres chats à fouetter.

-Ce sont des gens à chats, c'est exact. Ils n'en ont pas toujours et pourtant...

-Oui et bien ne restez pas plus longtemps dans des endroits pareils. Vous ne rêviez pas de grands espaces à un moment ? Résultat vous vous cachez du soleil et des vôtres, toujours à vouloir donner le change, à rédiger sans fin un certificat de conformité qui n'a cours nulle part et qu'heureusement, finalement, vous gardez , pour vous...

-J'en souligne les passages les plus importants avant de me lancer...

-Non moi je crois que vous avez dû entendre dans un film que  le meilleur moyen de se faire repérer quand on est recherché, c'est de se cacher. Peut-être si on est recherché, mais vous ne l'êtes pas ! Il y a dans votre comportement une absurdité sidérante...

-Les étoiles et les chandelles c'est un peu la même chose, j'en voyais parfois trente six et de toutes les couleurs ! En réalité je ne savais plus quoi faire pour passer inaperçu mais aux yeux de tout le monde. C'est peut-être ce que les psychanalystes appellent l'orgueil de la névrose.

-Oui et bien vos fiches me reviennent de partout, vous n'aurez peut-être pas à vous déplacer pour me les rapporter...

-Tant mieux, vos anciens bureaux m'ont l'air plutôt mal famés...

-Ils ne l'étaient pas autant à l'époque de ma jeunesse. Je vous signale que ce sont aussi les vôtres et que vous n'étiez pas si vieux au début vous non plus. Mais bien sûr le temps n'a pas passé pareillement pour vous. C'est dans un perpétuel guingois que vous avez, si on peut dire, cheminer...Comment peut-on jamais se tirer d'affaire de cette manière ? Vous aviez des bouffées d'optimisme qui vous portaient un temps vers les autres.

-Je voulais alors leur raconter, étant encore jeune et facétieux, tous mes projets pour l'existence et comment je comptais bien m'en sortir malgré tous mes handicaps. Je mettais surtout en avant mon attrait à rencontrer mon double mais un double enfantin et qui donc à douze ans aurait pu me représenter dans un film que je projetais ou plus exactement que je projetais de réaliser...

-Attendez voir, vous avez reçu par deux fois un certain Denis Manuel...

-Des Denis Manuel, il y en a des pages dans l'annuaire !

-Oui mais celui-là était comédien et avait joué entre autre dans "Le deuxième souffle" de Jean-Pierre Melville avant d'incarner Voltaire jeune dans une importante série à la télévision...

-Oui je me souviens, il était visiteur des prisons aussi et il avait écrit un livre de témoignage sur le sujet, qu'il m'avait apporté contre des renseignements sur la fiscalité des droits d'auteur...

-Vous auriez pu lui demander de jouer dans votre film.

-Je n'en avais pas le droit, je n'étais qu'un petit fonctionnaire certes membre du Caméra-Club des Finances mais qui avait déjà assez de mal à se persuader qu'il détenait réellement ne serait-ce qu'une infime partie de la puissance publique, comme l'attestait pourtant sa carte de fonction, pour se confronter au vrai métier de la pellicule ! Cela dit il devait m'avoir à la bonne car il est revenu me voir peu de temps après pour me faire part du succès de son livre qui marchait plutôt bien mais qu'il craignait du coup que ses droits d'auteur ne fassent exploser sa feuille d'impôts en le propulsant d'un coup vers les plus hautes tranches du barème. Je l'ai alors entretenu de la possibilité qui lui revenait de solliciter l'année prochaine l'étalement de son revenu exceptionnel. Il sembla attribuer cet aménagement quasi-miraculeux à ma seule bienveillance et peut-être même en raison de mon habituel air penaud ou préoccupé, un peu honteux, à une propension à me montrer ouvert à tout arrangement avec le contribuable. Pour le dissuader d'une telle hypothèse (sans doute inexistante d'ailleurs) je me levai pour aller extraire de mon armoire un des gros classeurs du Mémento Francis Lefebvre en six volumes que je déposais aussitôt sur mon bureau avec ce bruit lourd et métallique qui trahissait non seulement la solidité de l'ouvrage mais surtout la hauteur et la rigueur du règlement dont  j'allais me prévaloir et que je n'hésiterai pas, une fois extirpé de sa lourde reliure, à lui mettre carrément sous le nez...

-Avait-il toujours son chapeau de gangster comme dans le film ?

-Non pas du tout. Il avait au contraire un air plutôt romantique, presque délicat, un parler gentil, au bord de zeuzeuter, avec une grande douceur dans le regard...Tout le contraire de son personnage dans le film en question, avec cette mine faussement patibulaire et des yeux se voulant menaçants.

-C'est peut-être que vous l'impressionniez...

-Certainement pas. Je crois qu'il me rendait en partie la gentillesse naturelle que je lui avais manifestée en ne cachant pas l'émotion de voir devant moi une figure que de toute évidence j'avais reconnue tout de suite pour l'avoir appréciée et peut-être admirée au cinéma et à la télévision. Mais j'ai eu aussi cette curieuse impression qu'en venant me voir il poursuivait, certainement à son insu, sa tâche de visiteur de prisons !

-Toujours votre propension à vous enfermer quelque part, à vous livrer sans défense à l'auto-internement ! A vous persuader qu'on vous veut toujours cerné de murs, asservi à des cloisons, acagnardé dans des cloisonnements !

-Il y a des cloisons amovibles !

-Mais qui, comme les poissons volants, ne constituent pas la majorité de l'espèce... Alors, comment cela s'est-il terminé ?

-J'ai repris nettement le dessus en lui disant qu'il ne s'en fasse pas trop pour les règles fiscales, que de toute façon pour son cas comme pour tous les autres, la situation est toujours en fin de compte à l'appréciation du contrôleur qui juge au mieux des intérêts de tous la voie à suivre pour toute imposition. Il ne l'a pas ramenée, il a chaussé, au moins dans ma tête, tout comme j'avais été y chercher le classeur,  son chapeau de truand et il est reparti comme il était venu. Visiteur de prisons ! Il avait visité sans le savoir un drôle de détenu...

-Magnifique ! Vous êtes magnifique de courtoisie revêche ou tortueuse, de faux-semblants alambiqués ! Et après ça ?

-Je me sentais tout chose. J'ai regardé pour de bon dans le petit mémento fiscal qui était en permanence sur mon bureau, les références exactes concernant l'étalement des revenus. Moi qui à chaque redressement tenais toujours à rspecter la règle impérative d'avoir à justifier la reprise envisagée par la mention précise, sur la notification pour le contribuable, de l'article du Code Général des Impôts concerné par l'imposition, je m'en voulais d'avoir dû paraître finalement plutôt cynique ou un rien léger aux yeux de mon illustre pékin  !J'aurais mieux fait d'aller chercher pour de bon le gros Lefèbvre et après avoir essayé, peut-être en vain, de l'ouvrir et d'en extirper la page adéquate, lui donner au moins une idée de l'austérité et de la rigueur inhérentes à la haute fonction d'agent du fisc.

-Bref vous vous sentiez encore une fois fouetté aux orties et toujours par vous-même ! Pourquoi cette pratique obstinée ?

-Parce que c'était celle qui me donnait le plus de courage pour entreprendre mes escapades, pour réussir mes évasions! Et ce jour-là en particulier. J'ignore si les préoccupations sociales et humaines de l'assujetti un peu hors norme qui venait de me rendre visite y furent réellement pour quelque chose mais je ne pus m'empêcher d'y voir le signe d'une inversion maligne du cours de ma journée. Et ce signe me commandait une fois de plus de quitter immédiatement mon bureau pour m'enfuir au plus vite et contre toute attente vers, plutôt que des rivages, les ravages délicieux des excès de l'imagination engendrés par ceux de la boisson et à peine alourdis par ceux de la grande bouffe...

-Etant donnés la pertinence abusive et le faciès à la fois apeuré et prétentieux que vous présentez dans le même temps, je vais devoir reprendre la transcription simultanée, scrupuleuse et la plus fidèle possible, de vos propos...

-Je croyais bien que c'était déjà fait ! Depuis longtemps ! Que notiez-vous au juste sur vos petits papiers pendant que je pérorais tant et si bien, tentant de suivre au mieux ce fil tendu entre ma soif d'absurde et ce besoin irrépressible de paraître sérieux quand même ?

-Tenez un passage au hasard, sur cette fiche-là qui n'est ni la première ni la dernière du paquet, ou de la souche, vous voyez bien que je ne cherche pas à vous influencer, je me tiens à l'écart des extrêmes. Quand vous me parliez, il y a déjà longtemps de cela, oui je notais vos propos, disons l'essentiel, comme ici par exemple, je lis, ton assuré, péremptoire, voire emporté :  "Les entreprises qui sont en mesure de suivre directement en comptabilité chacun des objets dont elles font le commerce, sous réserve d'apporter les justificatifs nécessaires, ces entreprises peuvent acquitter la taxe sur la différence entre le prix de vente et le prix d'achat de chacune des marchandises composant  leur stock."

-Oui je reconnais mon style, ma façon de dire les choses, ce léger bégaiement sur un mot pour lui donner de l'importance, mais tout cela n'était pas de ma spécialité, je ne me suis jamais occupé d'entreprises. C'était un automatisme alors, un besoin de parler...

-Une subite improvisation sur un sujet inadéquat afin de vous monter en graine, de noyer un poisson quelconque...

-Je pars d'un mot que je ne connais pas et tous les autres s'enchaînent automatiquement... Le fait qu'un jour ce premier mot ait été un terme de fiscalité a donc en grande partie déterminé le choix de mon existence et toutes ses dead-ends aussi il faut bien le dire...

-Ce ne furent donc que des impasses depuis le début n'est-ce pas, c'est bien cela ?

-Oui et pourtant présentées comme de larges avenues claires et dégagées... On m'avait assuré que depuis un rond-point ensoleillé il me suffirait d'en choisir une et de la remonter à pied tranquillement par son large trottoir bien fréquenté, très aéré et entraînant, et ce sur une distance d'environ un kilomètre, jusqu'à atteindre un ancien petit cinéma désaffecté que je reconnaîtrais pour l'avoir fréquenté souvent le jeudi après-midi quand j'étais petit...

-Oui effectivement c'était engageant mais peut-on entamer une carrière administrative de cette façon ? Que se passait-il après ? Il y avait bien quelque chose d'autre sur cette avenue, une porte à pousser peut-être, non ? Un couloir où s'engager pour rejoindre tout au bout un bureau, un tout petit bureau esseulé mais prêt, sous la lumière jaune de sa lampe mystérieusement branchée, à accueillir, simplement pensive et rêveuse, une âme cherchant refuge ?

-Non pas encore malgré un couloir oui, mais qui était celui du métro en bas d'une bouche à même l'avenue. Car à partir de là j'avais droit, comme il était stipulé sur ma feuille de route que je tenais bien en main, d'emprunter la voie métropolitaine pour avancer un peu dans ma longue remontée de cette avenue qui devait me conduire à l'orée d'une vie sinon passionnante du moins bien structurée et très sérieuse. C'est en tout cas à la mention "il y a même un côté notabilisant dans cette fonction " que je décidai de m'engager dans la voie qu'on m'avait dite royale de l'Administration d'Etat. Mais il fallait d'abord y aller, se présenter, commencer à remuer quelques papiers et si possible les bons. On m'avait dit que j'avais tous les atouts en main en la personne fort distinguée et très brillante d'un cousin par alliance de ma mère, déjà parvenu lui, dans cette administration, au plus haut niveau ou s'en approchant peu ou prou. La protection affectionnée  de ce haut fonctionnaire était au début mes principales qualité et compétence et le resta finalement tout au long de ma pénible carrière. Mais pour commencer je veillai à ne pas manquer la station par où je devais remonter à la surface et reprendre ma route sur cette avenue interminable au bout de laquelle... Mais  j'appréhendais tout de même de m'y engager à nouveau...

-Ah tiens, pourquoi ça ? Cette grande voie lumineuse juste au-dessus, à deux pas d'escaliers, le parfait symbole de ce que vous pouviez faire de votre vie. On ne pouvait pas rêver analogie plus parfaite. Je parie qu'elle s'appelait de la Victoire ou du Soleil Levant ! Des Grandes Envolées ! Alors, en haut de l'escalator par lequel vous remontiez d'un sous-sol dangereux mais vite maîtrisé, ce grand ciel bleu à nouveau non ? Vous l'avez bien retrouvé ?

-Oui si vous voulez, mais il me sembla que tout au bout de l'immense voie urbaine, encore lumineuse et joyeuse, le ciel se... comment dire, s'obscurcir, tout au fond, derrière les Cheminées Rouges dont l'arrière-plan presque noir faisait ressortir la couleur écarlate comme si un grand malheur allait se produire !

-Bigre ! Comme vous y allez ! Un grand malheur! Des grands malheurs il s'en produit tout le temps et puis ça dépend du point de vue auquel on se place. Mais dites- moi, les Cheminées Rouges, vous connaissez ce coin ? C'est comme un grand quartier aux confins des dernières demeures et des usines du temps jadis...Il y reste encore des bureaux, un ancien Centre de chez nous qui je crois ne s'occupe plus que des matrices individuelles, des culots en partance et des repris du pilon... Est-ce que par hasard vous y auriez aussi travaillé ?

-Aux Cheminées Rouges je n'y ai fait qu'un temps autrefois, il y a bien longtemps. Je ne me souviens que de mes promenades à midi dans le petit centre ville où une minuscule agence de voyages me faisait beaucoup rêver et dans laquelle une jeune employée rêveuse semblait n'attendre que moi, que je pousse une fois sa porte au lieu de toujours passer devant comme de rien n'était, comme si je n'aimais pas les palmiers et les grandes dunes du Sahara, et les petits ports de la Grèce ou en Italie l'ancienne région des Etrusques...Alors que je ne voyais qu'elle et que je finissais par la connaître sans la connaître et sans même avoir besoin de la regarder...

-J'ai ici le double du texte de l'annonce que vous aviez fait passer dans un petit journal de Boulogne pour trouver ce jeune garçon bien sous tout rapport pour tourner dans votre film..

-Oui quelques mères de famille, ou des grandes soeurs, qui croyaient que je faisais vraiment du cinéma, m'avaient amené, leur planche à roulettes sous le bras, des petits gars sympathiques mais qui ne me plaisaient pas plus que ça...

-Agent des Finances recherche pour court-métrage sur la p. à r.  garçon 10-12 ans,  morphologie adéquate, dynamique et stable. Et c'était bien le texte exactement non ?

-Sans doute mais j'aurais dû ajouter moins timide et plus entreprenant que le réalisateur !

-Vous n'aviez pas très envie de faire ce film. Vous auriez voulu en faire un autre...

-Bah oui, plus personnel quoi...

Mais aussi moins compatible avec la structure en trompe-l'oeil de votre tire-bouchonnage rapidementé goupillé entre la rue des Bons Enfants, la rue de Rivoli et la rue de Silly où était votre studio d'habitation,, du reste à deux pas, dans la même rue, des studios, professionnels ceux-là, dits de Boulogne. C'était à se prendre la tête...

-Je devais manier moi-même la caméra, c'était ma seule consolation ! Une vieille Paillard 16 à manivelle, celle de mon père du reste avec une tourelle d'objectifs ! Trois focales ! Je portais volontiers en plus, autour du cou, une cellule photoélectrique pour mesurer partout les photons de la lumière ambiante. On ne savait pas, des fois que je me mettrais à tourner ou simplement à vouloir m'y mettre, à oser dire ce que je voulais faire en réalité...

-C'était une rencontre improbable alors, pour une tâche impossible, vouée à l'échec de toute façon. C'est au mois d'août que vous deviez tourner cela je crois, à cause de la chaleur je pense et des belles couleurs...

-Chaudes, précisément. Je rêvais de Mexichrome, vous savez comme sur les cartes postales des années cinquante. L'enfant aurait porté un tee-shirt rouge un peu ample sur un bermuda-jean effrangé, un peu serré...Aurait-on vu ses genoux ? Je ne sais plus où s'arrêtaient les bermudas à l'époque...L'effilochage aurait-il été au-dessous ou au dessous du genou ?

-Cher ami, parmi les plus saugrenus ou peut-être les plus distraits,  pour le savoir il vous suffirait de repasser le film même à l'envers car je vous rappelle que vous l'avez bien finalement tourné et qu'il a même été projeté ne serait-ce qu'une fois, certes dans un cadre qui n'est peut-être pas La Mecque du cinéma mais qui comptait à l'époque parmi les plus distingués de la République et de son Administration...

-S'il a été tourné et projeté, alors où sont les bobines ?

-Je ne sais pas au juste. A un moment, sans doute déjà longtemps après le soir de la fameuse projection, vous avez tenté de parcourir les endroits où il était plausible qu'elle eût pu se trouver pour y avoir atterri on ne sait trop comment ni par qui ou par quoi.!

-On m'avait signalé une grande boîte ronde argentée qui ne semblait pas contenir du chocolat et qu'un morceau de sparadrap d'un seul tenant entourait entièrement, en empêchant l'ouverture. J'ai dû téléphoner pour en savoir davantage, si on pouvait me l'apporter ou même me dire où je pourrais aller la prendre, me la faire envoyer. Mais on m'a répondu que j'avais sûrement rêvé car ce qu'on avait trouvé dans un endroit désert avait été presque tout de suite emporté par quelqu'un qui semblait en avoir grand besoin, ou y tenir beaucoup, mais que de toute façon ça ne ressemblait vraiment pas à une boîte de film de cinéma !

-Et vous n'aviez plus, une fois encore, qu'à tout recommencer ! La rue de Silly comme domicile pour ectoplasme avec pompe à whisky et retours de cauchemars, le Centre des Impôts de Jean-Jaurès de temps en temps avec la cravate des jours de réception, le Caméra-Club des Bons Enfants pratiquement jamais, et surtout remettre la main sur ce gosse qui ondulait à merveille sur sa planche dans les rues de Paris à la recherche d'on ne sait quoi sinon de se montrer principalement et que justement vous aviez si bien couché sur la pellicule de votre...

-Effectivement, je l'ai fait, et cette pellicule je sais où elle est ! Elle est dans ma chambre, entre l'armoire et le mur où je l'ai fait glisser sans le vouloir un jour en rangeant le haut du meuble où je l'avais remisée, n'arrivant plus depuis longtemps à seulement penser à l'ouvrir pour en dérouler ne serait-ce que les deux premiers mètres et savoir si tout de même quelques images encore intactes pourraient  faire illusion au point de me redonner l'envie de...

-Non non, vous l'aviez fait glisser volontairement, avouez-le !

-Bah oui quand j'ai entendu ces pas dans l'escalier, j'ai pensé qu'on venait peut-être pour me la voler ou l'investiguer par je ne savais trop quel vilain procédé comme ces succions à même la gélatine sur la pelloche pour en tester le degré de conservation et celui moins connu de la résistance réelle de ses perforations. J'en avais des suées !

-Si on venait chez vous pour le regarder, ne serait-ce que pour y jeter un coup d'oeil, vous aviez tout à y gagner allons !

-Mais oui, aussi quand j'ai entendu que ça montait plus haut, que ce n'était pas pour moi, j'ai essayé de la rattraper, je suis remonté sur l'escabeau pour juger du niveau exact où sa chute libre l'avait conduite, mais en éclairant les profondeurs d'un rayon de loupiote du boîtier Wonder de la cuisine, je n'ai pu que constater l'impossibilité absolue de pouvoir jamais dans un bref délai récupérer le fameux boîtier et sa bobine.

-Une armoire, aussi lourde soit-elle, peut-être tirée tout de même...

-Celle-ci a les pieds encastrés dans le parquet de dalami où se sont formées autour de chacun d'eux, les fixant à demeure, comme des empreintes d'éléphants. Il faudrait d'abord la soulever mais comment? C'est une ancienne armoire d'origine rurale en bois massif. Ceci expliquant sans doute la grande difficulté où je me trouve au sujet de cette oeuvre indicible et surannée avant même d'avoir d'avoir fait un semblant de carrière ! Et surtout, désormais comme définitivement irrécupérable...

-Cachée en somme. Ecoutez, moi je veux bien vous payer l'entreprise de déménagement qui vous tirera très rapidement d'embarras en tirznt justement et le plus facilement du monde, ce soi-disant pachyderme qui, j'en suis convaincu, n'est qu'un meuble de famille comme un autre!

-Non n'y touchez pas ! Vous ignorez ce qui s'y trouve exactement caché derrière n'ayant pas eu suffisamment de temps ni de courage pour vous l'expliquer et puis le dalami est une espèce de lave noirâtre qui vous prend à la gorge !

-Vous m'expliquerez tout ça une prochaine fois. Je n'ai plus le temps, je dois partir à présent.

-Vous reverrai-je un jour ? Ce ton sentencieux tout à coup, cette superbe, ce panache d'ombre sur votre tête...On dirait vraiment que vous partez pour toujours !

-Pourtant je ne vais pas loin, juste à côté. Mais par contre il est tout de même exact que je risque bien d'en avoir pour pas mal de temps, ne me souvenant pas au juste de la cause réelle qui m'appelle dans un endroit ambigu, ambivalent. Des sortes de bureaux justement mais impossible de savoir s'ils sont du domaine public ou privé...

-Ils sont peut-être les deux, ambidextres alors, comme moi, qui peux faire feu des deux mains à la fois...

-Par précaution je fais la part des choses et des mesures, je divise tout par deux !

-Il ne va pas vous rester grand-chose, à moins que vous ayez des réserves cachées, du répondant comme on dit, que vous soyez un faux maigre prêt à dévoiler votre atout véritable d'une ouverture subite de chemise ou de pantalon...

-Dans ces milieux mi-chèvre mi-chou il vaut mieux faire bonne mesure et leur signifier que l'eau tiède n'est pas la demie somme de l'eau chaude et de l'eau froide et que vous, par exemple, vous pouvez produire les deux en même temps mais séparément !

-C'est l'autre privilège, moins connu, de l'ambidextre ! ...Mais ces bureaux existent vraiment ? Comment en sont rétribués les employés ? Ont-ils le droit de sortir à des heures convenues ou décident-ils eux-mêmes d'une sorte de forfait d'heures mensuelles ou hebdomadaires qu'ils s'efforceront de respecter avec la possibilité d'échanger avec les collègues sauf s'ils ne venaient jamais, ce qui serait rédhibitoire dans un milieu où généralement la ponctualité est, avec l'assiduité, la grande vertu et pour la plupart, la seule chance de réussir à monter un petit peu à se faire connaître...

-Regardez, leurs tickets de cantine sont blancs et noirs. On ne sait pas comment les poinçonner !

-Ils sont donc de validité permanente, je sais c'était ainsi à Cheminées Rouges et aussi à Bons Enfants...Du coup on ne s'en sert jamais et on ne va pas à la cantine ou on n'y va plus. La cantine était pour moi assez souvent un véritable supplice, ne trouvant de réconfort et une certaine force de survie dans le seul fait de me raccrocher à la trotteuse de l'horloge qui oui indéniablement allait tout de même dans le bon sens et donc me permettait d'espérer une fin de repas suffisamment rapide pour me permettre de sortir aussitôt faire tous mes tours dehors, m'égayer le plus loin possible dans le quartier et même jusqu'à en tutoyer la limite avec cette envie titanesque de la franchir pour changer complètement d'horizon, envie à laquelle j'arrivais à résister par miracle mais le retour désenchanté qui s'ensuivait était surtout ressenti comme une lâcheté de ma part et très peu comme l'acte de vertu républicaine d'un agent de l'Etat qui devait mériter l'aide, l'appui et la protection de sa hiérarchie, du moins tels que prévus statutairement et en fin de compte plus redoutés qu'autre chose.

-Dans ces cas-là, de soumission in extremis et peu glorieuse à l'horloge, vous repreniez donc toujours à temps...

-Oui les seuls, aussi, avant que ça me reprenne, je filais tout droit dans mon bureau pour m'y enfermer et, si aucun péquin de contribuable ne venait perturber mes plans par un besoin inopiné de m'exposer une situation fiscale embrouillée, préparer tranquillement ma prochaine escapade...

-L'attirance du vide, du rien du tout, chez vous est prégnante. Une sorte d'auto-formatage au néant vous résume, vous structure. Vous aviez tout pour réussir, une bonne situation, solide et renforcée par une bienveillance que vous avez usée et fini par faire s'estomper puis disparaître au profit d'un grand no man's land administratif où les locaux convenant à votre cas très particulier se sont vite amenuisés puis ont carrément fait défaut. Vous passiez d'un vasistas à un soupirail pour éclairer le cadre poussiéreux où vous vous laissiez confiner par une hiérarchie finissant par trouver insolite votre complaisance pour cette mise à l'écart qui tenait de l'enfermement...

-C'était peut-être que pour une fois je ne m'enfermais pas moi-même ! Mais vous avez oublié l'oeil-de-boeuf derrière lequel je me sentais très bien et qui éclairait mon local, ni cave ni grenier, beaucoup mieux que dans certaines pièces de vraies bureaux. J'apercevais dans le ciel venant, tout près de mon oeil, des drones ! Et qui pourtant n'existaient pas encore, à des années avant d'être inventés! Les aurais-je imaginés le premier ou ai-je eu la berlue de quelque grosses libellules qui remontaient du Jardin des Plantes certes très éloigné mais bien dans la direction de mes regards rêveurs, de mes yeux comme opacifiés. C'est ainsi qu'il nous est parfois donné d'entrevoir l'avenir. A force de ne rien faire d'autre qu'attendre la sortie, j'ai dû avoir une vision. Un besoin de m'éclipser trop longtemps contrarié m'aura joué un tour...

-J'ai là une fiche qui a dû tomber, alors qu'il était transporté par un inspecteur de la direction, du dossier personnel d'un agent, je n'arrive pas à savoir lequel..."A ma connaissance, on n'a jamais constaté un tel différentiel entre le niveau de carrière (grade et échelon) atteint  par le susnommé et les niveaux d'infantilisme et de somnambulisme dont l'intéressé peut dans le même temps se targuer. C'est sûrement un record en la matière et bien entendu un inédit absolu dans notre grande Administration."...Vous ne voyez pas qui ça peut être ? Je ne sais pas moi, parmi vos collègues par exemple...Ne me dites pas que vous pensez qu'il ne peut s'agir que de vous !...Comment, c'est vous? C'est bien vous ? Vous êtes sûr ? Alors, pourquoi de tels records, pourquoi cette carrière en eau de boudin ? Je ne sais pas moi, vous ne pouviez pas profiter de votre haute protection pour passer au choix devant tout le monde, être rapporté comme faiseur d'étincelles et grand manieur de redressements tel un d'Artagnan de la Finance Publique ou un super moujik de la tonsure fiscale et du ratissage  patrimonial !

-J'ai fait de mon mieux pour éviter tout ça...Mais j'ignorais qu'une telle fin allait survenir, que j'allais vous trouver, ou vous retrouver, sur mon chemin. Il est des cauchemars redondants ! A renouvellement automatique. Notez qu'à présent je ne sais plus au juste si je vous ai déjà rencontré ou pas. Je vous ai vu certainement oui, dans mes rêves ou dans mes lueurs d'espoir...ou entre deux bistrots de la rue de Rivoli sous les arcades bondées de touristes les mains pleines de fichus ? Etes-vous celui qui doit me sauver de tout et pour commencer, de moi-même ?

-Je n'irais pas jusque-là! Mais à force de vous suivre comme ça un peu partout sans oser me montrer vraiment ni surtout vous contacter j'ai rassemblé me semble-t-il quelques éléments sur vous et surtout votre vie personnelle car au bureau vous étiez tout simplement plus inconnaissable que le réel voilé dans la théorie des trous noirs. Aussi ai-je dû biaiser pour vous approcher de temps à autre un tant soit peu..

-C'était vous sur le bateau pour l'Irlande une fois ! Devant l'ampleur de la houle et son croisement avec la mer du vent, vous calculiez la hauteur des pyramides d'eau qui s'élevaient à l'intersection des deux flots tempétueux...

-Oui je faisais semblant, j'avais sorti ma petite calculette pour faire plus vrai. Je m'étais embarqué au tout dernier moment, enrageant de na pas arriver à connaître la raison de vos multiples allers-retours entre Le Havre et l'Irlande où à peine débarqué pour vider quelques verres au pub au-dessus du port, vous remontiez sur le bateau...

-Oui c'était généralement au retour que ça bougeait le plus. Les grosses mers venant généralement du sud-ouest, au retour, de nuit, le ferry les prenait presque de face pour des mouvements de butée et de tangage qui justifiaient largement les sangles qui sur les couchettes du dessus permettaient de s'y maintenir sans pour autant atténuer les formidables montées et descentes du navire qui valent toutes les montagnes russes des foires à empoignes du monde, surtout si comme moi on choisit la cabine située le plus possible à l'avant, là où entend non seulement toutes les structures vibrer mais le bruit même de l'étrave percutant les lames...Mais vous où étiez-vous passé alors ?

-Oh mon vieil ami et collègue, j'ai eu le mal de mer de ma vie ! J'ai vite rejoint ma cabine pour une nuit épouvantable à même le sol car je ne tenais pas sur la couchette et avais l'impression d'être moins malade carrément par terre, entre deux flaques de...bref vous voyez un peu! Pas d'accalmie de toute la nuit mais heureusement aux premières lueurs dès le Cap Land's End doublé cela alla nettement mieux et pour le reste du voyage du reste assez rapide j'avais retrouvé tout mon aplomb...Voilà où j'étais passé !

-(C'est faux ! Ça ne s'était pas du tout passé comme ça...Donc ce n'était pas lui ! Je me souviens parfaitement des conditions de cette traversée : cette fois-là l'état de la mer, très exceptionnel, avait contraint le navire au milieu de la nuit à faire demi-tour pour venir se mettre à l'abri dans la baie de Torquay où nous sommes restés à l'ancre, parmi d'autres navires, près de vingt heures à attendre que le vent mugisse un peu moins fort sur une mer calme, juste ridée par les rafales. Nous eûmes donc droit à trois repas supplémentaires aux frais de la compagnie et ce n'étaient pas les hamburgers surgelés qui leur manquaient ! Et l'autre, le vrai, l'ingénieur avec sa calculette à évaluer les lames et leur impact sur les bateaux ? Encore dans sa cabine à récupérer il me semble car je le revis un peu avant l'arrivée à Rosslare et non au Havre car le cap Land's End on avait bien essayé de le doubler mais dans l'autre sens ! Car ce n'était pas un retour mais un aller pour l'Irlande ! Qu'est-ce que c'est que ce mic-mac ? Car il n'a pas pu inventer ce type qui m'avait parlé sur le bateau et qu'il pensait connaître au point de pouvoir prétendre que c'était lui. Et cela a semblé marcher mais il n'avait pas dû visionner mon film neuronal jusqu'au bout.  En tout cas une conclusion s'impose : il peut me voir de l'intérieur, il peut voir ce que je vois en dedans. Dans "Science et Vie" j'avais appris que lire dans les pensées d'autrui et en extraire les images,  cela serait possible un jour mais je ne pensais pas que ça viendrait aussi vite. Il a dû suivre une formation accélérée et tout à fait hors norme ! Et si je suis la cause de la haute technicité de cette enquête ou de cette étude, cela est très inquiétant. Pour quel motif ? Oh bien sûr suffisamment de choses m'échappent dans ce syndrome douteux pour que je puisse passer allègrement ce détail et même pour que j'enchaîne sur une douce promenade alentour car ce n'est pas ce qui doit manquer par ici ! Il n'y a sûrement pas que des vieux bureaux en ruine que personne ne craint plus, je vais me renseigner...En attendant, ne rien lui dire, ne rien laisser paraître de ma découverte ou disons de ma forte suspicion concernant des méthodes assez peu conventionnelles et peut-être même inédites... Vous n'auriez pas une carte de la région avec les principales curiosités à voir ou à visiter?

-Visitez-vous vous-même et si ce n'est pas trop sombre, vous verrez une vraie curiosité...

-Je vous laisse ce soin cher ami... Il semble que vous en sachiez plus que moi là-dessus... Je me demande si vous fouillez ou farfouillez pour mener à bien vos investigations...

-Je vous connais comme ma poche, je n'ai pas besoin de trifouiller bien longtemps pour savoir s'il y a anguille sous roche ou non...

-Les anguilles se rétractent parfois pour emprunter des voies plus étroites mais plus délectables...

-Et provoquer de grandes souffrances !

-Pas que des souffrances, monsieur le juge des mets frelatés et des vins bouchonnés...

-J'ai une carte sur mesure me semble-t-il tout exprès pour vous, ce sont d'anciennes formules à mi-chemin entre l'incarcération de force et l'isolement de contrainte par faveur...Vous n'auriez qu'à choisir mais cela me semble non seulement prématuré mais certainement hors de  propos et à moins que vous ne teniez absolument à passer à table tout de suite à cause d'une petite faim-faim, je ne vois aucune raison de nous attarder plus longtemps dans un domaine aussi saumâtre et disons-le franco de porc, puisque ce n'est tout de même pas joli-joli, si peu envisageable pour une personne telle que vous...

-Mais vous en êtes une autre cher interlocuteur biface et donc peut-être bisexuel par là même...

-Il m'arrive de bigloter, de bidouiller, de biseauter, de bifurquer à un carrefour, c'est probablement ce que vous voulez dire, car on n'a pas encore révélé, à ce jour, me semble-t-il, la bisexualité universelle...

-A propos de sexe, formaté, déviant ou déjà normalisé, au lycée je ne passais pas aux yeux de certains camarades pour particulièrement précoce ni même encore tout à fait, en première, déniaisé. Mon voisin en cours d'histoire prenait lui son plaisir à m'asticoter en me disant par exemple : ils en mettent du temps pour faire pipi, hein Momotte, les monsieur dans les toilettes sous l'avenue de Saint-Cloud ! Je faisais semblant de ne pas comprendre ce qu'il me disait. En réalité, pour aller prendre mon bus, je passais tous les jours devant ces pissotières en sous-sol dans l'escalier desquelles s'engageaient de temps en temps des messieurs d'aspect tranquille qui il est vrai semblaient en accélérer la fréquentation, comme pris d'envies à répétition, aux alentours des heures de sorties du lycée, du reste à deux pas...N'y allant jamais, une fois je décidais d'y descendre. Il y faisait sombre, l'ampoule bien visible au plafond ne fonctionnait pas. Je me positionnais au milieu, les deux places aux extrémités me paraissant occupées. Effectivement un type de chaque côté. J'avais l'impression qu'ils me regardaient par intermittence et surtout qu'ils n'en finissaient pas de se l'égoutter avec de grands balancements de haut en bas ou même sur les côtés, suivis d'une agitation du poignet significative ! Ayant fini je me tournai pour quitter ma place et trouvai me barrant presque le chemin mon voisin de droite me faisant face et ne me cachant rien des efforts douteux qu'il faisait pour rentrer son appendice dont la taille et la raideur nullement dissimulées trahissaient soit une crise aigue de priapisme soit une mise en scène impudique jouée exprès à mon intention ! Dans l'escalier je m'aperçus assez vite qu'il ne remontait pas derrière moi, sûrement  tout empêtré encore avec son machin impossible à rentrer ! Il semblait faire sincèrement des efforts, plaquant son engin vers le bas qui alors lui échappait pour se redresser brutalement presque à la verticale. J'ai bien vu, rien que le temps de le contourner, ça s'est produit deux fois, il n'avait vraiment pas de chance. Surtout avec moi parce que j'ai réussi à ne lui témoigner qu'une royale indifférence. Pourtant je n'en menais pas large, en proie à une émotion inédite qui tenait surtout au fait qu'un homme pour la première fois me témoignait ce genre d'intérêt que je n'arrivais pas bien à comprendre et face à son attitude à la fois grotesque et choquante, j'oscillais intérieurement moi-même entre la répulsion et un trouble difficile à préciser mais peut-être en rapport avec un grand dérangement du monde qui me concernerait aussi plus tard...Vous ne voyez pas ce que je veux dire ?

-Pardonnez-moi mais j'étais en train de relire un chapitre de la Recherche du temps perdu car vos histoires de pissotières m'ennuient et je dirais même plus me navrent...

-Ah tant mieux, moi qui ai horreur qu'on m'écoute quand je raconte ce genre de souvenirs qui moi-même m'indisposent un peu mais que je ne peux m'empêcher de me ressasser à l'envi par un mécanisme que les psychologues de bistrot qualifieraient sûrement de masturbatoire... Bref j'ai attendu un moment dans la contre-allée devant les vitrines du Printemps que le type sorte de cette tasse diabolique. Ce qui ne tarda pas à se produire. Je vis un homme en imperméable raglan bleu marine et aux cheveux lisses gominés avec une raie, l'ensemble me faisant penser je ne sais pourquoi à un représentant de commerce ou à un inspecteur de la RATP. Il semblait associer à part égale le sérieux et la bonhomie. Oui un bonhomme comme un autre que je vis se diriger d'un pas tranquille vers une voiture de type berline familiale à bord de laquelle il s'éclipsa non sans que j'aie pu voir qu'il était immatriculé dans les Hauts-de-Seine. Il n'était pas du coin ! Cela ne m'étonna qu'à moitié car je ne voyais pas un versaillais venir se tripoter de la sorte dans les latrines municipales. En quoi je me trompais un peu car plus tard quand j'eus ma voiture et la possibilité de sortir le soir dans une ville réputée sans âme qui vive passé huit heures, je pus constater que cela devait dépendre des endroits car Place du Marché Notre-Dame par exemple j'observai à ma grande surprise un ballet d'ombres assez fourni en silhouettes exclisivement masculines animer tout le pourtour et les à-côtés  et dont le point d'arrivée et de ressortie n'était rien d'autre, à côté du marchand de journaux, que les latrines de la place plongées dans le noir là encore et où je n'osais me risquer malgré une évidente curiosité. Certains remontaient par le passage vers l'avenue de Saint-Cloud pour descendre dans les fameuses toilettes en sous-sol où dans la journée les collégiens étaient tout bonnement agressés par le biais d'exhibitions aussi intempestives que déplacées et même de propositions qui n'étaient pas sans rapport avec la chanson de Gainsbourg de l'époque (chantée par France Gall) qui vantait les mérites des sucettes à l'anis ! Puis ils ressortaient pour se rendre à nouveau Place du Marché. Mais le souffle me manqua un peu quand dans la silhouette haute comme trois pommes, qui n'était pas celle d'un très jeune garçon, je reconnus le tenancier d'une civette rue de la Paroisse et qui faisait l'admiration de mon père à chaque fois qu'il venait acheter ses cigarettes. Le commerçant était en effet entouré de deux petites vendeuses assez mignonnes et sexy. Malgré sa petite taille, on se disait voilà un homme qui sait y faire et qui ne doit pas s'embêter d'autant qu'il n'était pas marié. J'avais surtout remarqué une chose c'est qu'en rendant la monnaie à mon père, il n'arrêtait pas de me regarder moi. Comme je n'étais qu'en quatrième je ne comprenais pas bien pourquoi mais avec le recul et sa présence dans le ballet des ombres  de la Place, à passer d'une pissotière à l'autre, je fus bien forcé de comprendre que ses deux poupées dans son magasin c'était surtout pour donner le change et cacher sa vraie nature qui exigeait des rencontres nocturnes d'un tout autre genre...Mais était-ce bien sûr ? N'était-il pas plus complexe que ça ? On peut être comme ça et autrement en même temps, ou bien par alternance, comme ça la nuit et autrement dans la journée. N'importe, je ne me voyais vraiment pas rapporter tout ça à mon père, je préférais le laisser à sa vision exclusivement diurne et bon chic bon genre de la ville. Et si je n'avais pas vu en plein midi devant la gare Rive Gauche quatre gardiens à képi descendre d'un fourgon arrivé en urgence pour se précipiter dans les urinoirs du sous-sol de la Gare des bus pleine de scolaires à cette heure-là, je n'aurais pas soupçonné que le nocturne et le saumâtre des lieux d'aisance régnaient aussi sous le soleil, avec là-bas en bas sans doute aussi cette odeur ammoniaquée souvent mêlée, allez savoir pourquoi, comme d'un relent de noisette...

-A l'ombre des jeunes filles en fleurs, je me régale. Continuez, continuez il me reste encore une ou deux pages je crois...

-Oh vous savez quand je suis retourné un soir au ballet des ombres et que j'ai cru y voir cette fois-ci le maire de Versailles en personne, je me suis demandé si le whisky que je commençais à ingurgiter et particulièrement ce soir-là pensant me donner du courage, n'avait pas induit chez moi des hallucinations. Mais quelque temps après je rencontrai à Paris un ancien copain de Versailles qui me dit inopinément en parlant du premier magistrat de la commune : tu sais qu'il ne loge pas à la Mairie, il habite chez sa mère rue des Réservoirs. En plus on dit qu'il est un peu spécial, tu vois ce que je veux dire...Ce n'était donc pas un cauchemar ! Je décidai de ne plus me mêler de ça, de laisser les ombres aux ombres !Ce n'est pas étonnant si quelque temps après toutes les toilettes publiques libres disparurent d'un seul coup remplacées un temps par les toilettes automatiques mais on ne tenait pas à beaucoup dans celles-là et puis leur bip n'avait vraiment rien de nocturne...Une sorte d'isoloir avec un sas pour porte d'entrée. Comment font les ombres à présent ? Que sont-elles devenues ? Il faudrait que j'aille voir tout de même. Je m'y étais comme attaché...Certaines ressortaient par deux et se faufilaient pour descendre la rue de la Paroisse ou monter dans une voiture qui ne redémarrait pas forcément tout de suite. Et il n'y avait pas de smartphones à l'époque, ce n'était donc pas pour consulter des e-mails ou une page facebook ! Il y avait autre chose...Comment s'appelait-il déjà ce maire de l'époque ? Il avait le même nom que celui qui a assassiné Louis XV (ou tenté de le faire) dans son carrosse, c'est un prénom  aussi, ça me reviendra sûrement...Damien !

- Alors comme ça on traque la jaquette flottante, les forçats de la veuve poignet, réciproque ou non, les turlutes-éclairs dans le noir ! Strictement anonymes ! Avec les ampoules redévissées chaque soir, on peut dans le meilleur des cas choisir une vague silhouette, une corpulence mais un âge précis, à quinze ou vingt ans près c'est le maximum !

-Je me demandais pourquoi ils repartaient rarement à deux et presque toujours seuls, tout se passait à l'intérieur alors, c'est bien ça ?

-Et puis vous savez il y avait beaucoup d'hétéros là-dedans et des gens mariés qui venaient goûter à des plaisirs que leurs bonnes femmes ne pouvaient pas leur donner. Prodiguées ou reçues, ce n'étaient que des petites gâteries mais délicieuses et que dans les années soixante peu d'hommes obtenaient de leurs épouses.

-C'est donc pour ça que j'avais cru reconnaître un ou deux commerçants dont les femmes tenaient généralement la caisse.  Et je comprends pourquoi tout devait se passer très vite et rester anonyme, toute ampoule dans la tasse dévissée...Il y avait un vendeur du Palais du Vêtement où on m'avait acheté pour ma rentrée en quatrièmième une veste et un pantalon qu'il fallait retoucher et dont il n'arrêtait pas de soulever l'entre-jambes en me demandant si je portais à droite ou à gauche et en lissant avec son pouce dressé la braguett e qui faisait une bosse. Pour atténuer ça il faut en relâcher un peu sur les hanches me dit-il en finissant par me lâcher la grappe. J'avais les hanches un peu trop larges et le paquet un peu trop gros. Le début de contradictions qui ne feraient que s'amplifier car j'allais continuer de grandir et de m'agrandir. D'autant  que ce n'était que le début du "près du corps" et qu'on allait voir ce qu'on allait voir. J'eus droit à un cadeau promotionnel, le dernier 45-tours des Chaussettes Noires avec Eddy Mitchell. La leçon de twist ! Au dos il y avait un diplôme de twister de 1ère classe présigné de Claude Moine auquel il suffisait, après la centième écoute du disque, d'ajouter son nom pour en être détenteur en toute légalité......

-Oh ne souriez pas, c'est probablement ainsi que vous avez intégré les Finances Publiques, il ne faut pas vous faire d'illusions ! Vous n'avez pas signé quelque chose à un moment donné ?

-Si, plusieurs  fois même et là aussi présigné de grandes huiles !

-Et bien voilà, et vous n'avez eu qu'à découper le papillon et à vous installer dans un bureau en attendant de voir venir...

-Et c'est pour ça que je me demandais ce que je faisais là...

-Vous pensiez à un jeu, à une sorte de happening, c'était en réalité le début de l'enfermement, des rêves sans fin et sans nom !

-Mais était-ce bien la réalité ?

-C'était celle que vous aviez choisie. Vous pensiez que cette qualité de fonctionnaire des Finances assermenté vous servirait de faire-valoir, vous hausserait un peu dans votre propre estime et quant aux autres, vous alliez pouvoir donner le change, vous targuer de préoccupations ! -

-Alors que je ne pensais qu'à sillonner les routes, un gamin à côté de moi...

-Votre fameux double enfantin qui, si vous l'aviez trouvé, vous aurait probablement apporté plus d'ennuis que de gloire...

-J'ai cru l'avoir trouvé à deux reprises et puis à chaque fois au bout de quelque temps il a disparu, ou bien il avait changé. C'était la perfection, il était au sommet de quelque chose, était fait pour moi, du sur mesure, et puis patatras, un autre revient à sa place prétendant être le même !

-C'est l'effet bien connu des grandes vacances, au retour on ne se connaît plus, on ne se reconnaît plus !

-Normalement cela demande des années et des années pour qu'un visage, une silhouette, un genre, soient à ce point changés !

-Il n'y a que les idiots qui ne changent pas et puis ils n'avaient que faire de rester une éternité devant votre caméra qu'au demeurant personne  n'a jamais vue...

-Elle était dans ma tête.. Vous qui étudiez les images cérébrales et leur stockage dans les neurones vous savez parfaitement que le cerveau est la caméra la plus perfectionnée, qu'elle a ses ralentis, ses accélérés, que son cinéma sur commande est permanent et qu'on peut toujours revenir en arrière. Vous voyez qu'il n'est peut-être pas trop tard pour sortir quelque séquences de derrière les fagots...Vous pourriez peut-être vous en charger. Faites-le pour moi car c'est probablement la seule façon de prouver ma bonne foi dans cette affaire et même de montrer que des sortes de tournages avaient bien eu lieu...Si vous ne m'y voyez pas moi, vous y verrez sûrement des enfants en pagaille pris sous toutes les coutures, dans des poses surprenantes, toutes celles déjà que j'ai pu apercevoir au Trocadéro haut lieu du skate-board et des contorsions admirables que ce sport exige de ses jeunes adeptes qui au mois de juillet offraient parfois au soleil leurs corps dénudés jusqu'au maillot de bain !

-Ce ne sont pas les images dont je raffole le plus mais si j'en trouve je vous les mettrai de côté. Elles sont classées un peu comme dans des tiroirs vous savez c'est aussi simple que ça, seulement les étiquettes sont souvent collées à l'envers, allez vous y retrouver !

-Comme celles de mon grand-père ! Et pendant une bonne partie de la projection on avait tous plus ou moins la tête à l'envers mais alors nous jouissions énormément des couleurs sans doute par compensation et aussi parce qu'elles étaient très belles, l'Italie des années cinquante, vous pensez, une sorte de Mexichrome permanent, on aurait dit des cartes postales !

-Je n'aurai jamais eu une mission plus difficile à accomplir. Je ne dispose d'aucune base sérieuse. Vos images sont rares et déconcertantes...

-Vous n'osez pas les regarder en face. Vous craignez toujours de tomber sur des choses horribles.

-Bah, on ne sait pas très bien ce qu'on voit, il faut sans cesse interpréter... C'est bougé, c'est toujours comme bougé exprès, si bien qu'on ne sait pas si ce sont des cheminées devenues serpents ou des autoportraits phalliques !

-Un même esprit parfois les imprègne... Mes autoportraits comme vous dites sont assez flatteurs mais nullement arrangés. Ce bougé artistique est surtout destiné à les faire passer, étant donnée la raideur du sujet, et si le terme n'est pas trop redondant, en contrebande...Il vaut mieux qu'on ne reconnaisse pas vraiment l'objet de toutes les convoitises, le joystick de tous les fantasmes...

-Ne me dites pas que ce sont des rêves d'enfant !

-De petit garçon si, peut-être. Ce seraient alors des visions de ce qui l'attend  plus tard...

-Pauvre gosse, il y a de quoi avoir peur, c'est un cauchemar !

-Ils aiment pourtant voir des grosses bêtes au cinéma ! Ils aiment avoir peur, c'est archi connu. Moi je m'y emploie avec ce dont je dispose, les pouvoirs fantasmagoriques des anamorphoses...

-N'importe, ce ne sont pas des trucs à laisser voir à tout le monde et encore moins à mettre entre toutes les mains...

-Je ne les ai pas souvent montrés. Ils sont toujours dan mes cartons. Mais je me souviens des nuits de feu passées à en effectuer les tirages, à en peaufiner les bougés pour rendre la chose présentable c'est à dire indéterminée...

-Comme le sexe des anges !

-Vous ne croyez pas si bien dire... J'attends l'invention d'un moyen technique permettant de diffuser ses photos au monde entier en appuyant juste sur un bouton et sans sortir de chez soi. Ce serait une sorte de télévision universelle reliant tous les gens qui tour à tour diffuseraient leur propre programme et regarderaient ceux des autres....Et surtout avec ce système  on n'aurait plus besoin d'intermédiaires, de plaire d'abord à Pierre, Paul, Jacques avant de pouvoir entreprendre la moindre activité un peu créative et personnelle, ou concrétiser sur-le-champ un besoin vital de s'exprimer tout à fait librement, même pour ne rien dire ! 

-Le rêve en tout genre est permis mais attention aux pollutions nocturnes ! Vous risquez d'attendre longtemps ce genre d'appareillage ! Et puis enfin par où fera-t-on passer tous les fils ? S'il y a échange universel ils devront être multipliés à l'infini et à moins d'emprunter tout simplement ceux du téléphone, je ne vois vraiment pas comment faire... Mais vous voyez un titre possible pour une tel réseau de communication ?

-Je pense à  "Des souris et des hommes", allez savoir pourquoi...

-C'est à n'en pas douter la prémonition d'une grande et belle invention qui viendra littéralement à votre secours comme si elle avait été faite pour vous.. Un beau matin, vous vous réveillerez connecté au monde entier !

-Je ne vais donc rien faire d'ici là sinon attendre, avec une certaine anxiété mais la paix dans l'âme, ma connexion ! Pourvu que ce ne soit pas une vue de l'esprit ! Cela me paraît trop beau pour être vrai...

-En attendant cet heureux évènement, il serait judicieux de faire le point sur ce que vous avez vécu jusqu'ici et d'en tirer toutes les leçons aux fins d'une nouvelle feuille de route qui cette fois-ci ne vous conduira pas à zigzaguer tout le temps comme précédemment.

-Je vois une route bien droite et plane, je m'y engage et aussitôt elle devient tortueuse et toue en montées et en descentes !

-Vous êtes voué aux montagnes russes, c'est le syndrome des indécis et des perplexes ou des fuyards !

-Je ne vois que la perplexité pour expliquer l'ondulation permanente de ma route. Car si je fuyais, je serais revenu depuis longtemps à mon point de départ, or je ne sais toujours pas d'où je suis parti !

-Vous abusez de vous-même, voilà d'où viennent vos atermoiements et vos fausses pudeurs !...Ah mais je m'aperçois que je ne vous ai jamais demandé vos documents de base, vous savez, livret de famille, extrait d'acte de naissance, diplômes, domiciles successifs, lieux de vacances habituels, établissements scolaires, séjours linguistiques, première éjaculation, orientation sexuelle ou technique masturbatoire, plat préféré, film culte, poison coutumier, montagne de référence,  etc etc..

-Cela tombe très bien, tous ces documents se trouvent certainement encore réunis dans une petite mallette toujours dans l'appartement familial où je me rends de temps à autre pour en assurer la conservation la plus stricte au point qu'en plus de vingt ans je n'en ai pas changé le moindre bibelot ou plus petit papier de place. Je vous l'apporterai le plus tôt possible et vous pourrez constater que ces précieux documents se trouvent encore probablement dans l'ordre où les avait rangés ma mère qui avait prévu de longue date qu'on me les demanderait un jour dans l'optique d'une procédure très rare et très supérieure même si pour moi elle reste encore à préciser et sans être tout à fait convaincu que c'est bien de moi qu'il s'agit, m'enfin...

-Parfait, je prends note avec satisfaction de vos bonnes dispositions et de l'incertitude foncière où semble vous plonger la moindre réflexion au sujet de votre présence sur Terre et de l'errance incompréhensible de cette dernière à travers le firmament...

-Vous pensez que cette appréciation pourrait m'être utile dans mon dossier ou dans l'esprit du conciliateur des causes perdues d'avance ?

-Patience, vous n'êtes encore qu'au tout début de votre lente remontée et chercher à vous agripper à une racine qui dépasse le long de la pente dans l'espoir de vous hisser plus vite ne pourrait que vous nuire et retarder votre hypothétique retour en grâce...

-On m'avait dit qu'il était assuré, m'enfin. Je n'ai pas réussi à retrouver le bureau où l'on m'avait assuré cela, que tout serait annulé, lissé puis revu et pour finir ré-emboîté en recommençant depuis l'origine, à un rythme peu accéléré, très proche du temps initial, comme si je le revivais pour de bon à nouveau mais sous une couleur différente, comme arrangée, arrangeante ! Sous un ciel de rêve !

-Je me demande dans quels bureaux vous vous êtes encore fourvoyé. ce n'était sûrement pas le bon.

-Arrivé au tout dernier étage d'un grand bâtiment administratif de bureaux apparemment spécialisés, il n'y avait plus que deux portes. J'ai frappé à celle de droite. Comme on ne répondait pas je suis entré pour au moins me préparer à recevoir le fonctionnaire qui probablement n'allait pas tarder. Je trouvai dans cette inattendue inversion des rôles une sorte d'excitation salutaire. Comment allais je le recevoir? M'asseoir dans son fauteuil c'était peut-être beaucoup. Au bout d'un moment comme personne ne venait j'ai quitté la chaise du visiteur pour me mettre derrière le bureau. Après tout ça aurait très bien pu être ma place et en tout cas c'était la même administration, je reconnaissais les imprimés et les coups de tampons aux endroits similaires pour un même intitulé de service ou très approchant... Et même jusqu'à la signature manuscrite du document qui était du même style et même si semblable qu'elle aurait très bien pu être la mienne...

-Et qui était la vôtre assurément.

-Vous croyez ?

-Je pense que c'est un de vos nombreux retours de nulle part in extremis et mettant fin à une absence si longue que vous ne reconnaissez plus votre bureau ou qu'on vous en a changé pour un plus petit au dernier étage que vous venez de me raconter. Ce bureau n'était-il pas justement situé au dernier étage ?

-C'était peut-être un rêve. Et puis je vous l'ai dit, il y en avait deux. Qu'aurais-je trouvé si j'avais frappé à celui de gauche ? Rien ne dit qu'il aurait été ouvert et puis enfin je ne pouvais pas me trouver dans deux bureaux à la fois ! Non le mien était encore ailleurs, plus haut encore peut-être...

-Dans les combles, oui c'est possible, vous auriez dû monter plus haut... Dans ces cas-là vous n'aviez déjà plus droit qu'à une petite table sous une lucarne...

-Comment n'y ai-je pas pensé au lieu de redescendre stupidement et dans quel désarroi ? Par dessus le marché dans l'escalier j'ai croisé un type qui m'a dit connaître un amour exaltant et rare mais qui se demandait si c'était une grande et belle chose ou une terrible maladie ! Il me déclara aussi souffrir d'une double imposition qui nécessitait un dégrèvement d'urgence. Je l'ai aiguillé vers les archives et leur escalier en colimaçon !Le temps qu'il s'en dépêtre j'aurai dissipé mon propre embarras ai-je pensé. Et je ne me trompais pas puisque, arrivé au premier, je n'ai eu qu'à suivre le petit chemin de mon bureau que j'ai tout de suite reconnu, il longeait le patio toujours rempli de ses plantes exotiques et débouchait sur le petit hall qui servait d'entrée à l'ORDOC que je contournai sans me faire voir. Et la traversée de l'immense couloir qui me restait à parcourir pour atteindre mon bureau dont je distinguais la porte minuscule tout au bout serait une partie de plaisir car on n'y rencontrait jamais qui que ce soit...C'était le couloir aux échos où je pouvais en chantonnant à peine faire résonner haut et fort des standards américains par Frank Sinatra pour moi seul ! Et j'avais le temps de changer de titres facilement deux trois fois tellement mon espace-temps semblait s'allonger !

-C'est le boudinement des petits espaces, vous faisiez jouer sans le savoir cette propriété relativiste du reste peu connue.

-Ce qui faisait qu'arrivé enfin à mon bureau je ne savais jamais combien de temps j'avais mis ni surtout quelle heure il était au juste ayant laissé toutes mes montres en dépôt dans des bistrots ou des bars impossibles à localiser.

-Mais à ce moment-là vous étiez à la pointe extrême du temps, vous seul étiez vraiment à l'heure, vous étiez l'heure !

-L'horloge parlante alors, car je n'arrivais pas à me départir pour autant de cette manie de marmonner pour essayer de trouver des excuses à mes perpétuels tournicotages des horaires...Je me mettais à réciter ceux du bureau mais aussi de mes trains du matin et du soir, également ceux des  cinémas Les 3 Murat, 14 juillet Beaugrenelle et des Saint-Lazare Pasquier où j'avais vu "Coup de torchon" je ne sais plus combien de fois !Mais me prouver que je les connaissais parfaitement ne faisait qu'aggraver mon sentiment de culpabilité de ne pas arriver à fonctionner un plus en accord avec la pendule. Il faut dire qu'à midi, dans ce self de Montparnasse où je mangeais souvent, de la place où j'étais je voyais bien une  horloge mais elle tournait à l'envers, le temps semblait reculer, les aiguilles n'avaient plus leur bon sens !

-Elles n'étaient peut-être pas les seules !

-C'est ce que j'ai cru en voyant ce prodige pour la première fois. Et si je n'ai pas trop tardé à m'apercevoir que bien sûr je ne voyais de cette pendule que son image inversée dans une glace en face de moi, je n'en ai pas changé de place pour autant. Cette dernière m'était de toute évidence symboliquement dédiée en vertu de mon orientation temporelle singulièrement rétrograde surtout aux heures de reprise des bureaux !

-Vous aviez trouvé votre place sinon dans la société, du moins dans ce substitut de cantine sans collègues.

-Vous avouerez que cet endroit avait tout du rêve ! Et qu'il y avait de quoi s'y éterniser... Du reste, inversée ou pas, je finissais par ne plus regarder la pendule et à seulement ressentir le plus possible le temps s'écouler à l'envers en moi... Et ça marchait, je rajeunissais effectivement! On le sent vite ça et puis quand l'heure de midi revient à la dernière de la matinée, il se passe quelque chose de palpable, on y croit pour de bon ! J'ai attendu qu'il soit carrément dix heures pour ressortir et de fait il n'y avait plus personne dans le self ou plus exactement, il n'y avait encore personne, par contre on garnissait déjà les tables de leurs ménagères à cure-dents, on connaît les usages boulevard du Montparnasse !

-Vous étiez chez vous dans cet espace-temps en décalage !

-Seulement au bout d'un moment sur le trottoir j'ai bien senti que le phénomène n'allait pas durer, qu'il commençait à être au bord de s'inverser, qu'on me tirait par la manche et que je ne savais pas d'où ça venait... Déjà par ci par là, on me regardait à nouveau bizarrement...

-Tous les passants redevenaient des collègues potentiels, mieux, carrément des sosies quelquefois, et ils se retournaient car ils voyaient ben que je recommençais à avoir peur, que j'allais toujours dans la mauvaise direction alors que les aiguilles de la grande horloge au-dessus  de la station de taxi tournaient à nouveau dans le sens habituel et immuable au point de faire référence quand on est déboussolé et qu'on cherche à savoir si le vent vire ou revient, dans quel sens tourne la girouette.

-La girouette donne l'heure du vent !

-Il y a des horloges éoliennes dont les aiguilles ne tournent que s'il fait du vent !

-Ce n'est pourtant pas le vent qui les active. Je le sais, j'en ai eu une dans ma salle à manger. Au contraire les courants d'air les perturbent. Si on ouvre en grand les fenêtres, il faut les mettre sous une housse. Elles puisent leur énergie ailleurs...

-Dans l'air du temps probablement... Bon, c'est pas tout ça, il faut que je trie encore quelques photos...Ce sont des portraits, certains sont très suggestifs et ne sont donc probablement pas très ressemblants, du reste ils tirent souvent la langue d'une manière obscène ou provocatrice. Celles-là je les mets de côté pour un autre usage. Il se peut que le vôtre soit dedans. En fait, c'est le vôtre que je recherche... Il doit s'y trouver...

-Pourvu que je ne tire pas la langue ! Je ne me souviens pas de mon attitude la dernière fois qu'on m'a pris en photo...

-Vous voulez voir des langues tirées ? J'en ai tout un carton là... J'ose pas les déchirer, ça peut toujours servir...mais ça tient de la place !

-Vous auriez pu ne garder que les langues...J'ai des ciseaux je crois dans la poche de mon blouson mais où est mon blouson ?

-Je n'arrive pas à savoir d'où cette manie a pu venir ni quand elle a commencé, ni même si elle est toujours en cours. Ce sont celles tirées de côté qui m'inquiètent le plus.

-Vous êtes capable de juger les  gens sur ce seul détail... Il me semble que je la tirerais vers le haut moi, que je l'ai peut-être tirée vers le haut si j'ai été pris bien entendu...

-On se prend soi-même, ce sont des selfies ! Avez-vous seulement de quoi en faire ? Savez-vous seulement de quoi il s'agit ? J'en doute un peu vue l'époque où vous demeurez !

--Je sais retourner un appareil dans ma direction et appuyer sur le déclencheur. Nul besoin de tirer la langue pour ça ! Les vieilles boîtes Kodak égalent vos nouveautés et sont toujours en service...Je me sers de la même depuis près de cinquante ans !

-Je vais vérifier si dans tout le lot restant ne figurent pas des petits tirages carrés aux bords déchiquetés, marques d'une époque qui n'est plus la nôtre ! Je ne pourrai pas tolérer une chose pareille, que vous y tiriez la langue ou non ! Et quand bien même vous vous découvririez un pouvoir disruptif, je ne pourrais pas vous laisser continuer.

-Je mettrai, à l'occasion d'un nouvel autoportrait de commande ou spontané, les doigts de ma main gauche en révolver et ceux de ma main droite en cornes de taureau. On verra bien qui aura le dernier mot...

-J'aurai peut-être du mal à regarder votre photo en face mais je vous tiendrai tête quand même d'une façon ou d'une autre !

-Il vous suffirait d'en mettre deux en ciseaux au-dessus du tirage pour être quitte...

-Les deux doigts en ciseaux mais bien sûr, ça coupe court à tout ! J'ignorais cette possibilité. Je me demande d'où tout cela peut bien venir et surtout à qui ces singeries obscènes sont réellement destinées.Tout le monde en reçoit peu ou prou à un moment ou à un autre. Pas un bureau n'est épargné.

-Si, le mien. Je n'en ai jamais reçu moi.

-Ce serait évidemment de nature à vous rendre suspect si je ne vous savais pas en dehors des circuits de distribution de quelque nature que ce soit dans cette maison qui se révèle toutefois être un peu du diable, ce qui du coup me ramène un peu à vous...

-C'est à votre un peu que je me raccroche pour ne pas sombrer une fois de plus dans le désespoir et ma sournoise mélancolie habituels...Vous n'aurez donc jamais pitié de mes abattis ! Du diable ! Je vous demande un peu...

-C'est aussi à votre un peu qu'à mon tour je me raccroche, et qui me permet donc de ne pas répondre à une question insuffisamment formulée.

-Je vous proposerai donc à la place une réponse. Heureusement il y en a des toutes prêtes et qui peuvent servir quelle que soit la question. Comme par exemple je ne suis ici pour personne ou encore le bureau ferme à seize heures ou même le bureau est toujours fermé, inoccupé, vide, sans une chaise, sans une carte postale !

-J'ai la vôtre ! Elle venait bien du Maroc et vous était effectivement adressée. La teneur n'en est pas fiscale du tout. Une sorte d'amitié un peu enfantine faite de boucles brunes et de petits bracelets de perles noirs et rouges qu'ils font jouer volontiers là-bas en secouant le poignet à tout bout de champ pour produire, avec une queue qui s'en échappe, une sorte de tic-tac qui finit par être agaçant ! Je sais, j'y suis allé moi aussi...

-Ah vous voyez bien que vous me suivez ! C'est vrai je n'ai pas songé un instant que c'était un tic-tac d'horloge, de celle qui intérieurement déjà m'intimait l'ordre de repartir car il était temps d'arrêter les délices solaires et lunaires qu'on alterne volontiers là-bas me retrouver  dans une succession qui paraît ne jamais devoir finir. De là-bas comme mon bureau me paraissait petit, encore plus petit qu'en réalité ! Plus petit que minuscule c'est difficile de l'imaginer, d'autant que je n'étais pas sûr de sa localisation exacte. Sous quel toit, dans quelle cave à rebus allais-je encore me retrouver ? J'avais déjà une semaine de retard ! J'allais encore descendre d'un niveau ! Au pilon probablement...Les vieux dossiers,  avec leurs pattes de mouche et leurs documents sépias, dont on se débarrasse valent bien les plus récents. J'en sauverais bien quelques uns au passage moi si j'en avais la force et le maintien suffisamment guindé pour me donner l'air et l'impression de le faire sur ordre alors qu'on ne m'adresse plus la parole depuis longtemps...

-Je ne vais sans doute pas tardé à recevoir le vôtre de dossier et donc à savoir ce qu'on vous reproche exactement. C'est énervant à la longue de ne pas avoir la moindre idée sur le sujet. Mais à priori je trouve que votre parcours est dans l'ensemble globalement positif.

-C'est ce que disait Georges Marchais du bilan néostalinien de la Russie de l'époque je crois, merci pour la formule ! Je suis très touché...

-Je ne sais rien de vous, il me fallait trouver une analogie passe-partout, ne vous formalisez pas.

-Je suis quand même désappointé, je pensais que vous me connaissiez un peu malgré tout, avec toutes ces fiches et vos rapports circonstanciés...

-Qui n'ont jamais tracé de vous qu'un portrait estompé, pour tout dire inconsistant et dont les seuls éléments crédibles sont contradictoires !

-C'est l'inconvénient habituel avec les bivalents. Ils aiment les baies vitrées et les lucarnes, la mer et la montagne, le couscous et le pot-au-feu, le sucré et le salé, la tarte aux pommes et les crêpes Suzette, le soleil et la lune, le cru et le cuit, l'anglais et le français, le mondialisme et l'esprit de clocher, les huîtres et les escargots...

-Ca va, ça va, j'ai compris vous êtes peut-être bi quelque chose mais vous ne m'aurez pas par le flou et l'indétermination...

-Ce qu'il faut savoir c'est le rythme avec lequel ils passent de l'un à l'autre. Il y a un peu de flou au passage peut-être mais bien vite ils sont à l'autre pôle de leur moi, et les voilà à nouveau ferrés à glace.

-Oui ce sont des bipolaires quoi, c'est charmant. Je sais qu'un des pôles est un peu moins froid que l'autre mais pour ma part je préfère les latitudes tempérées...

-Mais c'est une image, une simple image, on peut pas la toucher, c'est une idée...

-Les images ça m'amusait quand j'étais petit, j'ai passé l'âge...

-Bien souvent je me demande ce qui peut vous amuser vous...

-Vous regarder passer avec ce déhanchement prétentieux et ridicule.

-J'ai une jambe plus courte que l'autre et une scoliose dans le bas étage, ajoutez à cela un gros paquet qui me gêne horriblement et vous saurez pourquoi je me sens le plus souvent ridicule moi-même...

-Mais non ça ne se voit pas du tout, inutile d'en parler. quant au gros paquet mettez de la ficelle autour et portez le à part...

-Je ne sais plus si je porte à droite ou à gauche...Peut-être bien au milieu finalement...

-D'où cette fausse arrogance très certainement et cette gêne aussi...J'irai voir où vous habitez, je monterai chez vous quand vous n'y serez pas, ça ne doit pas être joli joli...

-J'habite chez mes parents. Oh bien sûr ils ne sont plus là depuis longtemps mais n'empêche que j'habite quand même toujours chez eux. Grâce à mon côté ado attardé, post-ado comme on dit maintenant, ça ne se voit pas trop. Je me fais encore un peu illusion le temps de passer devant ma glace....

-Effet des miroirs teintés dans les salles de bains. On ne s'y voit pas le moindre cheveu gris...Laissez-moi vous regarder...mettez-vous dans la lumière du jour un peu mieux, ici elle est naturelle, elle vient d'une sorte de source à l'extérieur, au-dessus d'un bois...voilà et puisque vous ne vous voyez pas tel que vous êtes, laissez-moi vous dire moi qui vous vois tel que vous êtes réellement...vous avez les cheveux gris, tout gris et ils commencent à blanchir !

-Je croyais bien que le blanchiment était prohibé, c'est très ennuyeux. D'un autre côté on me verra mieux le soir lorsque je descendrai ma poubelle dans les caves...Il y fait si sombre. Je n'arrive plus à trouver le bouton de la minuterie qui autrefois brillait d'une couleur jaunâtre qui depuis s'est éteinte...Je ne suis déjà pas rassuré,  si en plus je me mets à avoir les cheveux blancs, je ne pourrai pas tenir longtemps dans ces conditions...Vous pensez qu'ils blanchiront vite ? Et même qu'ils blanchiront ?

-Pourquoi ne faites-vous pas installer un dévaloir dans votre cuisine? Vous n'auriez plus besoin de descendre, vos détritus descendraient sans vous !

-Comment voulez-vous que je fasse entreprendre de tels travaux, il me faudrait d'abord soumettre ce projet à l'assemblée des copropriétaires. A condition qu'une majorité soit d'accord pour financer l'installation de cette gaine descendante qui n'aurait rien de miraculeux ! Car on ne peut pas tout jeter par un vide-ordure...Je me souviens il y en avait un chez ma tante à Genève et bien il fallait tout de même descendre la poubelle tous les soirs. J'aimais bien la descendre après le dîner aux derniers rayons du soleil qui se cachait derrière le Jura, mais j'étais petit et je ne craignais pas encore les caves, les autres et le vie en général ! Et puis rue Vermont prendre l'ascenseur me plaisait car il n'était pas au milieu de l'escalier comme chez mon grand-père mais entièrement fermé et caché dans une gaine bien à lui où il ne faisait presque pas de bruit...

-Les ascenseurs les plus séduisants sont sûrement les monte-personnes à une place avec renvoi automatique de l'engin qui ne permet pas de papoter dans l'habitacle qui n'est qu'une étroite plateforme munie d'une sorte de tube-poignée mais qui autorise de longues prises de langues au sein des groupes que ne manquent pas de former les gens, parfois de simples visiteurs, qui attendent souvent durablement leur tour...

-Pourquoi ne prennent-ils pas l'escalier ça irait plus vite ?

-L'escalier est réservé à ceux qui ne parlent pas...

-Cela ne résout pas le mystère du monde et ne fait que l'épaissir...Le curieux agencement de ces parties communes contribue à diviser les gens, à isoler un peu plus les esseulés, à eux l'escalier quoi !

-Mais non pas du tout...Ce petit monte-personne s'élève le long de l'escalier à la vitesse pedibus. Autrement dit, des conversations peuvent très facilement se nouer entre un passager de la petite cabine à ficelle et un pékin lui aussi solitaire qui du coup en oublie sa réserve habituelle, et se met fréquemment à parler très volontiers et même, comme pour rattraper un retard qui lui pèse, à déblatérer !

-Deviennent-ils chameaux pour la peine ? On croit rêver ! Vous n'avez rien d'autre à me proposer en matière d'immobilier ? Je voudrais des choses solides et concrètes qui puissent tenir le coup. Je cherche à déménager et je ne sais pas comment m'y prendre...Je me demande si un bon coup de torchon et un laquage du dalami ne seraient pas plus judicieux, ne me feraient pas la même impression...

-Commencez par dépoussiérer, lessiver un bon coup et faire vos vitres, vous y verrez plus clair et n'aurez plus envie de partir batifoler je ne sais où !

-Mes vitres, ça fait plus de vingt ans que je ne les ai pas faites, vous croyez que je peux encore les nettoyer ? J'ai peur qu'elles tombent !

-Faites venir un artisan spécialisé, il vérifiera d'abord vos châssis. Après quoi vous pourrez les ouvrir...

-Vous me croyez sans doute installé dans un pays anglo-saxon mais de toute manière châssis ou battants, je n'ouvrirai sans doute mes vieilles fenêtres que lorsque je pourrai à nouveau m'en approcher, et depuis le temps j'ai peur qu'elles soient bloquées. Et préférant ne pas le savoir, je vais donc remettre à une époque ultérieure la joie de revoir un ciel pur et sans tache depuis chez moi. Il y a ce bahut juste devant et entre les deux toutes sortes de vieux appareils qui ne marchent plus mais que je n'ai pas eu le courage de descendre à la cave car on ne le peut plus sans être accusé de chercher à encombrer gravement les parties communes...

-Pour ce qui est de vos vieux appareils je vais vous indiquer un brocanteur qui vous en débarrassera ou plus exactement comme je n'ai pas son téléphone ni son adresse, je vais vous donner un moyen mnémotechnique qui vous permettra de le rejoindre où que vous vous trouviez dans la région, à condition toutefois qu'il n'y ait pas de brouillard mais ça...Vous connaissez la Pyramide à Fontainebleau ?

-Non. Mais expliquez-moi, je trouverai sûrement, ça ne doit pas être très difficile, elle doit se voir de loin. Et puis j'en ai déjà entendu parler, dans un film me semble-t-il, ça ne peut que m'aider...Les papiers du bahut sont bien en règle au moins ? Je ne voudrais pas qu'il ait d'histoires en venant chercher mes ustensiles. S'il est arrêté en route, je vais me faire un mauvais sang du diable. Je préférerais prendre un autre chemin et même tenez, carrément un autre brocanteur. Il ne me paraît pas sûr celui-là avec cette pyramide et puis d'où viendrait-il au juste par là ? Il doit y avoir des chemins plus directs quand même pour venir chez moi ! Je préfère, tout compte fait, garder mes vieux appareils, et ma fenêtre fermée pour le moment...

-Comme vous voudrez mais je vous signale que c'est vous qui deviez vous déplacer. Enfin, pour ce qui vous concerne plus généralement, je vais m'en tenir à mes fiches, celles que j'ai déjà pu réunir en un paquet non négligeable plus celles qui finiront bien par arriver en provenance de ces services qui gardent traces de toute action, toute démarche, tout changement ayant concerné de près ou de loin dans sa carrière, n'importe quel fonctionnaire d'Etat ou d'un territoire quelconque fût-il occupé ou assiégé.

-Ce fut peut-être mon cas, j'ai retrouvé dans une de mes vieilles poches, de ces monnaies émises dans une ville pendant un siège et qui sont dites obsidionales, très recherchées par les numismates. Mais l'étant moi-même à mes heures perdues, je me demande si je ne les ai pas tout simplement achetées chez un marchand de la rue Vivienne dans un état proche du coma éthylique et par conséquent sans pouvoir m'en souvenir le moins du monde.

-C'est tout de même une indication et si j'ignore en quoi elle pourra me servir, je la note cependant. Je vous signale que d'ici peu tous les comas éthyliques, enregistrés ou non, seront disponibles pour tout un chacun, qu'il en ait été victime ou pas, et ce à partir de n'importe quel lieu dans le mode en appuyant simplement sur un bouton.

-Pourvu que les miens ne soient pas tous disponibles de cette façon, il y en a trop. Ce ne sera pas plausible, il faudrait établir une sorte de filtre pour moi tout seul ou des redirections. Pourra-t-on configurer au sein de ce mécanisme des redirections aléatoires à des fins de répartitions plus équitables, plus homogènes, de ces soirées trous noirs qu'on incline plutôt à ne pas comptabiliser ?

-Oh je suppose qu'un système de crédit de points permettra de se délester d'un surplus jugé exorbitant au profit d'une nuée de pékins à travers le monde dont le niveau d'indice ordurier individuel montera à peine et dont la variation passera même inaperçue, mais détendez-vous, tout cela va demander encore longtemps avant  de fonctionner effectivement... Je crois que les immenses câbles sous la mer que cela nécessite ne sont pas encore conçus ! Vous avez beau temps de vous faire du mouron pour de vieilles turpitudes irrécupérables qui de toute façon n'intéressent plus personne...

-Je vais tout de même me renseigner au sujet de ces câbles sous la mer mais c'est surtout parce que la technique m'intéresse vous savez. La technique et même le technologique. Il y encore tant de progrès à suivre, à constater. J'ai été agent de constatation, il en reste sûrement quelque chose...

-Et on se demande encore comment une telle chose a été possible, on croit rêver...

-Il y a des rêves plus doux, c'était un cauchemar ! J'étais pris dans une sorte de piège qui avait toutes les apparences d'une maison solide et confortable où j'étais assuré de demeurer à vie avec des avantages et des prérogatives qui ne collaient en rien avec ma nature essentiellement émotive et masochiste, fuyante ou arrogante, et dont les statuts afférents impliquaient des qualités et compétences que je ne possédais pas ou d'une manière très furtive et en grande partie contrefaite.

-Toujours à vous tirer le portrait ! Je suis d'accord avec masochiste tant vous aimez vous débiner mais pour le reste, c'est trop compliqué ! Vous ne savez pas vous voir. Vous jouez dans je ne sais quel film qui n'est pas le vôtre. Si c'est de l'autofiction, revoyez le scénario, le scénar' comme on dit dans ce que vous croyez être votre milieu. Revoyez tout, vous vous verrez mieux ! Les plans sur vous sont trop nombreux et beaucoup trop rapprochés. Vous ne montrez de vous que ce qui vous intéresse et ce qui paraît-il est très au-dessus de la moyenne ? A l'aune de quoi mesurez-vous cela et d'abord, de quoi s'agit-il exactement ? Montrez-moi votre truc, car il y en a un, ça se voit...

-C'est vrai, et je m'y prends mal pour le mettre en valeur. Il est à la fois visible et caché. Je vais m'efforcer de remédier à cette indétermination assez consternante je le reconnais...Réduire ce paquet d'ondes pour le faire exister !

-Votre orgueil est surtout mal placé. Et votre style pour me parler fait très ministère et si vous n'avez plus depuis belle lurette votre parapluie j'en perçois encore le vent des moulinets...

-C'est pour ne plus mouliner que j'ai dû m'en séparer. Michel Tournier avait eu l'air de trouver, mais je l'ai compris bien des années après, en me disant que je faisais très ministère des finances avec cet accessoire, qu'il était sans doute précisément tout ce que j'avais de ministériel ou même de financier eu égard à mon look naturel sous-jacent.

-Quand vous aurez fini de vous refaire en noir et blanc, de vous autogaspiller par des analyses douteuses et des sous-entendus interprétés à posteriori  par des jugements tardifs sur des faits prescrits depuis longtemps, nous pourrons peut-être en revenir à des choses plus pratiques concernant votre cas qui croyez-moi n'est pas simple et que j'ai bien souvent eu envie de laisser choir...

-Curieux comme votre fauteuil paraît s'éloigner. Au début c'était imperceptible et puis je vous assure que c'est à présent significatif, tangible. La distance qui nous sépare s'est visiblement accrue et peut-être même continue-t-elle à croître, à s'apprécier ! Il me semble même que sans avoir quitté la pièce, votre taille paraît indiquer un éloignement supérieur à la dimension de votre logis ! En avez-vous poussé les murs sans les déplacer vraiment ou bien ? Jusqu'où pensez-vous pouvoir vous éloigner encore de la sorte ? Est-ce une illusion ? Vos petits gâteaux étaient-ils au gingembre ? Répondez-moi, c'est troublant, revenez un peu juste une seconde...

-Cessez de noyer le poisson ! Vous racontez ces histoires pour tenter d'échapper à ces bouffées de regrets douloureuses qui vous viennent dès  que vous vous mettez à penser à vos parents et à ces terribles soucis et chagrins que vous leur avez causés sans être pleinement responsable mais en n'ayant pas fait grand-chose non plus pour tenter d'y remédier ou au moins de les atténuer. Du coup vous voyez les gens s'éloigner de vous car vous les croyez conscients de votre déroute intérieure... Est-ce que je me trompe ? Regardez, je n'ai pas bougé.

-Mais oui c'est exact. Je constate que les pieds de votre fauteuil ne sont pas sortis des petits ronds que j'avais eu soin de tracer tout autour en arrivant, avec cette vague idée qu'un éloignement inexplicable de votre siège allait peut-être se produire...

-Et c'est peut-être ce qui l'a empêché de se produire !

-A force de penser tout le temps à ma drôle de carrière qui elle aussi s'éloigne, se rapproche, me récupère au passage, me jette à nouveau, me reprend, me rejette encore, passe tout près de moi sans me voir semblant me signifier que cette fois c'est fini et bien fini, mais je l'entends dans mon dos qui rigole comme d'une bonne blague, c'est donc qu'elle n'est pas vraiment fâchée puisqu'elle continue à se moquer de moi gentiment et qu'elle va donc encore une fois vouloir me récupérer pour mon plus grand malheur, j'en perds un peu le sens commun et toute notion de stabilité.

-Cessez de retricoter votre carrière sans arrêt, il vous manquera toujours un bout pour faire tenir l'ensemble, s'il a jamais vraiment tenu ! Cette carrière, comme toute votre vie du reste, est une sorte de capilotade effrénée dont le seul mérite que vous puissiez en retirer est d'en être sorti vivant !

-Oui mais dans quel état ! Je ne me reconnais que difficultueusement. Mes cheveux ont grisonné et avec cette peau assez fripée, on dirait plutôt une vieille bonne femme. Je dois faire très attention avant de me regarder dans la glace. Penser à me prévenir que je vais rencontrer quelqu'un d'autre ! J'ai dû changer de genre, sans le vouloir et sans m'en apercevoir. Est-ce seulement l'âge qui a produit cela ? On dirait plutôt que j'ai traversé les couloirs de la honte !

-Alors il s'agit probablement  de ce couloir qui reliait les secteurs d'assiette aux inspections spécialisées des vérificateurs que vous empruntiez souvent dans l'espoir toujours déçu d'échapper à votre sort de contrôleur de secteurs perpétuellement en proie aux jacasseries permanentes des agents qui se demandaient ce qu'elles feraient à manger le soir ou si vous seriez jamais concerné par le rapprochement familial des époux...

-A Boulogne, oui je me souviens...Je n'en menais pas large. Vous croyez que ça peut venir de là ? Encore du temps perdu pour rien alors. Non l'intitulé de ce service dans l'autre bâtiment me plaisait, mieux me subjuguait, me donnait l'impression qu'il s'y passait des choses hors du commun, que les tâches y étaient suffisamment énigmatiques pour susciter l'intérêt sans qu'il soit besoin d'approfondir davantage, que faire partie de ce service suffisait...

-Un autre monde au bout du couloir, quoi.

-L'autre monde, celui que je cherchais depuis longtemps. J'ai cru l'avoir trouvé quand j'ai vu en sortir un jour ou plutôt un soir en fin de journée tout au bout du couloir un inspecteur-vérificateur enfant !

-Comment savez-vous que c'était un enfant ? A cette distance...

-Son cartable touchait presque presque le sol !

-A mon avis c'est encore un exemple de votre autoscopie ! Je vous l'ai déjà dit, vous en êtes de toute évidence affligé !

-Mais il était haut comme trois pommes !

-Le pire c'est que vous ne vous reconnaissez pas. C'est une autoscopie sans les traits du visage, une autoscopie de genre ! De posture ! De maniérisme...

-Il avait des toutes petites mains !

-Qu'est-ce que je vous disais !

-Il se tenait toujours droit et même très digne pour un enfant, presque hautain, même si pour suivre ses collègues dans le couloir, il devait par instants courir un peu ou sautiller !

-Vous aussi quand vous suivez des gens...

-Pour mieux prendre la tangente oui, pour leur échapper ! Heureusement en général ils ne me couraient pas après...

-Je suis content de voir qu'en employant l'imparfait vous signifiez clairement que tout ça n'a plus cours et appartient définitivement au passé bien révolu qui vous voyait en proie à une errance à la fois pathétique et entêtée dans ce monde des bureaux qui vont ont conduit au bord de l'aliénation...une aliénation disons chantonnante !

-Peut-être mais j'ai parfois l'impression que vous voulez m'y fourrer encore une fois !

-On pourrait faire à nouveau un essai...non ? Reprendre votre poste comme si de rien n'était...

-Mais c'est un vrai cauchemar ce que vous me dites. Je ne me vois pas me présenter à nouveau par la grande porte si majestueuse et cheminer nonchalamment comme s'il ne s'était rien passé, vers un bureau dont je ne sais même pas s'il existe toujours, si mon ancien service lui-même est à présent répertorié ailleurs que dans l'historique des services publics supprimés ou reconvertis...

-Mais non, oubliez la grande porte qui du reste n'est vraiment grande que dans votre souvenir car c'était une porte dérobée. De toute façon, je vous ai trouvé un moyen d'entrer tout à fait épatant et inédit, sur mesure... Vous connaissez l'Ile Saint-Louis ?

-Oui mais je n'y ai jamais été en poste !

-C'est pourtant par là que vous passerez pour retrouver vos pénates bureaucratiques. Par contre il faudra y aller en  métro. Vous descendrez à Pont-Marie, traverserez le pont en question. Vous déboucherez sur le quai de Bourbon que vous parcourrez jusqu'au numéro, allons bon je ne me souviens plus du numéro, peu importe. Vous verrez assez vite une porte plutôt petite sans rien de particulier mais qui devrait vous rappeler   quelque chose. C'est là qu'il faudra entrer, c'est censé être toujours ouvert mais pour plus de sûreté j'en ai obtenu la clé, la voici. En regardant  du côté de la Seine, vous y verrez peut-être une gondole, ce sera simplement dû au fait qu'en cet endroit précis on a aussi Venise à Paris. N'en tenez pas compte, rentrez dans le petit immeuble en question où vous verrez tout de suite la base d'un petit escalier. Vous ne serez pas intimidé, c'est un tout petit escalier en colimaçon ! On ne peut monter qu'à une personne, ça vous va ?

-Et si quelqu'un descend ?

-Il n'y aura personne d'autre, que ce soit pour monter ou pour descendre...

-C'est haut ?

-Ce n'est pas la Tour Eiffel mais si tu lèves la tête tu apercevras tout en haut une lucarne laissant voir le ciel de Paris qui te guidera tout au long de ta progression vers ce sommet...Quand tu l'auras atteint, ne regarde surtout pas en bas, tu aurais le vertige et cela augmenterait le léger mal au coeur que tu auras sans doute car vers la fin l'escalier bouge un peu, oscille légèrement comme la Tour elle-même les jours de grand vent ! Tu as remarqué, je te tutoie. C'est malgré moi et sans doute dû au fait que là-haut, tu seras redevenu un enfant...

-Celui que j'ai été ou un autre ?

-Tenez, si vous vous ennuyez en montant voici une petite BD de poche, ce n'est pas à proprement parler pour enfants car certains passages sont assez érotiques, un péplum de gare comme on en achetait quelquefois avant de prendre le train. Cela peut vous distraire en chemin ou maintenir vos sens en éveil car l'essentiel au cours d'un tel cheminement est de ne pas s'endormir...

-C'est si long que ça ? J'ai l'impression que c'est bien compliqué ou disons inhabituel pour ne pas dire insolite. Je me demande si vous ne me cachez pas quelque chose. Quant aux petites BD porno de gare j'en lisais déjà quand j'étais gamin ou disons très jeune...On y voyait Hercule éjaculer, si je m'en souviens ! Où voulez-vous en venir exactement ?

-Une fois arrivé en haut, la lumière tombant de la petite lucarne des jours anciens vous éclairera un petit couloir que vous ne reconnaîtrez pas mais qui vous en rappellera certainement d'autres du même acabit et aux craquements similaires que vous avez arpentez tellement de fois que vous devriez si vous n'aviez pas perpétuellement fait demi-tour pour revenir vous réfugier dans votre bureau, approcher des environs immédiats de la Lune...

-De toute façon la lumière en était précisément lunaire, je n'aurais pas vu pas la différence...Mais votre couloir là-haut il mène où ? Je vous rappelle que je suis sur l'île Saint-Louis !

-C'est de là que vous serez parti, effectivement. Au bout de ce couloir qui ne vous paraîtra ni long ni court, vous apercevrez une porte.

-Encore ! Toujours des portes partout, mais quand est-ce que ça va finir ?

-Vous avez raison, d'autant que du coup là, et pour la peine, il y en aura deux !

-Ce ne sont tout de même pas les deux portes devant lesquelles, ne sachant où frapper, je suis déjà une fois, tel l'âne de Buridan, mort de soif ?

-Croyez-moi, il vaut mieux pour vous qu'il y en ait deux que pas du tout. De toute façon j'ai lu tout cela dans une sorte de rapport dont je n'ai pas disposé longtemps et ma vision est un peu incertaine, disons presque aléatoire. De toute manière par celle de gauche ou par celle de droite, tel l'électron, vous passerez et c'est bien là l'essentiel !

-Oui c'est l'histoire de l'onde et du corpuscule. Et je dois donc m'attendre à être passablement transformé. Cela ne tient pas debout. Et n'étant pas une fine particule, je serai dans l'impossibilité de passer par les deux en même temps, j'exige une directive précise, la gauche ou la droite.

-Ces portes ne sont pas des fentes, vous n'êtes plus en Maths-Physique à Jussieu !

-Je n'avais pas assisté à plus de trois cours en tout de toute l'année mais justement sur ce sujet-là. Tantôt une onde, tantôt un corpuscule. Ça vous marque ! J'ai dû vouloir faire pareille dans l'existence, être à la voile et à la vapeur si j'ose dire. Un tout fait de rien...Je n'avançais plus !

-Attendez voir, la porte de gauche si je me souviens bien...débouche sur un simple patio façon jardin de plantes grasses qui je crois ne vous mènera pas loin...

-C'est sur un patio semblable que donnait mon bureau bld Jean-Jaurès à Boulogne, c'est peut-être un signe favorable...Que disait le plan après ce carré de luzerne ?

-Il n'y avait pas de plan, une simple description de ces lieux incertains dont je me demande si les deux portes en question y menaient réellement. On aurait dit des endroits quelconques peu attrayants mais peut-être simplement végétalisés. Je vous parlais là plutôt de celle de gauche car l'autre semblait davantage conduire vers des prémices de bureaux...

-Du moment que ce ne sont pas ceux de la direction, je veux bien essayer de m'engager dans cette voie. Je me sens prêt à grimper dans votre colimaçon dès que vous m'en ferez la demande...

-Prenez garde, derrière une des deux portes, je ne sais plus laquelle, vous risquez de paraître tout à coup beaucoup plus que votre âge.

-Ce serait presque une aubaine tant j'ai toujours paru immature et très en retard sur ma date de naissance au point d'envisager de me dessiner des rides sur le visage...Quand je pense que des gens se mettent des crèmes anti-âges ou des escalopes sur les joues !

-A d'autres un peu de moutarde suffit m'enfin...

-J'espère seulement que l'autre ne rajeunit pas car si jamais je l'empruntais, je risquerais bien de me retrouver instantanément dans mon berceau !

-Méfiez-vous je crois me souvenir qu'en toute hypothèse on ne peut pas les franchir dans l'autre sens, du reste une fois franchie, que ce soit l'une ou l'autre, elle aura disparu !

-Me méfier, mais comment savoir ? Avec ce genre de portes, à vous entendre, j'ai l'impression que tout est possible.

-A part quelques graines de curcuma je ne vois pas ce qui pourrait vous venir en aide dans une situation pareille !

-Vous êtes bien sûr que je n'ai pas un autre moyen de rependre mon travail, de réintégrer mon poste sans tergiverser de la sorte ? Une petite reprise en douceur et sans en avoir l'air mais d'une façon tout de même un peu plus directe, plus sûre aussi peut-être ? Cet escalier là, en tire-bouchon, il existe vraiment ?

-C'est probablement celui que vous avez emprunté pour monter voir votre camarade de lycée qui avait un petit pied à terre là-haut et que vous n'aviez pas revu depuis la terminale, un an an ou deux, ce qui à l'époque de vos vingt ans vous paraissait déjà assez lointain d'où une émotion qui a dû fixer solidement en vous le souvenir de cet escalier pas si brinqueballant que ça. Mais c'est pourtant ainsi qu'il a évolué au fil des années dans votre mémoire jusqu'à finir par tourner au colimaçon...

-C'est encore en moi que vous avez trouvé tout ça ! J'aurais dû m'en douter...

-Il a bien fallu trouver quelque chose pour tenter de vous reconnecter avec votre état d'esprit de l'époque, vous reconfigurer à neuf comme une bonne vieille bécane dont le système s'est dénaturé à force de fragmentations et de plantages en tout genre !

-Vous avez encore utilisé mon cortex je ne sais trop comment. Vous n'êtes pas chez vous chez moi ! Comment entrez-vous ? Et d'abord est-ce bien moi, ne vous trompez-vous pas de méninges ?

-Ne vous offusquez pas, très bientôt ces choses-là seront monnaie courante, pour tout le monde ! Si je n'utilise encore qu'un prototype assez bidouillé il sera bientôt finalisé puis très vite commercialisé, universalisé !

-Heureusement finalement j'ai l'impression qu'il ne fonctiionne pas encore très bien...Où se trouve-t-il exactement ce bidule à perfectionner ?

-C'est un secret, je ne vous dirai rien !

-Pourquoi cette grande cape tout à coup sur vos épaules ? Vous voilà attifé comme une sorte de gourou d'un orient improbable !

-J'ai passé mille et une nuits sur cet engin, il doit m'en rester quelque chose...Bien que je ne sois pour rien ni dans sa conception ni dans son aménagement. Il m'est livré de temps en temps alors que je n'ai rien demandé et que je n'en ai plus besoin ou même que je ne ressens plus en aucune manière son utilité à quoi que ce soit ! Je le réceptionne comme un boulet dont il partage la sphéricité, je le case dans un coin avec une cale appropriée pour qu'il ne me roule pas dans les pattes jusqu'à ce qu'on revienne le prendre à une date indéterminée. Vous voyez bien que tous vos soucis sont infondés et chacune de vos remarques hors de propos...Il ne me sert rigoureusement à rien. Il me suffit de lire les lignes de votre journal dont j'arrive à récupèrer quelques pages par-ci par-là miraculeusement. Qu'en avez-vous fait au juste ? Il était bien sur des blocs sténo ?

-Oh oui ces carnets à boudin très pratiques pour écrire un peu partout et qu'on emporte facilement mais que je peinais parfois à ramener le soir.  Combien en ai-je perdu ainsi ? Je ne sais plus. Parfois remplis aux trois quarts, parfois presque pleins. Et dans ces conditions, comment remettre la main dessus ?

-Et la rue des Morillons !

-J'y allais au début mais j'ai vite abandonné. Les gens qui les trouvent arrachent les pages écrites pour utiliser le reste ou jettent tout du premier coup. Je ne sais même pas s'ils ont la curiosité d'en lire quelques lignes...Ça n'a aucune valeur, alors pour aller les déposer aux Objets Trouvés !

-La plupart des gens n'ont jamais la curiosité de lire quoi que ce soit en dehors des modes d'emploi d'ustensiles ou de quelques pages en couleur dans des magazines en attendant chez le médecin ou le dentiste...

-Et en plus il y a trop de livres, on ne sait plus quoi en faire !

- Surtout qu'ils ont tout faux dedans, c'est que des conneries. J'en lisais, j'en lis plus. Je préfère lire vos pages qui peut-être parce qu'elles ne sont pas imprimées me semblent très intéressantes sur ce que vous pouvez bien faire et penser...

-C'est tout de même extraordinaire que vous en receviez vous et pas moi. Comment vous parviennent-elles ?

-Par la poste dans des enveloppes, tenez en voilà une que j'ai conservée...Vous remarquerez que nous avons exactement la même adresse et pourtant nous n'habitons pas au même endroit...

-Mais ce n'est pas mon écriture, ce ne sont pas mes feuilles !

-Non c'est le petit mot qui les accompagnait..."Sans savoir si ça pourra vous être utile ou salutaire, et confuse de faire peut-être une blague si vous vous en étiez débarrassé,  je vous envoie vos trucs les ayant trouvés sous un banc aux Tuileries." C'est gentil mais elle ne dit pas comment elle a eu notre adresse...

-J'ai longtemps conservé une carte postale du Maroc qui m'était chère dans ce bloc et qui portait mon adresse, peut-être y était-elle encore et l'a-t-elle trouvée...Combien y avait-il de mes feuilles dans son envoi ?

-Deux ! Ah c'est mieux que rien, d'autant que...

-Où sont-elles ? Je voudrais bien revoir, pouvoir relire ce que je trouvais la force d'écrire alors le matin dans des cafés au lieu d'aller au bureau. Je devais me réfugier dans le ressassement de mes souvenirs par quoi je tentais sans doute d'échapper à la phobie de mon travail que je prenais un peu à la légère, pensant à tout instant être en mesure d'y mettre fin et n'avoir pas encore quitté tout à fait le rivage du sens commun et de la réalité auquel un reste de jugeote me reliait  probablement toujours...Du reste j'avais toujours à l'esprit ce terrible adage, il vaut mieux vivre son rêve que rêver sa vie. Le problème c'est que je continuai à faire exactement le contraire et si je buvais du thé au citron le matin, les petites côtes pas fraîches continuaient de m'attendre l'après-midi sur des comptoirs nombreux et se succédant de plus en plus incertains jusqu'à un trou plus ou moins noir qui de toute manière m'anéantissait et d'où je n'émergeais que le lendemain avec difficulté et un soleil souvent déjà au zénith...

-C'est l'image même de la hauteur...Le ciel s'exprimait clairement sur la marche à suivre...

-Mais j'étais au trente-sixième dessous et devais d'abord renaître de mes cendres ! Et bien qu'au sommet d'une tour, refaire surface, remonter au niveau du sol....

-En ce cas, je ne peux rien pour vous, je n'ai pas la pratique des gouffres, ni pris de leçons de ténèbres, je me perds dans le moindre parking en sous-sol, je n'ai pas votre vision glauque des néons, je ne suis sans doute jamais rentré suffisamment tard le soir comme vous dans une tour du Front de Seine...

-Vous ne pouvez pas savoir à quoi vous avez échappé. On en vient à craindre autant le gardien pourtant bienveillant que les voyous qui traînent par-ci par-là, on se sent devenir dans ces parages souterrains comme une cible universelle...on sent surtout qu'on ne va pas se louper soi-même et que rien n'y fera !

-Vous étiez tout de même arrivé à l'heure au bureau ce jour-là, une fiche là soudain en atteste, une fiche exceptionnelle qui vous honore...

-Toutes ces fiches émises après coup, à quoi bon ! Quand donc était-ce et où ça ?

-L'année n'est pas précisée mais il y a le jour de la semaine, un mercredi...

-C'était le jour du couscous à la cantine de Jean-Jaurès, vous croyez que...

-Le lieu n'est pas donné avec précision mais il est indiqué que c'est le matin où vous aviez réuni tous vos collègues pour les prendre en photo, sorte de photo de classe, les dames devant sur des chaises, les plus grands derrière...Tous les contrôleurs et les inspecteurs du Centre...

-Mais oui et le retardateur m'avait permis d'y figurer aussi. J'avais l'air bien jeune, la plupart des autres également... Comment avais-je pu avoir une initiative pareille ? Je me sentais si peu intégré. Peut-être parce que ce décalage m'épatait précisément et que je voulais fixer ce prodige qui sans doute n'allait pas durer bien longtemps...Toutes proportions gardées et eu égard à mon immaturité et mon émotivité de midinette, ce grade pourtant très modeste de contrôleur des impôts me faisait le même effet d'altitude que si j'avais été ministre des Finances ! Donc sitôt le soir, dans ma salle de bains de la rue de Silly, j'effectuais à l'intention de mes collègues les tirages de cette sorte de photo de gouvernement, non sans un curieux pincement au coeur, dû sans doute au fait que censé être un serviteur de l'Etat ("civil servant"!) je n'étais peut-être qu'un planqué incompétent et narquois  ayant beaucoup de mal à donner le change, à tenter de jouer inutilement un rôle qui n'était pas fait pour moi dans un film de genre inédit et dont j'avais tenu à prendre cette photo de plateau sur laquelle j'avais l'air d'un figurant au sourire forcé...

-Vous aimez bien vous analyser sous toutes les coutures et avec tous les outils de l'introspection mais c'est toujours en fin de compte pour vous dévaloriser et ne jamais en tirer les résolutions qui s'imposeraient en pareil cas à tout un chacun, d'avoir à vous réformer quelque peu. On dirait que ces autoportraits, somme toute peu gratifiants, vous comblent d'un certain plaisir à défaut d'une réelle satisfaction...Toujours à vous ramoner le ciboulot avec ce que vous auriez dû être, pu être, etc. Si vous voulez jamais y retourner pour reprendre la place qui vous revient suite à la haute décision prise au firmament des instances de recours et de compensation, il va falloir changer de mentalité en particulier à votre égard et au reste de l'humanité plus généralement...

-Mais je ne veux pas y retourner, jamais remettre  les pieds dans ce bouge d'ectoplasmes carriéristes et de bêtes à concours ! Non je vais attendre patiemment que la nouvelle structure globalisante qui s'annonce et dont vous m'avez parlé, se mette en place. Mais j'entends ne pas louper mon intégration à ce fabuleux réseau et occuper le plus tôt possible une des mailles de ce merveilleux filet. Aussi vais-je dès à présent acquérir le plus de notions possibles rapport au fonctionnement de ce miraculeux mécanisme. Je sais que des magasins spécialisés installent déjà des rayons pour y présenter le matériel adéquat et les ouvrages techniques pour vous former au pilotage de ces formidables machines...

-Vous ferez essentiellement ce qu'on vous dira de faire car ce que vous espérez du nouveau produit annoncé du génie humain n'est pas encore sur les tables et sans doute pas près de l'être si j'en crois le fouillis de tuyaux et de câbles qu'il leur faut encore démêler au bord des atlantiques avant de savoir à qui les envoyer au juste et par où exactement.

-Vous croyez donc qu'il y aura probablement des doublons ? Je pourrai peut-être en bénéficier, ça tombera peut-être sur moi, ou des triplons pour aller encore plus vite et plus loin ! S'en aller pour de bon ! En restant chez soi ! C'est bien ce que vous m'avez laissé entrevoir comme seul espoir de jamais pouvoir surmonter cette phobie générale des autres et de moi-même qui m'afflige depuis que j'ai commencé à mettre le nez dehors ? C'est bien ça ? Une sorte de filet qui vous prend sans vous prendre puisque vous en êtes une maille ou un maillon ? C'est bien ça qui m'attend ou que je dois attendre ?

-Pour ce qui est de vos fiches, moi je veux bien vous les réécrire. J'en changerais entièrement l'orientation qui vous est défavorable au profit d'un portrait beaucoup avenant de votre personne qui mérite mieux que ces approximations au demeurant peu convaincantes et qui  ont eu tôt fait de plomber votre avancement et de compromettre sans recours possible votre carrière qui avait du reste très bien commencé sous l'égide d'un baudrier familial qui devait vous protéger de toutes les vicissitudes mais dans lesquelles vous avez malheureusement fini par tomber !

-Comment ferez-vous pour en rédiger de nouvelles ?

-Un jour en bas de chez moi j'en ai trouvé tout un lot, entièrement vierges. Elles sont certes un peu plus petites mais ça ne se verra pas car je compenserai en écrivant un peu plus gros, voilà tout.

-Non, un peu plus petit également sinon elles vont paraître minuscules !

-Et bien ce seraient des fichettes, tout simplement. Ecoutez, j'écrirai comme je pourrai. C'est déjà pas mal que j'aie le loisir et la bienveillance de  tartiner en votre faveur, vous en avez bien besoin et devriez m'en témoigner reconnaissance au lieu de chipoter. En tout cas lorsque ma tâche sera accomplie, j'irai les placer moi-même dans le grand fichier de la rue de Rivoli puisque c'est la seule chose qu'ils n'ont pas ou pas encore réussi à emporter à Bercy, ce qui me facilitera la tâche car je sais exactement le lieu où il se trouve et d'un accès rendu très facile par une quasi-absence de surveillance...

-C'est peut-être parce que ce fichier est trop vieux et ne vaut plus rien, ils ont dû le laisser exprès vous ne croyez pas ? Des vieilles fiches de bristol qui en voudrait encore actuellement ?

-Tout dépend de ce qu'elles recèlent et dans votre cas ce n'est pas piqué des hannetons, ni de la petite mouture, croyez-moi, ça vaudra la peine de revenir le chercher ce fichier essentiel. Ils n'ont pas trouvé sa nouvelle place tout de suite dans le paquebot-sous-marin de Bercy voilà tout. Non, non, j'irai comme j'ai dit insérer moi-même votre renouvellement, effectuer pedibus et manibus la délicate remise en boîte de vos méninges administratives refaites à neuf.

-Merci beaucoup mais si jamais on vous surprend en train d'effectuer votre curieux travail ? Des gens du cru peuvent, j'imagine, revenir à tout moment sur les lieux de ce passé ronflant entre tous...

-Qu'il en revienne un seul et je ne serai pas long à lui prouver que j'ai autant que lui le droit de me retrouver dans ce mythique endroit où planent encore les ombres allant en déclinant des Pinay, des Giscard ou des Fabius...

-Ah oui et comment ça ?

-En leur sortant ma carte ! Celle que j'ai pu conserver envers tout et contre tous ! Celle qui me donne le droit de me trouver là où je veux, c'est à dire à peu près partout et donc en particulier dans la grande salle du Foyer du Ministère puis que c'est là, dans un petit cabinet attenant, juste derrière l'écran où on projetait des films les soirs de gala, que se trouve ce fichier qui tient un peu je le reconnais, de par sa rareté insigne et son infini pouvoir, de l'Arche d'Alliance dans l'Ancien Testament !

-Et votre carte ?

-Ah oui !...Tenez, la voilà.

-..."Au nom du Peuple français...au sus-nommé aide, appui et protection partout..." Mais c'est la mienne ! Vous me l'avez tirebouchonnée ! Attendez un peu...Non, excusez-moi, la mienne est toujours là, sur mon coeur, je ne m'en sépare jamais savez-vous, je ne suis rien sans selle et si je n'y ai plus droit, je n'ai jamais pu la rendre, je la conserve avec moi, sans jamais m'en servir pas bien sûr, je trouverais ça trop facile ou même  vulgaire, non, c'est souvenir purement sentimental...

-Après mon intervention, vous aurez à nouveau le droit de vous en servir, c'est moi qui vous le dis...

-C'est pour l'aide, l'appui et la protection essentiellement car depuis que mes parents ne sont plus là...

-Laissez-moi faire, dès que j'aurai retrouvé ces maudites fiches, je me mettrai à les rédiger immédiatement en tirant plutôt la langue croyez-moi !Je serai de retour à mon école primaire des années cinquante, je plongerai ma sergent-major dans l'encrier non sans l'avoir sucée auparavant!

-Je ne vous en demande pas temps. Prenez plutôt un simple stylo bille, ce sera plus pratique, ou un quatre couleurs pour être plus sûr.

-Vous avez raison, je me souviens d'annotations en vert mais je ne sais plus ce qu'elles étaient censées différencier. Bof, elles n'ont peut-être plus cours et puis il me suffira que les choses soient dites à votre sujet une fois pour toutes et j'opte donc pour le noir strict et austère des notes de service et des circulaires.

-Veillez alors à ne pas tourner en rond, le temps presse et je me demande combien exactement vous en avez à rédiger. En avez-vous seulement une idée ?

-Je n'ai même plus tout à fait l'idée globale de ce que je dois faire au juste. Je sais que je dois rejoindre ce fabuleux fichier qui m'attend quelque part mais où exactement ? Peut-on seulement y aller en métro ? Si j'y vais en voiture j'aurai peur de traverser cette grande banlieue et de m'y fourvoyer sans retour, pour rien, pour rien du tout...Autant entonner une chansonnette tout de suite, tenez, une comptine pour enfant me paraît toute indiquée...Laquelle préférez-vous ? Au clair de la lune ?

-Arrêtez seulement, vous me faites peur. Vous me rappelez l'ordinateur Hal qui se mettait à délirer dans 2001 et même à chantonner de plus en plus faux. Seulement lui on était en train de lui déconnecter les méninges une à une avec un tournevis ! Moi, je n'ai rien fait de tel. Vous parliez de me rafistoler les miennes,  je vous en supplie, ressaisissez-vous ! Ou bien vous aurez ma carrière sur la conscience ! N'oubliez pas que vous devez me la rafistoler aux petits oignons. Est-il vrai que vous avez le pouvoir ou l'opportunité de me faire recevoir à nouveau l'actrice Paulette Dubost à qui je n'ai pratiquement rien su dire ni même pu dégager un semblant de motif à sa visite dans mon bureau et dont les seuls mots d'elle qui me restent sont "Gabin me disait, t'occupe pas du metteur en scène, mets-toi en place, fais ça comme tu le sens et ça ira très bien" ? Je voudrais me rattraper, refaire la scène, trouver la force de faire mon boulot ou même simplement exister un peu en face d'elle, avant que le Chef de Centre s'engouffre dans le bureau pour lui demander ce qu'elle veut exactement et finisse par mener l'entretien lui-même jusqu'à la fin, lui donnant les renseignements d'ordre fiscal qu'elle était venu chercher et, me laissant certes à ma place sur mon fauteuil mais penché par-dessus mon épaule, se mettant à tourner d'autorité les pages du dossier ce qui me rendra aussi figé que muet, encore plus godichon et absent, exilé de moi-même que je ne l'étais avant la survenue du Chef qui finira par se vautrer littéralement sur moi comme pour me faire disparaître aux yeux de la star de Boulogne qui était venue me voir moi.

-Je sais vous avez vécu des moments douloureux dans votre carrière qui pourtant n'en a pas été tout à fait une au sens commun du terme. Tout est à reprendre depuis le début.

-C'est ce que je me tue à vous dire. Mais tout compte fait, je me demande si ça vaut vraiment la peine que vous vous décarcassiez pour moi et de cette façon bien hasardeuse avec laquelle vous envisagiez de me remettre en selle si j'ose dire, cette histoire de fiches plutôt rocambolesque. Vous êtes certain d'y arriver avant que tout cela soit numérisé si ce n'est déjà fait comme semblerait le suggérer l'abandon de cette grosse boîte à fiches dans des locaux délabrés ouverts aux quatre vents et accessibles au premier venu ?

-C'est la destination de la plupart des structures administratives, la fin dans l'abandon, qu'elles soient solides, numériques ou imaginaires ! Je les enverrai donc vos maudites fiches tout simplement par une autre administration, que le monde entier nous envie, c'est à dire la poste qui reste au fil des ans le moyen le plus sûr d'acheminer un envoi à bon port d'une manière ou d'une autre.

-Et si je les portais moi-même ? Après tout elles me concernent essentiellement et c'est donc à moi de les acheminer. De plus je connais un petit chemin qui me conviendrait tout à fait.

-Vous cherchez à reprendre vos sales habitudes, je vois ça gros comme un maison. Votre chemin ce sont les rues de Boulogne-Billancourt quand vous reveniez à pied en pleine nuit de la porte de Saint-Cloud ou même de plus loin encore, du Trocadéro, qui sait des Tuileries, de Mabillon, du Old Navy quoi.  Les voilà vos fiches, essaimées sur tous comptoirs et bancs publics ! On essaiera de les récupérer demain matin, elles sont bien encore quelque part ! Et puis si la gueule de bois vous rend un peu pâteux, dans un premier temps elle vous conserve encore un peu de cet oubli de soi dans le simple fait que cette timidité, cette frousse des autres et de vous-même, n'a pas encore refait surface le lendemain matin et qu'un certain toupet, un reliquat de cet orgueil de l'ivresse à ses débuts, vous anime encore à ce moment-là et que vous savez mettre à profit cet avantage de courte durée pour tenter d'atténuer vos outrances de la nuit ou de les lisser au moins intérieurement. Qu'en dites-vous ?

-Je dis que j'ai dépassé depuis longtemps ce mode de vie précaire pour ne pas dire périlleux et qu'il n'était pas du tout dans mon intention de renouer avec cette mortification un temps quasi-quotidienne et dont je ne sais toujours par quel miracle j'ai pu en réchapper ! Non je voulais simplement, en même temps que j'aurais porté mes fiches, emprunter un petit chemin qui est une sorte de raccourci inattendu et qui malgré ses circonvolutions bucoliques pointe tout droit sur le Ministère des Finances, tout au moins les anciens bâtiments, but final de notre action d'après ce que j'ai cru comprendre. Oui bucoliques car on traverse un petit bois doté pourtant d'une immense clairière où viennent parfois se poser des petits avions.

-En papier je suppose !

-Il y aussi une grande cabane marquée "Musée des objets disparus" où les objets perdus depuis toujours ne sont pas récupérables mais pendant quelques secondes parfaitement visibles et comme à portée de main. Et puis au fronton, sur un écriteau avec cette devise : "Le génie, c'est l'enfance retrouvée à volonté" ! Vous comprenez pourquoi je tiens à passer par là et sans batifoler le moins du monde puisque ce sera sur ma route, celle probablement de ma résurrection, et que je ferai donc d'une pierre deux coups...

-Non écoutez, franchement, je me passerai de vos services pour ce qui est de la finalisation de votre recours. Et dès que je trouverai des timbres, je vous posterai à neuf ! Vos fiches tiendront dans une seule enveloppe kraft à petit soufflet, il n'y en aura pas tant que ça, je me tiendrai à l'essentiel, et me retiendrai de chicaner le moins du monde sur aucun point, laissant presque inchangés les plus scabreux, de peur d'envenimer les choses et de déclencher des phénomènes de réaction, du type retour de flamme qui vous évacuerait une bonne fois pour toutes, vous enverrait dans un drôle de scaphandre tourbillonner jusqu'au bout du cosmos pour l'éternité !

-D'où je reviendrai peut-être installé dans un appartement luminescent où, assis dans un fauteuil sur un plancher en verre, et me retournant, je me verrai moi-même approcher dans un grand bruit de respiration...

-Vous voyez, on n'échappe pas à son scaphandre. Allez vous en extirper après ça ! Ne l'enfilez jamais ! Non, croyez-moi, laissez-moi conduire votre affaire, elle risquera moins de capoter...Elle est plutôt délicate tout de même, c'est l'affaire de toute une vie à rattraper in extremis !Tenez, au lieu de mouliner sans arrêt votre passé, collez donc plutôt les timbres sur l'enveloppe que vous trouverez dans les cabinets au-dessus des vieiles chaussures. En rentrant l'autre jour, j'étais pressé et je les avais posées là-bas dans la précipitation, sans penser à les reprendre, allez toujours voir s'il vous plaît et il y a aussi une paire de gros godillots pour la montagne, s'ils vous vont, prenez-les, je n'ai jamais pu les mettre, une rigidité, on les dirait en bois ! Les lacets sont neufs forcément...

-Ce serait toujours ça, j'y vais...

-Attendez, je viens de penser à quelque chose que m'ont suggéré mes besogneuses pérégrinations à travers tous les méandres de votre dossier médico-disciplinaire interminable et sentant le soufre parfumé à la petite côte pas fraîche et aux bébis de fermeture ! La grande difficulté pour reconstituer votre carrière et la rassembler pour qu'elle tienne bien ancrée dans une chronologie valable pourrait être levée d'un seul coup si on changeait tout bonnement de calendrier de référence. Au profit du calendrier lunaire ! Celui des Chinois ! J'ai essayé, ça marche très bien, tout colle. Vous absences irrégulières retombent en plein dans les jours de fête ou de conjonctions planétaires autorisant tous les aménagements compensatoires en termes de récupérations facultatives ou même de remplacements spontanés. Revu sous cet angle, vous n'avez quasiment jamais manqué une seule fois à votre bureau ! L'arrangement de votre affaire se résume donc tout simplement à la substitution d'un calendrier par un autre !

-Bon je vais chercher les fiches alors...

- Restez donc ici, je n'en ai plus besoin, quant aux chaussures, c'était pas un cadeau croyez-moi, je vous offrais sans doute le supplice de votre vie ! Et les cabinets en plus ne sont pas folichons et pas du tout à la hauteur. Comme disait mon grand-père c'est aux waters qu'on juge une maison et il avait bien raison. Comme de toute façon vous ne venez pas pour louer, le problème ne se pose pas. Si encore vous aviez un tableau à vendre on pourrait reconsidérer les choses mais comme ce n'est pas le cas me semble-t-il, revenons à votre affaire.

-Vous ne vouliez pas les rédiger ces fiches car elles n'existent pas !

-Oh elles ont dû exister dans des temps très anciens, parfois à encoches pour mieux repérer les cas difficiles et pouvoir les soulever aussitôt grâce à un astucieux système de tringles au fond de cette boîte qui était une sorte de Graal secrètement et mystérieusement situé on ne savait où exactement...Moi j'ai toujours pensé que c'était le rythme même des journées qui ne vous convenait pas. Beaucoup trop de temps morts, de durées interminables à tourner des pages qui ne menaient à rien étant toujours les mêmes éternellement recommencées depuis le début de la pile, vers la fin, avec de petits changements sur le visage pour feindre l'intérêt qu'était censé vous inspirer tel ou tel document pourtant cent fois revisité...

-Je me grattais un peu la tête aussi c'est vrai avec mon crayon. C'était d'autant plus absurde que personne ne pouvait me voir ni même m'apercevoir.

-Non non, ce n'était pas absurde ! Vous aviez la hantise à chaque instant que la porte s'ouvre et qu'on entre brusquement dans votre bureau...

-Oui et alors même qu'on n'y venait plus jamais depuis longtemps...

-Vous vous donniez en permanence une contenance jugée gratifiante seulement vous ne pouviez plus vous arrêter...Vous étiez cuit ! Vous jouiez pour de vrai à être un autre à jamais. Et ce qui vous inquiétait surtout, jusqu'au vertige, c'était de penser que lorsque cette porte s'ouvrait c'était toujours vous qui rentrait. Pourquoi redouter de la voir s'ouvrir ? Pouviez-vous la voir s'ouvrir quand même ?

-Ne souffrant pas d'autoscopie je redoutais simplement de la voir s'ouvrir en imagination et de me voir du même coup pénétrer dans ce bureau où je n'avais rien à faire et où j'allais devoir passer mon temps à dérouler mes fantasmes familiers dont je possédais d'innombrables bobines !

-Bon et bien vous allez pourvoir les fourbir à nouveau car si tout marche comme on peut l'espérer vous allez réintégrer votre fonction et vous savez ce que cela signifie. Vous allez bien recommencer mais à l'envers, c'est à dire par le poste où vous avez fini pour muter ensuite aux postes précédents. Vous faire faire le chemin à l'envers me paraît salutaire, car de cette façon vous ne pouv que remonter !

-Vous oubliez que j'ai fini la plupart du temps dans les greniers d'archives sous les combles !

--Ou parfois dans les caves et l'antichambre du pilon ! Cela fait une moyenne et de toute façon c'était une image...

-Les images ça m'amusait quand...Pardonnez-moi. Non je vais me préparer à refaire le voyage à l'envers puisque c'est ainsi qu'apparemment on rembobine dans l'administration, qu'on rempile, par le grenier ou par la cave !

-Vous ne vous apercevrez de rien. Ce sera comme si vous n'étiez jamais parti. La lucarne comme le soupirail vous offriront peut-être quelques éléments de décor extérieur et même si ce n'est que cette lueur particulière à ces lieux d'abandon, vous vous y sentirez bien car de retour pour un nouvel en-avant !

-Cette fois-ci je crains de finir tout simplement expulsé et en attendant de me retrouver dans les mêmes rigoles du temps qui ne passe pas ou qui revient pour rien du tout ! 

-Ne commencez donc pas à vous mettre martel en tête. Personnellement je ne me fais pas trop de souci, vous grimperez ! Je sais que dès que vous serez à nouveau installé dans votre antre paperassier, vous jubilerez exactement comme au sortir de l'E.N.I. vous allez à nouveau avoir la possibilité d'exercer cette parcelle de puissance publique qui consiste essentiellement à pouvoir harceler et importuner les français moyens, bref à les emmerder en toute impunité comme avait tout de même dû vous le souffler cet ami un peu envieux de l'excellence de votre situation qui, de ce point de vue tout au moins, vous avait totalement échappée.

-On m'avait demandé de devenir un d'Artagnan du fisc ! Mais à l'E.N.I. pendant les heures de cours interminables sur la taxation foncière des transformateurs électriques ou l'imposition d'office des récalcitrants sur leurs signes extérieurs de richesse ou leurs dépenses ostensibles ou notoires, en fixant par la fenêtre le Puy-de-Dôme ennuagé tel l'Olympe, je pensais déjà à m'évader ! A partir tristounet pour l'Afrique et en revenir solaire et bardé de séductions ! Des bobines de film ! Je ne les ai jamais tournées pourtant elles sont quelque part dans ma tête, bien rangées sur le râtelier d'une sorte de bandothèque de films virtuels et pourtant projetables à tout moment

-C'est très bien ainsi parce que je vous veux exempt de tout nouveau projet fumeux concernant le septième art ou ses succédanés. C'est votre extraordinaire capacité à vous ennuyer qui vous a sauvé jusque-là dans l'existence. C'est un prodigieux atout...

-J'en suis encore à attendre le grand amour alors même qu'il est trop tard pour le rencontrer jamais si tant est qu'il existe vraiment et qu'il ne soit pas une simple variante de l'égoïsme ou de la folie douce...du narcissisme ! Adolescent, je me roulais des pelles dans les miroirs !

-Vous êtes à deux doigts de tout recommencer à neuf sur une ligne droite au bord d'être retracée spécialement pour vous...Je m'y emploie.

-Encore votre vieux fichier si j'ai bien compris... Vous n'avez rien trouvé d'autre entre temps ? Je croyais commencer à vous connaître et à vous apprécier et je m'aperçois que vous ne faites pas grand-chose pour moi. Vous vous donnez des airs autoritaires et paternalistes mais vous n'êtes tout de même pas la réincarnation de monsieur Baudrier je pressure ! Vous ne me suivez pas de loin pour savoir si je vais bientôt enfin être reçu à ce fichu concours d'Inspecteur sans lequel il ne peut pas prouver à ma tante sa fibre familiale pourtant si chaude et vibrante à mon égard en me faisant passer illico, et devant un certain nombre d'autres, Inspecteur principal pendant quelque temps avant le poste encore plus ronflant de Directeur divisionnaire et pourquoi pas départemental et pour finir régional ? Vous n'avez pas ce pouvoir vous ! Et de rembarrer les syndicats et leurs représentants comme on chasse les mouches ? Non ? Il le pouvait, il le faisait lui. Disons qu'il l'aurait probablement fait si j'avais réussi à le décrocher ce satané concours au lieu d'aller rue des Bons Enfants à toujours redemander des fascicules de la préparation juste pour pouvoir passer l'après-midi dehors à courir après je ne sais qui ou je ne sais quoi, à faire d'abord tous les bistrots du jour avant ceux de la nuit jusqu'au  bord d'accrétion du trou noir...(Je me demande s'il m'écoute vraiment. J'ai l'impression de parler à un mur, mais un drôle de mur, qui n'aurait pas d'oreilles ! Il me scruterait plutôt de l'intérieur, à l'intérieur ou l'intérieur tout simplement. Comment fait-il au juste ? Car il y arrive c'est certain , il y est, je le sens bien...Il est exactement au centre et donc me voit de partout, il est partout ! Il y met beaucoup du sien et à l'aide de ces nouvelles techniques exploratoires dont il use sans en avoir l'air mais certainement sans en respecter toutes les limitations réglementaires, il parvient à me débusquer entièrement de l'intérieur ! Et pour une finalité qui me reste à définir... Etait-il toujours dans le bureau d'à côté ou par intermittence ? Car si on le disait vide, je percevais parfois des bruits qui semblaient en provenir. On m'avait dit que ces bruits ne trahissaient pas une présence et que du reste la porte en était bien toujours fermée à clé, qu'on venait de vérifier et que j'étais donc tout seul seul à l'étage mais qu'il était prévu d'y installer à l'automne quelques stagiaires ou des auxiliaires dont un même possiblement dans mon bureau sans me préciser pour quelle raison. Je me voyais déjà en présence de cet intrus soit d'un mutisme total soit n'arrêtant pas de déblatérer. Heureusement l'automne se passa sans aucune présence supplémentaire dans mon bureau ni où que ce soit ailleurs à l'étage, et les rares visites auxquelles j'avais droit de temps en temps cessèrent même complètement. Ce fut le grand hiver de Russie. Du coup j'étais là presque tout le temps, n'ayant plus de raison pour prendre la poudre d'escampette ou ne pas reprendre à l'heure et dans un état parfaitement normal l'après-midi puisque je continuais à échapper à la cantine. Quand on pense que même mon téléphone ne marchait plus on voit sans peine dans quel isolement salutaire et pour tout dire miraculeux je continuais à baigner. Toutefois, je percevais toujours des bruits dans le bureau d'â côté mais je décidai de clore ce chapitre en me répétant que les trépidations parfois viennent de loin. )

- Comme j'ai vu que vous aviez l'air ailleurs, j'en ai profité pour téléphoner. A votre sujet précisément. Je ne pensais pas tomber sur quelqu'un à une heure pareille et pourtant j'ai bel et bien eu au bout du fil un de ces messieurs du donjon où est situé le service qui s'occupe probablement de votre affaire. Ils ont semblé d'accord sur la possibilité de tout revoir de fond en comble et de vous réintégrer sous les meilleures hospices d'un nouveau calendrier. Bien que vers la fin il est comme un peu bâillé, j'ai l'impression qu'il a pris cela très au sérieux et que son langage ampoulé trahissait un haut niveau dans la hiérarchie supérieure.

- Si c'est quelqu'un du donjon, je veux bien vous croire, on ne leur parlait pas souvent à ces gens-là et on les voyait encore moins....Ils venaient au bureau en petits sous-marins de poche qu'ils collaient contre la coque du gros comme on gare une voiture au parking. Ils passaient par des hublots pour rejoindre la structure proprement dite où des ascenseurs et des portes chiffrées, etc, etc...jusqu'à leur fameux donjon ! Vous croyez qu'il existe vraiment ou qu'il a seulement existé ?

-Non pas du tout, c'est une vue de l'esprit. La façon dont les petits grades se figurent l'environnement de ces personnages qui dans une tour de quatre étages tirent pas mal de ficelles mais sont très surestimés. Cela dit il est exact qu'ils ne connaissent pas grand-chose des services de base qu'ils sont censés régenter tant ils sont éloignés de la masse regrignée des petits fonctionnaires...

-Et vous croyez que monsieur Baudrier était de ceux-là ?

- Très probablement. Mais plutôt qu'en sous-marin de poche, il est plus probable qu'il arrivait bien par la Seine mais sur une vedette à moteur !  Il paraît que les clapots, certains matins, rendaient l'accostage difficile. Vous savez durant toute ma carrière, j'ai essayé de le voir, je n'y suis jamais arrivé. Comment était-il ? Il était de votre famille je crois...

- Comment rentrait-il dans le sous-marin ? Car cela ne le dispensait pas de rentrer grimper dans les étages, tout monsieur qu'il était ! Son bureau était bien quelque part, alors comment y arrivait-il ? A l'aide de quels dossiers mystérieux l'avait-on sacré roi du Personnel ? Et puis vous avez raison, cette invisibilité ! Si je vous disais que moi-même je ne savais pas bien à quoi il ressemblait n'ayant fait que l'entrevoir lors de sa visite à Boulogne pour l'inauguration du nouveau Centre et encore j'hésitais entre deux bonshommes du cortège alors que je l'avais déjà vu quelque temps auparavant dans le Jura lors d'une réunion familiale à laquelle j'avais été convié précisément pour lui être présenté mais était-ce l'émotion ou ma trop grande timidité, je n'ai pas osé bien le regarder et n'en ai conservé donc à l'issue de ce repas champêtre qu'une image floue ou disons très approximative...

- Aucune importance, il n'est plus en place au château, probablement déjà plus de ce monde, et c'est avec son successeur que j'ai pu mettre au point la procédure de votre réintégration, comme quoi la famille c'est bien comme le plat de langues d'Esope...mais pensez plutôt à la petite fête que nous allons faire dès que cette formalité sera accomplie. Vous me devrez bien ça, une fière chandelle. Car cette fois-ci, je suis sûr de mon coup. De toute façon ça va tomber tout seul car depuis le début ils ont commis une erreur. Vous savez, se tromper de calendrier, c'est grave, on en ressort, y a qu'à vous voir... Dilapidé ! Détroussé de l'intérieur !

- Je ne pouvais plus qu'observer les autres, ne pouvant plus m'observer moi-même. Et c'est ce qui, d'une certaine façon, m'a sauvé. Durant la canicule aussi, avec l'aide de mon collègue, dans la pénombre des volets tirés et des lampes éteintes pour ne pas chauffer davantage, ces bruits de western, ces bruitages que nous produisions et les dialogues aussi, pour ceux d'à côté...

- Méfiez-vous, les canicules ne seront plus ce qu'elles étaient. Il va falloir la jouer fine et fraîche cette fois, c'est moi qui vous le dis. Finis les coups de chaleur. Si vous ratez encore le coche, vous n'aurez pas le temps d'attendre le suivant cette fois-ci. Le coche de la gloire d'une carrière enfin réussie qui vous épanouit ! Ne le laissez pas passer !

- Je ferais peut-être aussi bien de prendre l'autobus tout simplement, non ? Vous croyez vraiment que j'aurai le temps de reconstruire quelque chose dans un lieu dévasté dont les ruines sont encore fumantes ? Et puis combien de temps me reste-t-il avant l'âge de la retraite à présent ? Un ou deux ans pas plus ! Vous vous moquez de moi ma parole ! Refaire tous les étages de la cave au grenier et réciproquement en aussi peu de temps est une gageure que je ne me sens pas capable d'affronter sans compter tous les repas à la cantine auxquels j'avais échappé et qu'il me faudra sûrement rattraper pour la bonne tenue du lien social etc etc. C'est que les choses ont changé depuis cette époque. A prés ent si vous ne dites pas bonjour monsieur au chauffeur en montant dans le bus, on vous regarde de travers. Moi qui pourtant les aimais beaucoup quand j'étais petit les chauffeurs et qui sitôt rentré à la maison imitais la façon qu'avait chacun d'eux de tourner son volant et de passer les vitesses, je ne me serais pas vu leur dire bonjour, ils se seraient bien demandés pourquoi. Et pourtant je suis sûr que de part et d'autre le coeur y était et beaucoup plus que maintenant avec ce formatage grotesque des civilités. Il y a même la fête des voisins qu'il faut inviter ce jour-là à sa table, les voisins ces gens répugnants !

- Ah, ah, ah! Bravo pour cette éructation d'anti-démagogie ! Sans quoi c'est dans la poche votre affaire. Je vais me présenter à ce qui n'est pas tout à fait une audience, une réunion d'éminences grises plutôt, assortie de quelques citoyens ordinaires, façon jurés d'assises vous voyez ?

- D'assises ? C'est si grave que ça ? C'est pas pour un crime tout de même ! Quelques chansons poussées un peu trop fort et un peu trop bien surtout. Plus Sinatra que Sinatra ! Son accent, exactement son phrasé. J'aurais dû les chanter comme le péquin chantonne sous la douche sans plus, sans la ramener. C'est je crois ce qui m'a fait le plus de tort au cours de ma curieuse carrière dont je ne peux pas me souvenir sans un certain effroi...

- Voilà, c'est ça. Si jamais, malgré ma grande expérience, mon charisme et ma détermination, ça ne tournait pas comme je l'escomptais, je dirais que vous avez peur, que vous avez peur en général, et pas seulement au travail mais pour à peu après tout dans votre existence, que cette peur, bien que familière, vous est indomptable, que vous l'avez en permanence chevillée aux tripes.

- Vous pensez vraiment être obligé de dire une chose pareille à mon égard ? Vous ne craignez pas de les refroidir un peu dans leur enthousiasme à me réintégrer parmi eux ? Car c'est bien de cela qu'il s'agit, n'est-ce pas ? Je dois redevenir membre d'un groupe, d'une sorte de communauté!Je me souviens à présent qu'au lieu de m'y intégrer je m'en éloignais sans cesse. Ai-je seulement réussi à m'approcher un tant soit peu de cette cohorte ? J'avais pourtant créé des publications qui au début avaient l'air de plaire et puis un beau jour, ce groupe s'est comme fermé devant moi.

- C'était un groupe fermé depuis le début. Ils ne recrutent que leurs semblables, strictement. Vous ne pouviez y rester longtemps.

- J'ai tout de même atteint le onzième échelon dans mon grade, il en faut du temps pour ça et quelle épreuve, j'ai l'impression d'y avoir passé la plus grande partie de mon existence. Où étais-je exactement ? Quelle était ma véritable situation ?

- C'est un cas typique des fluctuations relativistes. Ce qui vous semblait durer longtemps, pour les autres passait très vite. Vous ne pouviez pas vous accorder. Quand vous reveniez l'après-midi vous croisiez ceux qui partaient. Alors combien de temps avez-vous passé là-bas réellement ?C'est difficile à dire tant qu'on ne saura pas quel calendrier vous menait, tant que vous n'en aurez pas changé.

- J'ai longtemps accroché le calendrier du facteur dans ma cuisine comme le faisaient déjà mes parents mais je suppose que ça n'a pas grand-chose à voir...

- Il y a beaucoup de calendriers qui ne sont que des tissus indétricotables de mauvaises habitudes...

- C'est un de ceux-là que j'ai dû attraper alors. Je ne me suis aperçu de rien. Je sortais volontiers quand il faisait beau surtout à l'automne dans les banlieues quand la fin du jour vous ensorcelle d'une insoutenable mélancolie et qu'on se dit qu'il serait temps de rencontrer quelqu'un pour de bon...Je rentrais toujours seul cependant avec la perspective soudain rassurante et presque douillette du bureau le lendemain. Pourquoi ressortir le soir en ce cas ? Comme pour prendre ses distances avec le lendemain ou tenter d'en ralentir l'approche pourtant inéluctable. Et c'était encore un bébi par-ci, un autre par-là pour finir par un double au bar de la Coupole, sorte de terminus, mais d'où la préparation des tartares et le ballet des plateaux de spéciales n°2 étaient trop visibles pour ne pas, à minuit passé, aller s'attabler qui plus est juste en face de l'ancien président du Portugal, Soarès, venu en privé à Paris pour rencontrer et féliciter son ami François Mitterrand récemment élu à l'Elysée. Ajoutez à cela une demie Puyfromage et vous comprendrez que j'étais à nouveau installé dans une sorte de rêve à l'ambiance rassurante et protectrice au point d'être persuadé qu'une certaine importance s'attachait soudain à ma modeste personne ou qu'en tout cas rien de fâcheux ne pouvait lui arriver. En outre les Puyfromage, surtout les demies, au moment des crêpes Suzette, ça se double ! Mais ralentit du même coup l'horloge interne, seule référence désormais, et qui va prendre un sérieux retard sur les horloges publiques qui afficheront déjà l'heure du premier métro quand on en sera encore à chercher un coin resté ouvert pour prolonger ce qui nous paraît toujours appartenir aux prémices de la soirée...

- Les factures de la Coupole peuvent, dûment acquittées et portant la griffe très rare du placeur-chef de salle, vous servir d'atouts majeurs dans vos actions en recours contre tout manquement ou abus de pouvoir de la part de l'Administration. Cherchez bien dans vos cartons, ces papiers jugés insignifiants, qu'on garde un temps pour le contrôleur et qu'on oublie, peuvent à la longue valoir document, à condition que la part de la boisson n'excède pas celle du repas proprement dit.

- Je n'ai aucune chance en ce cas...d'autant que les tickets du bar suivent les clients qui partent s'attabler et se surajoutent aux vins et liqueurs pour des additions souvent impressionnantes où la part du solide est quelquefois très faible...

- Libre à vous de revivre votre passé sous cet angle disons éthylo-mondain, il y avait autre chose tout de même ! Il devait bien y avoir autre chose ! Cherchez quelque chose qui vous mette vraiment en valeur, un détail qui atteste de votre part, une seule fois peut-être, d'un chaleureux humanisme, d'une touchante bienveillance...

- Je vais devoir consulter mes archives perso car à priori je ne me vois pas très bien recéler dans ma personnalité des traits aussi remarquables.

- Vous trouverez peut-être mais vous ne cherchez pas au bon endroit. Vous vous évertuez à vouloir vous retrouver dans le monde arrangé pour les grands. C'est dans l'autre que vous êtes encore et je suppose pour toujours à présent. C'est certainement ce qui vous donne cette allure un peu tiraillée, perplexe d'on ne sait trop quoi...

- J'aurais préféré simplement dégingandée mais apparemment ce n'est pas ça non plus. Déjà trop voûté sans doute...Et pourtant je peux encore plaire...J'aimerais me marier à la Poste. Je n'arrive pas à expliquer ce ce que j'entends exactement par là et pourtant je me comprends, ça me semble limpide et tout à fait approprié à mon cas si regimbé, si  pignocheur en ce domaine...La Poste permet aussi de changer de monde, il suffit de connaître la bonne adresse !

- Vous allez retrouver ce que vous n'auriez jamais dû perdre. Une certaine suffisance, une fusion relative au quotidien, au banal, votre bizarrerie, pourtant toujours là, ne sera plus visible, elle sera masquée par un air d'idiotie ordinaire qui vous ouvrira les portes du tout venant, du tout cuit, des bonnes balivernes. Du coup, vous n'aurez plus peur de vos voisins qui vous apparaîtront dans une insignifiance qui se joindra sans heurt à la vôtre. Vous expérimenterez enfin, et à votre profit, la réciprocité.

- A condition de ne pas habiter dans le secteur que je serai censé contrôlé, comme on nous le conseillait à l'époque. Ce qui me permettra de me dire chanteur comique ou astronome. Je ne voudrai plus jamais faire de tort ni de peine à qui que ce soit. Je serai enfin guéri de moi. Je serai un autre...

- Rassurez-vous vous ne serez pas très loin derrière, en embuscade pour reprendre votre dû. Vous pourrez donc vous réinstaller à tout moment et faire à nouveau tout vaciller si bon vous semble, vous aplatir à l'occasion si ça vous chante, vous conserverez toute latitude de comportement et de conversation.

- Alors je me mettrai à parler avec la dame de l'accueil comme j'en rêve depuis si longtemps, au lieu de passer en feignant de ne pas la voir ou d'être  toujours comme accablé, retenu intérieurement, par un terrible souci, la tête pourtant vidée par l'appréhension et la contrariété.

- Et moi je vous apporterai des fleurs pour que vous ne perdiez pas espoir et puissiez croire qu'on vous aime quelque part, dans une région   indéterminée mais bien réelle où on vous attendra longtemps le verre à la main...

- Je ne sais si je devrai répondre à une telle invitation, arrivant comme de nulle part. Et même si vous m'en indiquiez le début, je craindrais de ne pas trouver le bout de ce chemin où on m'attend...

- Ne comptez pas sur moi pour vous tenir la main. J'ai encore des dossiers à étudier et je me vois mal m'engager sur des chemins aussi peu sûrs sous une lumière lugubre et pour une destination des plus incertaines...

- C'est peut-être une simple balade au clair de lune...à faire tous les deux. C'est possiblement la chance de notre vie de savoir qui nous sommes et ce que nous nous voulons l'un l'autre. Cette fois-ci c'est moi qui vous remonterai le moral, et s'il le faut je vous porterai !

- Je me porte très bien, toute phorie supplémentaire me serait superflue et même certainement néfaste, risquant simplement alors de m'envoler!

- Le lasso dont je pourrais me prémunir serait en ce cas votre seule bouée de secours ! Et je pourrais même peut-être alors vous suivre dans les airs un temps pour faire bonne figure. Avant de vous ramener pour vous éviter une dérive infinie dans le cosmos ou ne serait-ce qu'un passage trop près de Jupiter et de ses mystérieuses petites lunes...

- Si vous me voyez partir, laissez-moi dériver à tout jamais dans mon scaphandre tournicotant...Je n'en demande pas plus !

- Vous aurez tôt fait de diminuer. Il ne restera de vous qu'un petit point entre deux étoiles et qui finira lui aussi par disparaître alors même que vous tournerez toujours et que pour vous rien n'aura changé puisque vous penserez faire du surplace en continuant pourtant à fuir vers l'infini et l'au-delà qui suit juste après ! Moi je resterai à vous regarder jusqu'à ce que votre petit point se soit fondu dans les limbes du cosmos.

- Allez plutôt revoir 2001 encore une fois, pour vous cela reviendra au même et à moi ça m'évitera de la fatigue car j'attrape très vite le tournis !Et puis surtout, je ne suis pas très sûr de l'efficacité de votre lasso ! Vous pensiez pouvoir me récupérer jusqu'à quelle distance ? Les nuits sont longues dans ces cosmos !

- Savez-vous que j'ai dans ma poche une toute petite caméra qui m'aurait permis de réaliser tout cela avec de simples panneaux et des tubes en verre pour un résultat aussi réaliste que le réel puisque c'est au spectateur d'imaginer ce qu'il veut à partir de bouts de ficelle qui flottent dans l'espace infini c'est à dire le volume confiné de ma salle de bains quand on éteint la lumière. Vous avouerez que c'était tout de même beaucoup moins dangereux pour vous ! Non ? Ça semble vous étonner...

- Ce qui m'étonne c'est que vous puissiez avoir une caméra dans votre poche. L'objectif doit en être bien minuscule, sans compter le siège qui autrefois allait avec, s'il est toujours là...

- C'est une sorte de petit clapet. Seule une mouche pourrait s'y tenir debout ! Vous avez eu tort de ne pas tourner dans mon petit film, du reste vous n'auriez pas eu besoin de tourner réellement et quant à l'infini je pouvais me servir d'un de ces anciens objectifs dont il suffit de positionner la bague sur le symbole du huit renversé pour obtenir aussitôt l'effet recherché. Vous étiez, sans avoir bougé de ma baignoire, à l'autre bout de l'univers !

- On a les odyssées de l'espace qu'on peut ! Mais vous êtes apparemment le Méliès des salles da bains ! Et je ne dis pas que je ne me prêterai pas un jour à ces petits jeux d'intérieur, un jour de grisaille et de pluie.

- S'il fait un tel temps et pour peu que le vent souffle fort, restez dehors, préférez les météores aux étoiles, fichez-moi la paix ! J'aurai du reste sûrement bientôt rempli ma baignoire à ras bord de bobines de films ! Aussi, j'envisage d'ouvrir un ciné-club ou plutôt une cinémathèque !

- Je cherchais surtout à vous être agréable en feignant une inclination au cosmique mais puisque vous le prenez sur ce ton ! Souffrez que je me dégoupille de votre sas pressurisé, qui n'était qu'une vulgaire salle de bains si j'ai bien compris, pour revenir à mes bons dossiers et au vôtre en particulier. Après cette chute libre dans l'infini, qui même seulement imaginée, m'a laissé pantois, je dois dire que je ne sais plus très bien oû j'en suis. J'ai des étoiles plein la tête ! Que suis-je censé faire au juste déjà en ce moment ? Ah oui ces dossiers bien sûr, une pile quelque part. Mais le vôtre est dedans ? Vous en avez un ? Tout le monde en a un ? A quoi suis-je dévolu exactement dans l'existence en général ? Quelle est ma fonction ? Mon avis compte-t-il vraiment ?

- Vous êtes réviseur de carrières. Vous êtes le mien, vous êtes mon Révizor ! D'après ce que vous m'avez dit, je ne pouvais pas mieux tomber car dans mon cas seule une reconstitution façon puzzle pouvait coller, ce qui constitue précisément votre spécialité... Me suis-je trompé ? Ai-je eu tort de vous suivre un soir à la sortie de la Coupole, vous ayant d'abord pris pour Charles Trenet, puis après votre "pas du tout, je suis de la grande maison au bord de l'eau",  d'acquiescer à cette substitution ?

- Je vais essayer de vous obtenir une convention de stage. Vous serez stagiaire, une sorte de stagiaire permanent, vous pourrez vous pavaner tant que vous voudrez un peu partout sans être soumis à une obligation de compétence ni tributaire d'une quelconque responsabilité ! Ce fut je crois votre statut professionnel préféré, qui n'a eu qu'un temps bien sûr à vos débuts, mais cette fois-ci c'est du cousu main, personne ne vous tiendra, personne ne vous retiendra ! Ni une prise, ni une reprise ! Cent pour cent de velours !

- Oui et sur le plan des emmerdes, trente-six fois la mise ! Je préfère postuler pour ma situation antérieure classique en sollicitant simplement un  reformatage inconditionnel et sine pecunia. Ce qui doit aussi être dans vos cordes je suppose.

- La seule justification à une telle mesure en votre faveur est le fait indubitable que vous êtes de ceux qui sont restés des enfants ! Je vais plaider la pédophilie, c'est votre seule chance de vous en sortir ! Vous êtes typiquement l'ami des enfants, par simple association d'idées, par intrication aléatoire de souvenirs, par un rebroussement permanent du fil du temps ! 

- Oui j'ai appris ça en terminale, sur certaines courbes il y a un point de rebroussement, il m'a suffi de le suivre, un point c'est tout.

-Et bien la Géométrie Analytique vous aura profité à vous au moins ! Mais vous auriez pu choisir un point d'inflexion !

-En réalité c'est un point de rupture que je cherchais. Du reste mai 68 se profilait, qui m'a laissé bien perplexe, m'enfin...J'ai continué à chercher ma courbe, ma propre courbe, que je n'ai toujours pas trouvée...

-Ce n'est pas le rebroussement, c'est la réinscription qu'il vous faut ! La réinscription standard ! Formatée ! Comme si vous vos inscriviez en fac! Ils n'y verront que du feu et ils seront bienauquel vus  obligés de vous reprendre ! Disons qu'ils vous reprendront peut-être sans le savoir ! Encore mieux qu'un stagiaire ordinaire, un stagiaire de vacances ! Vous ne travaillerez qu'en août ! Oh un petit peu en juillet aussi forcément, mais quelle belle situation ça vous fera ! Ils penseront voir un étudiant, un éternel étudiant forcément. Vous réentendrez, comme sortant des murs, les chansons que vous aviez en tête et dans le coeur à vos débuts, qui vous aidaient à tenir intérieurement face à un environnement auquel vous ne vous faisiez pas mais qui en atténuaient provisoirement les forces de répulsion.

-Je n'allais pas tarder à déchanter ! Je ne voudrais pas retomber dans ces facilités d'écoute, je préférerais des murs qui ne parlent pas, qui se contentent de me cerner au mieux de mes besoins d'espace et de claustration. Et une large fenêtre à mon bureau comme celle qui donnait sur le patio de plantes sèches à Boulogne pour mes débuts. Si le bureau n'existe plus, les plantes sont sûrement toujours là, elles étaient couvertes de poussière. La poussière, ça ne s'en va comme ça ! On aurait cru un western-spaghetti. Toute la journée je mexiquais malgré moi et j'ai connu là-bas de grandes soifs !

-Que vous allez retrouver croyez-moi ! Et autrement qu'en jouant les Centaures dans une pampa imaginaire sur le toit d'une Perception! Depuis que vous avez quitté les bureaux, vos soifs sont devenues mesquines, vous ne buvez plus. Une gorgée de whisky vous donne des vertiges sans l'ivresse et vous barbouille pour la journée. Vous titubez par manque, manque de tout ! Je vous offre de tout vous restituer, le décor, une image de notoriété, les nuits parisiennes avec retour en taxi, les petits farfouillis dans les papiers car bien qu'il n'y en ait plus, je vous en trouverai quand même et à l'heure de l'e-mail triomphant, des enveloppes à tamponner !

 (C'est l'enfance recommencée aussi alors ! C'est trop beau pour être vrai... Cherchons la faille, l'embrouille. On cherche peut-être à me faire entrer dans une autre administration ! Qui ressemble à l'autre, sans doute, à première vue. Un simple décor. Il y aurait bien des dossiers tout à fait semblables aux autres et pourtant fictifs ! Et il est capable de me trouver effectivement des enveloppes à tamponner dans un local où par la fenêtre je verrai comme autrefois le Bassin de Neptune qui n'y sera pas réellement ! Mais il aura, sait-on jamais, réussi à faire figurer les arbres qui le masquaient en partie depuis les fenêtres du bureau de Maman à l'Inspection académique ! Ce serait toujours ça, s'ils sont authentiques, si ce sont bien les mêmes...)    

- Vous savez, il se peut que je vous obtienne le bureau à l'essai. Mais cette fois c'est vous qui essaierez et non l'inverse. De plus si des collègues ne vous plaisent pas, vous pourrez les faire changer sans délai et sans justification.

-Peut-on ne pas les remplacer ?

-Bien sûr si ça vous chante, si ça peut vous aider à être enfin vous-même. Il vous suffira de les changer tous sans en remplacer aucun pour vous retrouver à nouveau dans cet état d'isolement si propice à vos soliloques tantôt poétiques et tantôt obscènes mais toujours irrépressibles et qui semblent constituer votre subsistance...

-J'ai tout à gagner à cette nouvelle formule alors ! Je crois que je vais la prendre. C'est, je le sens, ma seule chance de réintégration véritable.

-C'est la seule formule qui vous garantit un droit pérenne à la maturité par infantilisme ou autodérision.Vous vouliez bien avant tout faire sérieux en embrassant la carrière des Finances Publiques ?

-Bien entendu, j'espérais arriver à masquer en grande partie une sorte d'incompétence générale qui me caractérisait depuis ma prime jeunesse. Et une propension indomptable à l'ennui et au plaisir solitaire. L'image que je m'étais faite de ces fonctionnaires fiscaux me paraissait de nature à combler massivement le vide que je ressentais en moi. Cela me paraissait tout de même assez présomptueux et presque irréalisable mais je me sentais capable de passer les concours et ensuite de tenir le coup grâce à la protection offerte spontanément par ma famille qui était prête à me garantir tous les soutiens possibles pour que je ne m'effondre pas dans la société.

-On vous avait pourtant prévenu que ce n'était pas pour vous, qu'il fallait vous méfier, que vous alliez finir, protection ou pas, par vous attirer des ennuis ! Enfin maintenant n'y pensez plus, dites-vous que c'était un coup pour rien et puis c'est tout.

-Tout de même, c'est presque toute ma vie qui a passé. Vous croyez que j'aurai le temps de prendre ne serait-ce qu'un nouvel élan ? Au bout de combien de temps retomberai-je à nouveau ? Si c'est pour finir encore aux oubliettes, je ne rempile pas.

-Vous allez surfer sur la vague des petits jobs d'été qui virent à la carrière définitive ! Ça tient un peu de l'Erasmus dans les Universités ! J'ai là un prospectus qui présente les choses de manière attrayante et apparemment fiable.

-Arrêtez, c'est le grand embobinage ! On arrive avant même d'être parti, à cause du décalage horaire bien entendu. J'ai déjà donné ! Je préfère le cursus classique des anciens fonctionnaires qui gravissaient les échelons sans s'en apercevoir, sans le vouloir, sans même y penser...

-Ça existe toujours ! Je vais vous faire remplir un papier. C'est la demande du postulant à une réintégration avec prérentrée renouvelable ! Vous reprenez pour une journée, si ça ne vous plait pas, vous pouvez recommencer le lendemain, si ça ne vous plait toujours pas, vous reprenez le lendemain et ainsi de suite, de jour en jour, c'est sans limite, à condition bien entendu de ne pas vous arrêter et de ne pas réclamer le moindre changement dans le travail ou l'installation, jusqu'à ce que ça vous plaise.

-Et si ça ne plait jamais ?

-Vous travaillez quand même, c'est l'essentiel, puisque vous n'avez pas d'autre choix que celui de recommencer à l'identique tous les matins...

-Mais est-ce qu'il n'en est pas toujours ainsi? Il me semble que toute ma première carrière s'est déroulée de la sorte...Je vois qu'il n'y a rien de changé. Ces journées de prérentrée sont un leurre ! Une carrière entière là-bas est une prérentrée qui n'en finit pas ! Il me faudrait plutôt une post-rentrée ou même une pré-sortie... Obtenez-moi la sortie préliminaire et je triple votre argent de poche contre ce petit service, je refais de vous un enfant, celui de mes rêves ! Il n' y a pas de meilleur deal !

-Je vous proposerais bien une tentative d'accrochage, mais à qui, à quoi et par quelle manoeuvre ? Je vous enverrais bien dans un bureau alpin mais c'est haut et c'est loin ! Bien sûr vous y seriez seul mais vous savez, attendre des gens qui ne viennent jamais ou qui ne pourraient venir qu'en bateau, ça finit par être éprouvant. Et puis cette énigme du soir quand les parois des montagnes deviennent mauves. Vous ne tiendriez pas huit jours !

-Etant une énigme moi-même, je trouverais sûrement à qui parler !

-Il y a d'abord les ombres du soir et puis c'est la nuit. Ne comptez pas sur le téléphone, son branchement est aléatoire et pour de très courtes durées...

-Mon rêve ! Si tous les téléphones étaient comme ça ! De temps à autre, on pourrait peut-être parler pour de bon...

-On entend bien de la musique de temps en temps mais c'est celle qui est diffusée dans le téléphérique. C'est le seul moyen de vous hisser là-haut et de vous en redescendre. Il ne fonctionne que le week-end et le mercredi qui là-bas aussi est le jour des enfants auxquels il est réservé ce jour-là. Bien entendu ils ne peuvent accéder aux bureaux dont les voies sont impénétrables et sans croisements. Ces bureaux, perchés sur des rochers, sont plutôt des placards d'isolement définitifs, d'ultime éloignement.

-Tout comme ceux que j'occupais probablement, sans le savoir. J'ai déjà vu ce que vous me dites là, ça m'est familier. Pourtant je n'ai jamais grimpé à ces hauteurs, sollicité de telles mutations. Il me faut le soir, pas trop éloignées, de grandes brasseries ouvertes très tard, peuplées de célébrités auxquelles on croira le lendemain avoir parlé. Je me vois mal perché là-haut comme vous dites avec une sorte de téléphérique musical qui ne me prendrait que quand bon lui semble...Et bien si jamais j'y monte, j'en redescendrai à pied voilà tout, à moins bien sûr qu'on ne puisse pas en redescendre, je veux dire pas en redescendre du tout...

-C'est le cas je crois. Mais parlons plutôt de votre montée, ou de votre remontée, dans l'estime des gens et la vôtre par la même occasion !

-Je voudrais retrouver cet air que j'avais autrefois d'être toujours en visite, de ne pas habiter l'enclos où je me trouvais, de ne pas m'y intéresser vraiment !

-Il va falloir vous changer de bureau, c'est le seul moyen. En trouver un plus aéré. Celui où vous êtes vous convenait peut-être au début, mais à présent qu'il n'est plus qu'un souvenir, il faut en changer pour de bon. Vous pourrez en visiter autant que vous voulez, c'est depuis peu l'apanage des rescapés... Profitez-en, ça ne durera pas ! Si vous avez un vis-à-vis regardez-le bien, vous ne pourrez plus jamais en changer !

-Je mettrai mon bureau dans le prolongement du sien, Je serai protégé par le torticolis !

-Si c'est une femme, elle se massera elle-même le cou pour continuer à vous regarder !

-Elle en aura peut-être assez un jour de me trouver bizarre, elle s'arrêtera pour se mettre enfin au travail. Elles ne sont pas payées pour m'épier. Pourquoi m'épient-elles, m'épient-elles toutes ?

-Vous êtes tantôt grotesque, tantôt sérieux. C'est de cette ambiguïté que vous êtes victime. Les âmes simples n'ont pas le goût du dédoublement Réunissez-vous, transformez votre ambiguïté en bivalence, unissez vos contraires ! Dès que ce sera fait, elles se lasseront vite de guetter chez  vous, sans pouvoir s'arrêter, le passage d'une phase à l'autre, phénomène aussi étrange que celui qui fait se changer instantanément l'eau en glace à cause d'une simple poussière ! Vous serez doublé et non plus dédoublé. Et elles auront tôt fait croyez-moi, par une crainte sidérante, de détourner le regard pour le maintenir désormais droit devant elles ou sur leurs papiers...

-Quand je pense qu'il suffirait d'une simple poussière pour me réformer en mon double parfait, je mesure le risque que je prends en passant, ne serait-ce que de temps à autre, l'aspirateur chez moi ! J'ai déjà dû aspirer la bonne poussière, car il n'y en a qu'une, chacun a sa poussière c'est sûr ? Comment la repérer ? En tout cas merci pour vos bons conseils, jamais de vis à vis, ne jamais partager son bureau ! C'est en gros ce qu'il faut retenir et j'en suis bien d'accord. C'était à moi à faire attention au lieu de passer mon temps à épier mes pauvres collègues qui devaient se demander pourquoi je les regardais toujours en coin. Elles ont dû prendre ça pour du harcèlement ! Maintenant ce ne serait plus possible, même  si ce n'était pas de l'amour ni même du désir, non  Vous avez sûrement ûsorte d'étonnement perpétuel  devant les autres qui du coup semblent me regarder et qui finissent par me regarder vraiment !

-Bon j'ai renseigné votre profil psychologique, là hein...Seulement je sais plus où c'est passé, je l'avais mis au pied de ma chaise dans un sac qui n'est plus là... Vous ne l'auriez pas trouvé par hasard ? Je vous accuse pas hein....

-Un porte-documents ?

-Oh c'était plutôt une vieille musette de soldat, très pratique et dont je ne me séparais plus qu'à de rares occasions...Vous avez sûrement dû me voir passer avec à l'épaule. Je regrette vraiment de l'avoir perdue. Ou bien l'ai-je jetée ? Oh j'y mettais des petites choses sans importance, tant pis...

-C'était peut-être au pied d'une autre chaise... Voulez-vous que j'aille voir ?

-Pas la peine. Il y a une éternité que je n'ai pas changé de chaise et le temps de retrouver l'autre, tout aura disparu. Et puis je ne veux pas vous laisser filer comme ça sous un prétexte bien frivole. Et par ici les rues ne sont pas sûres, d'autant plus que ce ne sont pas vraiment des rues ! Ou qu'elles ne sont pas vraiment finies je ne sais jamais. Je ne les emprunte plus, je m'y perds. Restez donc ici puisque j'ai retrouvé votre dossier, voulez-vous ?

- Essayez peut-être de ne plus le perdre parce qu'à ce train-là je vais rater le coche de ma réinsertion et tous les bénéfices qui vont avec, voulez-vous ?

- Dites, il va me falloir des photos. Par contre il semblerait qu'on ne les demande pas nécessairement récentes ni même ressemblantes mais les plus avantageuses et sur lesquelles vous paraîtrez le plus jeune ! Vous voyez, ce ne sera pas la peine d'en refaire. allez trouver un photomaton dans le coin ! Allez chercher celles qu vous aviez fait faire au tout début pour votre entrée dans la grande maison. Et du coup, réellement, vous n'aurez pas changé ! Je vous l'avais dit, tout est à refaire à neuf ! Savez-vous qu'Auguste est l'inventeur de la délation rétribuée ? Ce faisant il créait les fonctionnaires du fisc...Vous allez à nouveau être payé pour dénoncer au Percepteur ceux qui ne payaient pas leurs impôts et que vous aurez dénichés pour les lui livrer avec le montant qu'il devra leur réclamer... Vous allez avoir à nouveau des primes en plus, si ce n'est pas de la délation rétribuée, qu'est-ce que c'est ? Vous pouvez le remercier Auguste !

-Attendez un peu, il n'a encore rien mis dans mon escarcelle...

-Je vais vous obtenir une inscription pédagogique, ce sera le seul moyen pour vous de pouvoir choisir vos horaires et d'avoir des congés calqués sur le calendrier scolaire.

-Tous les calendriers devraient être scolaires !

-Ce qui vous permettrait de croire qu'au moins de temps en temps il vous arrive quelque chose de bien ou de bon.

-De beau, surtout, peut-être, mais de ce vrai beau qui est toujours bizarre, vous savez, et n'est perçu que par quelques uns...

-Ce sont ceux qui sauveront le monde, disait je ne sais plus qui... Ah, encore ceci, pour vos voyages en train, vous recevrez des billets adultes au prix des billets enfants, et pas seulement pour les grandes vacances, toute l'année !

-Vous croyez que sur les trains de banlieue, mes seuls amis, ça pourra marcher ?

-Il y aura d'autres manigances à mettre en oeuvre pour parfaire votre nouvelle panoplie mais croyez-moi, elle vaudra son pesant de peluche et de sucre en poudre ! Vous serez enfin un homme !

-Ce ne sera pas trop tôt. Depuis le temps que j'attendais ça. Je me contentais de petits boulots, j'étais plutôt une demi-portion.

-Parfois un quart, vous n'étiez plus vous-même. Comme un tort, je vais vous redresser !

-Faites vite, je n'ai presque plus le goût des bureaux, à peine seulement l'idée d'y retourner. Leur odeur supposée me fait flancher! Tenez-moi la main alors, ce sera plus sûr...

-Je sais, ce que vous voulez c'est retourner à la maternelle où vous avez mis votre main sous la jupe d'une fille pour la première fois....

-Oui, la première et la dernière hélas ! Puisque après ce fut la communale et qu'un geste à peu près identique de ma part me fit plonger la main dans le pantalon de mon petit voisin, un garçon forcément car à l'époque les écoles n'étaient pas mixtes. Geste qui lui non plus ne fut pas réitéré en dépit d'une invitation à le reproduire. Toutefois, à cause de cela dois-je me considérer comme bisexuel ? Je me le demande encore, tant ces deux expériences lointaines, minimales mais  primordiales, pour moi comme aux confins de l'univers, m'ont marqué de manière à peu près égale. Serais-je donc, de ce fait, finalement, comme tout le monde ? Probablement, si j'en crois les spécialistes de ce genre de question... On se croit toujours plus particulier qu'on est, plus à part, plus bizarre ! Que faut-il faire pour sortir vraiment du lot ? Où mettre ses mains ?

-Si vous ne vous trouvez pas plus bizarre que ça, je vais vous montrer à vous-même sous un angle qui devrait vous rappeler cetaines figures de Picasso ! Dites, pendant que vous brossiez de votre parcours scolaire un tableau, si j'ose dire, idyllique et curieusement manipulé, je m'efforçais  une fois de plus de vous sauver la mise ! Vous pourriez venir m'aider et même qui sait me remplacer au lieu d'aller chiner je ne sais où pendant que durant des heures, du coup, la solitude me glace, bien que votre présence ne me soit pas toujours ni utile ni même agréable... Je ne vous ai pas vu souvent rire ni même sourire. Vous semblez perpétuellement absent, rêveur. Vos yeux, pourtant grand ouverts, ne regardent pas, c'est un regard tourné vers l'intérieur ou l'au-delà je ,e sais pas... Jamais au beau milieu, au bon endroit, sur la personne qui est devant vous et qui s'échine à vouloir établir le contact, à intercepter un semblant de regard, à susciter de temps à autre un début de connexion oculaire...

-Tous les globes ne sont pas oculaires !  ( C'est zoculaires que j'aurais dû dire car même dans les rêves, on doit faire les liaisons, ou peut-être seulement dans les cauchemars...J'aurais bien dû la faire alors, pour plus de sûreté. Car je n'arrive pas toujours à savoir si c'est un simple rêve ou un cauchemar. Cela doit s'apprendre mais où ? Zut, maizou ? )  

-Par une simple piqûre on va bientôt pouvoir transférer les souvenirs d'un cerveau dans un autre !

-Mais alors je retiens une place tout de suite, quand cela débute-t-il ? Je veux voir ça de près, y a-t-il encore des premiers rangs ?

-Les molécules du souvenir se trouvent dans l'ADN neuronal.  On va peut-être pouvoir enfin savoir ce que vous avez dans le crâne !

-Si ce sont de simples molécules, je ne risque pas d'être dévoilé. On s'en tire bien avec les molécules, on leur fait tout cacher, tout transporter. Encore des mots quoi, sur des choses, sur des concepts qu'il est difficile d'interpréter. La conscience d'un souvenir reste tout aussi inexplicable. Serait-ce finalement enfin l'imagination au pouvoir ? Comme cela nous avait été annoncé, prédit. Je connais un bout de mur à Paris qui porte encore la trace de ce slogan qui était donc une prédiction.

-Quand vous aurez récupéré votre bureau, car cela viendra bien un jour, enfermez-vous y dès le matin et n'en repartez que le soir. Et n'allez surtout pas à la cantine, les cancans, que de votre coin vous n'entendriez qu'à peine, vous tueraient. Apportez votre casse-croûte et mangez-le, votre porte fermée à clé. Et à l'heure de le reprise, ne la rouvrez pas tout de suite. Ne la rouvrez pas ! Si on frappe, attendez qu'on frappe une deuxième fois, puis autant de fois que vous n'aurez pas encore dit "entrez". Aucune obstination ne justifiera que vous ouvriez.

-( Bien entendu car ça pourrait très bien être moi derrière la porte ! Les cas d'autoscopie cachée ne sont pas rares et on n'a jamais intérêt à les dévoiler. Il sait tout le bougre, il connait toutes les roueries de l'existence et des cas très particuliers qu'il faut prendre avec des pincettes sinon comment aurait-il pu s'intéresser à moi et me mettre en fiches comme il l'a fait car, même s'il les a perdues, il est toujours à même de les rédiger à nouveau ou de le donner à croire. Je suis son homme un point c'est tout. Lui qui est-il exactement par rapport à moi? J'intuitionne qu'il ne me l'a pas encore dit tout à fait. Qu'attend-il bon sang ? )

-J'espère que vous avez compris, depuis le temps, que j'étais simplement votre directeur de mémoire. Tout votre dossier ayant été numérisé, j'ai un accès direct à vos neurones qui ne sont que des molécules assemblées en filaments, des filaments qui pensent, qui se souviennent...

-( Mais oui, ces molécules ne sont pas seulement le support des souvenirs ou leur moyen de transport, elles ont elles-mêmes une mémoire, ce sont elles qui se souviennent... Toutes les molécules, toutes les particules ont une sorte de psychisme, de connaissance, de conscience, qui sait, qu'on n'a pas encore su découvrir...Quelqu'un l'a déjà conjecturé avant moi qui ne fais que répéter ce que j'ai lu il y a longtemps...)                          

- Vous m'écoutez ? Non ! Le jeu en vaut la chandelle pourtant. Je viens de tomber sur votre tout premier souvenir de vanité, la fois où on vous a donné du "monsieur le contrôleur" pour la première fois, et pas de n'importe quel péquin, un grand ponte du privé ou du monde de la politique. N'oubliez pas que vous allez revivre tout ça ou des choses équivalentes...

-C'est une sorte de cauchemar à tiroirs, si j'ai bien compris, éternellement réemboîtés... C'est la roue éternelle des idées noires et du soleil confisqué votre arrangement. Votre recours est un renfoncement ! Je n'y souscris plus.

-Vous ne pouvez plus vous désister, vous avez contresigné. Regardez, j'avais mis des carbones sous la nappe...les voilà.

-Je me souviens des carbones mais pas de la nappe...

-Encore une inversion à votre actif, il faudra vous surveiller... Ah là on vous demande, et bien que vous ayez voulu être astronome, si ça vous plairait d'être intégré à vie, d'abord aux Impôts, puis un beau jour aux Finances Publiques...

- On aurait pu me le demander plus tôt ! Au lieu de ça, un chantage affectif de la famille...  Et bien qu'ils aient tous disparu, leur assignation à devoir m'installer dans le carcan d'une sécurité illusoire, est toujours à l'oeuvre en moi qui à peine libéré par une sorte d'éviction disciplinaire matinée d'invalidité, ne pense qu'à retourner m'y fourrer à nouveau... Mais qui sait, ils auront peut-être fini par afficher les horaires...

-Des notes de service, venant du grand château au bord de l'eau, précisent ces points d'horloge si longtemps discutés et semblant désormais laissés à l'appréciation pondérée de chaque agent ou de ses représentants. Et vous aurez peut-être même la chance de réambaucher au moment où les pointeuses, si longtemps décriées mais finalement toutes descellées, seront jetées solennellement aux remous du fleuve...

-( Zut ! ce sera encore pire ! Ils vont remettre les bonnes femmes à l'entrée soi-disant pour accueillir les contribuables, en réalité pour épier les allées et venues des collègues et les miennes en particulier ! Certains jours je ne pouvais franchir cette limite redoutable que dans une extrême ivresse et un chantonnement abominable de crooner qui me dépersonnalisait entièrement ! Je me passais moi-même en contrebande ! )         

-Vous aurez un jour un passe électronique qui vous permettra d'accéder vous-même et sans intermédiaire à votre bureau dont la porte s'ouvrira toute seule à votre approche. Mais vous devrez encore pendant quelques années subir les affres rédhibitoires d'un accès traditionnel par hall d'entrée classique avec une hôtesse derrière une banque que vous devrez saluer et même vous arrêter de temps à autre pour lui dire quelques mots comme si vous lui faisiez vaguement la cour mais attention toutes vos idées personnelles vous étant formellement proscrites sous peine de blâmes voire de retraits de jours de congé.

-C'était presque toujours ainsi que se passaient mes congés, par défaut, par retraits. Mes escapades incontrôlées me tenaient lieu de plans de vacances. Je n'allais pas loin mais j'y allais souvent. C'était soit le comptoir d'Old Navy à Saint-Germain avec (une fois) Claude Nougaro soit le tea-room de chez Smith and Son rue de Rivoli avec (toujours) ma tante chaque fois qu'elle venait à Paris. Comme elle était prof' d'anglais et qu'elle avait le sens de l'humour c'est finalement en sa compagnie que je passais le meilleur de mon temps et que j'arrivais encore à dérouler ce qui pouvait rester de meilleur en moi. J'en tenais pourtant encore une sacrée couche de cet infantilisme qui en moi ne voulait pas partir.

-On dit qu'on ne choisit pas sa famille ni ses voisins mais vous pourrez choisir vos collègues ! Ce sera l'ultime victoire de l'ultime lutte, celle du travailler entre amis ou copains sinon rien ! Ce sera acquis un jour, vous le verrez sûrement, vous serez probablement encore là. Si une tête ne vous revient pas, sans bouger vous-même, vous la faites muter et remplacer par une autre. Le tourner-bouler pour convenance personnelle ! Le mieux noté dans le grade le plus élevé fait rouler l'autre, le roule !

-Oh mais ça doit être très dangereux ce jeu-là; je ne me vois guère y jouer sans y laisser moi-même des plumes. Je préfère encore affronter les ondes de répulsion qui vous permettent parfois de pirouetter ! Et puis quoi, il y a la lune tout de même, qui n'est pas si loin, avec ses empires et ses royaumes, alliés à ceux du soleil, toujours à deux pas, à l'intérieur mais on s'y envole tout de même ! Votre théorie des molécules-mémoire explique-t-elle cela ? L'appréhension des autres m'y fait souvent prendre de la hauteur dans ce petit monde intérieur qui est précisément l'autre monde...

-Toujours à vous reluquer le sexe, le phallus, toujours à vous le mesurer, vous l'étirer encore pour le mesurer à nouveau et le soupeser, vous allez durer combien de temps comme ça?

-C'est chez moi une occupation typiquement enfantine qui n'a pas fini de perdurer ! Ayant bourré mon tube à vide, je ne sais plus où aller, je me continue à la main dans l'air ambiant, mais en réalité je n'en veux pas davantage, c'est bien assez encombrant comme ça et inutilement outré. Je m'entretiens c'est tout. Je rapetisse même sans doute un peu mais qui peut bien s'en soucier ou en être désormais seulement témoin ?

-Je vous ai connu moins désabusé dans ce domaine, plus orgueilleux même, et malgré votre équipement lourdingue, plein d'espoir pour une vie épanouie et légère dans un décor ensoleillé !

-Le kolkhoze fleuri ! ... Je voudrais bien savoir où tout ça va me mener en fin de compte. Si j'acquiesce à votre proposition d'avoir encore à me mettre en valeur, j'ai peur de me retrouver pour de bon gros jean comme devant et dans des proportions déraisonnables...

-Vous n'aurez qu'à vous retourner si les convenances l'exigent ou mettre des vestes croisés... Oh écoutez ça, je reçois une note de service vous concernant et mieux que ça, vous priant d'accepter les excuses de la Direction qui vous avait porté absent un jour où après enquête en bonne et due forme, il s'est avéré que étiez bien là. En conséquence, un jour de congé supplémentaire vous est accordé. Mais j'ose à peine vous préciser la date de cette journée...il y a plus de trente ans ! Et vous allez voir qu'il va vous être octroyé ! Sous quelle forme ? J'en tremble d'émotion car vous pourrie très bien ne plus exister et voici que votre passé vous rattrape, cette fois-ci pour la bonne cause ! Car enfin vous êtes là, je vous vois bien, non ?

-(Comme il me dévisage, on dirait qu'il me voit pour la première fois. Lui, son visage m'est plutôt familier même si je me rends compte que je ne l'avais peut-être encore jamais vraiment regardé. Pourtant il était installé en face de moi dans je ne sais plus quel bureau et cependant je ne le voyais pas. Nous n'avions pas le même travail, c'est probablement pour ça. Lui s'occupait des impôts locaux, moi des impôts d'Etat. J'étais du reste Contrôleur d'Etat, lui simple contrôleur. Il aurait pu aussi bien contrôler dans l'autobus ou dans les trains. Ou bien est-ce que son bureau était à côté du mien ? J'étais plutôt face à une fenêtre par où je voyais passer les péniches sur la Seine, le Point du Jour à Boulogne, je crois. Je le voyais souvent poindre moi quand je rentrais de Paris souvent à pied car je n'arrivais pas toujours à me souvenir où je m'étais garé. Sans être vraiment seul car je ramenais souvent sur mon dos la dépouille ectoplasmique de Nougaro qui par moments éructait encore son insulte, favorite semblait-il, "je suis pédé et je vous encule!" (ça ne s'oublie pas de la part d'un de nos grands poètes de la chanson et qui plaçait précisément la poésie au-dessus de tout). N'ai-je pas été toujours seul dans mes bureaux ? En tout cas celui que je croyais peut-être y voir installé de temps à autre n'était pas cet énergumène qui s'efforce de me faire bonne figure mais n'arrête pas de triturer mon dossier dans un but difficile à cerner.)   

-Ce qu'il vous faudrait c'est une bonne inscription pédagogique. Je dois avoir un formulaire par là. Il est moitié numérique moitié support papier. Pour le valider il suffit de souffler dessus. On vous fera réingurgiter en quelque minutes tout ce que vous avez appris. Vous sentirez passer à nouveau en un éclair cet interminable stage sur la TVA auquel vous n'aviez rien compris.

-J'étais encore très "âge tendre et tête de bois" ! Et dans ma tête j'essayais plutôt de prendre le vent avec le bateau blanc de la chanson. Je n'étais pas vraiment là sans être tout à fait ailleurs non plus, d'où le tiraillement, cette distorsion qui m'est resté. Oui du mal avec cette bouillie giscardeuse que j'essayais justement d'assimiler au coeur même des volcans d'Auvergne et encore plus précisément au sein de cette école que l'auteur même de ce plâtras avait fondée quelques années plus tôt.

-Demain matin a lieu le concours spécial retardataires. En vous levant de bonne heure vous pourriez vous présenter à la première épreuve qui combine l'écrit et l'oral. Un examinateur parcourant les allées, s'il voit que vous êtes en train d'écrire, s'arrête pour vous poser des questions. Certains y voient un gain de temps appréciable, d'autres une salutaire manigance pour vous ôter toute chance d'intégrer l'Administration avant qu'il soit trop tard... Voulez-vous essayer à nouveau ? Vous voyez, il y a un garde-fou. C'est du "peut-être' assuré,  c'est pour vous, laissez-vous tenter .Demain matin je vous y conduirai en voiture. C'est à la Vache Noire, la Maison des Examens s'y trouve toujours...

-Est-ce sa couleur, il me semble que cette vache ne me porte pas chance...Je veux bien m'y rendre pour revoir le bâtiment de l'extérieur mais de là à y pénétrer encore une fois...

-Vous y avez pourtant subi avec succès les épreuves de deux concours qui n'étaient pas simples et qui vous ont ouvert les portes d'une grande administration d'Etat...

-Pour mon malheur, car je me suis retrouvé voué à des errances labyrinthiques dans une structure bizarre dont je n'ai jamais pu m'extirper... Et puis j'avais passé ces concours pour contenter ma famille qui tenait à me boucler dans ce qu'il y avait à ses yeux de plus solide et de plus sûr, ne l'oubliez pas !

-Vos peines ne seront pas incompressibles, croyez-le. Du reste, demain il ne servirait à rien, même par simulation, de vous livrer à ce bachotage qui n'est plus de votre âge et qui serait parfaitement inutile puisque les épreuves que vous avez remportées il y a des lustres vous confèrent les mêmes prérogatives qu'autrefois et vous maintiennent encore un pied à l'étrier bien que vous soyez tombé de votre monture. Souvenez-vous, c'était un grand destrier...

-Bien que je ne m'en souvienne pas, j'ai dû avoir bien du malheur de tomber de ce cheval... Un cheval peut-être invisible, immatériel mais qui m'a tout de même très certainement envoyé bouler dans des herbes sèches et épineuses alors qu'il devait me conduire à bon port dans quelque oasis verdoyante et hydratée de frais! Décidément on ne choisit pas non plus ses rêves.

-Vous allez aussi retrouver vos tickets de cantine, fraîchement validés. Probablement dans un tiroir avec le reste.

-Toutes les choses inutiles dont je ne voulais plus et que j'avais laissées pensant bien ne plus jamais les revoir. Vous comprendrez que ça ne me fasse pas sauter de joie d'envisager la remise en place du carcan des jours ordinaires sur mes frêles épaules.

-Ça m'ennuie de vous le dire, mais je vois là que vous avez été considéré un temps comme le type même du parasite. Qu'avez-vous à dire là-dessus ? Oh mais ne vous en faites pas, c'est celui qui le dit qui l'est et puis vous pourrez toujours rétorquer, si vous repassez en audience, que l'Administration fiscale est vue par certains comme la quintessence même du parasite. Et comme on ne peut pas être le parasite d'un parasite    (mais si justement, paraît-il, chez les virus et certaines puces! n'en disons rien, ils ne le sauront peut-être pas) vous retombez sur vos pieds, vous voilà à nouveau dégrossi et lavé de frais de vos turpitudes les plus infâmantes! (Si seulement ils les connaissaient, je serais enfin détroussé pour de bon et me sentirais peut-être ravivé d'un certain orgueil!) Vous êtes comme le Grand Duduche, ce qu'il vous faudrait c'est une bonne guerre!

-Et quelques boutons sur le nez...Je voudrais, plutôt qu'une guerre dont les honneurs risqueraient de me tirer dessus, je voudrais avoir encore des équations chimiques à résoudre comme au bon vieux temps du Lycée Hoche avec madame Gillier ou monsieur Canal ! 

-Attention, cela vous fait remonter avant les bureaux, je ne sais pas si ça vous sera accordé, ni même si c'est encore possible ! Tous ces gens risquent d'avoir beaucoup changé, s'ils sont encore de ce monde et savent toujours manier la craie sans la faire crisser !

-Je m'offrirai à écrire à leur place sur le tableau noir de mes nuits blanches ces formules que j'aimais tant et même encore mieux si je ne les comprenais pas, ou pas encore comme celles que j'entrevoyais en passant devant les salles des grandes classes, des préparatoires !

-Si votre demande peut faire illusion, vous en serez informé car je la transmets en bonne et due forme au Service des risques et périls qui en vaut bien un autre et qui de toute manière transmettra probablement au bureau compétent s'il en existe jamais un.

-Le bureau compétent est toujours à venir ! Au bout d'un long couloir sombre on croit en apercevoir la lueur, mais ce n'est généralement que le mien au moment où, ayant entrouvert ma porte et aux aguets, je m'apprête à partir...

-Vous serez un autre, la moindre de vos appréhensions, de vos frilosités seront magnifiées en hyperloula. Vous-même ne vous reconnaîtrez plus, même les minons auront des ailes, chez vous, plus besoin d'aspirateur ! Un autre monde je vous dis !

-En ce cas, j'ai vraiment hâte de connaître ce beau pays ! Comment peut-on le rejoindre ? Ou le joindre simplement ?

-Si vous vous y rendez tout de suite et suffisamment vite, vous arriverez à temps pour entendre les Chaussettes Noires chanter  Daniela exactement comme quand vous aviez douze ans !

-Je suppose que c'est parce que j'aurai vraiment à nouveau douze ans ! Je ne saurai pas pourquoi mais le fait sera là, indubitable. Et en me décalant un tout petit peu j'entendrais aussi net Be-Bop-a-Lula ! Probablement un effet de votre hyperloula dont je me demandais bien ce que ça pouvait signifier et surtout si ça marchait vraiment...

-C'est la contingence des anciennes baffles qui s'expandent avec le temps, et dont le volume diminue pour envahir tout l'espace car on ne peut pas tout avoir !

-C'est égal, si la reconnaissance des voix est assurée et leur timbre conservé, je referais bien le voyage à l'envers, dans la même fusée...

-Vous devrez passer par des couloirs sombres qui semblent être, ou avoir été, des bureaux...

-Probablement ceux que j'ai connus, cet itinéraire me paraît suspect...Il y en a bien un autre tout de même ! Il fut un temps où pour entendre un air, même très ancien, il suffisait de mettre un nickel dans la machine et ça se mettait en place,  ça tournait ! Il y en a bien encore une quelque part. C'est surtout le "Peppermint twist" que je voudrais entendre à nouveau, un morceau qui a comme disparu et que diffusait le juke-box du Rancho de Saint-Honoré-les-Bains et que j'écoutais comme on fait sa prière ou comme on suit la messe, religieusement ! ...(suite colonne de droite en haut)                   

             

          

           

      

                                                 

                                  

                    

 

 

 

 

 

       

                         

            

                       

                                

          

     

                       

                                              

                                                                  

1015
MUSEUM     ( Je ne suis pas mécontent qu'il m'ait un peu lâché la grappe. Ah il est parti! Il m'a semblé en avoir fini avec la première phase de mon dossier qu'il a pourtant laissé là, ouvert, un peu éparpillé, moitié sur sa table, moitié par terre. Il n'est pas très soigneux. Il    est parti un peu comme on part pour toujours ou disons pour très longtemps. Il me semble donc que je pourrais rentrer chez moi. Mais cette impression est peut-être trompeuse. Je préfère attendre un peu. Des fois que le bruit de ses pas dans l'escalier se fasse à nouveau entendre dans l'autre sens, celui du retour ! Il n'y a pas d'horaire ici, certes c'est un bureau mais il est chez lui désormais, il a obtenu ça ! Les nuits nocturnes et travailleuses lui sont de toute évidence devenues habituelles et familières...Il va revenir  c'est sûr. Il s'est octroyé le double huit, moitié soleil moitié lune ! Et je suis comme par hasard dans la bonne moitié ! Déjà ses pas non ? Des craquements, des chuintements alors...Je reste. Il me semble qu'il doit être mon supérieur hiérarchique, je n'arrive pas à m'ôter cette idée de la tête alors que de toute évidence il ne l'est pas, et qu'il ne peut pas l'être ! Je ne sais même pas s'il a déjà seulement travaillé dans un bureau de la grande maison celui-là, et même dans un bureau tout court ? Pourrait-il en parler d'une façon si désabusée, comme si de rien n'était ? Comme si on n'y crevait pas dans des soupentes à lucarnes, des caves à soupiraux, et pas seulement d'ennui ? Il n'y a jamais mis les pieds ma parole! Il semble avoir voulu en recréer un chez lui, oui il y a un de ces classeurs qu'on appelait girafes autrefois, ce qui prouve qu'il est de l'ancien temps, il y a peut-être séjourné mais si pas longtemps, un de ces éternels stagiaires de vacances qu'on semble avoir oublié. Je sais, je l'ai été moi aussi, je ne savais plus s'il fallait partir ou pas. Et puis je me suis souvenu que j'étais entré pour très longtemps, que j'étais même protégé, surveillé, que je n'avais pratiquement aucune chance d'en ressortir jamais ni même de m'en tirer vivant ! Ou disons indemne, sans séquelles ! On s'occupait de ma carrière, on solidifiait les rails, je n'avais qu'à rouler. A partir d'inspecteur, finis les concours, on montait au choix ! C'est pourquoi on tenait absolument à ce que j'intègre ce grade, pour qu'une fois en parfait pion libre on puisse me pousser plus facilement. Le mari d'Arlette était devenu un si grand ponte que c'était à peine s'il m'apercevrait sur l'échiquier, mais j'avais l'assurance qu'il ne me laisserait pas stagner, qu'on me ferait  allégrement sauter par-dessus les autres, même malgré moi. Je me demande à quel moment ils se sont aperçus que quelque chose clochait en moi, que je n'avais pas du tout l'air de faire l'affaire. Non pas que je regimbais tout à fait mais peu ou prou que je me laissais vivre, que je confondais la cantine du Centre avec le bar de la Coupole, celui du Théâtre ou même de Chez Francis. Certes j'y faisais parfois des rencontres intéressantes mais je n'étais pas rémunéré sur les deniers de l'Etat pour entretenir des relations mondaines, fussent-elles sans lendemain, aux heures de bureau. J'ignore si ce sont les siennes mais le voilà dirait-on bel et bien en train de remonter de l'enfer à coups de petits pas petons dans  l'escalier des courants d'air...Qu'a-t-il bien pu dénicher par-là en bas dans les brumes du soir? Ce n'est pas très prudent de sortir à cette heure-ci pour rien, comme ça. Dire qu'il va falloir le saluer comme si je le voyais pour la première fois... Ici ces conventions stupides paraissent aller de soi, venir de l'intérieur. De toute façon Il est très probable qu'il fasse semblant de ne pas me voir et feigne la solitude en se mettant à marmonner, à se parler à lui-même. C'est là que j'interviendrai en me grattant juste un peu la gorge...)      

-Ah vous êtes encore là. J'étais juste descendu à ma boîte où je viens de trouver quelque chose qui pourrait très bien vous convenir... Un travail à domicile entièrement indépendant, Accessible à tous, intéressant et offrant, ils semblent insister, de réelles perspectives...Alors ?

-Que faut-il faire ?

-De la mise sous pli !

-Je crains de ne pas comprendre de quoi il s'agit. De la mise sous enveloppe quoi !

-Mais oui ! Comme quand vous étiez petit petit dans le bureau de votre mère les jeudis après-midi !

-Je les tamponnais plutôt, ce n'est pas la même chose. Et puis que deviendraient mes prérogatives dans l'Administration ? Mon long cheminement dans les méandres d'une carrière qui ne me parait pas encore tout à fait achevée...

-Mais suspendue brutalement !

-Mais sur le point de recommencer. Vous m'avez vous-même engagé à me rendre à nouveau rue des Bons Enfants aux fins d'une mise en place d'un arrangement particulier dont l'objet serait de me réintégrer sine die et sine pecunia. Est-ce que je me trompe? Ou bien suis-je confronté à une variante du fil à retordre?

-Je vous l'ai dit oui, mais il y a longtemps déjà et la rue des Bons Enfants je ne sais pas ce que c'est devenu ni même si ça existe toujours. Il y avait un dernier étage consacré à ceux qui bien qu'aux Finances voulaient aussi faire du cinéma par la même occasion. J'étais monté là-haut une fois ou deux. Vous aussi vous y alliez je crois. Il y avait des projecteurs et des caméras à disposition, tout un matériel assez imposant, à mi-chemin entre l'amateur et le professionnel. Muni de la carte ( je l'avais ) de ce club hybride moitié finance,moitié artiste ( j'ignorais que je n'étais ni de l'une ni de l'autre)  on pouvait utiliser ces appareils à volonté. ( Je n'en ai jamais utilisé aucun, j'avais les miens qui étaient ceux que mon père avait achetés pour me filmer quand j'étais petit d'où peut-être cette impression, plus de trente ans après, d'être encore petit, toujours petit, petit pour toujours). 

-J' y allais assez peu moi-même vous savez. (Je n'y ai jamais mis les pieds) J'avais envoyé des bobines pour le concours de fin d'année, c'est à peu près tout.

-Vous avez peut-être bien fait. Le fonctionnement de ce club m'avait l'air bizarre. Des séances nocturnes en plein jour ! En tout cas, les rideaux étaient toujours tirés. Une des pièces, un bureau, devait servir de studio de tournage ou de salle de montage car il y avait des petits bouts de film par terre et une planche collée au mur comportait des dizaines de petits clous alignés à l'horizontal et numérotés à partir de un...

-Je m'étais fait la même chez moi où pendant un bon bout de temps tous les plans de mon film y étaient accrochés d'où ils pendaient jusque dans la poussière attendant le jour sacré de la dépendaison et de leur assemblage bout à bout, celui aussi du fatidique montage : fallait-il réellement maintenir tous les plans tournés ? J'en avais froid dans le dos malgré tout le whisky que je m'envoyais pour me donner du courage et me prodiguer ces tâtonnements incertains qui devaient retarder d'autant, et possiblement compromettre, la version définitive de mon film. Si je n'y prenais garde ça risquait d'être un sacré montre tout ! Seul le générique me plaisait bien, la planche à roulettes en gros plan qui allait et venait de gauche à droite présentant tour à tour, écrits sur des cartons posés dessus, les éléments habituels. Au moment où je l'ai collé, j'ai regretté de ne pas avoir pris un pseudonyme. Je ne savais si c'était à cause de la médiocrité de la réalisation ou de l'ambiguïté du sujet, du genre quoi. Un drôle de genre ! Mi-chèvre, mi-chou !Le plus fort c'est que je ne l'ai jamais vu ce flm finalement. Je ne vois pas très bien à quoi il peut ressembler. Mais si je me fie à de vagues souvenirs, j'en ressens comme un dégoût. Il faut dire que je me souviens surtout du tournage et de ce jour où il avait fallu venir me chercher au bistrot du coin pour me demander si je voulais tourner aujourd'hui ou à la saint Glin-Glin. J'étais venu me donner du courage devant une petite côte. Pourtant ce n'était pas moi qui tournais, j'étais censé faire tourner les autres, "réaliser", dire "action" et pour finir "les enfants ça va pour aujourd'hui" ou même un ou deux "dis coco". Je n'y arrivais pas.

-J'y suis retourné la semaine dernière, remonté là-haut et bien je vous déconseille d'y aller jamais, il n'y a plus que de vieilles bobines vides par terre, paraissant tourner dans la poussière!Ça

-Ça paraît presque trop vieux pour être refait ou même démoli

-C'étaient sûrement les miennes que vous avez vues, celles que j'avais envoyées. Sinon pourquoi auraient-elles été par terre ces bobines-là à donner l'impression de tourner ? Du reste, ont-elles jamais tourné, bien pleines et lourdes sur un bon projecteur ? Oh le bruit cliquetant du projecteur on peut toujours l'imaginer, l'avoir dans l'oreille, mais cela suffit-il à penser qu'une projection a effectivement eu lieu et que ce n'était pas le film d'un autre qui était sur l'appareil mais bien le vôtre car vous n'aviez pas rêvé, vous aviez bien fait un film tout de même, pour le Caméra-Club dont la carte avec votre photo vous avait persuadé que ce n'était pas de la gnognote.

-Les murs ne tiennent presque plus. Pourtant l'entrée, en bas n'en est pas pour autant condamnée. Le tout dernier étage,là-haut est donc encore apparemment accessible. Le danger ne doit être qu'apparent. J'ai dû me faire des idées. Vous devriez y aller vous, y retourner, y remonter. Mais ne parlez surtout pas de bobines ou de quoi que ce soit. Montez-y donc pour la forme, ça vous requinquera, même si, comme c'est probable, vous ne voyez personne!

-Cela vaut mieux car sinon je demanderai ce qu'on a fait de la pellicule. Les bobines c'est bien gentil, mais la pelloche, tout de même, comment s'en passer? Je pense pas avoir envoyé pour ce concours des bobines vides! Voilà que je ne sais plus très bien... L'original en tout cas est chez moi dans sa boîte qui glisse lentement, coincée entre le mur de ma chambre et la lourde armoire campagnarde de ma tante. C'est un fait avéré. J'irai peut-être tout de même voir derrière ce bahut une fois de plus mais on ne voit rien et comme on ne peut pas déplacer le mastodonte... Mais le seul souvenir toujours ravivé  de cette boîte désormais inaccessible me suffit. C'est donc bien la copie que j'avais déposée en bas, rue des Bons Enfants, le jour même de la date limite,n'ayant pas osé monter, et qui s'est retrouvée projetée, comme prévu, un soir de gala, dans la grande salle du foyer du Ministère des Finances !

-J'ai là une autre mouture qui pourrait vous convenir si vous voulez, ce serait d'obtenir une dispense d'assiduité. Elle peut être occasionnelle, provisoire ou définitive.

-Je prends la définitive.

-C'est la plus chère. Oui cette disposition, fait curieux pour un règlement administratif, est payante. Mais ce n'est pas si cher, ça correspond à une semaine aux Baléares tout compris, bain serviette et cabine, par les services sociaux du Ministère.

-Jamais je n'irai dans un endroit pareil avec des gens pareils.

-C'est un exemple, toute destination étant interchangeable avec la suivante et vice-versa. De plus, vous n'êtes pas tenu d'y aller, car si vous devez bien acheter un ticket de séjour, c'est pour pouvoir, juste avant le départ, par une sorte de transaction ubérisée, l'échanger contre un avantage sur vos horaires par la mise au plancher, ferme et définitive, de tous vos plafonds d'assiduité.

-La mise au plancher du plafond, ça signifie que je n'ai même plus besoin d'y aller...

-Oui et c'est la situation où vous êtes, sans vous en rendre compte, depuis des années ! Et comme on ne peut enchaîner  deux fois une même procédure sans l'annuler, c'est le seul moyen vraiment sûr d'être réintégré. C.Q.F.D.

-(Mon prof d'histoire disait CQQFD, m'enfin) Oh bah vous alors !J'aurai fait un tour complet sans m'en apercevoir, Je serai retombé pieds joints, tête-bêche avec mon double et tout ce que vous voudrez ! Une musique faite pour moi ! Voilà ce qu'il me faut. Je crois qu'il suffit de s'inscrire puisque c'est gratuit comme vous m'avez dit. Je vais me mettre sur les rangs dès demain matin...

- Ah, écoutez, vous pouvez renoncer à la dispense d'assiduité au profit de la dispense de ponctualité !

-C'est à dire que je pourrai arriver à l'heure que je veux pour ne rien faire. Je ne vois pas l'avantage. Je préfère arriver à l'heure pour faire ce que bon me semble. J'en reste donc à la première mouture. Du moment que c'est gratuit vous savez !

-Seulement il y a apparemment un entretien préliminaire pour les nouveaux contractants...vous voyez c'est une sorte de contrat là aussi... Il faudra vous rendre dans un bureau... Seulement c'est mal écrit, je n'arrive pas bien à lire... Vous pouvez venir seul ou accompagné d'un conseil si vous le souhaitez...

-Vous viez venir avec moi c'est ça ! Pour me couper la parole à tout bout de champ et me mettre les mots dans la bouche ! (Si seulement il ressemblait à monsieur Le Boulch' ça irait peut-être, mais là) Je préfère renoncer à ce succédané pour me consacrer à une vraie tâche qui serait entièrement nouvelle et valorisante. Je ne me vois pas essayer de remonter sans fin, la nuit, l'avenue Junot sans parvenir à retrouver la maison de Claude Nougaro où j'avais, je crois, il y a longtemps oublié ma cravate, peinant toujours plus à avancer véritablement... (c'est donc bien un cauchemar, une carrière en tire-bouchon finissant dans une béchamel infernale ! La lune au-dessus de l'avenue Junot, quand les pieds lourds on n'avance pas, faut voir ça!Ma cravate ! Comment ai-je pu laissé ma cravate chez lui ? Il devait faire chaud, ou c'est ça, en juillet il me semble bien. Sur le trottoir les chaussures collaient à l'asphalte ! C'était pourtant la nuit. Il y avait aussi comme un météore dans le ciel et c'était pas la lune ! Un ciel astronomique ! J'avais vingt-huit ans et je me trouvais vieux ! Douze ans était pour moi l'âge véritable, le sommet de quelque chose alors vous pensez ! D'où peut-être le soir, souvent cette solitude sous les étoiles, à l'affût d'un météore, d'un goudron qui colle ! )       

 

-Vous ne serez pas obligé de repasser par les Gourlettes à Clermont-Ferrand mais vous aurez un stage à Paris, près de Pont Cardinet pour apprendre à connaître au premier coup d'oeil le genre d'un contribuable et son orientation fiscale.

-(De quoi éviter de la paperasse et des questionnements inutiles, je suppose qu'une taxation d'office s'ensuit aussitôt, par une sorte de forfait qui va à tout le monde et qu'on ne peut pas refuser, la taxation universelle à la trombine mais sans plus-value !) Et bien écoutez, en ce cas, ça me semble épatant, je suis preneur, prêt pour cette nouvelle pratique fiscale qui ne peut que se révéler payante...

-Et puis à la sortie du stage, vous pourrez vous bonifier avec une formation Zotéra. Ce sont des visites guidées de Centres des Finances aussi bien pour les fonctionnaires que pour le public. Vous visiterez possiblement, sur le nombre, d'anciens bureaux. Mélangé à des péquins, personne ne vous verra, c'est la tranquillité assurée, l'anonymat pur et simple.

- Un véritable rêve. D'autant que je compte bien en profiter pour voir si les choses ont évolué. Si mon successeur a une façon convaincante de simuler l'absorption dans sa tâche, de feindre le dévouement obséquieux à la chose publique.

-Dans ces cas-là, la cantine vous sera grande ouverte et gratuite !

-Il y a des invitations qu'on se plaît à décliner, allez savoir pourquoi ! Je parie qu'un sandwich dépassera de ma poche !

-S'il est enveloppé de cellophane, ça ne peut pas vous faire de tort ! Mais pensez à faire un petit signe en passant à une ou deux personnes que vous reconnaîtriez, ça peut toujours faire plaisir et qui sait, toucher...

-Je préfère me toucher moi-même dans ces cas-là et puis par les temps qui courent, si je touchais une femme, même en passant et par l'effet d'un simple signe à travers une vitre, je risquerais bien d'être poursuivi pour harcèlement...

-Nous n'en sommes pas encore là, vous êtes dans un temps bien antérieur à ces regimbades qui ne seront de toute façon que des variantes parmi d'autres dans les fluctuations de la fesse. Faites tous le signes que vous voudrez, mais faites vite, la cantine pourrait fermer...

-Moi si je faisais des signes, même en passant, et par la vitre en haut d'une cloison d'où on ne peut apercevoir, si on est grand, qu'un vague réfectoire, ce serait uniquement dans l'espoir de trouver enfin l'amour et du coup je m'abstiendrais, bien que le risque soit faible d'une telle éventualité dans de telles circonstances !

-Je sais ce que vous voulez. Vous cherchez à retrouver le pouvoir de prendre des décisions exécutoires. C'est à dire la possibilité d'imposer des obligations à des tiers sans leur consentement. Bref, détenir à nouveau la prérogative la plus caractéristique de la puissance publique.

-Bigre, on dirait un cours de droit administratif ! De stratif !

-J'en ai prodigué. Dans des endroits divers où le besoin s'en faisait sentir. Dont une fois à l'E.N.I. et vous avez dû me voir dans les couloirs si vous ne m'avez pas eu. Je portais en ce temps-là un chapeau orné d'une petite plume.

-Non vraiment ça ne me dit rien. J'ai beau chercher je ne vois pas.

-Cela ne fait rien, je n'y suis pas resté longtemps car j'ai assez vite choisi la préparation aux concours  par correspondance. Je pouvais donc travailler chez moi où je faisais également des traductions de modes d'emploi et de recettes de cuisine. Mais surtout, je n'avais plus besoin de chapeau.

-C'était la liberté quoi. Je vous envie un peu. Mais vous avez donc à nouveau changé alors ? Je vous vois là devant moi,   tirebouchonné, ressemblant à mon grand-père...Combien de temps a bien pu passer encore, d'années d'enfance, d'enfant? Je chercherais bien votre main mais j'inverserais gravement le cours des choses en m'obligeant à me réformer de fond en comble à préférer l'après à l'avant, la fin au début, le laid au beau, l'adulte à l'enfant ! Si je parvenais à ça, je ne pourrais plus me regarder dans la glace !

-Veillez s'il vous plaît à ne pas intervertir l'ordre des choses! Vous me feriez extrêmement plaisir, ce serait même la seule façon pour vous d'y parvenir. Ici chaque chose est à sa place, on ne touche à rien.

-Ce sont des bibelots de famille ?

-Ils tous été placés là il y a très longtemps, probablement par mon grand-père ou son propre père, et n'ont jamais bougé ne serait-ce que d'un millimètre.Je vous montrerai le fin plumeau avec quoi je les époussette...

-C'est surtout la poussière que je voudrais voir, où est-elle ? Il n'y en a jamais la moindre chez vous.

-C'est un endroit atypique. Certains recoins sont insalubres, d'autres non. Des objets divers traînent parfois par-ci par-là sous les meubles ou ailleurs. Je n'y touche pas, ils finissent par disparaître. Si j'ai le malheur d'en prendre un, je ne peux plus m'en défaire, je le retrouve dans tous les tiroirs.

-Vous allez vous bousiller de l'intérieur si vous continuez de la sorte. Fermez une bonne fois pour toutes vos tiroirs et prenez un peu de recul, sortez plus souvent. Ils repassent Marienbad au cinéma près de chez vous, ça vous changera les idées !

-Je sais c'est au Kursaal où ma mère m'emmenait voir des films le jeudi après-midi. Les aventures de Michel Strogoff ! Si j'y retournais maintenant je ne retrouverais sûrement pas la même ambiance, je préfère rester chez moi et attendre, par la fenêtre qui est une sorte d'écran, de voir venir...

-Vous verrez peut-être passer vos futurs contribuables, ceux qu'un jour à nouveau peut-être vous épinglerez ! Pour votre plus grand bien et celui des Finances Publiques.

-Je vais me refaire une bonne carrière, à la fois bien stable et bien juteuse, qui rapporte dans la tranquillité et la sécurité...

-Apprenez à dormir la nuit alors, à rentrer chez vous à temps, si possible avant les horreurs, les tuméfactions ! Evitez le grand sud, ces endroits de sable mou où vous vous enlisez à tous les coups ! Vous vous endormez ou bien...

-Je vais dans les grands sables pour être sûr au moins qu'il n'y aura pas de réverbères ! Loin du périphérique je suis bien, je n'y tombe pas dans le coma avec une triple fracture à la mâchoire !

-Et une simple et très fine, presque invisible au rachis, si j'en crois les radios qui avaient atterri jusque dans votre dossier administratif... La plus ennuyeuse justement...Et si c'était pas plutôt une spina-bifida ? Une malformation originelle ? Une sorte de bivalence cervicale ... Vous étiez un peu bi sans le savoir !

-Vous voulez dire bizarre ? Je me le suis longtemps demandé, à présent, je n'ai plus de doute, je le suis réellement. Mais je me dis que de ma part c'est la moindre des choses, une sorte de politesse...ou de vanité ( le Beau est toujours bizarre, disait Baudelaire ! Une simple inversion et...)

-Ne vous en faites pas, le monde à venir le sera encore bien plus que vous !

-J'espère que pour autant je n'en serai pas rejeté ! Répétition qui me chagrinerait.

-Ecoutez ça... Des sortes d'avions-hélicoptères minuscules sans ailes mais pleins d'hélices horizontales, pourvus d'une caméra et télécommandés, serviront, dans un futur proche, d'auxiliaires du fisc en comptant avec une grande précision, au départ des croisières, le nombre de passagers embarqués permettant ainsi de contrôler les revenus déclarés par les compagnies. Cela en tout cas pourrait bien exister un jour.

-Comme ce n'est sûrement pas demain la veille que ces grosses libellules mécaniques pourront opérer et, à l'inverse, ma réintégration approchant à grands pas et même, si je vous en crois, certainement sur le point d'aboutir, je me demande si je ne pourrais pas postuler pour une fonction similaire et pour ainsi dire en anticipation d'un futur prometteur, tout à fait à l'avant-garde d'un progrès technique fabuleux...

-Le comptage en plein soleil dans la touffeur d'un port des Tropiques n'est pas chose facile.  Je ne vous donne pas une heure pour ne plus savoir compter au-delà de dix.Vous n'êtes pas un drone! Vous ne pourrez pas prendre de la hauteur, seul moyen d'évaluer la densité d'une foule, même étirée en longues files le long d'un interminable quai.

-Je mettrai un petit bâton à chaque dizaine, on verra bien si je n'arrive pas au bout !

-Oubliez ça et dites-vous bien que désormais, quoique vous fassiez, vous êtes éternellement voué à l'enfermement dans un bureau.

-C'est une punition alors,pire une sanction.une condamnation peut-être ! Sous couvert de mansuétude et de réparation ! Et bien je demanderai à travailler dans un bureau ouvert. Un de ces grands espaces où tout le monde est comme dans un même bureau, logé à la même enseigne, où les cellules sont indifférenciées, à peine repérées par des murets de contre-plaqué à hauteur de genou.

-Essayez seulement de les enjamber ces murets comme vous dites ! Vous n'en sortirez pas. et puis je ne vous donne pas une heure pour trouver que peu ou prou tout le monde vous  regarde. Allez vous cacher dans endroit pareil !

-Il vaudrait peut-être mieux se coucher,  ou se recoucher si par hasard on venait de se lever, à même le plancher...(pourvu que ce ne soit pas du dalami comme chez moi, qui est horriblement dur et froid en toutes saisons)

-Vous voyez un peu où risqueraient de vous mener tous vos enfantillages !

-Il y a de quoi vous dégoûter des grands espaces !

-Je lis là que bientôt le covoiturage ne sera plus obligatoire...

-C'est pas possible !

-Vous pourrez monter seul dans votre voiture ou marcher à pied sur des kilomètres et peut-être même sans smartphone à la main...

-J'y crois pas !

-Les progrès pour être durables doivent advenir lentement, un peu de patience ! Ecoutez un peu de musique en attendant ça ne devrait plus tarder. D'ici là restez chez vous et n'ouvrez sous aucun prétexte ! A qui que ce soit.

-Je resterai dans ma chambre pour préparer mon escapade aussitôt que je me serai rendu la liberté, dès que je me serai rouvert ma porte. J'aurai bien le temps !

-Ne tardez pas trop, les clés ne sont pas éternelles ! Elles pourront peut-être encore ouvrir, mais plus rouvrir !

-(Ma seule chance serait alors qu'une fois de plus je n'ai pas fermé à clé, je ne ferme jamais à clé! Je pourrais donc attendre à l'infini que je veuille bien enfin sortir de chez moi !)

-Vous devriez pouvoir sous peu vous abonner au fil d'un lanceur d'alertes...

-Je ne comprends rien à ce que vous dites.

-Vous êtes encore jeune, vous aurez le temps de voir advenir toutes ces belles choses que la technique est sûrement en train de nous concocter pour un futur plus ou moins lointain ! Car elle s'y prend souvent longtemps à l'avance !

-Mais on ne perd rien pour attendre, c'est ça ? Moi j'en suis resté au Minitel, au Minitel rose ! Pourquoi rose alors là ?

-C'est grâce à sa couleur qu'il a surnagé un certain temps... Vous verrez qu'il finira par revenir !

-C'est mon père qui l'a eu en premier à son bureau. Un soir il l'a ramené à la maison. Il ne s'en servait pas. Il a pensé que moi peut-être... Il m'a surtout servi à demander la météo et le cours des mines d'or, terriblement fluctuant et sur  lesquelles j'avais entrepris de spéculer, d'une manière heureusement totalement fictive et imaginaire...

-Mais la réalité a semble-t-il dépassé la fiction. J'ai là un ordre de bourse  d'achat de mines d'or et pour plus de cinq cent mille francs !

-Oui après ce rappel de salaires sur près de sept ans ordonné en ma faveur par le Tribunal Administratif j'ai eu tout à coup les moyens de concrétiser la chose, de jouer pour de vrai ! Non sans un certain malaise, je dois le confesser. Du reste, je n'aurais dû toucher autant d'argent d'un seul coup, d'autant que ce recours, avais-je vraiment mérité de le gagner ? De toute façon, j'ai laissé tomber les mines d'or, quoi, je voulais peut-être doubler la mise, la tripler ? Ca fait un peu beaucoup pour une absence de sept ans. Faut être raisonnable. Pour finir j'ai été bien content de récupérer ma mise à peu prè sans perte. Toutes les mines ne sont pas d'or !

-Et puisque vous savez très bien gagner votre argent et le faire, ou tenter de le faire, fructifier, voici une nouvelle qui, je suis sûr va vous plaire : à l'issue de cette seconde carrière dans les arcanes subtiles et déroutantes de la collecte des ressources financières de l'Etat...

-Dites les impôts, ça va plus vite, alors quoi, qu'est-ce qui va encore m'arriver ? Je crains le pire encore une fois...Je sens que je ferais bien mieux de me réengager tout de suite sur le chemin des écoliers avant qu'il ne soit à nouveau trop tard !

-Ne soyez pas péremptoire. Laissez-les venir à vous. Sous votre propre lumière, dans ce studio que vous récupérerez bien un jour, vous pourrez mieux les répartir, les choisir, puis longuement les classer selon un critère qui n'appartient qu'à vous. Non mais vous croyez que vous allez finir par dénicher votre double aussi facilement après toutes ces années de doutes, d'échecs ou de compromissions ?

-C'était mon premier essai, une simple balle dans le filet. J'ai droit à un deuxième coup. Je suis prêt à remonter le Caméra-Club de la rue des Bons Enfants s'il n'existe plus !

-La rue elle-même n'existe plus. Comment allez-vous faire ? Les étages ne se montent pas dans le vide ! 

-Même si je n'y suis monté qu'une fois ou deux, le temps de prendre ma carte, j'avais placé là-haut, dans ce local que je peuplais de scènes mystérieuses et d'actions admirables, mon espoir d'arriver enfin à exprimer toute ma créativité et ce talent si particulier qui se fourvoie d'abord dans des tâches subalternes et finit par y rester, faute d'un simple escalier à monter !

-Oubliez tout ça, vous aurez droit à une retraite augmentée ! Toute carrière doublée mérite bonus ! Vous allez retoucher encore une fois le pactole ! Vos points de retraite seront d'abord doublés puis triplés ! La règle des trois corps, la plus difficile à comprendre, s'appliquera ! Tout vos points seront des points d'inflexion !

-Il est vrai que jusqu'ici c'étaient essentiellement des points de rebroussement ! Les inflexions me permettront de monter plus haut, d'aller plus vite !

-A la fin, vous aurez un parcours en lemniscate de Bernouilli !

-(C'est le signe de l'infini ! Mais trop c'est trop et je demanderai une modération comme j'en accordais parfois aux péquins redressés qui me suppliaient de leur accorder une minoration de leurs pénalités. Si je dois me refaire, que ce soit tout de même sans outrance, sans survalorisation, je ne tiens pas à y laisser encore des plus même si elles ont été rajoutées car j'aurai beau faire, je me les arracherai de toute façon !) C'est une courbe formidable que j'ai étudiée en terminale à Hoche avec Mme Thorel. Mme P.Thorel ! Je n'ai jamais pu connaître son prénom en entier. Des coordonnées polaires, je crois. Tout un monde que j'ai perdu mais dont la trame poétique me soutient encore par moments, me suggère que ce n'est peut-être pas fini pour moi l'univers des courbes qui était sans doute le seul qui m'aurait convenu. Allez faire des bêtises dans l'univers des courbes géométriques ! Allez un peu vous y maltraiter ! Impossible.

-Je vois aussi qu'on pourra vous charger de missions de babysitting, intéressant non ? C'est un effet de votre réalité qui sera augmentée. Vous serez en pleine possession de vos moyens, c'est à dire vous serez affublé de moyens supplétifs qui vous rendront d'une arrogance subtile, d'une affreuse sympathie... De quoi berner tous les parents de la terre ! Votre double, c'est dans la poche !

-A condition que je retrouve ma carte du Caméra-Club ! Dans tous ces gravats vous croyez vraiment que...

-Laissez-la où elle est si elle existe encore, vous n' aurez plus besoin de tout ça, ces bouts de carton plastifié, vous serez enfin vous-même, libre de toute contrainte, tous les préjugés glisseront sur vous, vous en ferez des auréoles !

-J'espère qu'elles seront lavables, elles tombent souvent par terre !

-Peut-être mais de toute façon elles sont irramassables !

-Alors je les piétinerai !

-Si vous le faites avec une certaine onctuosité ça pourra passer, elles se relèveront...

-( Il ne m'a toujours pas dit si ce seraient enfin de vrais bureaux ou encore une fois des bureaux pour la frime... )

-Si ça vous devient trop pénible, trop problématique, si la technicité requise vous dépasse, vous pourrez souscrire une assurance, d'un genre tout nouveau et qu'on peut vraiment qualifier de tous risques : quelqu'un de compétent et de sérieux vient discrètement vous remplacer à tout moment et pendant le temps que vous voulez !

-Mais le changement sera flagrant, on fera tout de suite la différence, on comprendra immédiatement que je suis encore allé me réfugier dans les cabinets! Elle était fameuse votre idée ! Une assurance ? Et je serai où moi pendant ce temps ? Si j'y retourne, j'en ressors plus ! Surtout si je me remets à y chanter, à y chantonner en raison de l'acoustique spéciale qu'on y trouve...Et ces portes qui se ferment de l'intérieur, allez trouver ça ailleurs ! 

-Vous n'êtes pas obligé d'y aller à tout bout de champ ou d'y rester si longtemps. Allez-y par petites étapes, vous verrez ça vous passera très vite..Je ne sais plus, vous tirez la chasse ?

-Jamais !

-Voilà ! C'est pour ça. Tirez-la une fois, une seule fois ! Voilà, j'en étais sûr, vous n'osez pas !

-A cause du bruit. C'est comme une trombe non ?

-Lancez-vous ! Tirez-là une bonne fois pour toutes, et vous n'aurez plus envie de revenir. Pourquoi croyez-vous qu'on dit la chasse ? Comme tout le monde vous serez chassé du lieu et n'y reviendrez pas de sitôt ! Tout est dans le symbole et le nom des choses. A condition de faire jouer tout cela au bon moment. A vous de voir. Votre seconde carrière en dépend peut-être...

-Ce sera peut-être la seconde mais sûrement la dernière ! Je ne vois pas sans cela comment me sortir de cette addiction au cheminement administratif, à un perpétuel échelonnement du devenir et du manque à gagner, à la sécurité hasardeuse d'un éternel retour !

-Alors justement, ce qui risque bien de se produire avec cette duplication que vous avez initiée en allant pleurnicher durant des année devant le tribunal administratif, c'est que le mode d'évaluation spécialement adapté à cette situation particulière peut aboutir à une rétrogradation permanente pour finir à un couplage de grade et d'indice le plus bas possible et même négatif puisque vous aurez, sous ce régime-là, terminé plus jeune que vous avez commencé ! Vous serez dans la situation absurde mais pourtant réelle, d'un enfant retraité, Vous aurez, pour les machines qui vous suivent, dix ans. Non seulement vous n'aurez bien évidemment pas droit à une retraite mais vous devrez dix ans de salaire à l'Etat ! Car on n'a jamais vu un enfant rémunéré par le Ministère des Finances malgré un ou deux cas d'illusion parfaite due en réalité à une bizarrerie de la nature.

- Je sais j'en ai vu un à Saint-Sulpice, dont le cartable trop grand pour lui traînait par terre et la voix fluette prononçait pourtant de terribles redressements à l'encontre de magnats de la finance !  Alors moi comme ça je risque donc de perdre tout  l'avantage de ce que j'avais obtenu si difficilement !

- Ça je ne peux pas vous dire le contraire, tandis que si vous vous décidiez pour le statu quo comme je vous l'ai si souvent prescrit, vous n'auriez pas de ces pensées inconfortables qui viennent vous brouiller l'esprit et vous empêcher de jouir pleinement du hamac et de sa séance de turlute normalement associée, un tourtereau étant généralement du voyage.

-(Me croit-il déjà sous les cocotiers, mais alors à quel titre et pour combien de temps ? Je dois le savoir pour ne pas faire d'impair en le quittant et ne pas évoquer l'ultime métro ou le dernier autobus. Il me voit toujours dans les îles, d'où cela vient-il ? Son histoire de hamac ne tient pas debout, ça signifie autre chose..Ma parole, il me croit peut-être avec mademoiselle De Paris !.Des fois qu'elle aurait quitté son faubourg et en plus changé de genre ou d'orientation et revenu habiter l'étage en bas de chez moi chez ses parents ! 

- M'est avis que vous attendez que ça se passe et que vous faites partie de ces gens qui pensent toute leur vie que le meilleur de leur existence est encore à venir à condition de ne rien faire pour ça, de laisser venir précisément, et de regarder le temps s'écouler ou ce que les autres en font, toujours à s'activer, s'agiter et se faire du souci pour des choses auxquelles ils ne peuvent rien, arrivant à donner l'illusion qu'ils mènent leurs vies comme ils l'entendent ou l'ont voulue.

-(C'est peut-être pour ça que je me relève quelquefois la nuit pour regarder par la fenêtre et voir s'il ne m'arriverait pas enfin quelque chose, ne serait-ce que tout dimplrmrnt de passer par là, sous mes propres fenêtres mine de rien au cas où je me reconnaîtrais moi-même,soit d'en haut soit d'en bas...Si la lune était visible, la verrais-je deux fois ? En même temps ? Par à-coups ? Se mettrait-elle à clignoter ?.)  

-Vous me paraissez bien songeur. Il va falloir vous ressaisir, prendre les choses en main cette fois-ci, si voulez réussir votre deuxième vie, car il n'y en aura pas une troisième. Les bureaux ne seront pas éternels bien longtemps ! Dépêchez-vous, votre indolence ne doit pas vous nuire une seconde fois. Dès le début, apprenez à la masquer davantage, faites-là glisser sous le tapis...

-(Je n'en aurais pas assez d'un seul, il m'en faudrait plusieurs, il se moque de moi ! Je vais le laisser tomber si ça continue et reprendre mes billes. Enfin quoi je n'ai pas mangé chez Ruc-Univers avec lui ou alors il s'est grimé depuis pour ne pas être reconnu, s'est collé de grandes oreilles, ou plus simplement s' est décollé celles qu'il avait déjà .!)

-Dites-moi, au lieu de reluquer mes oreilles qui n'ont pourtant rien d'extraordinaire, j'en ai eu des pires et des bien plus tirebouchonnées croyez-moi, vous feriez mieux de songer à préparer une publication que vous pourriez partager avec les membres d'un groupe fermé ou encore mieux, public, mais c'est comme vous voulez, à vous de faire au plus juste de vos possibilités.

-Mais devant un groupe, je vais perdre tous mes moyens !

-Mais il ne sera pas physiquement devant vous. Un simple jeu d'écritures sur un écran assurera la liaison. A vous de trouver les tournures qui ne trahiront pas votre nature sauvagement misanthrope et maladivement timide.

-Mon bon fonds quoi, qui a pourtant toujours tendance à refaire surface au moment le moins opportun !

-Et bien si cela transparaît tout de même vous n'aurez qu'à dire que vous venez d'un de ces pays où les contraires se rejoignent et s'inversent, où on fait tourner les bonnes âmes en bourriques !

-Et si c'étaient des fraudeurs du fisc ?

-Et bien vous êtes agent des impôts espèce d'andouille, et dans un cas comme ça, vous pourrez les arrêter directement, les faire menotter d'office!

-Andouille, bourrique, j'ai l'impression qu'une fois encore ça ne sera pas une partie de plaisir...On appelle ça recommencer à zéro et puis tout est encore en place de la première bourre.

-Oh alors là, ça vient à point nommé ! Dans le lointain futur où vous pourrez peut-être, possiblement, récupérer une fois encore vos fonctions d'Etat pour les exercer ou tenter de le faire, je vois que pour vous conforter tout à fait, vous faire en quelque sorte reprendre dans des pantoufles, vous pourrez bénéficier de la mise en place d'un "filtre à injures", destiné à vous protéger des calomnies, quolibets ou autres formules disons peu gratifiantes de la part des contribuables certes  mais aussi, grande nouveauté, de vos propres collègues! Epatant non ? Je valide cette option ou pas ? J'ai qu'une case à cocher pour la plus séduisante des protections et comme sur mesure, faite exprès pour vous ! On croit rêver... Alors ?

-Ça me paraît glorieux mais à quoi sert-il de valider quelque chose qui me semble encore bien lointain et pour tout dire assez improbable ? Ce filtre magique existera-t-il vraiment ?

-Il est peut-être déjà en marche. Dès que ma console sera en état de fonctionner, qu'ils m'en auront changé les transistors qui avaient fini par couler, je me brancherai aussitôt et vous bigophonerai le résultat. Il est tout de même impensable, à l'ère déjà révolue du minitel rose, que vous dépendiez encore de l'interurbain !

-J'ai ignoré pendant longtemps que j'avais déjà un téléphone portable dans ma poche ! Alors vous pensez, pour savoir où j'en suis exactement, où en sont les choses ! Le pourquoi du comment, la connexion ultime, le branchement miraculeux !

-Là, par contre, je suis un peu gêné mais vous savez qu'on se dit tout et je m'en voudrais de na pas vous lire cette page qui s'affiche à l'instant sur mon fil d'actualité...

-(Je ne saurai jamais exactement de quoi il parle, depuis quel univers parallèle il s'adresse à moi et par quel procédé peut-être encore en gestation!)

-...une page qui semble bien vous concerner. Sans doute un extrait d'examen médical ou suite à un entretien avec je ne sais trop qui, peut-être un observateur des langueurs et des atermoiements."Cet agent sans képi présente les symptômes d'un individu phénoménalement attardé, n'offrant pour tout bagage mental que les vagues réminiscences d'un érotisme enfantin!"

-(On semble me prendre pour un agent de police sinon cette sorte d'estimation de ma personnalité n'est pas si loin de la vérité, encore que mes réminiscences ne soient pas si vagues que ça et brûlent même encore d'un certain feu nonobstant un indéniable infantilisme qui ne les en rend que plus stimulantes et attrayantes... Cela dit, j'aurais préféré demeuré à attardé, m'enfin...Si c'était de l'époque des képis chez les gardiens de la paix, c"est vraiment très ancien, de mes débuts alors, ça n'est plus valable, où va-t-il chercher ça ? Ça lui tombe du ciel comme ça, il doit avoir une version très améliorée du minitel rose. Je n'ai pas très bien suivi tous les perfectionnements en la matière...Il y a eu de gros changements je crois...Je vais essayer de me renseigner, mais auprès de qui ?) J'ai passé trop de temps dans mon glaçon, je dois avoir des choses à rattraper !

-Vous n'avez pas idée ! J'ai dû vous réveiller pour vous sortir de là-bas en dedans, en dessous même, à essayer de passer par au-dessus sans prise visible, sans un bouton d'ascenseur ni même une petite échelle, un colimaçon c'est tout !

-(J'étais au trente-sixième dessous mais avec un colimaçon, on peut aussi bien monter que descendre !  Il n'a pas dû me chercher bien longtemps avant de tourner les talons et de rejoindre le hall d'entrée et de s'éclipser sans rien demander à l'accueil où Mme Benleboulche était tout de même là pour ça à l'époque et qui m'avait vu monter, ou descendre je ne sais plus, au moins une fois ou deux en dix ans !)

 -Vous retrouvez probablement de-ci de-là quelques vieux ou encore fringants contribuables qui ne vous auront peut-être pas oublié ! De passionnantes et émouvantes retrouvailles en perspective ! Vous souvenez-vous de ce monsieur Naudin de la rue Delambre, qui vous avait fichu à la porte de son bistrot comme un malpropre et que vous avez vu entrer peu après dans votre bureau à l'heure pile de la convocation que vous lui aviez envoyée sans savoir que c'était lui et que vous alliez devoir lui fixer son forfait de bar-tabac du genre plutôt fier et pète-sec. Excusez-moi pour le plaf ! et vous aviez refait le geste de jeter quelque chose par terre...il vous avait répondu complètement défait et embêté comme si c'était lui qu'on avait jeté sur le trottoir... toutes mes excuses, vous savez j'étais un peu nerveux moi aussi, avec tous ces voyous j'arrive plus à faire régner l'ordre. Mais vous pourrez revenir, quand vous voulez, c'est sans problème, rester aussi longtemps qu'il vous plaira et vous pourrez constater que chez moi c'est souvent la tournée du patron...même que ma femme me dit arrête un peu Fernand, y va plus rien nous rester .... et c'est vrai, de toute façon on gagne presque rien, le quartier n'est plus ce qu'il était, la rue de la Gaieté est pourtant à deux pas mais quand ils sortent de Bobino ou du théâtre, maintenant ils rentrent tout de suite chez eux ! C'est catastrophique ! Plus que des bons à rien qu'on doit foute dehors les trois quarts du temps, qui savent pas se tenir, enfin je veux dire, pas tous quoi, enfin c'est pas toujours des voyous, mais quand même. Bref, je suis dans une situation plutôt délicate...                    

--(C'est mot à mot ce que ce bistrotier m'avait dit. Ma parole il était là derrière moi à m'ausculter ! Je ne l'ai pas vu. Ou alors il a eu recours à un atelier de communication orale où des scènes du quotidien le plus médiocre sont jouées à titre d'exercice préparatoire à la dureté des choses ordinaires et dont les dialogues insipides sont à peu près de ce genre-là...Il est vrai que la rue de la Gaieté fut une de mes  ornières les plus fameuses et les plus lamentables, les plus durables aussi,  il faut bien le dire également. Entre le Disque Bleu, la Belle Polo et les petits cinémas, c'était pas de la tarte ! J'avais tout Jussieu à me taper encore où du reste je n'allais pas souvent car au Disque j'avais fait la connaissance d'un collègue de la Tour Zam'  qui y étudiait lui et pour de bon les mystères du cerveau ! Même qu'il se voyait partir en Amérique sous peu pour être au plus pointu de la chose au coeur des grands centres spécialisés de l'outre atlantique !Et c'était pas du toc, une fois je l'avais vu au-dessus d'une paillasse de labo bien garnie en ustenciles d'expériences et d'où il avait l'air de régenter son monde, d'avoir en quelque sorte la science infuse ! Il était déjà je crois en troisième cycle. C'est toutefois au Disque, où son frère était barman, qu'il me parlait du trilobite et de sa place incomparable dans l'arbre déjà touffu de l'Evolution ! Il n'avait pas son pareil pour s'envoyer des demis-comptoir en enfilade ! Ça ne se voyait pas tellement mais il aimait les garçons. Il ressemblait au Terence Stamp de l'Obsédé et de Théorème ! Il était très ami aussi avec Zouc  une autre habituée du Disque une énorme suissesse tout en noir l'air un peu paumé et fofolle mais dont j'aperçus, médusé, peu de temps après, les sketchs drolatiques à la télévision. C'était une authentique artiste (qui obtiendrait même plus tard un Molière!)Du coup, entre Stamp et Zouc,le trilobite et les mystères du cerveau, la tête une fois de plus tournicotée par l'inattendu et le paradoxal, je passais plus de temps à la Gaieté qu'à la Halle aux Vins(Jussieu), en me disant que plus tard ie pourrai toujours revendiquer la chanson qu'on entendait très souvent à l'époque, "Mes universités, c'était pas Jussieu, c'était pas Censier, c'était pas Nanterre, c'était le pavé de Paris...! 

-De toute façon, oubliez tous vos petits malheurs, votre passé indéfini ou sans réelle consistance, vos molles prétentions et vos fades turpitudes, car vous allez à nouveau, sans avoir une fois de plus rien fait, pouvoir bénéficier du préjugé positif et même valorisant qui s'attache à l'image d'un fonctionnaire des Finances, fût-il comme vous un parfait crétin...

-Une fois de plus quelle chance j'ai alors ! C'est sûr au moins cette fois hein ? Que j'aille pas encore faire bonne figure là où y faut pas et vice-versa.

-Vous êtes très changeant n'est-ce pas ? A ce point c'est assez rare. Montrez-moi vos attestations de dispositions physique et mentale. Votre petit carnet bleu, vous savez. Je n'ai jamais pu l'obtenir par la voie de l'escalier...

-Peut-être parce que j'en ai deux, un bleu et un rouge. Sur le bleu je suis attesté apte au physique comme au mental, sur le rouge inapte au physique comme au mental. Quel est le bon ? Regardez, ils sont parfaitement inversés. Attendez...

-Je vous crois sur parole. Mais je vous avais demandé le bleu quelle idée de me montrer le rouge ! J'en ignorais l'existence! C'est à se demander si vous ne dépendez pas plutôt du rouge alors et si le bleu ne serait pas de pure complaisance... Montrez-en moi les cachets et les paraphes, on va être vite fixé...Si toutefois vous arrivez à les ouvrir, on les dirait collés! En effet vous n'arrivez plus à les ouvrir si tant est que vous ayez jamais pu. Ils sont factices ! Faites voir un peu...

-Ils étaient authentiques quand on me les a remis au sortir de ma dernière entrevue d'évaluation à la fin de ma période de stage. Ou plutôt on m'en avait d'abord remis un seul, le bleu,  avec lequel j'avais quitté le bureau. A peine dans le couloir, une dame m'avait appelé, depuis une autre porte d'où elle me tendait le même, en rouge ! Je m'approche en faisant mine de devoir lui rendre l'autre. Elle me susurra "non, vous pouvez le garder, mais en réalité ce n'est pas le bon. L'authentique le voici, prenez-le et cachez-le bien, vous seul connaîtrez son existence. Vous devez ce privilège à une intervention de très haut et d'une bienveillance peu commune."  Elle referma la porte non sans stupeur et tremblements... Et moi aussi avec mes deux couleurs, cette curieuse bivalence ! Certes cachée mais qui me chagrinait quand même à l'intérieur... Mais je me suis dit qu'après tout j'avais bien le droit de me servir de l'un comme de l'autre selon les circonstances et que c'était de toute évidence un avantage et des moins banals. La seule chose qui m'ennuyait c'était qu'il me paraissait difficile de présenter les deux en même temps  pour des circonstances disons vraiment exceptionnelles, paradoxales, pour tout dire quantiques !

-Oui et devant cette impossibilité à l'échelle de notre monde les deux documents n'ont eu le choix que de se massifier, de fusionner leurs pages d'où ces curieux blocs que vous tenez tant bien que mal entre vos mains et qui toutefois ont gardé chacun leur couleur, à moins qu'ils les aient inversées, allez savoir ! De toute façon vous n'êtes donc ni sain d'esprit, ni dérangé, ni compétent ni incompétent pour la tâche sollicitée. Vous voilà donc au beau milieu des choses, comme tout le monde ! Vous êtes universellement apte à toute chose, sauvé par la médiocrité ! Cette histoire de carnets ne me paraissait pas très plausible. Ils ont peut-être eu cours un temps, je ne dis pas le contraire, occupé quelques poches, en rouge ou en bleu, avant de disparaître s'ils ont jamais existé. Voyez vous même, soudés ou pas, vous ne les avez déjà plus !me raccordera

-C'est vrai. J'avais dû me monter la tête, croire vraiment pour une fois en quelque chose. J'avais les mains dans les poches comme d'habitude. Et je vous parlais de choses et d'autres comme d'habitude et vous n'écoutiez pas comme d'habitude !

-Vous savez que j'enrage depuis ce matin quand j'ai appris que le câble qui doit me raccorder sera plus long que prévu, plus que celui finalement déniché par mes soins à force de palabres, de prévarications péniblement et donc inutilement obtenues.

-Si vous n'en avez plus besoin, donnez-le moi, je trouverai bien quelque chose à quoi me raccorder. Il paraît que c'est plein de réseaux près de chez moi. Des réseaux dormants mais que l'initiative fortuite d'un simple branchement suffit à réveiller !

-Il n'y a plus rien à capter nulle part par branchement. Je suis sûr que les travaux qu'on m'a présentés comme obligatoires sont le fait d'une bande d'escrocs-cambrioleurs qui cherchent à se faire ouvrir les portes. Tout se fait par les airs à présent. C'est le règne du grand WIFI ! Je vais décommander et passer pour de bon au sans fil, sans câble, au tout rayonnant ! Mon câble, je vous l'enverrai en cablissimo! En partant, déposez donc votre adresse dans ma boîte, c'est bien le seul endroit où elle ne risque pas de disparaître.

-(Il n' y met jamais les pieds dans sa boîte aux lettres, je suis pas près de le recevoir et donc de le revoir puisqu'il l'a même eu en main un moment quand il me parlait de son raccordement à quoi au juste? Il est ignoble quand il s'y met! En plus son truc, qu'il avait sorti de son pantalon, était lumineux, verdâtre, une sorte de néon flexible comme on en voyait au cou des gens autrefois le soir à St-Germain-des-Prés! ...Fermez d'abord... C'est dire l'ancienneté de cette scène qu'on aurait dit jouée sous un auvent. Comment mettre de l'ordre dans tout ça ? ...votre boîte... Certes ce souvenir paraît authentique et m'appartient bien mais où le classer ?...elle est... Et surtout dans quel genre ? Une seule erreur de genre et tout fout le camp, irrécupérable !...toujours... Il y en a des genres de souvenirs  C'est comme des boîtes, qu'il faut pas louper...Et ceux qui ne sont plus que des ombres, comment les traiter, les manipuler, les faire rentrer dans leur boîte ? Autour d'un bâton spécial ils peuvent paraît-il s'enrouler spontanément et comme on ne peut plus rien en faire, on jette l'ensemble dans la même corbeille, la seule façon de leur garder, ou de leur restituer in extremis, une certaine droiture dans la mollesse...ouverte !

-Je viens de la fermer à l'instant, par la pensée. Vous verrez, elle sera fermée ! Et pour toujours puisque je me considère à compter de ce jour entièrement numérisé... Mais dites-moi, vous vous êtes sûrement déjà demandé à quoi avait bien pu servir le montant parfois substantiel des redressements que vous aviez effectués à l'encontre de tel ou tel pékin, riche ou indigent, anonyme ou célèbre ?

-J'y pense toutes les nuits! Mais pourquoi me demandez-vous ça ?

-Et bien voilà, cette traçabilité du pognon repompé, fléchage comme on dira, va devenir possible pour chaque centime du montant refiscalisé par les soins de l'agent fiscal. Il est donc probable que vous aurez de temps en temps la satisfaction un rien citoyenne et assez vaniteuse de voir affectées vos resucées d'oseille pas fraîche à la construction d'une école, d'un hôpital ou d'un commissariat et là vous vous sentirez fier pour une fois et à bon escient. Pour le reste il faut craindre une destination moins honorable de ces deniers qui n'auront été publics qu'un court instant dans la caisse du percepteur.

-Et dans ces cas-là où finissent-ils leurs courses ces deniers dévoyés ?

-Dans des poches diverses et variées ou tout simplement pour des projets d'une inutilité désolante ou des usages, certes publics, mais d'un rendement déplorable...

-(En disant déplorable il avait un oeil sur moi, il pense sûrement que je n'ai pas mérité mes primes, traitements et indemnités tout au long de ma carrière ! Mais s'il l'avait vraiment analysée, reconstituée, comme il le prétend, il aurait vu, mais a-t-il seulement touché mon tableau de chasse, que le montant total des redressements opérés par mes soins dépassait largement la somme globale  de tous mes émoluments ! Et que j'ai donc de ce simple fait bien plus rapporté à l'Etat que je ne lui ai coûté.Je lui avais déjà expliqué tout ça pourtant!D'un autre côté s'il n'avait pas remarqué ce mérite incontestable qui me grandit encore à mes propres yeux un peu plus chaque jour, m'aurait-il proposé un second tour dans cette course orgueilleuse et pirouettante après la timbale d'or et d'argent des d'Artagnan du fisc?Peut-être me croit-il, sans oser me le dire, capable de la décrocher?)

-Vous rêvez encore de la timbale hein ? Ah je vous connais ! Vous ne vous arrêterez que lorsque vous vous la serez vidée sur la tête pour la porter ensuite tel un chapeau de gloire, somptueux mais défiscalisé, errant ainsi longtemps alentour à l'aveuglette avant de revenir ramasser tout son contenu dont quelques plumes d'or seront peut-être restées accrochées aux chevrons de votre veste !

-Je n'en demande pas tant. Refixez-moi plutôt à un bureau, n'importe lequel, n'importe où si je peux encore disposer d'un de ces anciens bacs de fiches à roulettes ! Il doit bien encore en rester quelques-uns...Même le bac tout seul ferait l'affaire!

-Vous en obtiendrez peut-être un au tout début mais profitez-en bien car très vite ils seront réformés en poussettes pour ordinateurs !

-J'en prendrai deux alors si j'en trouve un. Je ne me laisserai pas faire, je tiens à être tout de suite bien équipé. Et aussi un lot de ces petits cavaliers de couleurs pour en épingler mes fiches qui parfois se redresseront, se tiendront debout dans leur bac si elles présentent un intérêt particulier ou une drôle de bizarrerie.

-C'est ainsi qu'on distinguait généralement les pékins qui eux-mêmes devaient être redressés et qui ne tarderaient pas à recevoir de notre part une curieuse rhapsodie in blue.

-Mes fiches ne tenaient pas en l'air, je devais finir par les rabattre pour avoir la paix, voir venir, être un peu tranquille!

-Oh c'est curieux, les choses semblent s'être inversées. Voilà que je reçois une notification pour vous. Sur l'enveloppe au dos en haut figure une petite cloche de sonnerie de réveil ou d'alarme je ne sais pas. C'est une jeune femme dont on voit le le visage dans un petit rond en haut à gauche avec son nom juste à côté : Juliette Aboukrif. "J'aime votre page, vous dit-elle, je l'ai partagée avec mes amis et avec mon groupe." Ça vous dit quelque chose ?

-Alors ça, je dois dire...c'est l'énigme du jour et même peut-être de tous les jours réunis !

-Il me semble que ce papier prendrait tout son sens si on le numérisait pour le charger sur le web, vous savez, je vous en ai parlé...

-Ce réseau fabuleux. Vous croyez qu'il existera un jour ? Les fils en sont-ils enfin posés quelque part? Ou au moins est-ce seulement en bonne voie ? Enterrés ou en l'air comme les anciens câbles des premiers temps du télégraphe ?

-Enterrés et en l'air pour des raisons de fiabilité et selon un très ancien principe de dédoublement systématique de toutes choses, et il faut bien le dire de contradiction pure et simple, que ces choses par ailleurs soient utiles ou non, réelles ou imaginaires...

-Je m'adapte à toutes les situations, j'ai renoncé à choisir entre ces paramètres finalement sans plus d'effets les uns que es autres. Tout vient de soi, si on arrive à claquer des doigts, ce qui pour ma part ne m'est pas facile devant me les mouiller, on obtient je crois des sonorités qui peuvent vous assurer une certaine attention par-ci par-là, au travers de peuplements divers, si toutefois ils ne sont pas trop occupés à vous éviter du regard ou à vous fuir comme la peste pour avoir obtenu un claquement à peine audible au point qu'une fillette une fois me pria de bien vouloir recommencer sine die et à sec !

-Bon dites si ça vous fait rien, j'aimerais bien qu'on aborde les choses un peu sérieusement parce que les caprices d'une gamine c'est bien joli mais on va quand même pas s'en faire pour ça non ?

-Oh moi je ne m'en fais pas, je ne m'en fais plus, maintenant c'est vous que ça regarde... Du reste vous vous y employez apparemment avec persévérance et obstination. A chaque fois que je vous rencontre ou même vous aperçois de loin, vous semblez tenir fermement dans vos mains mon dossier ou ce qu'il en reste...

-Oui vous avez dû me voir la fois où je l'avais laissé  tomber dans l'escalier tout en haut du dernier palier et que je venais d'en récupérer une partie non négligeable,la moins éparpillée en tout cas largement suffisante pour permettre la suite de mon instruction! En particulier cette analyse psychologique propre à tout dossier un peu délicat et sur demande expresse du conseil de discipline ou celui des révisions de carrières comme dans votre cas.

-Ah je vous l'avais bien dit que ma carrière allait être révisée, revue de fond en comble, et que j'en sortirai tout de même avec un autre profil et réévalué sur le plan de l'humain et du savoir vivre...

-C'est plutôt du savoir-faire qu'il vous faudrait mais ça peu de gens pourraient de ce strict point de vue vous requinquer en proportion de vos manques, manquements et abandons...

-C'est un jugement alors. Je n'ai donc aucune chance. Et comme il n'est de recours aux assises, je n'ai plus qu'à aller voir ailleurs !

-A propos d'Assises, changez tout, vous risquez bien de vous y trouver et dans pas longtemps mais plutôt du bon côté : votre nom figure dans la liste des tirés au sort pour former le prochain jury d'Assises et même si ce n'est apparemment que comme suppléant, vous avouerez qu'il y a bien de quoi être étonné, ébouriffé ! Tenez, en voici la notification qui vous est bien adressée et en bonne et due forme...regardez signée du Maire-adjoint aux affaires générales et à la sécurité.

-Vous savez le film que je viens de voir à la télé y a pas plus de trois ou quatre jours ? !... Douze hommes en colère ! Et le jeu de ces jurés évoquait un drame de conscience qui me paraissait bien éloigné de ce que je pourrais jamais connaître en la matière ! Bref une affaire d'hommes. Et bien voyez-vous, j'ai peine à croire qu'on puisse faire appel à moi dans une situation similaire. Sur quels critères se fonde-t-on au juste pour solliciter d'un quidam une telle responsabilité assortie d'une faculté de jugement sortant de l'ordinaire?

-Aucun, les jurés sont tirés au sort sur les listes électorales de la commune où doit avoir lieu le procès, donc sans que puissent être pris en compte une qualité, un rang social ou un mérite particuliers...

-Je sais que la peine de mort a été abolie mais il me semble quand même qu'un juré doit être plus ou moins au-dessus de tout soupçon. Et sans se sentir particulièrement coupable il peut se dire que s'il n'est pas devenu criminel c'est qu'il n'en a pas eu l'occasion ou qu'à ce moment-là, son inconscient, in extremis l'a orienté vers autre chose... Non, non, je ne veux pas être mêlé à des choses pareilles, je ne m'en sens pas du tout capable, je vais décliner l'offre, renvoyer ce papier...

-Ah mais vous ne pouvez pas, ce n'est pas une offre ou plus exactement c'en est une que vous ne pouvez pas refuser! Ça vous est imposé. Certes il y a des dispenses possibles mais elles sont assez difficiles à obtenir...Et puis rappelez-vous que vous avez été une sorte de juge, oui un juge de l'impôt, on vous l'a dit ou si ce n'est à vous, à un de vos collègues je crois, ce n'est pas le moment de l'oublier...Requinquez-vous de l'intérieur avec ça, vous êtes déjà juge de toute façon! Et si cet honneur civique particulier devait tomber sur quelqu'un à bon escient c'était bien sur vous ! Et vous avez déjà prêté serment !

-Vous croyez vraiment, en admettant que ce fût le cas, et par une approximation à deux doigts de la complaisance et du montage de col, qu'il m'en resterait quelque chose, de cette pseudo-magistrature, après tout ce temps à dévider le fil de l'oubli et la ficelle de l'angoisse et du parjure ? Ecoutez, je ne m'y rendrai pas voilà tout...

-Alors là, vous passez du statut de juré à celui de condamné par l'effet d'une amende prononcée par ladite cour et d'un montant rondelet de 3750 euros !

-C'est peut-être en ce qui me concerne le prix de la liberté ! Je la paierai tout de suite comme ça je serai tranquille...

-Que vous croyez ! Si vous faites ça, vous devrez la payer une deuxième fois  au moment où, de force ce coup-ci, vous serez conduit aux mains des gendarmes jusque dans le boxe des jurés !

-Je passerais donc en plus pour une sorte d'accusé et peut-être même de coupable...

-Je ne vous le fais pas dire. Sursitaire d'on ne sait trop quoi, fourvoyé de façon punitive dans un monde qui n'est pas le sien !

-C'est pas loin d'être le résumé de mon existence. Maldonne ! Je reprends tout depuis le début. Je vous suis donc les yeux fermés dans vos pérégrinations altruistes à mon égard, dans ce curieux cheminement auquel je ne comprends rien mais dont je tire l'impression intime qu'il doit me conduire à bon port.

-J'ai bien le chemin mais le cheminement, comment l'initier, le déclencher, le faire seulement advenir ?

-Nous ne sommes pas partis? Je croyais pourtant vous suivre en tenant le tissu de votre manche... Où sommes-nous ? Nous n'avons donc pas quitté votre salon, quelles simagrées !Je ne sais pas si je reviendrai. Vous me traitez en hôte inadéquat ! Au fait, à quel titre suis-je votre hôte exactement si mon siège est propre à recevoir ? Où m'avez-vous trouvé ? Ne me dites pas que c'est à Paris, vous me tueriez. Je n'y vais plus depuis longtemps, mais peut-être que dans mon sommeil je m'y rends encore ! Sûrement rue de Grenelle alors... Non ? Vous m'avez ramené hein ? J'étais comme ces automates qui empruntent illico le chemin qu'on leur indique, en parlant un peu parfois. Reconduisez-moi donc puisque vous êtes là, garé pas loin!

-On vous aurait dit sur des roulettes. Au coin de chaque rue vous stoppiez mais il suffisait de vous tourner un peu pour vous voir repartir aussitôt et dans la même posture, un peu de travers qui n'était pas de guingois.

-Pouvais-je de la sorte croiser des gens ? M'a-t-on vu ? Ai-je tenté d'aborder quelqu'un, de prendre langue dans le noir ? Quelle était la largeur du trottoir ? Ai-je cru voir quelqu'un de connu ?

-Oui Claude Nougaro. C'était bien lui cependant. Il s'insultait copieusement et vous apercevant, cessa de dodeliner en titubant pour vous demander si vous pouviez, comme toutes les librairies étaient fermées, l'emmener chez vous pour lui donner un livre à choisir au hasard dans votre bibliothèque...

-C'est une variante de ce qui s'est vraiment passé. Où avez-vous donc encore farfouillé ? Dans quelle bouillie vaguement innervée ? Je n'ai pas le cerveau en compote moi monsieur !J'ai le neurone délicat et conservé au sec sur des bobines astringentes ! Non, non , c'est à "Old Navy" que cela occura, un fameux bistrot de nuit, drôlement fréquenté. La perle de St-Germain-des-Prés. Et justement oui le petit minotaure de Toulouse y était. Il s'insultait oui, mais s'il se traitait bien de pédé, il s'empressait de compenser en ajoutant haut et fort pour tout le monde "et j'vous encule!" Ce n'est qu'au moment où un jeunot avec une meuf lui a lancé "Tu l'as déjà dit! Barre-toi!" qu'il s'est tourné vers moi pour me demander : "Pardon monsieur, pouvez-vous me ramener chez moi?". Pourquoi ai-je acquiescé ? Peut-être parce que ma voiture était garée à deux pas sur le boulevard. En fait de chez lui, ayant pris la direction opposée à Montmartre, il s'est retrouvé chez moi à Boulogne où, nullement fâché de ce détournement, il s'est effectivement intéressé à la bibliothèque. Les yeux fermés, il a pris un livre au hasard semblant tenir à mettre tout de suite en pratique l'adage montre-moi ce que tu lis, je te dirai qui tu es. Je n'en menais pas large. Il est tombé sur Gide et son Retour d'URSS. Il m'a tout de suite félicité, tu as d'excellentes lectures, c'est un de mes livres préférés. Y avait-il un rapport entre ses vociférations alcoolisées du bistrot et ses goûts littéraires ? Difficile à dire mais la coïncidence était amusante. Les paroles déjà un peu énigmatiques de sa chanson "Cécile ma fille" s'éclaireraient désormais dans mon esprit de la lueur blafarde des néons du Old Navy "Elle voulait un enfant, moi je n'en voulais pas" et pour toujours en corrélation avec cette déclaration publique outrancière, aux accents de confidence tragique et désespérée, du bistrot. Quelle était la signification réelle de tout ça ? Ce pataquès n'était-il présent que dans mon cerveau embrouillé par les excès nocturnes ou abusé par les sortilèges germanopontins ? L'auteur de "l'écran noir de mes nuits blanches" s'était-il livré à une simple facétie de saoulard juste destinée à amuser ? Mais en ce cas aurait-il poussé le raffinement  jusqu'à passer sa main sur la braguette d'un jeunot qui venait d'entrer dans le café tout en lui faisant un sourire salace et des petits yeux vicieux? Joindre le geste à la parole, en un cas pareil, était au-delà de la plaisanterie, même de mauvais goût ! Pourtant, aussi bien dans ma voiture que chez moi, il ne s'est pas du tout comporté comme ça... Avait-il dessoulé ? Fini son numéro de composition ? Avais-je retrouvé ma lucidité ? Vu le sortilège s'échapper sitôt passé le Rouquet's ?... Et pourtant, beaucoup plus tard, à la radio je l'entends déclarer de cette voix aux syllabes détachées, scandées et appuyées comme des coups de poing, sans la moindre trace d'humour: "Je n'ai pas attendu mai 68 pour être pédé ! Il y a du féminin en moi, je suis une femme à barbe !" Décidément ce sujet le travaillait ! Je me souviens qu'il avait dit ça après que la journaliste ait fait allusion à la libéralisation des moeurs homosexuelles après mai 68 et s'était empressée d'ajouter, mais cela évidemment ne vous concernait sûrement pas... J'ai tout de suite revisité l'imagium de sa prestation à Old Navy. Etait-il si éméché que ça ? Pas sûr. Non, il entendait que de temps en temps les choses soient dites voilà tout. Et j'étais là aux premières loges, carrément dans la pièce, dans le scénario. J'étais probablement destiné à recueillir cette performance pour le moins inattendue. Finalement, je l'ai bien raccompagné chez lui, à Montmartre dans sa villa de peintre qu'il m'a du reste invité à visiter et à y boire encore quelques godets...La soirée n'était pas terminée. Dire comment je suis rentré exactement je n'en conservai pas de souvenir précis mais cela a dû se passer sans encombre majeur, m'étant le lendemain réveillé dans mon lit, la bouche sèche mais sans douleur particulière et ayant ensuite connu la joie suprême de trouver ma voiture à sa place dans le parking et intacte elle aussi ! Par contre je ne retrouvai pas mon petit carnet auquel je tenais, plein de petits écrits sur mes vagues à l'âme et sur ce que je finirai peut-être par arriver à faire un jour pour en tirer la substantifique moelle...J'avais dû lui montrer à l'autre  péteur de plombs de Toulouse et de ses environs. A peine feuilleté, moitié pour la frime moitié pour le quant-à-soi,("j'écris quand même moi, regarde un peu ça") mon calepin a dû glisser sous le piano ! Y avait-il seulement un piano chez cet énergumène au demeurant pas très pianotant? Aucun souvenir de ce drôle de minotaure, de ce rastaquouère  dodelinant, pas plus que de son installation d'ailleurs. Ni de son adresse exacte. Sur les pentes de Montmartre, mais de quel côté ? Je dois absolument y retourner pour mon carnet. Je commencerai par le bas et finirai en haut. En montagne, c'est la seule méthode qui vaille. "Ah! Nougaro, c'est avenue Junot". Il suffisait de téléphoner au commissariat. J'y allai donc. Ou plutôt j'y retournai comme si je m'y rendais pour la première fois. Evidemment son nom n'était pas sur la porte. Mais c'était forcément cette grande maison avec une verrière façon atelier et un peu tarabiscotée, un jardin sur le côté, une petite porte donnant sur lpour s'arrêtaite trottoir. Et puis miracle, je me mis à entendre de la musique et pas du crachouillis de transistor ! Elle semblait envelopper tout le quartier et pourtant venait bien de là tout près, de derrière ce mur au pied duquel je me trouvais, encore plus réticent à l'idée de sonner et pour tout dire paralysé. Car voilà qu'on entendait sa voix à présent ! Il était en train de répéter ! Mieux, de composer, je ne reconnaissais pas l'air ni les paroles et puis il arrêtait tout pour recommencer aussitôt et s'arrêter encore. Il travaillait ! Mon doigt soudain trop mou pour la sonnette, je le remis dans ma poche. Je redescendis un moment l'avenue en me demandant si je trouverai jamais le courage de la remonter et aller cette fois, musique ou pas, appuyer pour de bon sur la sonnette du petit minotaure de Toulouse ! Comment avais-je pu m'acoquiner avec un individu pareil ? Un mythe ! Une icône de la chanson dont j'avais les paroles et les airs en moi associés à des souvenirs d'enfance parmi les plus intimes et les plus doux, et les plus brûlants aussi ! Et à présent je le tutoyais, l'appelais Claude ! Ou plus exactement hier soir, au cours d'une vraie soirée de gala où je devais tenir une forme mirobolante qui m'avait induit à cette familiarité ayant au demeurant paru lui sembler très naturelle et aller de soi. Alors j'ai pensé que, les mêmes causes produisant souvent les mêmes effets, le moyen le plus sûr de retrouver cette forme et d'avoir la force d'appuyer sans honte sur le bouton était de me requinquer aux bébis dans le premier bistrot venu. En janvier les jours sont courts mais c'est tout de même à la nuit tombante seulement que je me sentis à nouveau en mesure de remonter la Butte avec cette fois-ci une détermination pas très loin de l'insouciance euphorisée par le Label 5 et tous ses génériques. Ça tombait bien parce que, malgré sa musique qui baignait toujours le voisinage, je me sentais largement d'attaque pour sonner quand même et suffisamment solide pour encaisser un "Ah non coco, quand le jazz est là la java s'en va (= "les gonzesses se taillent"), écoute appelle-moi, ou repasse un de ces jours mais là vraiment c'est pas possible..." et voir sans émotion particulière la porte se refermer sinon violemment du moins rapidement. Le doigt bien raide cette fois-ci, je sonnai donc !(La remontée n'en fut pas vraiment une car si la première fois cette vieille Butte m'avait paru un Himalaya tout juste parisien, au retour elle me fit l'effet d'une collinette raplapla qu'on enjambe sans s'en apercevoir !  Au point que je dus revenir sur mes pas depuis l'autre côté pour la franchir à nouveau et redescendre jusqu'au niveau de Claude que j'avais donc dépassé sans le voir car situé à peu près à mi-chemin sur la pente. Je n'avais plus besoin de mes crampons, je laissais filer. Je sentais bien que j'étais encordé mais à qui ? J'étais  sur le Mont Martre tout de même ! Alors où étaient les martres ? Ces petites bêtises comme bouées de secours ) La pression de mon doigt fut telle qu'il s'arrêta de chanter ! Je n'en menais pas large, il avait même coupé la musique. La porte s'ouvrit : "Où tu m'emmènes ce soir ?" me demanda-t-il simplement en me laissant entrer comme si c'était naturel que j'entre chez lui ou du moins ma survenue lui semblait plutôt une aubaine. Il avait sans doute envie de s'arrêter et de sortir, attendant un frein, un butoir. Du reste comme je ne savais pas où aller, il me proposa de l'accompagner chez des amis qu'il devait passer voir un peu plus haut sur la Butte. Je ne tardai pas à entrer à sa suite dans un petit cabaret ne payant pas de mine mais à l'enseigne mythique "Au Lapin Agile" ! J'étais dans le plus pur cliché en technicolor, je me croyais à nouveau dans un film ! Tenez dans "Fantomas contre Scotland Yard" avec Louis de Funès qui n'était pas là mais aussi Jean-Roger Caussimon qui lui y était ! Venu saluer Claude, il s'était assis à notre table et d'autres ont suivi. Aux murs des photos de Léo Ferré aussi un habitué. Tous ces gens s'y étaient produits ou s'y produisaient encore ! Même Claude à ses débuts quand il ne pensait pas à chanter, y disait ses textes en vrai troubadour boxifiant. Moi chanter ? Jamais ! C'est Michel Legrand qui lui mettait de la musique sur ses textes qui a fini par le convaincre de chanter lui-même ses chansons au lieu d'essayer de les fourguer à d' autres qui du reste n'en voulaient pas. La table était pleine, moi j'avais cédé la place, réfugié au bout, je tenais encore sur un des coins. Ça discutait ferme. Je me suis vite convaincu de l'inutilité de me trouver un prétexte pour m'en aller. Je n'en avais pas besoin. Il me suffisait de me lever et de gagner la porte, personne ne me retiendrait, ne me verrait. Ce qui fut fait, comme au cinéma on quitte son siège pour mettre un terme à un film qu'on a assez vu. A peine dehors je me suis pris à regretter cette fuite pas très digne car j'aurais quand même dû aller le saluer mais je me suis trouvé tellement  étranger à ce qui se passait que je ne me sentais même plus la force d'aller me rappeler à son bon souvenir. A quel titre ? Le chauffeur d'un soir tout au plus. Et en redescendant une fois de plus le trottoir de cette avenue des hauteurs et des brumes, bien sûr une de ses chansons est venue se coller dans ma tête avec une insistance et une quasi impossibilité de l'en extirper qui m'a donné à penser. Ce n'était plus du tout le jazz et la java, et pas davantage Cécile ma fille ou Les Don Juan ni Je suis sous sous sous son ton balcon mais sûrement celle que j'avais le plus chantonné moi-même quand j'étais dans le même état que son Roméo, celle qui fait "Ah tu verras, tu verras, on se rencontrera, tu verras, tu verras!". Pendant des années je ne me suis pas douté que cette chanson était prémonitoire et que les paroles m'en étaient ni plus ni moins destinées et à prendre à la lettre, ou comme une lettre à la poste, et avec tous les détails sur ses intentions qui allaient se matérialiser et s'accomplir sous mes yeux : "ah tu verras, tu verras je boirai comme un trou, tu verras tu verras, je serai fou furieux, tu verras, tu verras... et je t'insulterai tu verras, tu verras, on se rencontrera tu verras, tu verras !.. Et oui j'ai vu! Promesse tenue ! C'était décidément un homme de paroles... Et dans sa dégaine et ses postures ces faux airs de Colombo ! Un bien curieux zombie. Je me suis demandé quelle pouvait bien être situation fiscale. Et là j'ai eu honte, d'abord parce que Montmartre n'était pas dans mon secteur et surtout parce qu'il m'est revenu que j'aurais dû me trouver à Boulogne, que c'était me semblait-il, mon jour de permanence en mairie. La honte n'est pas le mot exact, une angoisse ou une anxiété, celle de ne pas palper en fin de trimestre, l'enveloppe des billets de la prime, dite de mairie justement en rémunération de ce petit service rendu par l'Etat aux collectivités locales. La palper oui, mais probablement moins épaisse et puis le paiement par chèque n'allait pas tarder. S'occupait-il lui-même de ses impôts ou bien avait-il un conseil fiscal ? Lui avais-je seulement dit ce que je faisais ou étais censé faire ? Je ne sais plus . Si oui, en tout cas, il ne m'en a pas tenu rigueur. Lui avais-je montré ma carte, ma fameuse carte ? Je n'en garde pas le souvenir... Quel fourvoiement ! Et le plus fort c'est que je n'en étais pas délivré pour autant. Je pensais bien ne plus le revoir mais dès le surlendemain, rue Vivienne, je l'aperçois sur le trottoir d'en face marchant dans l'autre sens. Lorsqu'il passe à ma hauteur je ne peux m'empêcher de jeter un coup d'oeil rapide. Il me regarde ! Ou du moins en ai-je l'impression car bien que la rue ne soit pas très large, je ne garde pas le souvenir d'avoir croisé son regard, peu visible derrière des lunettes teintés tout comme celles que je portais moi-même. En raison de cette réciprocité le doute était permis, je passai mon chemin sans me retourner. Imaginaires ou non, ses petits yeux trou-de-bite derrière ses lunettes m'ont poursuivi un bon moment. Et s'il m'avait vu lui aussi, reconnu, qu'allait-il penser de moi ? Pouvait-il être fâché ? "On se connait pas assez pour qu'on se fâche". Cette réplique de "Coup de torchon" vint un peu apaiser ma gêne. Une déception quand même alors de sa part ? Non, même pas ? Deux choses, m'a-t-il seulement  vu et si oui m'a-t-il reconnu? Comment savoir ?

-Je peux essayer de vous aider pour la première question en analysant le flux de ses lunettes si ce n'est pas de la lumière bleue. Quant à la seconde, je ne peux pas rentrer dans sa tête...

-D'autant plus qu'il est mort à présent !

-En ce cas je peux essayer de faire remonter son ombre en marche arrière jusqu'à ce fameux moment et sur le trottoir je pourrai au moins voir s'il s'est retourné ou non.

-N'en faites rien, je ne voudrais pas abuser de votre bonté et accaparer vos ustensiles. En vérité, je préfère ne pas savoir. Mais dites, vous ne devriez pas jouer comme ça avec les ombres, je crois que ça peut porter malheur non ?

-Je suis prémuni contre les superstitions depuis longtemps, cher ami et si jamais une ombre se retourne ou fait seulement mine d'approcher, je grimpe dans un arbre. Vous voyez que je ne crains rien.

-Et s'il n'y a pas d'arbres ?

-J'éteins mon projecteur voilà tout.

-Un projecteur qui fait des ombres !

-Mais oui pas d'ombres sans lumière, vous ne saviez pas ça ?

-Si mais j'ignorais qu'elles pouvaient être produites en même temps et par le même ustensile.

-C'est l'apanage des antinomies corellées. La lumière ne me paraît utile que comme pourvoyeuse d'ombres. Elle peut en produire autant qu'on veut, il suffit de bien diriger son rayon !

-Et après de bien savoir le ranger dans sa boîte, son étui quoi

ou quelque chose...

-Il suffit d'appuyer sur un bouton, un simple bouton.

-On n'arrête pas le progrès. Vous savez cacher vos subtilités sous des choses ordinaires et même médiocres, idiotes...

-Il y a des masques pour ça.

-Malheureusement, le mien est comme d'origine. J'ai du mal à l'ôter, je me sens avoir été usiné avec. Une reconfiguration est-elle possible ?

-Il y a parfois un petit bouton à enfoncer avec une pointe de stylo à bille. Cherchez le bien, il est marqué reset. Parfois il n'y en a pas ou il est factice : on y casse sa bille ! Et quand il y en a un, il ne sert qu'une fois...

-C'est égal, vous savez y faire vous dans la présentation de vos amis et connaissances. Vous avez une façon de les montrer sans les montrer qui commande l'admiration : ces crêpes ou ces fromages à la place de leurs visages, ces yeux qui parfois percent tout de même dans deux trous de bouillie.

-On appelle ça flouter. Toutefois c'est un savoir-faire qui ne m'appartient pas. Sans aucune disposition et sans mérite, j'en ai obtenu la dotation et la libre utilisation par simple pression sur un bouton virtuel afin d'embellir encore mes relations et les présenter sous leur meilleur jour.

-En fait pour qu'on ne les reconnaisse pas ! C'est monstrueux, vous les écrabouillez, il ne reste plus rien de leurs tronches, je veux dire de leurs nobles visages... Ce ne sont plus que des fromages blancs sur pattes... Des cônes glacés bons à vendre à l'entracte comme autrefois, s'il restait encore des cinémas avec des rideaux de velours rouge ou dorés comme au Kursaal à Versailles dans les années cinquante,l'ouvreuse faisant crisser l'osier de son panier-présentoir en arpentant lentement l'allée du milieu, son regard aux aguets balayant la salle alternativement d'un bord à l'autre, arrangeant de temps en temps, d'une main machinale mais délicate, son chignon. Pour rien parce qu'elle n'était plus à ce moment-là aux yeux de tous qu'un esquimau ambulant !

-Je commence à comprendre pourquoi toute votre vie dans ces bureaux a pu être un enfer à peine compensé par des petites vanités de bouche ou d'oreille ! On échange bien des  timbres, échangeons nos souvenirs !

-J'ai bien peur qu'on ait exactement les mêmes, vous m'avez tout piqué m'ayant littéralement cloné les méninges sous le couvert d'un contentieux qui vous aurait échu en ma faveur ! Et vous appeliez ça reconstitution de carrière !

-Mais ça été fait. Elle est reconstituée. Vous pouvez à présent vous y glisser comme on se glisse dans des pantoufles. Vous pouvez à nouveau partir au bureau comme on on partait en goguettes autrefois ou encore en des temps moins anciens du côté de Boulogne-Billancourt ou de Beaugrenelle !

-Beaugrenelle, son centre commercial, ses tours adventices où je logeais dans les hauts de l'une d'entre elles ! Presque au dernier étage ! Ma solitude y surplombait tout Paris ! On est moins seul quand on ne voit plus personne. Pas grand monde dans les ascenseurs. C'était, depuis les parkings en sous-sol, des directs solitaires à chaque fois. Cinq étages au-dessous, un médecin qui a fini par devenir le mien et comme exclusivement. Je n'ai jamais vu personne dans sa salle d'attente et sa porte, toujours ouverte sur le palier, paraissait ne l'être qu'à mon intention. Et, assis derrière son bureau, il semblait m'attendre. Je le trouvais surtout remarquable pour sa propension à me faire des arrêts de travail à répétition au seul récit de mes atermoiements existentiels et de l'habitude de bambocheur solitaire et mélancolique qui était la mienne, laquelle m'empêchait de me lever le matin pour rejoindre mon travail dans des conditions acceptables.  Je n'avais récupéré qu'à l'heure de sortie des bureaux et, préférant les éviter, je filais droit sur Montparnasse et le Bar de la Coupole !

-Où vous n'aviez rien à faire et où vous alliez encore bien plus vous ennuyer ! D'où cette frénésie sur le Johnny Walker et cette propension au bloody mary secoué sous vos yeux par Manu le barman qui ne vous connaissait pas mais savait qu'il fallait toujours se méfier des anonymes dans un endroit où les têtes connues étaient plus nombreuses que les pékins. Il vous avait curieusement à la bonne... 

-C'était bien sûr l'époque où avec mon trench je ressemblais paraît-il au Commissaire Moulin, mais j'avais dû plus sûrement lui montrer ma carte d'agent du fisc qui m'attestait bénéficiaire "d'une aide, d'un appui et d'une protection en tout" !  Ce qui m'apparaissait comme un privilège exorbitant me laissait moi-même sceptique malgré la double signature des autorités judiciaires et préfectorales au bas de cette "commission".

-Vous y alliez pour vous mettre en valeur quoi ! N'importe, la vodka et le jus de tomate vous auraient coûté moins cher à la maison.

-Mais pas du tout, c'était jamais trop cher et le drame du reste était là. Dans le fait que chaque soir j'arrivais avec un pascal tout neuf, qui constituait le montant exact que je m'octroyais quotidiennement pour mes faux frais de bouche et mes petits en-cas. Ce talbin avantageux provenant des liasses qu'on me remettait en échange des lingots de ma tante qui venait de disparaître sans me retirer la procuration sur son coffre ainsi qu'elle m'en avait menacé à plusieurs reprises. C'était bien sûr ce qui pouvait m'arriver de pire, qu'elle n'en ait rien fait. Evidemment je n'en vendais qu'un à la fois, mais quel affreux petit tas de biffetons ça faisait tout de même et malgré le fait que leur état "uncirculated" et sous bracelet les rendait aptes à circuler sans renflement notable dans la poche intérieure de mon par-dessus, qui devenait plutôt un par-dessous! Au point que je me sentais finalement quand même repéré, épié, filé de partout. C'étaient pas seulement les voyous qui depuis la terrasse du café juste en face de la petite sortie du marché de l'or du Lyonnais m'avaient peut-être observé et qui étaient peut-être déjà sur mes pas, mais aussi les collègues dont je ne pouvais pas être certain que l'un d'entre eux ne fût pas, plutôt que d'hypothétiques malfrats, accoudé au comptoir, m'ayant vu et rentrer avec mon kilo et ressortir avec mes faffiots. Ce n'était pas seulement parce que je n'avais encore rien déclaré des jaunets de ma tante (j'avais six mois pour le faire) mais surtout parce que la richesse ne m'allait pas et que, contrairement à l'adage, j'avais toujours préféré faire pitié qu'envie. A l'argent, je préférais l'argent de poche. Il faut dire qu'avec ma tante, je savais le faire gonfler. En sortant de chez elle j'avais parfois les poches de ma veste lestées, fallait voir comme ! Elle m'en avait déjà donné de son vivant. Certes le prix du métal était moins élevé à l'époque mais dans les tournants, pour ne pas être déporté ni assommer un gamin au coin d'une rue, il me fallait tout pareil retenir le pan de ma veste, le poids était le même, insoutenable, incontrôlable...

-Avez-vous jamais entendu parler du dur labeur au fond des mines de charbon ? Je pleurerai sur la pénibilité de votre existence une autre fois !

-Oh mais je pleurais aussi quelquefois en m'apercevant que j'avais encore dû me laisser délester d'un poids décidément incontrôlable car le lendemain matin, je n'avais pas besoin de regarder dans mes poches, il me suffisait de soulever ma veste pour voir que ça ne tirait plus et que sous le lit il y avait plus de minons que de briquettes jaunes et brillantes... Bien sûr, il ne m'avait rien coûté et ma tante en avait d'autres mais même si ça ne m'est arrivé qu'une fois, c'était malgré tout un souvenir désagréable, me montrant surtout que je ne savais pas quoi faire de ces largesses inopinées ressenties un peu comme des incitations à me laisser aller dangereusement, à suivre ma pente et pas comme Gide qui suivait la sienne en montant ! En la dévalant oui ! Du reste, dans la cuisine de ma tante à Genève où je passais mes vacances d'enfant n'y avait-il pas un dévaloir ? Il y a comme ça des prédispositions, des harmonies obscures spontanées ! Je me souviens de cette bouche d'ombre dans la cuisine, qu'on entrebâillait pour y jeter des épluchures ou des emballages dont on suivait la chute par la diminution progressive du bruit contre les parois du conduit que j'imaginais descendre bien au-dessous du sous-sol de l'immeuble, jusqu'aux entrailles de la Terre où je me serais bien laissé glisser pas seulement pour échapper au pudding de ma tante mais aussi à des fins exploratoires... Fort heureusement il me suffisait de tourner la tête à droite pour apercevoir dans son étrangeté rose-mauve des beaux soirs  d'été, sa majesté le Mont-blanc qui aussitôt ôtait tout intérêt au monde souterrain des poubelles. Mais pour un temps seulement car je ne dédaignais pas descendre à la cave, et comme on ne pouvait pas tout jeter par le dévaloir, j'offrais volontiers de descendre le seau à ordures si nécessaire. C'était pas seulement l'odeur de buanderie qui emplissait ces locaux de demi sous-sol au demeurant assez clairs avec leurs cloisons de bois blanc mais aussi le local à trottinettes dont les gros pneus gonflables, la pédale d'entraînement à l'avant, celle du frein à l'arrière, le changement de vitesse et le gros timbre sur le large guidon faisaient de ces petits deux roues helvétiques les Harley-Davidson de la patinette ! (Ce jour-là j'étais allé chercher quelque chose pour ma tante dans sa cave où je me trouvais encore lorsque j'entendis la petite troupe des enfants du dessus venir ranger leurs patinettes. Ils rentraient de la piscine. L'un deux commence à raconter quelque chose qui leur était arrivé là-bas. Je ne bouge pas, ouvrant seulement tout grand les oreilles, retenant mon souffle. Ou plutôt quelque chose qu'ils avaient vu. "Dans une cabine ? Oui, aux douches, je l'avais déjà vu..."  Un bus est passé juste devant, dans la rue Vermont couvrant un instant les voix... "T'as vu ça ? ...C'est bonnard hein?... Arrête! ... Quel truc !... Il était à qui ce truc ? Moi j'aurais bien touché mais quelqu'un est arrivé, alors la porte s'est fermée et je me suis barré...Moi aussi je l'aurais bien touché ce machin..." Je suis sûr que l'un d'entre eux était le type à la Harley-Davidson. Il avait dans les deux trois ans de plus que moi et je l'admirais beaucoup. Pas seulement parce qu'il tournait sec et très penché à l'intersection des allées du jardin ou parce que demeurant au sixième il devait voir la chaîne du mont-Blanc en entier (déjà de toute façon les gens qui habitaient au dernier étage me semblaient toujours supérieurs aux autres) mais parce qu'il était probablement à onze douze ans dans l'âge sommital de l'enfance reconnaissable à cet épanouissement cette harmonie du corps et du maintien, ce tout début d'un élancement qui de sublime vire très vite à l'excessif, voire au grotesque, au dégingandé de certains adolescents. Et puis ce vélo qu'il avait aussi, cette façon de lâcher le guidon et de mettre ses mains derrière la tête, sa chemise ouverte flottant derrière lui ! Moi j'avais encore mon cyclo-ski; sorte de tricycle où on ramait pour avancer, avec deux petites bielles sur les côtés qui transmettaient le mouvement aux roues arrières et dont je ne voyais d"équivalent que sur les bateaux du lac pour l'entraînement de leurs roues à aube ! Il était à l'âge de l'adultat de l'enfance, de la maturité paradoxale, malheureusement mise à bas  peu de temps après par le saccage obscène de la puberté. Seuls quelques rares privilégiés y échappent en grande partie, conservant comme par miracle tout au long de leur adolescence, et parfois même de leur vie, le charme sans pareil de la maturité immature ! Il était de ceux-là. Et puis alors son prénom ! Il s'appelait Jean-Loup ! Comme je ne connaissais pas ce prénom, je me suis imaginé qu'il était le seul à le porter, inventé pour lui, un surnom plutôt. Et à chaque fois qu'on l'appelait du sixième par le balcon pour le repas, je n'entendais que la composante lupineuse de son nom en me demandant ce qui avait pu guider ses parents dans le choix de ce prénom qui au demeurant lui allait à ravir car il était bien une sorte de petit loup...

-Vous m'entendez ? Si jamais vous êtes par là, quelque part, je vous en supplie allumez on n'y voit rien ! Ou toussez juste une fois mais faites quelque chose car je ne vis plus à vous chercher comme ça dans tous les recoins de mon chez moi... et jusque dans les caves à présent ! Vous auriez pu apporter une lampe vu qu'ici on ne peut pas trouver les boutons de la minuterie, ces derniers n'étant plus lumineux... Ah tout de même ! Vous êtes donc là mais que faites-vous ici ? Dans le local des patinettes !

-Et bien voyant que vous ne m'écoutiez pas et sembliez ne pas me voir non plus, je me suis éclipsé comptant bien rentré chez moi mais tout en descendant l'escalier j'ai fait un rêve et quand j'en suis sorti j'étais ici. Et le plus fort c'est que c'est un rêve de local à patinettes qui m'y a conduit et dans lequel je cheminais à toute allure sur une formidable bécane comme j'en avais vu une autrefois dans mon enfance et qu'un jeune loup conduisait dans toute la gloire de ses douze ans acquis pour toujours et qui insensiblement me rattrapait moi sur mon cyclo-ski dévalant pourtant à toute allure le trottoir en pente d'une petite rue sombre en direction du lac...

-Je sais même qu'à cet endroit-là vous sentiez déjà sur la brûlure de vos coups de soleil les fraîches mouillures du jet d'eau qui empanachait de son poudroiement diapré les eaux bleues du port...

-Vous voilà poète !

-Comment ne pas le devenir avec vous ? Mais franchement je vous voyais plutôt aux Champs-Élysées, je ne sais pas bien pourquoi. Il faut toujours que vous reveniez sur les lieux de l'enfance, vous ne changez pas.

-Comment le pourrais-je ? J'y reviens malgré moi, encore que désormais, la plupart du temps, en pure virtualité.

-Oh cette fois-ci vous n'étiez pas loin de vous y trouver pour de bon... Regardez, votre manche est mouillée !

-Ah oui je me suis lavé les mains au lavabo qui est là dans le coin...

-Il n'y a pas de lavabo, vous avez ouvert la bouche d'incendie!

-Tout est pourtant sec par ici, regardez.. Croyez-moi, il y a des jets d'eau qui portent loin, dans l'espace et dans le temps ! Ne vous mêlez pas de mes souvenirs d'enfance, ils dépassent les bornes... Ils sont d'un autre monde !

-Savez-vous qu'il existe, ou qu'il existera, des algorithmes d'apprentissage ? Je vous souhaite de pouvoir en utiliser un jour car alors seulement vous serez sans doute en mesure d'être enfin vous-même... Mais d'ici là je vais vous inviter à remonter chez moi pour un petit supplément d'enquête car ma tâche pour ce qui vous concerne est loin d'être terminée... Vous passez devant ? Je vous suis...

-Vous savez que j'ai eu le temps de tourner un film ? Un film virtuel dans ma tête renforcé d'un décor, celui inopiné de vos caves qui devraient donc figurer dans cette fiction purement cérébrale mais qui sera un jour visible quelque part j'en ai la certitude car on sait à présent qu'aucune image mentale n'est perdue ! Film qui s'ajoute donc aux innombrables déjà tournés depuis mon enfance précisément.

-Vos images seront les miennes car je les verrai très bientôt en exclusivité, lors d'une sorte d'avant-première qui me sera réservée, possédant seul pour le moment le secret inviolé de sa mise en place et de son déclenchement !

-Je vous admire et vous envie car vous seul allez profiter de ce que j'ai engrangé de meilleur en moi et ne parviens jamais à restituer tout à fait ni pour moi ni pour qui que ce soit. C'est comme perdu et pourtant là encore, j'en sens toujours un peu la chaleur quand j'ai sous les yeux une image, un décor qui m'y font penser, il suffit sans doute d'un simple détail que je ne remarque même pas vraiment. Les chansons n'en parlons pas, elles sont sûrement le meilleur vecteur de la mélancolie mémorielle, quasiment assassines et dont les stigmates sont comparables à ces brûlures de soleil qui me cuisaient si fort dans les ombres plus fraîches du soir au Pré Fleuri !

-Vous êtes à classer au nombre des grands mélancoliques autopédophiles. Vous ne vous supportez qu'enfant, un enfant dont vous abusez d'ailleurs à force de le mettre à toutes les sauces dans l'évocation de souvenirs improbables, l'étalage de mérites illusoires ou des allusions à un talent encore à montrer !

-C'est dans la catégorie des nostalgiques bogomiles que vous auriez dû me classer. Je m'étais déjà penché sur le sujet il y a peu à l'instigation d'un portraitiste de l'intérieur qui m'avait chaudement conseillé cette singularité plus proche de mon inclination secrète véritable.

-Pourquoi êtes-vous descendu par cet escalier ? Vous n'étiez jamais venu ici ! Comment remonter à présent ? Ce n'est pas le mien non plus.Je ne passe jamais ici, mais je sais qu'Il y a un sas avec une échelle dans le coin et qu'on peut remonter par là...Il va falloir le trouver sans ça... Tenez, passez devant moi maintenant, essayez de voir... Non ici c'est pas très bon pour le moral, une sorte de mélancolie vous tombe dessus...

-Est-ce vraiment chez vous ici ? Parfois là-haut dans votre bureau, je me demande où nous sommes. Et très souvent j'ai l'impression que c'est un faux bureau. Que tous vos dossiers complaisamment étalés ne sont pas véridiques. Une fois comme une feuille blanche s'échappait aux deux tiers de l'un d'entre eux, j'ai eu la conviction que tous ils ne contenaient que du papier blanc sans aucune écriture imprimée, tapée ou manuscrite... Et j'attribuais votre propension à rester penché durant des heures au-dessus d'une pile de fiches cartonnées tout juste encochées ou tamponnées d'une grosse lettre à un simple besoin de donner le change au risque de voir votre dos se voûter irrémédiablement. Cette quasi-certitude que ce bureau était un leurre, un leurre pur et simple, qu'il ne servait à rien, à rien du tout !

-Encore votre autoscopie ! Cette propension à vous projeter, à vous voir partout ! C'était le vôtre de bureau que vous aviez devant vous ! Cette voussure du dos dont vous aperceviez l'ombre sur le mur, c'était la vôtre ! Tout simplement la vôtre !

-Je ne supporte plus que mon ombre, et encore, à condition  de ne pas être de profil! Cette précaution étant prise, je la fais jouer de multiples façons pour apercevoir les silhouettes que j'aurais pu offrir si la pire n'avait pas été retenue !

-Toutes ces précautions d'usage, ces remontées du rez-de-chaussée, vous auront complètement quitté sitôt que vous vous serez installé dans votre prochain bureau, un plus vrai que nature cette fois et surtout, un suradapté ! Avec une ampoule LED dans votre lampe ! Ça n'existait pas encore à votre époque. Quand vous avez quitté votre antre parfumé aux vieux papiers, c'était encore, dans toutes les loupiotes, le filament ! Il y avait bien les tubes de néon mais il m'arrive de me demander si cet éclairage bleu verdâtre sévissait déjà aux plafonds des locaux de l'Administration quand vous y étiez ou  s'il n'avait pas encore dépassé le stade du prototype dans la liste promise des derniers cris de la modernité...

-Je suis prêt à accepter tout type d'ampoule dans tout type de lampe qui serait posée sur un bureau à ma disposition pleine et entière. Seulement je n'y serai peut-être toujours pas tout à fait. Laissez-moi le temps d'arriver quand même !

-Vous ne serez pas loin, je vous connais. Vous préparerez votre rentrée en vous couchant simplement un petit peu plus tôt chaque soir, ce qui fait que tous les soirs ce sera pour le lendemain...Le risque évidemment c'est de vous retrouver comme Achille avec sa tortue, dans l'incapacité d'atteindre jamais la limite à franchir. Certes c'est une limite théorique que l'on franchit facilement dans la pratique mais dans votre cas je crains que vous ne cherchiez à vous coucher chaque soir un peu plus tôt en divisant de jour en jour et sans fin le manque à gagner jusqu'à la seconde et peut-être même au-delà. Bref de changer en éternité le délai pour votre reprise qui allait diminuant...

-Vous ne me croyez pas capable de régler tout simplement mon réveil pour me lever à l'heure requise le matin béni de mon nouveau départ dans le labyrinthe ouaté de la grande administration d'Etat dans lequel pourtant je retrouverai peut-être quelques plumes que je récupérerai en douce comme si de rien n'était, les couloirs en étant suffisamment sombres et tortueux !

-Ils le sont dans vos souvenirs, cent fois remaniés, ressassés, rhabillés de vieilles portes qui grincent et de la lueur blafarde des sous-sols où régnait la bête immonde !

-Vous voulez sans doute parler du pilon, que du reste je n'ai jamais vu. Or il existe forcément puisque j'ai été affecté dans les parages immédiats de la salle où il était niché ! Dans une salle attenante à la sienne si vous voulez mieux. Il passait pour un gros dévoreur de papiers mais il devait faire peu de bruit en mangeant car je n'ai jamais entendu quoi que ce soit de l'autre côté du mur, où on l'avait, me semblait-il, installé... Mais cette présence inexplicablement silencieuse me hantait, me portait sur les nerfs. D'autant que j'étais censé travailler à le nourrir et que je préparais effectivement, appuyées contre le mur, des piles de vieux dossiers dont la hauteur atteignait parfois le plafond. Vous voyez si je bossais dur !

-Vous oubliez de dire que c'était très bas de plafond et que si seules certaines piles touchaient le plafond, alors celles qui ne l'atteignaient pas, c'est à dire la plupart, ne devaient pas être bien hautes !

-Comment savez-vous que c'était bas de plafond ?

-Ce n'est pas seulement ce dos voûté qui vous afflige, vous m'avez dit que tout près du pilon, lassé de vous cogner la tête vous ne vous leviez plus de votre chaise sauf pour aller voir un peu par le soupirail et, puisqu'il vous était alors donné de l'apercevoir, observer la couleur du ciel.

-Dont la lueur était parfois suffisante pour rendre visible tout au fond, dans la pénombre, accrochée au mur, une clé. Elle permettait très probablement d'accéder au pilon.

-Vous êtes donc passé à deux doigts de pouvoir manifester et sans doute, du même coup prouver enfin, vos talents ou tout au moins des compétences !

-Seulement je me suis toujours méfié des clefs qui n'ouvrent pas les bonnes portes...

-Comment le savoir avant de les essayer ?

-Et puis quoi, autant vous le dire, il n'y avait pas de porte dans le local où on m'avait coincé, que des murs lisses que de mon mieux je m'employais à garnir de piles de dossiers dont je n'ai jamais su au juste la destination exacte. Comme on me disait jamais rien, j'avais pris l'habitude d'en ôter l'élastique et de les feuilleter entièrement, m'obligeant à simuler un semblant d'intérêt pour certains documents qu'ils pouvaient contenir.

-Vous ne changez pas. Vous ne faites toujours les choses que pour vous-même. Vous ne simulez qu'à votre stricte intention. On n'est pas plus pur, plus désintéressé, plus enfantin aussi sans doute...

-Enfant déjà, j'effectuais des travaux de bureau imaginaires et surtout, assis sur mon petit fauteuil, je rentrais ensuite de ma journée dans le bus dont je simulais par des oscillations sur mon siège les déports dans les tournants et ce curieux air pénétré que prenaient les adultes quand ils regardaient au dehors...En réalité j'attendais le retour de maman de son vrai bureau et qui allait me préparer mes petits suisses délayés dans du lait, à l'époque mon goûter préféré... A la radio, c'était "Domino" ,"Moulin des amours", "Les escaliers de la Butte",  je vous dis pas la mélancolie! Tenez je l'ai encore là...

-Dites, faites attention, on est bientôt remonté chez moi. Vous avez vu, j'ai pas retrouvé l'échelle, alors j'ai repris l'escalier, tout simplement...

-Oui j'ai vu ça. J'ai pas osé vous embêter avec votre échelle, alors je n'ai rien dit. J'ai été content de retrouver un escalier, Moi un escalier comme celui-là, avec des bonnes marches, ni trop basses ni trop hautes, un rythme modéré des paliers et des tournants pas trop brusques et suffisamment espacés, je le monterais bien durant des heures, sans me lasser, en me persuadant que plus on monte, plus on remonte le temps, plus on rajeunit...Ce qui fait qu'arrivé en haut, à chaque fois, je tombe sur moi enfant ! C'est donc idéalement que je peux redescendre, en pédophile absolu, c'est à dire strictement confondu avec mon double enfantin. En une seule et même personne, d'un genre unique et inimitable, désespérément amoureuse du gamin qu'elle a été et que tragiquement elle peut redevenir...

-Vous avez de la chance que l'autopédophilie ne soit pas réprimée...

-Sans doute parce qu'on ne sait pas que ça existe...

-C'est bien possible... Vous avez vu, nous sommes passés devant le local des encombrants !

-Vous auriez pu m'y déposer non ? J'aurais peut-être trouvé entre les vieux écrans et les étagères branlantes ma vraie place... Mais ne  sommes-nous pas sortis à un moment ? J'ai les cheveux un peu mouillés et mes manches de chemise humides...

-Si, nous avons pris la passerelle qui relie deux immeubles et il pleuvait en effet.

-Nous avons changé d'immeuble ? Nous n'allons plus chez vous ?

-Les deux immeubles sont parfaitement identiques, l'un est l'exact double de l'autre, cela ne fera pas de différence...Nous rentrerons comme nous sommes partis !

-Ah bon j'aime mieux ça. Moi les logements inconnus à cette heure-ci vous savez... Et puis vous devez me présenter de nouveaux documents je crois... Si ce n'était pas tout à fait votre bureau, et même très ressemblant, ce serait ennuyeux. Vous savez que beaucoup de copies sont encore faites au carbone et sur le nombre combien peuvent-ils avoir été mal intercalés ? C'est quand même curieux qu'il n'y ait pas plus de photocopieuses ! Elles ne sont peut-être pas encore au point!

-J'ai une vieille ronéo, qui me suffit amplement même si je ne peux imprimer que des tracts syndicaux ou publicitaires. Mais je connais quelqu'un qui photographie ses documents! Qui en fait des diapositives pour les projeter ici ou là dans des fêtes de bienfaisance ou lors de ses conférences sur les premiers efforts du génie moderne !

-Décidément, le progrès est toujours à venir ! Et dire qu' il suffit de s'asseoir sur un simple pliant et d'attendre un peu pour le voir à nouveau s'installer...

-Ce spectacle devrait être payant !

-Les pliants sont parfois loués, à la minute ! Mais toujours dans le plus strict anonymat... Et puis si la chaisière ne vous plaît pas, vous pouvez toujours aller vous installer ailleurs,  déplier dans un autre espace, ces sièges vous devenant, si vous en faites la demande, et à vie, gratuits et permanents.

-J'ai mieux à faire, croyez-moi... Bon on arrive bientôt, je vous laisse faire et je vous observe... 

-Vous croyez que je vais savoir retrouver ? On dirait presque un couloir de métro, ce sont des caves non ? En me suivant vous allez vous perdre, à moins que vous me donniez un indice...ce serait-y pas à gauche, ou à droite ? Tout droit nous revenons sur nos pas, c'est sûr, et puis ça semble descendre alors que ça montait.

-A chaque fois que vous apposiez votre parafe au bas d'une notification de redressement vous étiez dans l'ignorance de l'importance réelle de votre acte... Vous prendrez à gauche, là, après les vélos... Et de sa nature même. De cette coercition qui pouvait s'ensuivre... Jusqu'à la force publique, cette fois en uniforme et en avatar de vous-même, qui pouvait jusqu'à aller chercher le pékin convaincu par vous d'insuffisance déclarative aggravée parfois d'une simple absence de bonne foi, pour le conduire derrière les barreaux d'une auberge d'Etat par ailleurs gratuite ! ...Vous avez vu, le local des poussettes est vide...

-Mais celui des patinettes bien garni, ça faisait plaisir à voir!

-Les enfants ici passent directement du berceau au skate-board ! Allez savoir pourquoi...

-Moi j'ai vu les super trottinettes américaines des années cinquante, à pneus gonflables et double pédale !

-Si on pouvait seulement retrouver l'ascenseur, on serait plus sûr d'être rentré avant demain matin.Je n'aime pas beaucoup cet endroit. Il ne me dit rien, je ne suis jamais venu ici ou plus exactement je crois qu'il y a eu des travaux assez importants dans les soubassements car l'immeuble commençait paraît-il à s'enfoncer... Si vous n'étiez pas sorti vous aussi !

-Je suivais un rêve, bien forcé !

-Il faudrait repartir d'où on est venu.

-Il faut donc nous séparer ! J'ai comme dans l'idée que nous ne venons pas du même endroit. N'oubliez pas que nous nous sommes rencontrés en chemin !

-Disons que je vous ai rattrapé à temps. Vous alliez filer ! Une chance que j'aie pris le bon escalier, celui des caves. Obscur et tortueux mais beaucoup plus sûr en l'occurrence. Je vous devinais amateur de patinettes mais à ce point-là ! Pile sur le local et je vous y trouve, embué de rêveries et activant toutes les tirettes des souvenirs, à la recherche d'encore inédits ! Je me demande si vous aviez l'esprit public, je veux dire si vous l'aviez  suffisamment. Un fonctionnaire, un vrai, doit l'avoir en permanence chevillé au corps !

-Et moi je l'avais chevillé au coeur ! Voilà bien tout mon hiatus, toute ma honte ! J'en étais pourvu mais au mauvais endroit. Qu'un homme mûr et distingué, une notif' de redressement à la main, s'effondre en larmes devant moi, je pleurais aussitôt de concert avec lui ! Peut-être intérieurement c'est entendu, mais j'étais vraiment ému car si j'avais effectivement l'esprit public, c'était plutôt côté public en réalité, l'esprit du public,  du peuple quoi...

-En êtes-vous si sûr ? Est-ce que la crainte grandissante des gilets jaunes, ces sans-culottes de l'ère moderne, ne vous aurait pas fait basculer de l'autre côté ? Du côté des pékins, dans l'espoir, sans doute fallacieux, d'arriver à donner le change suffisamment  pour échapper je ne dirai pas à la guillotine mais à d'éventuelles remontrances, brimades ou mises à feu ?

-De quoi me parlez-vous exactement ? C'est quoi ces gilets jaunes ? A quoi faites-vous référence ou allusion ? Vous me semblez vivre dans un autre monde ou à une époque encore à venir. Une sorte de révolte ou de révolution serait-elle en préparation ? Et vous insinuez que je pourrais en faire les frais ! Vous m'assimilez aux traitants, ces collecteurs d'impôt de l'Ancien Régime auxquels les émeutiers de l'An2 voulaient couper la tête et qui jouissaient de prérogatives telles qu'on leur frappait des monnaies particulières dites justement sols des traitants !

-Vous parlez comme un livre, il va falloir sortir de vos pages.

-J'ai passé trop de temps à m'en gaver. J'en suis bourré, je ne peux plus m'en débarrasser, et je suis comme pour toujours encombré d'une culture qui ne sert plus à rien !

-Si je ne reconnaissais pas les boutons de mes portes, je ne réaliserais pas vraiment que nous sommes enfin rentrés chez moi...

-Et si vous ne vous laissiez pas abuser par des petits riens, je serais peut-être prêt à le jurer moi aussi ! Mais je n'ose pas regarder, nous avons erré trop longtemps dans des couloirs à rallonge et des escaliers à sens unique pour affronter tout de suite l'évidence d'un nouveau fourvoiement. (Et puis ses boutons de portes ne me disent rien qui vaille, chez lui ses portes ont des poignées autant que je me souvienne puisque que ce sont les mêmes que chez moi, les mêmes portes, les mêmes pièces, le même appartement donnant chacun sur une petite rue sombre d'un côté et une immense place à obélisque de l'autre ! Aurait-il pu  changer de logement sans me prévenir que j'avais à en faire autant ? Peut-être a-t-il omis d'en changer lui-même et s'est-il contenté de remplacer ses poignées de portes ou même carrément ses portes ? Mais en ce cas j'aurais dû remarquer ce changement tout de même ou un autre changement, quelconque, qui aurait pu aussi bien faire l'affaire. Je vais ouvrir les yeux pour savoir si on se moque de moi ! Comme je ne l'entends plus, je ne m'en ressens pas de poser une question à qui que ce soit, pour me retrouver encore tout seul. En ne cherchant pas à savoir je conserve toutes mes chances de me sentir un tant soit peu réconforté par un espoir, même ténu ,d'appartenir encore au genre humain et peut^-être de ne pas être le tout dernier habitant de la terre ou disons de la tour Avant-Seine à Beaugrenelle ce qui serait déjà pas mal côté tranquillité...Mais ne nous réjouissons pas trop vite car si la perspective de me retrouver réellement seul pour de bon se pointe, nul n'est parfait et je peux très bien être en train une fois de plus de me livrer à un exercice de confusion des genres et des âges, ou même des ères géologiques, qui risque bien de m'être funeste et sans recours possible cette fois-ci. Si je suis seul, je veux dire seul au monde, ne pas chercher à revenir là-dessus. De toute façon, si c'était le cas il n'y aurait rien de nouveau. La cabine de l'ascenseur serait toujours aussi vide et les rues sous la dalle aussi désertes...Je me promènerai toujours dans ces lieux où j'aboutis par instinct et où il n'y a jamais personne, comment faire la différence ? Bien sûr dans l'ascenseur il y aurait sans doute le médecin du dix-septième pour me dire comme à chaque fois "la vie est belle!:", et vu qu'il m'inonde à volonté d'arrêts de travail, je ne pourrai pas  le détromper, mais ça ne changera pas ma mine renfrognée qui est plutôt une marque de fermeture aux autres que l'indice d'une humeur vraiment chagrine ou d'un esprit tout à fait désabusé... C'était plutôt une sorte d'escalier sans marches ou plutôt un plan incliné tournant, une grosse vis, avec par-ci par-là quelques marches curieusement distribuées,en creux, aussitôt enjambées, sautées, ne servant à rien, qu'on a remonté tant bien que mal retour des caves tout à l'heure. Chaque fois qu' il s'engageait le dos voûté, comme à croupetons dans un minuscule couloir adjacent en me disant de continuer qu'il me rattraperait bien un jour, on aurait juré Ben-Hur courbé en deux dans la caverne des lépreux à la recherche de sa mère. Z'auriez-pas vu ? etc etc, mais qui pouvait-il rechercher lui à une heure pareille alors qu'on avait encore un dossier à finir, le mien je crois et qu'il devait me persuader de tout l'intérêt que j'avais à tenter de réintégrer la grande structure fiscale qui m'avait déjà vu en son sein, par deux fois, naître et mourir à moi-même ! Faut-il vraiment recommencer ? Ce sont peut-être les boyaux de sécurité envisagés un moment, puis abandonnés faute d'incendie, dans lesquels il s'introduit rien que pour voir, pour me faire voir, pour que je me retourne sur lui à l'attendre. On entend un vague cliquetis à un moment, il ne manquerait plus qu'il y ait un tourniquet au bout ! Ou alors c'est peut-être par-là qu'ils passent pour rejoindre plus vite le supermarché. Même des vieilles bonnes femmes parait-il se laissent glisser par-là, leur cabas maintenu sous les genoux leur servant d'atterrissoir ! Certains essayant de remonter par le même chemin offriraient même le spectacle le plus pénible qui se pusse concevoir, des glissées en arrière sur le ventre qu'ls ne cessent pourtant de vouloir réitérer..Lui aussi semble patauger pour remonter, mais son entêtement à me filer le train paraît décupler ses forces. J'essaierai moi aussi d'aller faire mes courses par-là samedi prochain, on verra bien si je glisse ou si je patauge...Seulement jai pas de cabas ! Mais je ne suis pas une vieille femme non plus encore que dans certains reflets de glaces plus ou moins astiquées, je me vois davantage comme une vieille rombière à la bouche molle et de travers, aux cheveux gris filasses, que comme l'éternel charmant jeune homme que j'ai longtemps cru être ... Je ne glisserai peut-être pas jusqu'en bas voilà tout, je m'arrêterai juste avant le point de non-retour qui doit bien exister et être signalé puis remonterai par mes propres moyens, s'il le faut en clopinant dans la semoule comme l'autre, mais avec une détermination qui m'étonnera moi-même...Il a donc trouvé le moyen de s'extirper de ce cloaque dopé par le besoin de me suivre à nouveau du plus près possible espérant ainsi porter à son comble l'action de harcèlement qu'il me destine continûment,  n'étant en réalité que son souffre-douleur, moi qui n'ai à lui opposer qu'un vague recours en préjudice d'anxiété dont il me reste encore à définir les termes exacts, la nature même. En effet seule sa présence lancinante sur mes talons me préoccupe un peu sans que je puisse y trouver autre chose qu'une distraction somme toute opportune. Et puis je lui fais des niches, je ralentis dans les couloirs et accélère dans les escaliers ou les galeries. et je m'en tire toujours. Mais veut-il seulement me rattraper ? Pas une seule fois il ne m'a pour de bon touché l'épaule ou pris le coude. Le paradoxe c'est qu'il a peut-être peur de moi ! Sans ça pourquoi me laisserait-il toujours filer? Et si je jouissais à ses yeux du prestige effrayant des morts ? Je n'ai pas toujours très bonne mine et mon oeil a souvent ce glauque qui lui donne l'air de ne rien voir!  Je suis resté trop longtemps dans mon coin à faire semblant d'exister et même à revendiquer une certaine supériorité, ce qui me conduisait parfois, croyant au moins donner le change, à des contorsions grotesques et pitoyables, des postures douteuses. C'est comme ça que je l'ai rencontré cet olybrius, il m'a tout de suite repéré car même si je me mets vite un doigt dans le nez ou me remonte un peu le paquet quand quelqu'un rentre pour n'avoir l'air de rien, ça n'a pas dû prendre sur lui. La preuve, je suis encore, des années après, à me taper les étages pour le rejoindre tout en haut, chez lui, à des fins encore obscures mais présentées comme de haut recours et de pur bénévolat ! Il n'est donc pas avocat, sans cela il aurait une plaque de cuivre scellée sur son huis ou maintenue avec des sparadraps mais quelque chose. Il fera peut-être partie pour moi de  ces gens dont on ne sait jamais ce qu'ils font au juste, ce qu'ils maquillent exactement, dans l'existence. Il est vrai que je parais lui inspirer la même perplexité. Mais les questions qu'il me pose de temps à autre, comme en passant, en attendant le bus ou en me tenant la porte du local des encombrants, sont vagues et je reçois quelquefois la porte sur le nez avant même que j'ai pu finir ma réponse ou commencé seulement à la formuler... Chez lui il me reçoit sur le mode de la visite amicale entre voisins, me parle surtout de son automobile, comme si on venait pour ça ! Quand je rouvrirai les yeux je me trouverai donc à nouveau chez lui, devant lui, assis sur son tabouret et équipé de sa petite table-bureau ambulante, qui est plutôt une ancienne corbeille d'ouvreuse, suspendue à son cou, et sur laquelle il aura posé, tel un pavé cherchant sa marre, d'une épaisseur décourageante, mon dossier ! 

-Comme vous le voyez, j'ai repris le collier pour en finir une fois pour toutes avec vos sollicitations. ( Il ne m'a pas vu rentrer, il ne m'avait donc pas vu sortir, j'ai bien eu tort de faire tous ces détours pour ne pas passer sous ses fenêtres en allant remettre cette trottinette mirobolante à sa place )...Voici donc le document que j'ose croire définitif dans sa forme et son contenu tant de fois amodiés: Le requérant sollicite, le requérant c'est vous, la restitution pleine et entière de sa prérogative, absolue et protégée, de contrôleur des finances publiques, consistant à pouvoir, de sa propre initiative et quand il le juge nécessaire ou utile, vérifier, redresser, pénaliser, la situation fiscale de tout citoyen domicilié dans le secteur qui lui est alloué et au sein duquel il exercera l'entièreté de sa fonction de juge de l'lmpôt et de toute taxe en vigueur....(Je n'ai jamais sollicité une telle faveur et en ai encore moins bénéficié par le passé. J'avais certains jours en quittant le bureau, si peu de prestance et un tel abattement devant mon impuissance à faire quoi que ce soit, qu'il m'arrivait de raser les murs et que j'étais bien loin de la fierté du bar-tabac du coin, pourtant censé être sous mon contrôle ! On dirait qu'il tient absolument à me remettre dans cette situation mi-chèvre mi-chou à me délecter d'une balance de trésorerie, à me goinfrer de variations de patrimoine ou de dépenses ostensibles ou notoires susceptibles d'entraîner une taxation d'office, un redressement carabiné ! Alors qu'au bout d'un moment je ne pense qu'à aller me promener, à préparer une évasion pour revenir arpenter les rue de Paris et y visiter un maximum de bistrots, en chantonnant plus ou moins...Ou alors aurais-je changé ?)... Je crois que vous avez profondément changé, vous n'êtes plus du genre à partir en vadrouille à tout bout de champ pour un oui ou pour un non, guidé par des fantasmes terriblement malsains ou totalement illusoires... (Oui en effet, j'ai peut-être appris à me contenter de ce que je peux avoir dans des domaines délimités et prévus à l'avance, sans qu'il soit possible de prétendre à une quelconque originalité, encore moins à un talent plus ou moins surfait et toujours relatif, où les petites vanités dont je me targuais confinent au ridicule ou plus simplement au manque de savoir vivre, à l'enfantillage (qui est chez moi une sorte d'autopédophilie, déviation heureuse qui m'évite peut-être les complications qu'entraînerait sans doute, et bien qu'à coup sûr tout aussi platonique, une inclination plus altruiste en la matière.)

-Comme le disait votre mère, vous avez un bon fond mais elle ne connaissait probablement pas toutes les facettes de votre sensibilité, enfin ce ne sont que des facettes... Moi je crois à un bon fond qu'il vous faudrait faire remonter un peu plus et  stabiliser dans les hauts, le temps au moins de vous arranger l'âme et l'image, de vous requinquer à l'enfance qui est peut-être votre seule et véritable patrie...Tenez que des points qui s'arrangent justement, une absence qui faisait encore litige il y a peu et qu'on vous accorde sans contrepartie à condition de reprendre vos fonctions dans les plus brefs délais... et celle-ci, d'une semaine entière et qui vous sera intégralement réintégrée... cette autre, d'un mois et demi, bien au-delà de l'abandon de poste, effacée, biffée, comme si vous n'aviez pas décollé de votre siège...

-Alors que je n'avais pas arrêté de tourner autour du Grand Bassin des Tuileries ou de remonter inlassablement la Butte Montmartre durant ce même laps de temps ! Je mesure toute l'ampleur de la clémence et soyez sans crainte que je saurai faire mon miel de toute possibilité de m'y présenter derechef, enfin revêtu de mes véritables atours, perclus de ces petites étincelles pouvant servir à en remontrer, suffire à illuminer tout un ciel de vie...

-Essayez de faire redémarrer une carrière, on verra après les fioritures !

-Comme un moteur ! Démarrer à la manivelle, votre image a du bon et la mienne avec les étincelles me paraît tout indiquée, appelait la vôtre ! Nous sommes faits pour rouler ensemble!

-J'aimerais vous voir aussi spirituel et enjoué quand sonnera l'heure de la rédemption ! Je ne voudrais pas vous crucifier mais vous risquez bel et bien le calvaire si vous n'abordez pas ce nouveau périple dans les bureaux l'esprit droit mais léger, décrassé de ces effluves moitié scotch moitié vinasse qui vous faisaient  prendre tout centre administratif pour un music-hall ou un bastringue de bas étage !

-C'était bien dans les sous-sols que j'atterrissais ! Où il y avait de l'écho pour mes chansons.

-On les entendait jusque sous les combles !

-Où je finissais souvent, le succès étant toujours à monter, comme disait mon instituteur...

-Bon allez, assez tergiversé. Vous êtes à nouveau derrière votre bureau, un contribuable entre et s'effondre en larmes sur sa chaise, que faites-vous ?

-(Fastoche, même pas peur, j'avais déjà eu ce cas-là, exactement le même! Seulement il y a si longtemps que je ne me souviens pas très bien  de la façon dont je m'étais tiré de cette situation pour le moins embarrassante et délicate. Je m'étais dit qu'on ne m'avait pas appris ça à l'E.N.I. et que j'allais devoir me débrouiller tout seuL Je ne crois m'être mis moi aussi à pleurnicher ou intérieurement peut-être étant assez émotif, disons d'une sensiblerie assez complaisante. Je crois que ce qui a tout arrangé c'est que le type a fini par se moucher en m'indiquant qu'il était comme ça depuis que sa femme l'avait quitté, le jour précisément où ils avaient reçu une notification de redressement qu'il me colle sous le nez en se remettant à madeleiner ! Il me rendait responsable de ses déboires conjugaux ! J'avais juste réintégré les revenus de sa femme dont il avait omis de déclarer les émoluments relatifs à son activité de secrétaire au demeurant pour lui-même et dans son propre bureau. Pourquoi avait-il stipulé ce salaire au nom de sa femme alors qu'il s'agissait d'une tierce personne dont il voulait cacher l'existence à son épouse qui ne mettait jamais les pieds dans son bureau ? Ce fut pour elle qui avait reçu le courrier une pénible surprise au point qu'elle mit les bouts sans délai pour quitter ce mari volage qui avait toujours refusé de l'employer à quoi que ce soit mais en avait fait, pour le fisc, la bénéficiaire d'un emploi en réalité fictif dont en plus il empochait le salaire versé par la société elle aussi abusée ! Ainsi non seulement j'avais redressé son revenu imposable mais ayant chassé du même coup sa femme il allait se retrouver avec une seule part au lieu de deux et donc cracher deux fois plus au bassinet ! On pouvait comprendre son émotion. Et la mienne n'était pas moindre car une fois de plus je n'avais rien voulu de tout ça et j'ai horreur de contrarier les gens et encore moins de les rendre malheureux, de rompre des ménages ! "Et mes enfants, mes enfants vous y avez pensé, qui vont se retrouver sans leur mère ?" Fichtre, mon action se révélait plus grave que je ne pensais.. J'ai eu des envies de chantonner comme c'est pas possible ! Décidément j'avais dû me tromper quelque part en passant ce satané concours... A la Vache Noire tout était beau, je me sentais bien, j'avais l'impression de continuer dans mes études dont les examens précédents ne pouvaient en aucun cas avoir de telles conséquences, me conférer  ce pouvoir de semer le désordre et le malheur dans les familles! Quel malheur m'avait donc frappé moi-même pour que mes actes,pourtant réputés administratifs, républicains, d'Etat, de même nature juridique que ceux des ministres que je voyais répondre si sûrs d'eux à la télé le mercredi après-midi devant l'Assemblée Nationale, se révèlent si funestes dans leurs effets pratiques au quotidien ? J'étais tellement bouleversé que j'ai fini par prendre plus ou moins fait et cause pour lui, en tout cas j'ai promis de geler son affaire pour le moment en n'établissant pas le rôle supplémentaire tout de suite ou tout au moins en ne le transmettant pas au percepteur immédiatement.. La voilà ma réponse et c'était la bonne, celle qui s'imposait quand on a un peu de coeur. Du reste, l'homme qui n'était qu'une larve éplorée, s'est redressé retrouvant aussitôt toute sa dignité d'honnête homme, de Professeur de Droit ! Mais oui ce pleurnicheur était prof' de Droit; ça me revient maintenant, à Strasbourg, et il pleurait parce qu'il se croyait au-dessus de tout soupçons et encore moins coupable ou suspecté de fraude fiscale ! Tout comme Jobert il n'avait pas déclaré  tous les droits d'auteurs d'un bouquin. M'ayant fait comprendre qu' après un coup pareil la vie n'aurait plus guère de charme pour lui, je décidai donc de surseoir à la procédure de redressement engagée. Il m'en sut gré au-delà de tout ce qu'on peut imaginer, se mettant à faire des petites cabrioles autour de mon bureau en poussant des you-hou! you-hou!  de gloire et de soulagement, il fit aussi des petits bruits de lasso et des hennissements, on se serait vraiment cru dans un western spaghetti dont il semblait aussi vouloir imiter l'aspiration gloutonne et gluante ! Bref j'ai eu très vite l'impression de m'être fait avoir par une madeleine imbibée de larmes de crocodile !

-J'ai eu du mal à suivre vos pensées, la liaison était difficile, comme hachée. J'ai cru comprendre qu'un deuil vous avait frappé suite à un accident au zoo de Vincennes, toutes mes condoléances, sauf erreur de ma part due à une mauvaise saisie des données. Pourtant nous ne sommes pas loin, mais vous avez de ces grandiloquences aggravées de ténébrisme espagnol ! Vous chuintez, ma parole ! C'est plus bigorné que parlé . Où allez-vous chercher tout ça ? Laissez un peu les impressions et rapportez surtout des actions si jamais vous en trouvez car dans ce passé déjà en recomposition, tout est faussé ou se donne des allures de fausse gloire qui n'abuse personne. Débandez votre arc, la tortue est arrivée !

-C'est trop tard alors. Qui part le premier n'est jamais rattrapé. Cette fameuse expérience le prouve donc bien. J'aurais dû le savoir ou m'en douter ! Cette tortue d'Achile avait tout d'un bolide !

-Quand vous arriverez enfin à votre bureau, le retrouvant sans doute à peu près comme vois l'aviez laissé, calez-vous bien dans votre fauteuil dont la roulette, qui couine un peu, n'attirera pas votre attention, (elle aura peut-être été huilée), et regardez les choses en face...(pourvu qu'il n'y ait personne en face de moi, il me semble avoir toujours la phobie de la promiscuité frontale permanente...ou alors carrément un pen-space avec tout le monde dans le même sens...),... quant à la cantine que vous retrouverez forcément aussi, vous vous dénicherez bien une petite place qui vous conviendra, entouré de collègues qui vous plaisent... (oh non pas la cantine!...pourrai-je seulement retrouver cette place tout au fond à la fois contre un mur et dans un coin, un recoin!...ça été pris d'assaut certainement au prix actuel et supposé de la tranquillité ou de ce qui en tient lieu, de son simple souvenir au temps mythique le quant à soi relevait encore la tête ! ou on pouvait dire bon appétit, je me régale moi un peu plus loin par là-bas, c'est dans le fond ya qu'une place.venez donc voir à l'occasion une toute petite table...non, on la voit pas d'ici...Je reviendrai peut-être pour le dessert, c'est comme si je partais mais je ne m'en vais pas !...Vais-je devoir revivre,, rejouer ces scénarios éprouvants et stupides que je m'imposais faute d'avoir le courage ou la présence d'esprit de me dégager du filet et de foutre mon camp ?...Ah vous savez qu'il est prévu des tickets restaurant qui permettront dès la rentrée prochaine de déjeuner au dehors où ce ne sont pas les petits restos qui manquent...(Je m'arrangerai donc pour reprendre à la rentrée, cette formule me paraît épatante et inopinée totalement inconnue des fonctionnaires auparavant, sans quoi je n'aurais peut-être pas sombré aussi vite, j'aurais sans doute tenté chaque jour de remonter un peu plus loin le boulevard des Libertés jusqu'à ce petit cinéma de mon enfance que je n'ai jamais revu et qui existe encore peut-être !...Je m'arrêterai juste pour un petit plat du jour dans un bistrot sur le chemin et j'évaluerai avec précision le temps du retour afin de reprendre strictement à l'heure... S'il pleut je remettrai au lendemain pour ne pas être tenté de prendre le métro qui court tout le long et que je me suis interdit car ce serait tricher, trop facile et puis je ne verrais pas arriver, se profiler ces choses du passé, des repères peut-être imaginaires mais pas tout à fait improbables avec tout au bout, si tout se passe bien, et si j'ai assez de réserve à mon compte à rebours, le cinéma de mes dix ans ! "Hercule et les portes de l'Enfer" en totalscope et furiacolor, je revois encore l'affiche. Tout ça n'est sûrement pas perdu, il n'est que de remonter suffisamment haut ce boulevard, pour retrouver très probablement ne serait-ce que des traces d'un passé pas si lointain quand même. Aussi des lambeaux de l'affiche simplement oubliée ou même lacérée, peuvent être encore visibles... Quant à la petite porte à gauche au fond du  hall avant d'entrer dans la salle je me demande si ce n'était pas la véritable porte des enfers et dans mon souvenir enfiévré l'Hercule, pourtant gringalet, qui s'y tenait parfois n'avait rien d'un personnage mythologique ! Mais c'était peut-être Hercule enfant ou mieux, un enfant-hercule... Je n'en avais jamais vu mais j'ai bien l'impression que sa massue n'était pas de bois... Comme les mythes ont la vie dure ! Du reste n'était-ce pas l'époque où on disait mystérieusement entre nous, "t'inquèquète donc pas, j'ai la bitrude", ce qui dans mon esprit enfantin et soucieux de ménager le mystère ou de l'épaissir, ne signifiait pas "bite rude", non non la "bitrude" c'était autre chose, un sens caché, sûrement très cochon, dont j'aurai la signification plus tard...En tout cas, l'avoir n'était sûrement pas donné à tout le monde...Et peut-être bien que justement, cette porte infernale qui ne s'ouvrait pas souvent et peut-être même que dans mon imagination, n'était pas sans rapport avec ce phénomène et abritait sans doute le repère élitiste de la bitrudie ! De ceux qui vont au cinéma pour autre chose que le cinéma et dont je n'étais pas encore et dont je n'ai peut-être jamais été véritablement ou durable-ment. La bitrudie, la vraie, l'authentique, n'aura jamais été mon fort. Et dire que je n'aurai jamais su ce que c'était pour n'avoir pas réussi à trouver la bonne rangée, celle où tout cela devait probablement se passer, où l'on venait possiblement, à la lueur vacillante du péplum en cours, vous contacter pour quelque chose, pour autre chose...      

- Sans compter que vous allez peut-être vous retrouver dans un quartier très agréable. Ça compte quand on arrive le matin et qu'on repart le soir de longer de jolies boutiques jusqu'au métro ! Ah le matin on peut rarement s'arrêter parce qu'on est le plus souvent à la bourre mais le soir pardon, sans compter toutes les lumières en hiver, les néons qui vous éclairent des idées de cadeaux ou des forfaits bloqués pour les îles ou les pentes ! Un collègue que vous reconnaissez dans le reflet qui passe devant vous dans la vitre et qui rentre dans un chez lui qui vous restera à jamais inconnu. (...et réciproquement par la même occasion... Mais on ne dira jamais assez l'intérêt des vitrines du soir qui permettent des rétrovisions minimalistes et sécurisées de collègues que généralement on ne peut pas voir du tout, ni en peinture ni autrement durant la journée ! Chaque vitrine tout du long était du reste plus ou moins dédiée à un même collègue en raison d'un minutage chaque jour presque toujours synchrone entre les sorties successives des autres agents et la cadence de mes propres  pas. J'en voyais même passer en voiture mais si je reconnaissais leur véhicule, je ne pouvais apercevoir au mieux que leurs mains sur le volant. C'était quelquefois tout ce que mon isolement, plus ou moins recherché ou subi, me permettait en matière de relations au travail... Mais cet ancien temps des relations illusionnistes sera définitivement effacé, révolu par la mise en action, et ce dès le premier jour, d'une tournée générale des portes à tous les étages. Bonjour me revoilà, après quinze ans d'errance, je réintègre mon poste, cette fois-ci je ne vous lâche plus, la preuve j'ai des tickets de cantine plein les poches ! Même qu'après j'irai jouer aux boules avec vous, ou au badminton et les jours de pluie aux dames ou aux dominos)... Ce ne sont plus des tickets mais des cartes à puces connectée ! Une faute comme celle-là avec vos nouveaux collègues et vous êtes blackboulé !

-Si je comprends bien j'ai du retard à rattraper...

-Vous n'avez pas idée! Vous êtes une sorte d'Hibernatus sauf que là ce ne sera pas la nouvelle époque qui ira à la vôtre mais vous qui devrez vous mettre à jour dardar.

-Je ne vais pas perdre de temps, commencer par vider mes poches et aller m'enquérir de cette carte perfectionnée que j'ai vraiment hâte d'utiliser si son emploi n'est pas trop ardu !

-Je viens d'en envoyer la demande pour vous. Je viens d'en valider la confirmation par la simple pression sur un bouton nomade appelé souris, autrement dit j'ai cliqué et sans doute qu'un jour peut-être tout proche, vous cliquerez pour moi !

-Je ne vois pas encore très bien à quoi ça correspond mais ça me semble épatant. Et combien de temps pour la réponse ?

-Instantanée! Du reste, je l'ai déjà reçue ! Elle est là... M ais je vois que votre demande, pourtant assurée par mes soins, ne recevra pas de réponse immédiate ayant été transmise à un évaluateur pour approbation...(Si ça met autant de temps qu'il m'en a fallu pour m'apercevoir que je m'étais fourvoyé en intégrant ces bureaux dans lesquels précisément, après pourtant une éviction salutaire et réputée définitive, j'ai obtenu, paraît-il, d'être réintégré... C'est à ne rien y comprendre. Aussi cette chicane de dernière minute m'apparaît-elle salutaire, peut-être même salvatrice. Car je ne doute pas que cette approbation non seulement me sera refusée mais peut-être même inversée, dégurgitée, molardée en blâme !)

-Mais ne vous en faites donc pas. Je connais l'évaluateur, c'est un ami, un simple coup de fil et vous serez approuvé, évalué, réévalué ! Seulement je dois l'appeler au bon moment car on n'arrive presque jamais à le joindre. Quand il n'est  pas sous ses couvertures, il fait les cent pas dans la salle de réunion pour se dégourdir les jambes. On le dirait toujours retour d'une sieste ou du bureau de Mme Poitrineux, encore  rouge de l'avoir lutinée tout en lui offrant des chocolats. Je saurais bien le reconnaître si jamais je le rencontre et alors immédiatement je lui parlerai de vous et de votre admirable dévouement, de votre ténacité, de vous quoi, je lui parlerai de vous...(il me semble qu'il me tutoyait avant non? ou bien c est une idée, mais si il était en face de moi, il me disait "ta gueule!" et m'appelait Bill parce que je n'arrêtais pas de faire le vieux cow-boy et qu'il en avait assez de faire les coups de revolver...C'était pourtant "réception" mais des contribuables dans le couloir à attendre y en avait pas b'zef et puis celui que j'avais entraperçu assis dans un de ces coins sombres typiques des anciennes structures, et visiblement pour moi, ne me disait rien qui vaille ayant à la main, qu'il faisait un peu balancer entre ses jambes, un ustensile cubique que je n'eus pas de peine à reconnaître, c'était encore un taxi qui m'apportait son compteur pour me montrer le total supposé de ses courses, bref il venait pour son forfait ! L'horreur absolue ! Pourtant afin d'éviter les discussions larmoyantes et les confrontations inutiles ou pénibles, et en conformité avec les directives gouvernementales qui tenaient à éviter le plus possible les opérations escargot, si impopulaires en cette période d'élection, j'avais tout simplement reconduit le montant du forfait de l'année précédente à tous mes taxis qui n'ont d'artisan que le nom. Apparemment ça n'avait pas suffi, en voilà un qui venait compteur en pogne, réclamer une diminution! Le monde à l'envers quand on savait très bien depuis belle lurette que tous les forfaits des taxis sont largement sous-évalués au point que, là-bas comme ailleurs, rares étaient ceux qui payaient l'impôt sur le revenu ! Mais peut-être vient-il celui-là que pour sa patente et son compteur il l'a pris juste pour pas qu'on lui fauche !...Comme tout ça est ancien ! C'était avant la taxe professionnelle ? Antédiluvien ! Vais-je savoir reconnaître mon monde ? A supposer qu'il ait jamais été le mien... Peut-on se fourvoyer deux fois, s'engluer en double, s"enraciner là où on ne tient pas, où on n'a déjà pas tenu ? A l'envers !

-Attention je vois là sur une publication que les bureaux vont aller en diminuant et que déjà dans certaines régions, il n'y en a plus. Non seulement le nombre des foncionnaires va aller en s'amenuisant mais leurs prérogatives sont déjà remises en cause. Dépêchez-vous de rentrer  au bercail, il y aura bientôt plus de places !

-Vous croyez qu'ils vont supprimer la mienne?Pour finir c'était une petite table bancale sous les combles et par temps clair, dans les rayons tombant d'un oeil-de-boeuf ! Qui aurait juste l'idée de supprimer ça ?

-Seul le Médiateur pourra répondre à ces questions, conclure tout cela. Je m'en vais le prévenir sitôt que j'aurai son numéro de téléphone ou son adresse. Il ne sera pas long à répondre car je vais mentionner en grosses lettres dans le coin gauche de la lettre "Agent répudié sous protection", mention que je soulignerai trois fois au crayon rouge ce qui devrait suffire à   rendre votre doléance prioritaire, si toutefois cette pratique particulière et secrète, qui figurait pourtant dans mon manuel de l'ENI à l'époque, est toujours en vigueur.

-(...Autant dire qu'il ne peut rien pour moi, essayant seulement de gagner du temps et que je ferais mieux de contacter ce médiateur par mes propres moyens. J'ai lu quelque part que tout citoyen, fût-il le plus modeste et le moins méritant, pouvait s'adresser à lui sans crainte en allant directement frapper à sa porte...)

- Comme c'est dans une enveloppe à entête à mon nom, vous allez pouvoir la porter vous-même !            

-(...Il a encore devancé mes pensées dans lesquelles il doit lire à qui mieux mieux à l'aide de sa fameuses science d'introspection intuitive et de tirages de vers du nez par en dessous ! Où veut-il  m'envoyer  encore ? Faire des courses ? Lui acheter son Perlimpinpin ! Me faire revenir avec un pot de berniques ? Evaluer en passant la hauteur de la tour ? De la sienne et puis de la mienne juste à côté ou un peu plus loin ! Dans des tours distinctes mais nous sommes ou étions il me semble bien au même étage. Lequel déjà ? Je n'étais pas tout à fait au sommet car car je me souviens que l'étage au-dessus de moi, le dernier, était entièrement occupé par le Président du Sénégal, Léopold Sedar Senghor dont le gardien m'avait dit qu'il n'y mettait pas souvent les pieds. Donc dan sa tour il était probablement aussi dans les hauteurs. Ou alors, je me trompe, il était peut-être plutôt au rez-de-chaussée. les extrêmes se rejoignent c'est bien connu... Il est vrai que la montée chez lui me semblait tantôt très longue, tantôt très courte. Cela devait dépendre de mon humeur du jour, de mes soucis du moment, le niveau de son étage était fonction de ce que j'avais en tête ou dans l'estomac. Du reste si je montais des marches pour aller chez lui, c'est bien qu'il n'habitait pas un étage élevé. D'ailleurs je n'étais jamais très long à percevoir les flonflons de sa musique dont les notes souvent guillerettes de sarabandes et de polkas, boostées par la structure bétonnée du lieu, me servaient un peu d'ascenseur  dans cette montée qui me paraissait pourtant parfois durer plus que de raison. Alors, finissant par ne plus rien entendre du tout (avais-je dans ce cas été trop loin, dépassé son niveau depuis longtemps?) j'avais pris l'habitude de recenser les flèches rouges qui, peintes sur le mur étaient surmontées du chiffre du prochain étage. Et le fait est qu'il approchait peut-être, certains jours, vingt, vingt-cinq, trente ! Combien d'étages avait donc sa tour ? Etait-ce seulement la sienne ?D'accord c'était pas la mienne car si les flèches étaient bien rouges aussi, dans la mienne le chiffre de l'étage figurait au-dessous de l'attribut des Sagittaires ! Mais il pouvait s'agir de la troisième tour, celle qu'on ne voit jamais à cause des brumes de Javel et de son occultation quasi-permanente par la tour du Nikko qui semble se déplacer pour toujours la masquer au fur et à mesure qu'on avance sur la dalle ! Et bien que la vision de cette chose soit très ancienne je suis sûr qu'elle est toujours valide aujourd'hui, qu'il me suffirait de me rendre là-bas pour voir ces tours, si elles existent encore, du moins sous la forme qu'elles avaient, je verrais à nouveau s'accomplir ce phénomène de déplacement apparent qui vaut bien dans cette sorte de cosmologie personnelle, l'avance du périhélie de Mercure dans une astronomie plus habituelle..Tiens, ça me rappelle qu'il regardait les anneaux de Saturne depuis sa piaule, depuis sa turne justement !Ou plus exactement que certains soirs, on voyait comme ça, tout d'un coup les anneaux de Saturne depuis sa fenêtre ! Bien sûr il fallait la relever (une fenêtre à guillotine!) et s'accouder, avancer un petit peu le nez dehors et là on les voyait, et bien d'autres choses encore. A sa fenêtre une étrange dramaturgie montait d'alentour.On ne pouvait pas s'en défaire de sitôt, il fallait tout regarder, tout remarquer...! Et on nous réservait des surprises !  Déjà la tour qui nous faisait face et qui s'est avérée être la mienne (alors que je m'attendais mordicus à la trouver de l'autre côté où malheureusement il n'y avait rien du tout) recélait des spectacles amusants ou disons intéressants. D'abord j'apercevais mes voisins que je n'avais jamais vus. Seulement j'avais eu du mal à situer la fenêtre de mon studio, l'ayant bien sûr laissé sans lumière, la grande majorité des autres fenêtres n'étant pas non plus éclairées. Et puis grâce à un rayon de lune inespéré j'ai été en mesure de repérer exactement ma fenêtre. Celle d'à côté par contre était allumée. J'allais peut-être enfin apercevoir mes voisins que je ne rencontrais jamais. Si je ne les voyais pas, je ne les entendais pas davantage, thanks to the thick walls i presume ! Mais j'avais souvent l'impiression qu'il n'y avait personne ou qu'il, elle,ou ils n'étaient pas souvent là...ou à des heures indues,peut-être même carrément en dehors du cadran comme moi, ailleurs dans l'espace et le temps ! Et au bureau quand même, quand les couloirs se raccordaient, quand les sous-sols n'étaient plus imprenables aux esseulés, aux déboutés!J'arrivais à passer des caves au grenier, soit du pilon aux archives, sans rencontrer âme qui vive ! J'étais bel et bien hors du système tout en y demeurant, en y possédant toujours un bureau.. Ce qui m'avait surtout épaté ce fut pas tant de voir par cette fenêtre, à côté de la mienne dans la tour, un intérieur entièrement vert ce fut de me rendre compte que ce vert n'était que de la verdure c'est à dire que ce logement était rempli de grandes plantes dont les bacs serrés les uns contre les autres occupaient tout le plancher et dont les tiges ou les branchages semblaient toucher le plafond ! Je crus avoir enfin la raison du silence permanent qui régnait à côté de chez moi quand la lumière s'éteignit et qu'on alluma la pièce d'à côté elle aussi remplie  exclusivement de végétaux : cette fenêtre n'était pas la mienne. Et pour cause, elle était de l'autre côté ! Car si c'était bien le bon étage, ce n'était pas la bonne façade. Et J'aurais dû m'en douter tout de même puisqu'il était impossible depuis chez moi de voir la fenêtre de ce drôle de collègue,ou d'enquêteur d'affaires classées, d'avocat, de simple voisin peut-être. En face de chez moi il n'y avait pas de tour ! Seulement en contrebas et jusqu'à l'horizon l'océan des  toits de Paris ! De toute manière je n'aurais pas supporter de le savoir en face de chez moi, de voir sans doute tard le soir la lumière de sa lampe et de l'imaginer penché sur mon dossier à essayer encore et toujours de me rattraper par les cheveux dans ma chute, par un de ces stratagèmes administratifs, une de ces roueries procédurales dont il paraissait avoir le secret et dont j'avais peut-être déjà, et à plusieurs reprises, bénéficié, en particulier quand j'avais pu, contre toute attente, réintégré sans problème, et comme si de rien n'était, mon bureau après une absence de trois semaines non justifiée !. C' est donc très certainement quelqu'un qui compte, ou qui s'est mis à compter et pas qu'un peu, dans la hiérarchie de la grande maison, c'est peut-être, à titre purement personnel, pour ma stricte gouverne, le remplaçant officieux de monsieur Baudrier le mari d'Arlette, le frère de Berthe !.Je n'aurais peut-être pas dû prendre tout ça autant à la rigolade! Cet esprit potache qui n'a cessé de m'accompagner tout du long ! Potache n'étant pas exactement le mot qui convient et pourtant quand je suis finalement revenu chez mes parents pour m'installer à nouveau dans ma chambre d'enfant, j'avais vraiment l'impression de revenir tout simplement du lycée et je me persuadai que ma mère se le figurait aussi, après pourtant des années et des années dans des bureaux ! On n'avait pas vu le temps passer, c'était tout. Quan j'ai ouvert la porte de mon armoire et que j'ai aperçu, bien calé entre mes chemises et mes pull-overs, me tendant les bras, mon ours en peluche, j'ai ressenti comme un vertige, une sorte de boule en ventre une impression de chute libre, une envie de repartir sur le champ ! Et pourtant "Noussi" qu'est-ce que je l'aimais, et je l'aimais bien encore un peu, mais là c'était trop. Ce retour serait du genre éclair. Certes j'avais résilié la location de mon studio des hauteurs, mais je n'allais pas tardé à en m'en trouver un autre, peut-être moins haut mais tout aussi éloigné de ma petite chambre au goût suranné. Quant à mon enfance alors, n'en parlons pas, si je l'aimais, je l'aimais pour sûr un peu trop et celle des autres aussi par-dessus le marché ! Il y avait de quoi faire un film et même plusieurs. Le premier qui fut fait, je ne l'ai jamais vu projeté, l'ayant seulement monté et donc regardé par petits bouts sur la visionneuse de la monteuse. Ces bouts de pellicules qui pendaient tout autour de mon studio avec pour seul éclairage, ce soleil de minuit que je rapportais des trottoirs de St-Germain ou de Montparnasse, que le whisky faisait se lever dans ma tête quoi, ce soleil noir qui me faisait tout voir en négatif ..Ça ne ma pas empêché de finir le montage de ce petit film dans d'excellentes conditions de calme et de lucidité, toutes les couleurs revenues, restituées, à leurs places et de le déposer moi même, et à temps,rue des Bons Enfants pour une projection aux petits oignons devant tout le gratin financier et qui s'est bien passée si j'en crois les échos car je n'y étais pas, ne me voyant pas y assister. On a ses pudeurs... Je ne parle pas tant des probables défauts sur la bande-son que de la teneur générale du propos. Si je n'ai pas dit le dixième de ce que je voulais dire pour des raisons de sage autocensure, je crains que quelque chose ait tout de même percé sous le propos aimable et un rien bon enfant,, voire cucu la praline, un gosse sur une planche à roulettes ! Il y avait pourtant autre chose, vous savez, pas seulement que de la pomme! -

-Dites-moi, vous avez fait un film, du cinéma ? Apparemment, quelqu'un veut le voir... On vous en réclame la bobine !

-Ah oui, qui ça? Une bobine, dites-vous, de cinéma...Avec mon nom marqué dessus je suppose, une de ces boîtes rondes en fer blanc, sortes de grosses galettes qu'on ferme souvent d'un sparadrap tout autour...ça me dit en effet quelque chose. Mais qui demande cela, d'où provient cette requête? Est-ce bien moi que l'on vise ? Et en ce cas, pourquoi donc ? Est-ce pure cinéphilie ? Répondez-moi je ne vis plus...

-Cela paraît provenir d'une administration, plutôt par bribes, cest sûrement une grande structure, façon "grande famille' si vous voyez ce que je veux dire. Si les attendus le confirment, vous ne pourrez pas vous soustraire à ce qui s'apparenterait assez bien à une réquisition...

-(...c'est toujours mieux qu'une perquisition car n'ayant pas réussi à retrouver cette bobine moi-même je ne vois pas bien comment il leur serait possible à ces zouaves encore inconnus de dénicher quelque chose de probablement coincé derrière une armoire elle-même prise dans le mur qui la soutient !)...Pardon mais y aurait-il un message clair et en bonne et due forme relativement à cette demande qui me semble un peu provenir de nulle part ?

-Mais si bien sûr, j'en ai ici la version papier... Et comme vous voyez, c'est très ancien...

-"Faites-nous parvenir de toute urgence la bobine du film de-vant concourir, faute de quoi la séance se fera sans vous et aucun rattrapage n'est prévu ni possible. Très cordialement. Le Caméra-Club de la rue des Bons-Enfants."

- Les Bons-Enfants pardi! C'est en effet si ancien que je peine à m'en souvenir. Et pourtant j'avais bien finalement porté ma bobine à temps, l'ayant remise moi-même à l'huissier qui offrit de la porter sans tarder à qui de droit, Ce qui fut fait puisque je ne tardai pas à recueillir de très loin et parcimonieusement, mais sans conteste, des opinions partagées et pour tout dire contradictoires... l'une presque gênée par la beauté du jeune skater, l'autre consternée par la médiocrité de la bande-son ! On ne peut pas tout avoir ni plaire à tout le monde mais le résultat semblait pour le moins mitigé, voire ambigu... Alors je me suis dit qu'on ne vous renvoyait jamais que votre propre image. "Mais l'art est ambigu !" (c'est dans Mort à Venise), et en rajoutant Le Beau est toujours bizarre (Baudelaire), j'avais redoré mon image, je me trouvais de nouveau présentable... Et je n'avais plus qu'à refaire mon film, le faire, le vrai cette fois-ci ! C'était qu'une question de bobines... D'abord il m'en restait et puis de toute façon, je ferai gonfler, j'allais changer de format, de structure, de niveau! Ce seraient les oreilles de Mickey ou rien ! Bref, cette fois-ci, en or les pare-chocs ! Je serais mon propre distributeur etc...Et puis j'allais changer de gosse ! En prendre un autre, encore mieux, plus affriolant !  Plus de planche à roulettes ! Un autre moi, sur facture et du cousu main ! Adieu les Bons-Enfants! C'est de la petite racaille qu'il me faut ! Un petit prostitué de l'Est, qui sont bons il paraît un Eastern Boy ! La Gare de l'Est n'est pas si loin... Dire que je fréquentais surtout la Gare du Nord! Les bandes qui passaient par là ne venaient pas de très loin et avaient tendance à vous faire les poches avant même qu'on ait pu juger de leur minois. C'était du Pasolini mais pas tout à fait mon style. Je préfère les voyous tendres et désabusés et les petits, les tout petits. S'ils sont capables de se prostituer, ils peuvent donc faire du ciné j'y vois comme une même coulure, un même divertissement, une même diversion. Au pays des émulsions inversibles, tout ne peut que s'inverser...  Je commencerai par lui proposer mon amitié, du genre sincère et sans faille peut-être même un tantinet amoureuse pour me situer dans la coulure objective et ne pas révéler trop vite la destinée réelle et supérieure de notre relation et puis, petit à petit...

-Au lieu de ressasser une carrière que je m'efforce d'ajuster à votre mesure, et de planifier encore un projet de cinéma qui a déjà échoué à maintes reprises, parlez-moi plutôt un peu des Bolivar !

- (Sapristi ! voilà qu'il va rechercher les vieux nanars concernant ma tante et ses anciennes relations de travail à l'OMS à Genève ! Et le pluriel indiquait bien qu'il s'agissait des descendants et non pas de l'illustre et bon tyran qui débarrassa le Venezuela du joug espagnol. Elle m'en parlait surtout car moi je ne les connaissais pas à l'époque jusqu'à ce qu'ils s'installent à Paris où elle m'avait,déjà grand dadais, traîné une fois chez eux pour me faire connaître le petit Luis Pablo et où finalement je n'avais parlé quasiment à personne m'efforçant de prendre la contenance qui pouvait me garantir le plus de maturité apparente et de crédibilité dans l'intérêt que je pensais manifester pour les propos à peine compréhensibles de Madame Bolivar qui prononçait le français comme on prononce l'espagnol à Madrid ou peut-être même à Caracas ! Pour moi "soss" valait sauce alors que c'était chose qu'elle voulait dire ! J'ai donc cru qu'elles avaient parlé cuisine toute la soirée. Ma tante s'était tournée vers moi à plusieurs reprises pensant ainsi dégommer ma moulinette à paroles qui du coup resta bloquée tout au long d'une visite qui n'en finissait plus malgré le petit Luis Pablo qui après avoir montré ses dessins plus que prometteurs (un prénom à la Picasso déjà!) s'était contorsionné en petit short trop large sur les bras du fauteuil en face de moi, ce qui n'était pas, en dépit des castagnettes, d'un torero de salon ! Mais il n'y avait pas que des corridas sans taureaux chez les Bolivar puisque, quelque temps après, ma tante revenant d'une de ces soirées pleines de sosses, me demanda si je ne connaissais pas un écrivain de théâtre du nom  d'Arrabal... Et oui l'auteur de "Viva la muerte !" était un ami des Bolivar dont il fréquentait aussi le salon ! C'est pourquoi j'ai pu beaucoup plus tard, l'ayant reconnu, l'arrêter dans la rue et lui dire avec un culot que seul le Label 5 pouvait justi-fier : "Je suis un ami des Bolivar, ma tante Melle Robert vous y avait vu un soir je crois..." A ma grande stupéfaction il sembla réellement s'en souvenir et me donna rendez-vous le lendemain, au Café juste en face (L'Odéon) à la même heure. Et bien entendu je n'y étais pas, je n'y suis pas allé. J'ai préféré réécouté "L'architecte et l'empereur d'Assyrie" tranquillement chez moi allongé sur mon lit. Sitôt dégrisé, je m'étais vite persuadé que la seule façon qui m'était échue, Bolivar ou pas, de fréquenter ce gars-là, de lui rendre visite, était de placer sur mon lecteur la cassette d'une de ses dramatiques et de fermer les yeux..Tant que la bande n'est pas serrée, c'est le rêve à volonté. Tout ça n'est pas si loin, même si à présent toutes mes cassettes de dramatiques radio ou bien n'avancent plus ou bien pleurent comme c'est pas permis ! J'aurais dû les numériser quand il en était encore temps et que ça commençait à être possible ! Mais comment prévoir que tout allait changer si vite ? J'avais des Ionesco ("L'homme aux valises" "Voyage chez les morts" avec les intonations étranges de Pascal Mazzotti), des Gombrowicz ("Cosmos" avec Michel Bouquet) réécoutées tant de fois qu'elles ne pouvaient à la longue que se détériorer, se bloquer... Mais elles étaient déjà dans ma tête, à la virgule près, depuis longtemps !

- Pas très bavard tout à coup. Vous ruminez, c'est ça ? Vous remâchez d'anciennes causes perdues, vous vous exorcisez de l'intérieur ou tentez de le faire en regrettant simplement le bon vieux temps des carambars et des sugus, du grapîllon !

-Le sugus était le carambar des petits Suisses! Pour moi aussi forcément. Du reste dans ces années cinquante, le Pré Fleuri unissait toutes les nations ! De simple home d'enfants à mon époque n'est-il pas devenu un collège alpin international ? Un de plus, avec le Beau Soleil et tous les autres !

-L'avenir des bureaux semble être le karaoké ! Vous étiez tout simplement en avance. C'est extraordinaire, écoutez un peu... Afin d'améliorer le rendement, l'administration va se mettre à l'unisson du privé en mettant sous peu à la disposition de ses fonctionnaires non seulement des salles aménagées pour des siestes bientôt obligatoires, mais des auditoriums-karaoké où les agents, tous grades confondus, auront la possibilité, au lieu de chantonner, d'un air gêné tout seuls dans leur coin, de magnifier leur voix et de se faire entendre de tous dans les meilleures conditions. Il est aussi prévu sur la terrasse de pouvoir pratiquer le cerf-volant et le ruban aérien...

-Ce que j'aimerais avoir une petite ardoise magique afin de noter tout ce que vous me dites tellement c'est intéressant, inattendu, encourageant !

-Je vous prêterai un de ces petits écrans où il suffit de taper avec le bout d'un doigt pour écrire un texte et l'envoyer en un endroit quelconque du globe, instantanément.

-Je crois que je vais aimer ma nouvelle vie, tout semble déjà se renouveler avec moi, faire peau neuve pour me plaire et la risette au détour de tout buisson... Si mes vêtements sont par trop démodés, je les changerai illico pour ne pas avoir l'air de m'être éternisé en route. J'aurai pourtant fait un long chemin, aride, poussiéreux et sans escale mais ça ne doit pas se voir. Mes pâleurs ne paraîtront pas funestes. Elles rehausseront agréablement les couleurs des autres qui me béniront pour ce bienfait tout relatif mais auquel ils seront sensibles et qui les dissuadera désormais de me faire à leur tour mauvaise figure. Je vais valider la grande inversion bénigne ! Tous me souriront en retour, les grincheux comme les hilares! Je serai le juste milieu de toute chose ! Un médiateur fier à l'avance de ses succès, de ses roueries, de ses petits arrangements entre amis...

-Les jours de réception, si un contribuable ne vous plaît pas, vous pourrez l'échanger avec celui du collègue d'à côté par une simple tambourinade sur le mur...

-J'ai vraiment hâte de vivre ces lendemains qui paraissent chanter. Pour ce qui est des téléphones, j'aimerais que les sonneries du mien ne soient audibles que par moi. Ainsi je pourrai continuer à ne jamais répondre sans paraître bizarre.

-De simples oreillettes rendront ce prodige possible. Il vous suffira de saisir votre nom sur une tapotière publique pour les obtenir un jour.

-J'aurais préféré que ce soit en un jour, m'enfin si le résultat est garanti je suis prêt à attendre jusqu'à la veille de ma se-conde retraite... 

-Finissez d'abord la première, on verra après... Au fait, elle se passe bien ? Ça fait déjà un bail que vous y êtes. Que faites-vous de vos journées ? Il va falloir vous occuper car si vous comptez sur un redémarrage imminent, une deuxième fournée comme qui dirait éclair avec tout le confort assuré, vous allez peut-être déchanter... L' Administration n'est pas un reposoir à redoubler !

-Je voudrais aussi qu'à l'époque où je reprendrai, les posters papier sur les murs soient remplacés par des sortes d'images lumineuses façon diapositives et qui se changeraient toutes seules. Mais si je devais attendre trop longtemps pour voir ce progrès survenu alors je repunaiserais ma vieille affiche de palmier sur un lagon pour tenter à nouveau de me sentir un peu chez tout le monde, en phase ave une même esthé-tique sinon tout à fait les mêmes fantasmes... Du reste je ferai sûrement semblant de courtiser une jeune collègue, une de ces fraîches controlettes, pour me figurer et faire croire que je peux très bien encore faire ma vie, qu'il n'est pas trop tard pour convoler même si le destin m'en avait préservé comme par miracle jusque-là...Tout ça entièrement bidon évidemment mais pour une tranquillité de bon aloi après mes arrogances de moeurs potaches, tenant essentiellement à l'époque, mais qui, n'osant plus dire leur nom ignominieusement vilipendé depuis, ne seront plus de mise pour moi...Tout ce que j'aurai  finalement à dire sur le sujet transparaîtra dans ce film que je ne désespère pas de ressusciter en l'extirpant peut-être un jour de derrière mon armoire alors que j'aurai le jour même repris cette fonction éminente dont je n'aurais jamais dû être écarté, par ma faute ou par celle d'un autre...

-Si on ne vous coffre pas avant...

-Oh écoutez, à la longue quand j'ai vu que personne ne venait me chercher, ne s'occupait de moi, ne m'avait ne serait-ce que remarqué malgré mes outrances, tous mes manquements et mes incongruités, j'ai pris les devants en me vouant à une pratique sans faille de l'auto-internement, ne sortant plus de chez moi et ne voyant plus personne durant des années. Et à l'époque où ça s'est mis à sonner dans toutes les poches, j'ai débranché mon téléphone fixe et repoussé de plus de dix ans l'achat de mon premier mobile. Du reste j'ai largement tenu jusque-là et même au-delà, me félicitant, à l'occasion d'un rare trajet en autobus de voir que je ne faisais pas encore partie de ces gens qui n'éprouvent aucune gêne ni parfois pudeur à tenir haut et fort devant tout le monde des conversations in-sipides d'ordre privé qui sont extrêmement désagréables à entendre quand elles ne vous concernent pas. Il me semble qu'à leur place je serais descendu pour pouvoir parler à voix basse dans un petit coin tranquille. Et c'est parce que je n'ai  rien à cacher car dans le cas contraire je seraiop heureux de me mettre en danger en évoquant devant tout le monde des préoccupations élitistes ou des goûts que la morale des familles réprouve et incitent à la délation voire au lynchage. Tout est bon pour se rendre intéressant mais je n'avais vrai-ment plus la tête à ça. Je préférais le grand silence des télé-phones débranchés dans un chez-soi comme déserté.

-Et puis dites, faites attention, les impôts ne sont pas éternels et commencent déjà à flancher ! Dépêchez-vous si vous ne voulez pas rentrer avec les lumières qui s'éteignent. Un bon tiers des bureaux sont déjà fermés ou ont été murés...  Des agents s'en vont  car si leurs bureaux n'ont pas fermé, ils ont rapetissé. Des contribuables ne sont plus reçus ou carrément ignorés voire expulsés, leurs dossiers jetés par la fenêtre au-dessus d'eux, puis oubliés ! Des couloirs sont condamnés où seuls des robots font leurs premiers pas...

- (Ah non mais on croit rêver, la promesse du bonheur ou quoi ? Des robots ! Enfin des collègues acceptables ! A condition bien sûr qu'ils n'aient pas des yeux trop humains mais des sortes de billes lumineu-ses, dénuées de cette curiosité aliénante qui chez les êtres de chair me coupe généralement tous mes effets, me vide de mon quant-à-soi, me laisse, comme le petit Caloub, tout détroussé de l'intérieur... Mais un robot, un vrai, installé en face de moi en permanence, aussi longtemps qu'on voudra.Je pose déjà mes pions en faveur d'une telle équipe ! Le plus robot des deux prendra l'ascendant !)

-Les tâches administratives elles-mêmes et les prérogatives associées seront petit à petit ôtées aux agents pour être attri-buées aux bar-tabacs, aux gardiens d'immeubles, aux pharma-ciens, aux  régisseurs de théâtre, aux exploitants de cimetière et même aux pompiers! Cette fameuse prérogative d'Etat dont vous vous targuiez tant, et à bon escient, sera disséminée au profit de gens qui en feront un usage approximatif qu'il sera difficile de contrôler ou même de repérer tout à fait. Nul ne pourra dire si une somme réclamée ici ou là est un impôt réel ou une sorte de copie générique engendrée au hasard par la mécanique implacable des algorithmes omnipotents et inamo-vibles, déifiés !

-Les clones d'agents du fisc ne seront pas rares ! Vous aurez probablement le vôtre, que vous rencontrerez peut-être ! Et même plusieurs! Si jamais vous en suivez un, vous croirez vous suivre vous-même et s'il dispose d'une sorte d'écritoire suspendu à son cou, ce sera un ambulant que vous verrez  s'installer où bon lui semble, et peut-être même travailler tout en marchant dans les rues... Cela s'il fait beau bien sûr car s'il se met à pleuvoir ou à trop venter, toutes les salles d'attente lui sont ouvertes où il pourra rester la journée si nécessaire et même plus car, telles les vaches sacrées de l'Inde, il en est alors indélogeable !

-(Ça me fait un peu peur et puis n'étais-je pas déjà, vers la fin, une sorte de clone ? Cette façon moi aussi de hanter, en véritable ectoplasme, les salles d'attente de médecins et d'avocats au lieu d'aller au bureau ? N'importe, il a l'imagination en vadrouille, ou pire, a trouvé ça dans les minicontes de Tom Reg. Du reste ce nom étant l'anagramme du mien, je suis porté à croire que c'est peut-être moi qui les ai inventées ces inepties ! D'où cette énigme supplémentaire qui me fait craindre le pire...Aurait-il pu lire une oeuvre que je n'ai pas publiée ? Ça vaut largement le mystère de la chambre jaune ou mieux, des vécés étaient fermés de l'intérieur ! D'accord, je l'ai bien tapée sur une machine du temps des premiers efforts du numérique mais sans liaison apparente avec ce fameux réseau qui doit tisser sa toile dans un avenir qu'il m'a lui-même qualifié d'incertain et même de problématique eu égard à la quantité de câble requise et à la difficul-té qui parait encore insurmontable de les configurer en une trame adéquate !)

-Avec ce nouveau système dont l'imminence est attendue, vous pourrez travailler un peu partout et pas seulement dans les salles d'attente à l'aide du plateau d'osier des anciennes ouvreuses de cinéma ! Non non, avec une petite plaquette dotée d'un écran lumineux, de quelques touches et de quel-ques millimètres d'épaisseur seulement mais qui contiendra l'ensemble de vos dossiers contenus auparavant dans des dizaines d'armoires ! Et au lieu de venir frapper à tout bout de champ à votre bureau, vos agents, vous en aviez combien ?

- Trois. Une dame, ancienne volleyeuse à Boulogne, un gars de La Ferté-sous-Jouarre qui taquinait le goujon et une jeune d'Issoudun qui me reluquait comme parti possible eu égard à mon grade, mon célibat tristounet et un peu coincé mais non  sans perspectives de carrière et d'épanouissement...

-Peu importe, vous ne les aurez plus sur le dos. Elles seront toutes dématérialisées !

-Je vais revenir ventre à terre alors ! Et en pleine possession de mes moyens, je n'aurai qu'à leur souffler dessus pour m'en débarrasser définitivement !

-Pas la peine, elles seront définitivement nulle part pour vous mais vous appelleront pourtant de temps en temps au cas où un dossier leur pose problème...

-Elles seront audibles sans être visibles ni au bout d'un fil !

-Et vous enverront même la photo de pièces portant mention de sommes à imposer ou non, selon votre point de vue, bon vouloir, humeur du jour ou estimation...

-Alors même si je me trouve affalé sur un banc auileries à regarder voguer les petits bateaux je pourrais, sans rectifier la position, renseigner mes agents et peut-être même, ce que je n'osais jamais faire en face d'eux, les houspiller ?

-Mais oui ! Toute l'Administration sera transformée en une es-pèce de nuage qui passera ça et là de temps à autre...

-(Un nuage de bits probablement d'après ce que j'ai cru entrevoir de cette mystérieuse transformation ! Si on m'avait dit quand je suis entré à la Direction Générale des Impôts, la redoutable DGI, qu'elle serait nébulisée ! Que de belles choses à voir encore dans cet avenir qui s'annonce finalement plutôt prometteur :si jje sais m'y prendre et renouveler la donne, je vais encore me retrouver tout seul, mais cette fois en pleine action tout de même grâce à une petite tablette mobile reliée à un nuage ! Je serai en relation directe avec ma fonction, plus du tout avec ses ouailles ou ses faire-valoir, ses chefaillons !)

-Mais par contre vous n'aurez plus l'occasion de vou pavaner entre les bureaux des agents en faisant semblant de jouer les chefaillons avant de remonter pas fier chez vous à l'étage des inspecteurs vous planquer pour le reste de la journée, tenter de reprendre vos esprits avant de perdre la boule toutla à fait une fois la nuit venue, à pourchasser des fantômes sous les réverbères entre Montparnasse et St-Germain-des-Prés...

-(Je faisais cela sans me reconnaître tout à fait puisque j'y allais pour mourir à moi-même et que je prenais les devants sitôt arrivé au pied de la Butte ou aux abords de son ombre lunaire... C'est une corde et des crampons qu'il m'aurait fallu certains soirs pour monter là-haut ! J'abandonnais à mi-pente, je redébaroulais jusqu'à Montparnasse des fois, disons St-Michel d'abord d'où souvent je ne repartais plus. Z'avez pas vu la rue de Rennes des fois ? Ah oui cest tout droit ! Pas pour moi ! Les détours pas possibles ! Les engrènements, les oscil-lations, les retours en arrière pour une enseigne entraperçue allu-mée ou éteinte à moitié ! On ferme à toute heure ! Dès que j'entrais quelque part j'avais l'impression que ce slogan était souvent mis en pratique. Je repartais par la rue de Rennes tout droit cette fois-ci. jusqu'à la Gaieté ! Ils fermaient tard à la Belle Polo ! 

-Les anciens bureaux, qui seront tous devenus parfaitement inutiles, seront toujours à disposition. Vous aurez le vôtre où vous pourrez venir quand bon vous semble puisqu'ils seront  désormais ouverts 24h sur 24,  pour vous reposer après avoir peut-être et en vain arpenté toutes les rues à la recherche de vos semblables devenus quasi invisibles, intouchables, im-palpables ! Vous pourrez aussi y entreposer des documents papier, essentiellement personnels bien entendu, vos an-ciennes pensées, vos billets doux, puisque ceux de l'Admi-nistration, depuis belle lurette, ne seront plus tangibles ! La fonction bureau de ce lieu elle-même ne sera plus évidente, à peine intuitive. Songez qu'un simple divan en sera désormais le meuble principal ! Au-dessus de l'entrée, ôter "des Impôts" pour ne laisser qu' "Hôtel" sera plus conforme à la nouvelle destination de l'immeuble.

-(Il suffirait peut-être de souligner "hôtel", ce serait moins coûteux.. N'empêche que ce changement annoncé dans les moeurs bureau-cratiques, ne me dit rien qui vaille.... Faire des fonctionnaires des zombies tantôt affalés sur un divan tantôt se promenant dans les rues ou investissant les salles d'attente un râtelier d'osier autour du cou me semble pour le moins curieux et assez peu engageant. J'ai peut-être bien fait de rendre mon tablier. alors pourquoi chercher à retourner là-dedans, c'est à dire nulle part cette fois-ci ? Laisser faire des applications installées et configurées une fois pour toutes sur une machine composée d'un simple clavier relié à un nuage ! On dirait que je parle déjà un autre langage et ce n'est pas celui des fleurs ! Non, je viens déjà d'un autre monde c'est tout. Combien de temps vais-je pouvoir encore vraiment cacher ça ? Il y aura bien encore quelque part des bureaux comme avant ? Des vrais où l'ennui, la frustration et les envies de s'évader sont permanents tout de même que le besoin qui grandit parfois de rester peut-être mais au bénéfice d'une compensation façon oeuvre d'art ou scénario d'un métrage sublime qui confondrait l'adulte et l'enfant.... J'étais resté pour ça ! Et de fait, le soir, chez moi je griffonnais et dans le métro aussi, le train, je remplissais des petits carnets que je m'empressais, leur préférant assez vite les bébis-comptoirs et les standards améri-cains  qui semblaient en émaner d'abandonner au gré des méandres d'une route de plus en plus sinueuse et nocturne, les rencontres les plus improbables et inadéquates, tout du long, ayant lieu... Ah oui un fantôme peut-être? Un fantôme ressemblant. Imbécile, c'est l'original, en chair et en os et pas un sosie...Oh la nuit tous les chats sont gris !... Ils ne sont pas les seuls ! C'est toi le fantôme, une sorte de feu follet plutôt qui entretient sa flamme au Label 5 !

-Vous marmonnez encore ! Vous êtes la proie du soliloque ! Je viens de vous rédiger une petite note par laquelle je porte aimablement à votre connaissance l'existence inopinée d'un lot résiduel de bureaux traditionnels encore en fonction pour quelque temps et où vous pourrez probablement postuler pour la rentrée prochaine...

-Des qui ne sont pas encore dans le nuage ?

-Comme vous dites et croyez-moi, ça se fait rare... Et puis vous avez décidément de la chance, je connais le numéro de la porte où vous pourrez aller frapper pour la remettre à qui de droit ! La personne exacte qui convient, quelqu'un d'une compétence à l'ancienne qu'on ne rencontre plus guère et qui parle d'une façon compréhensible, sans manger ses mots ni les sortir à la mitraillette tout en les susurrant ...

-( J'ai hâte d'entendre cela et de comprendre enfin ce qui m'est soi-disant destiné...Pourvu que malgré ses précisions je ne me trompe pas de porte et ne débouche sur un nouvel univers impossible où tout serait dupliqué du précédent, où les mêmes fils relieraient des gens qui n'ont rien à se dire et s'appréhendent les uns les autres !Des voisins de palier qui sans le vouloir vraiment, en trois ans ont réussi à ne pas se croiser une seule fois ni aux boîtes à lettres ni aux poubelles ! Mais comme une surprise peut toujours arriver, les voilà cadenassés chez eux dans une même hantise! Et puis on se prend à rêver en apercevant une silhouette à une fenêtre de l'immeuble d'en face. C'est comme un autre monde, forcément meilleur! Alors l'espoir renaît, l'envie de sortir aussi par la même occasion. Attention, c'est fragile...Et puis quoi, ça n'empêchera pas à nouveau les attentes interminables derrière la porte, avant de l'ouvrir, pour s'assurer d'un silence absolu et comme définitif dans l'escalier ! Alors une fois de plus on abandonnera en attendant des jours meilleurs, peut-être un vrai printemps comme autrefois, quand on n'était pas encore bien conscient des disparités et des accommodations et quand le temps n'avait aucune importance, se refroidissant un jour, se réchauffant le lendemain, toujours à température !        

-Ah je vous lis une dernière notification... Et bin ça s'arrange pour vous on dirait, écoutez ça : Votre demande d'adhésion au groupe des agents récupérés a été approuvée. Vous pou-vez désormais la publier ou la partager comme il vous plaira, sauf à devoir, le cas échéant, la soumettre à approbation...

-(Cette approbation est une voie de garage, une sorte d'oiubliettes  où les demandes stagnent sans jamais être prises en compte et donc auxquelles il n'est pas fait réponse malgré une attente déjà longue et que l'on doit poursuivre indéfiniment faute de savoir si on est toujours dans le délai de réponse ou non)... Ecoutez, je crois que je vais prendre la procédure simplifiée et accélérée de réintégration qui doit bien toujours exister ?

-Vous avez vu, les pneumatiques ça marche encore ! J'avais laissé le tube débouché au cas où et vous voyez, votre note est arrivée par là...

-Renvoyez-là au plus vite et au dos, marquez, changement d'existence, révision des us et coutumes ! Je reprends tout par défaut, j'opte pour la formule réfutatoire... on verra bien!

-Je ne sais pas si ça va tenir et surtout tenir jusqu'au bout. Je le mentionne tout de même. Voilà, c'est reparti à l'instant... Dieu seul sait quand ça va nous revenir si déjà ça arrive un jour et où exactement !

-En tout cas, j'aurai bien tout essayé, et maintenant s'il suffit d'attendre, j'ai l'habitude et ça me convient parfaitement. J'irai au cinéma et puis c'est tout.... Mais quand même vous devriez vous équiper un peu plus moderne, non ? Ces manches à air qui ont l'air de grosses antennes ne font plus guère d'effet !

-Mon attirail le plus moderne est bien là mais planqué. Je n'ai avec moi en permanence que cette tablette sur laquelle je lis des livres papiers devenus assez rares mais j'en possède un certain nombre encore, et j'y mange aussi... Mais rassurez-vous, quand je m'occupe de votre affaire, je sors la grosse artillerie, bécane à quadruple coeur et mémoire d'éléphant!  Indispensable pour archiver seulement votre dossier avec toutes ses procédures, passées ou en cours, attendues ou seulement envisagées, voire même réfutées ou détruites car jugées indésirables !

-(C'est la morale des groupes ! Je fiche le camp d'ici moi, je ne reste pas une seconde de plus, ce type est infesté, il en est, du réseau! Et il veut m'y coller sous prétexte de me venir en aide, de me protéger de je ne sais quoi... de m'intégrer, de me réintégrer après pourtant une bombance forcenée, des auto-séquestrations suivies d'errances inconsidérées sur des chemins qui n'étaient pas toujours ceux du bureau !

-On me demande si vous êtes éco-citoyen, ça ne vous dit rien par hasard ?

-Ah non rien du tout.

-C'est une nouvelle qualité très recherchée et qui serait un atout de poids dans votre dossier si vous pouviez vous en prévaloir ! Voulez-vous tenter de vous en affubler ?

-Ecoutez je veux bien, car sinon je ne vois vraiment pas de quoi je pourrais me prévaloir pour le moment, n'ayant peu ou prou que des casseroles au derrière.

-Sage décision, ça va vous requinquer et vous blanchir en même temps. C'est la rédemption et la grâce, par l'écologie ! Seulement si vous faites le nécessaire, vous allez vous être bio de partout !

-C'est douloureux ?

-C'est dans l'air du temps et ça devrait vous ouvrir pas mal de portes. Ah oui et il vous faudra aussi acheter connecté...

-Connecté ? A quoi ?

-Tous vos appareils ménagers devront être connectés à ce fameux nuage dont je vous ai parlé... Par exemple un frigo connecté non seulement vous avertira des produits qui vont vous manquer mais pourra les commander tout seul !

-C'est vraiment fantastique, le futurisme est devant moi ! Je suppose que des cigares volants vont bientôt remplacer les voitures automobiles. J'ai lu ça quand j'étais petit...

-Ah non ça n'est pas encore prévu. Mais débarrassez-vous vite de votre vieille montre et achetez-en une connectée pour savoir à chaque instant exactement où vous vous trouvez et transmettre en continu les battements de votre coeur à votre cardiologue !

-Mais elle me donnera aussi l'heure je suppose ?

-Elle vous la donnera si vous la lui demandez. Mais il vous suffira peut-être de tousser pour l'entendre vous l'énoncer à voix haute !

-Ce que le temps a dû passer tout de même pendant que je parcourais les rues de Paris au hasard des petites côtes plus ou moins fraîches qui s'offraient et des souvenirs qu'elles ravivaient jusqu'à me faire voir la rue du Rhône à Genève en lieu et place  de la rue Saint-Lazare ou me convaincre que depuis le pont de l'Alma on voyait très bien le Mont-Blanc !  Et dire que pendant ce temps-là les ordinateurs rapetissaient, passant du sous-sol des entreprises aux salles de séjour des particuliers ! Une fois pourtant le garçon derrière le comptoir avait une grande conversation avec un client lui vantant le monde extraordinaire de la micro-informatique pour laquelle il s'était pris d'une véritable passion grâce aux ordinateurs dont il venait d'acquérir un des tout premiers modèles portables pas plus grand qu'un attaché-case ! Je revoyais les armoires du C.R.I. et je n'en revenais pas. Ça commençait peut-être  à bouger dans l'autre monde où je n'avais pas vraiment remis les pieds depuis un certain temps. Un vague et rapide calcul m'indiquait une durée d'absence  très proche d'une carrière entière mais j'avais sûrement dû me tromper, ça ne pouvait pas avoir passé aussi vite. C'était plutôt la technologie et toutes ses petites machines, qui avaient accéléré et j'ai alors  décidé, devant ce barman informaticien déjà sur une autre planète, de tenter de prendre le train en marche pendant que c'était sans doute encore possible...

-Ce n'est pas en train qu'on change de planète, cher ami, et je comprends que votre changement jusqu'à présent n'est pas donné grand-chose. Entraînez-vous en changeant déjà de bus de temps en temps, et vous verrez que les correspondances savamment enchaînées peuvent mener loin !

-Je m'entraînerai avec le hub Phébus, à Versailles, qui lance dans toutes les directions d'innombrables lignes qui n'en finissent plus. Je m'embarquerai dans cette curieuse étoile avec en tête mademoiselle de Paris qui est non seulement une petite voisine mais aussi une chanson de mon enfance qui m'émeut encore et me conduira loin, peut-être justement à nouveau dans la capitale dont je ne peux plus me passer pour y jouer sans fin le piéton de nulle part, fragile, titubant, et qui au lieu d'une protection y recherche plutôt les mauvais coups et les situations grotesques ou humiliantes, les plus lamentables quiproquos (parfois même suffisamment évidents pour qu'après une nuit au poste, un policier prenne la peine de me dire, comme consterné, "je ne veux plus vous voir ici".

-Vous saviez que la rue des Bons-Enfants n'avait que peu de rapport avec l'enfance ?

-Je m'en suis assez vite aperçu oui et je me suis dit que s'il y en avait jamais eu un jour dans ce coin, ils ne devaient pas être aussi bons que ça, que c'étaient plutôt des roucouleurs et tout le toutim et qu'en tout cas, il valait mieux s'en méfier qu'autre chose, les laisser tranquilles ! (C'étaient plutôt eux qui m'embêtaient, me turlupinaient, précisément par leur absence, alors qu'un seul m'aurait suffi. Mariez-vous, faites votre propre enfant, et ces petits tourments ridicules cesseront aussitôt, m'avait-on dit....)

-Sage précaution, mais l'auriez-vous fait ?

-Je l'ignore mais comme la destination de cette rue et même son emplacement ont été changés je n'ai rien à me reprocher!Et comme le caméra-club avait suivi ainsi que les services de préparation aux concours et tous leurs fascicules, tout allait pour le mieux dans le domaine des prétextes à s'esquiver du bureau et à y revenir traffic jam permitting !

-Si vous me promettez de ne plus chercher à faire du cinéma dans des conditions douteuses, j'appuierai votre demande de réédition numérisée de votre carrière...C'est désormais rendu possible par les algorithmes. Vous ne la reconnaîtrez peut-être pas mais ce sera bien la vôtre, agrémentée d'une sorte de vie en plus, avec des points-bonus qui tomberont, à date fixe, dans une cagnotte dont vous disposerez au moment de votre seconde retraite !

-(Et oui il me semble qu'une première m'est déjà passée sous le nez, espérons que la seconde sera plus conforme au statut de grand vacancier permanent que je compte bien atteindre et pour de bon cette fois-là. Car je n'y suis pas encore et j'ai un certain nombre d'obstacles à franchir, à commence par la porte de mon nouveau bureau dont on m'assure qu'il pourrait bien être le même qu'avant... Mais alors ce rideau de glu devant l'entrée y sera-t-il toujours ? Ce n'est pas acceptable ça, il doit bien exister toujours un calepin pour les réclamations immédiates quand on ne peut pas les soumettre avant! Et la porte juste en face,toujours grande ouverte, celle des vérificateurs qui sont les zorros du Centre et dont les chevaux noirs m'intimidaient tant, est-ce qu'ils y seront toujours eux aussi ?       

- Comme on aura beaucoup compressé le personnel mais pas les locaux, de nombreux bureaux seront inoccupés et, encore équipés, pourront servir de refuge à tous les mal lotis ou les pétochards !

-(Ma double nature ne lui aura pas échappé décidément, aussi ce renseignement me rassure-t-il et m'encourage énormément. Avec ces sortes de bureaux de rechange je ne crains rien en cas de force majeure d'avoir à fuir une attribution douteuse, disons inadaptée. Il doit y en avoir des couloirs entiers de libres des bureaux  ! C'est une nouvelle vision du miracle à condition de ne pas mettre trop de temps à choisir car je serais encore capable de faire le difficile ou de ne plus savoir où j'en suis ou même si j'en suis et à force d'arpenter les ailes désertées des anciens bâtiments, de revenir dans mon bureau d'origine. Je serai alors sans doute définitivement perdu.

-Vous allez finir par dépendre d'un algorithme. Ce sera le vôtre. Il vous assurera des sortes de relations quand plus aucun lien ne vous retiendra nulle part ailleurs...Vous verrez, grâce à une sorte de casque à visière panoramique éclairée vous aurez le sentiment de vivre une vie de rêve et du fond de votre solitude l'illusion parfaite d'une espèce de liaison d'amour total, pourtant faite de petits riens et d'insignifiance. 

-Je me demande si je ne ferais pas mieux de me mettre en ménage illico ou même simplement d'enfanter à nouveau au plus vite mais cette fois-ci pour de bon, sans interrompre le processus divin de création dans les entrailles de cette Annie dont je pourrais peut-être, afin de recommencer, retrouver la trace du côté de la Place des Fêtes où elle habitait (et moi aussi le week-end par conséquent) il y a près de quarante ans de cela...

- Vous savez, si c'est juste un enfant que vous voulez, avec les nouvelles fluctuations de la fesse et leurs orientations concomitantes, vous pourrez très bien l'obtenir tout seul votre gamin, quasiment tout fait, en frappant simplement à la bonne porte, il faut un code vous verrez et oh miracle, c'est le vôtre qui conviendra...

-Comment ouvrir, concrètement ?

-Il vous suffira de cracher sur la porte ou d'insérer un cheveu dans le chambranle !

-C'est purement génétique alors... Je veux bien essayer si de l'autre côté de la porte je retrouve cette Annie qui pour moi n'existait déjà presque plus, si elle peut au moins reprendre forme un instant, me dire aussi comment elle va, si elle peut même seulement bouger et si elle est réellement sortie des limbes...Qu'elle me fasse donc un petit sourire même si ses yeux restent inertes et sans cette lueur qui différencie les vivants guillerets des échappés lugubres d'Outre-tombe. Je patienterai jusqu'à son complet réchauffement. Et si la porte ne se referme pas trop vite, j'aurai sans doute au moins pu reconnaître durant quelques instants celle grâce à qui j'avais  atténué les angoisses de ma mère au sujet de mon avenir matrimonial par un assez grossier mais plausible subterfuge... Et pourtant je prenais souvent mon pied avec elle mais c'était généralement dans une relation certes torride mais de type cérébral et sans contact, pour tout dire masturbatoire, mais  pouvant toutefois se terminer par un "viens ma langue" de ma part et au bon endroit mais si cette pratique clapoteuse a l'avantage de n'exiger aucun contraceptif, elle ne permet pas d'espérer obtenir ainsi, et en dépit d'une éjaculation intense attestée par des lignes de grumeaux visqueux sur les draps, une quelconque descendance ni de faire d'une mère une grand-mère...

-Oubliez vos turpitudes d'enfant vicieux attardé, vous allez pouvoir vous refaire de haut en bas et dans des proportions dont vous n'avez pas idée. La vie simple et droite des adultes lambda, dont vous êtes finalement après bien des prétentions ayant fait fiasco, vous sera enfin ouverte et réservée grâce à un bonus spécial que vous ne pourrez pas refuser, de la part  du service social qui vous prendra en main dès votre retour pour une sorte d'aide psychologique permanente aux fins de prévenir autant que faire se peut la survenue d'une nouvelle catastrophe de votre part ou d'une autre origine.

-J'ai l'impression que seul un tremblement de terre pourrait me sauver la mise car c'est peut-être la seule catastrophe naturelle qui oblige à sortir de chez soi et à regarder de loin son immeuble s'écrouler, alors pensez, si c'est un immeuble de l'Administration ! Ce n'est plus tout à fait une catastrophe.

-Mais ça fait quand même de la poussière, mettez-vous au moins un mouchoir sur le nez, faites quelque chose ! C'est de vous voir toujours avachi qui me met hors de moi.

-Je suis d'une désinvolture panique...

-Je vous ferai mettre des banderilles et des copulats à même le torse ! On verra bien si vous vous redressez...

-C'est une mesure de redressement alors...

-C'est toujours mieux qu'une maison ! Et puis si jamais vous êtes surveillé dans vos nouvelles errances bureaucratiques, ce qui n'est pas sûr, de toute manière vous n'en saurez rien. Vous ne verrez jamais personne, la surveillance se fera d'un peu partout depuis le fond même de l'air !

-Ce sera l'espionnage universel en somme, devenu naturel, imparable mais léger, atmosphérique ! Nous ne pourrons plus échapper à ces yeux et ces oreilles infiniment augmentés et baignant toute chose, nous les respirerons même !

-Là j'ai une fiche d'évaluation personnelle d'agent qui a dû  figurer dans votre dossier et semble toujours s'y trouver, devoir être reprise...ah oui, elle est estampillée "évaluation définitive", la voici... "Assez réservé, un peu bizarre". Voulez-vous que je lance une révision de cette appréciation ?

-Pas du tout ! Ça me va très bien ! Il faut toujours être jugé au-dessous de ce qu'on est en réalité. C'est le différentiel du génie, son masque, disait Nietsche, qui est l'opposé de celui du médiocre qui recherche toujours l'inverse et l'obtient généralement.

-Une aubaine, le masque de médiocrité vous va si bien !

-(Il a voulu me charrier là, me mettre en boîte et bien soit je relève le défi, dès ma reprise dans ces nouveaux bureaux, je m'allonge sur le divan pour n'en lus bouger de si tôt. Et pour l'ambiance sonore qui si j'ai bien compris sera au choix mais obligatoire, je mettrai Gershwin, "Un Américain à Paris" et ferai monter un double scotch. On verra si je ne suis pas capable, après toutes ces années d'abstinence, de reprendre mon boulot! Le seul problème  ce serait que Mme Bénézé m'apporte la boisson, qu'elle soit donc toujours là, juste recyclée d'hôtesse-standardiste en serveuse aux étages... Quelle horreur qu'elle puisse se souvenir de mes embardées dans le hall ! De mon épouvantable montée du "you" de Strangers in the Night pourtant commencée bien plus tôt sur le boulevard mais toujours beuglée et comme boostée encore par l'effet d'écho du sas d'entrée! Je passais devant l'accueil avec l'idée d'un simple chantonnement. "Vous avez un contribuable dans votre bureau !"  Elle ne me loupait jamais. On aurait dit qu'elle les faisait venir, qu'elle les réorientait vers ma piaule et que pour rien au monde elle ne leur aurait suggéré que l'attente dans un bureau désert pouvait être longue et que le risque de ne jamais voir personne arriver dans l'enceinte du mien était immense. C'est qu'elle savait bien qu'il m'arrivait tout de même parfois de refaire surface en fin d'après-midi et surtout que dans ces cas-là il eut mieux valu ne pas revenir du tout ! Alors comme de son comptoir d'accueil elle ne voyait pas l'ascenseur ni la barre lumineuse de ses parcours et arrêts, je choisissais presque  à chaque fois, dans un sursaut de lucidité, d'appuyer sur le sous-sol d'où par le parking je m'éclipsais à pied en remontant le plan incliné qui débouchait sur le boulevard pour y reprendre ma besogneuse déambulation lyrique inutilement interrompue...

-Voilà que maintenant vous pourrez peut-être avoir bureau le matin et l'après-midi plein air ou cinéma selon la météo. Les bureaux restant donc aménagés en bureau sans changement possible entre le matin et le soir... Ce ne sera donc plus un simple décor de théâtre mais des vrais meubles et des vrais portes !

-(Des dispenses de plein air seront-elles acceptées comme autrefois au lycée pour les asthmatiques ou les adeptes du sport en chambre?Sinon je demanderai à être attesté météo-sensible, ne pouvant sortir que par beau temps pour aller travailler et pas pour humer l'air en  solitaire frileux évitant les ballons ! J'aimais bien le plein air purement fiscal un peu plus tard quand on quittait la turne pour aller recenser les redevables de la taxe d'habitation ou évaluer des immeubles pour la taxe foncière.... D'un côté dans leurs loges les concierges disant oui ou non à l'énoncé des occupants figurant sur nos gros calepins, de l'autre dehors le nez en l'air à bronzer au moins quand même un peu, du vrai plein air ce coup-ci, des fois tout le tantôt !

-Ca risque d'être déjà l'aplatissement de la pyramide quand vous reprendrez. Les grades seront sinon abolis du moins fortement compressés. L'horizontalité régnera peut-être plus ou moins. J'ignore s'il en sera de même pour les tâches...

-Il n'y aurait plus de directeurs alors ?

-Si, mais ils seront de simples agents. Vous pourrez leur dire "comment vas-tu yau de pipe" sans problème. Et puis vous les reconnaîtrez sans peine car ce seront bien les mêmes, un rien rapetissés. Par contre ils seront exemptés de l'impôt que vous devrez payer, cette contribution réservée aux agents et qui sera ni plus ni moins la gabelle de l'Ancien Régime mais un peu réformée car au lieu de sel vous vous en acquitterez à l'aide de fins de moi dédoublées et de présence effective, un jour sur deux, non payée.

-(C'est encore salé ! Je préférais faire semblant de ne pas être là et être payé quand même.) Ce sera la grande réforme finale alors ! Il n'y aura plus rien après. Le statut terminal du fonctionnaire. Je n'en serai plus.

-Reprenez juste quelque temps, tenez quelques semaines, le temps de vous dorer aux nouveaux rayons d'un soleil fiscal qu'on nous annonce rajeuni et revigoré de taxes qui n'osent plus dire leur nom ! Malgré votre âge vos prérogatives seront renouvelées et préservées à jamais ! La clé de votre bureau vous sera restituée car vous n'en aurez plus besoin.

-(La porte m'en sera donc ouverte en permanence, la clé ne servant qu'à se fermer le bureau à soi-même d'où cette tendance à la perdre à tout bout de champ, à se rendre dans des bouges infâmes pour se la faire voler et s'interdire ainsi, pour un temps au moins, l'accès à cette portion d'espace public, certes congrue, mais oh combien prestigieuse alors même qu' on ne vaut rien par ailleurs et qu'on se sent à peine fondé à y pénétrer pour seulement s'y asseoir !

-Les fauteuils sont toujours à roulettes mais il y en a une de plus et une structure électrique les chauffe et les propulse ! L'orientation du siège fait gouvernail.

-J'espère qu'il y a un frein car je serais capable de ne pas m'arrêter ! Et les couloirs sont parfois longs...

- Ils ne pourront franchir la porte du bureau. Pour ralentir, un petit coup à droite et à gauche, pour reculer, retournez-vous simplement ce qui vous permettra éventuellement de ne pas perdre de vue le contribuable récalcitrant qui lui sera sur une vieille chaise à quatre pattes d'autrefois. Pour vous arrêter, levez-vous.

-(Je me lèverai donc et foncerai dans le couloir me réfugier aux cabinets d'où je n'aurai jamais dû sortir et si jamais j'en reviens je m'arrangerai pour récupérer une ancienne chaise et donnerai mon fauteuil au contribuable pour avoir le plaisir de le voir tournicoter et jouer malgré lui à l'auto-tamponneuse dans mon bureau ! Qui sait, il en oubliera peut-être de pleurnicher pour son redressement sur une prime de départ ou sur des frais par trop irréels?)

-Avec ces nouvelles structures disséminées, il est prévu des primes d'isolement ! Passez pas à côté, vous allez peut-être enfin toucher quelque chose qui vous auriez mérité depuis  bien longtemps !

-(Depuis toujours et plus spécialement depuis mon installation dans un local en pente difficile à situer exactement puisque doté à la fois d'un vasistas de cave et d'une lucarne de grenier ! Certes l'endroit m'offrait un havre de paix inespéré et comme miraculeux mais je devais tout de même apprendre à m'y déplacer convenablement en dépit d'une gite inaccoutumée et qui pour être fixe n'en était pas moins pénible et me forçait à caler ma chaise et ma table qui avaient tendance à glisser elles aussi. Bien sûr leur déplacement était lent tout comme le mien et il fallait tout de même du temps pour venir tout doucement buter contre le râtelier des imprimés et des notes de service, fleurons de cette bibliothèque où j'avais fini par atterrir à l'issue d'une période de phobies et d'évitements caractérisée... Pourvu  que je retombe pas dans les mêmes errements, que je ne me retrouve pas sur le même bateau !

- Dites un peu, blague dans le caleçon, figurez-vous que les bureaux seront bientôt tous dématérialisés, la vitesse des déturlutages augmentant de jour en jour. Et certains agents  n'ayant pas encore reçu tout leur équipement numérique sont d'ores et déjà privés de leur bureau dont l'emplacement n'est plus référencé ou a tout bonnement disparu.

-Il ferait beau temps de voir qu'ils aient déjà déturluté le mien!

-J'ai ici sous les yeux une liste de déturlutes parmi les plus récentes. Souhaitez-vous que je la parcoure pour vous ?

-Commencez, je ne vis plus ! Je me vois déjà me faufiler dans des soubassements...

-Non, je ne vois pas le vôtre. Avant de partir vous l'aviez sans doute réservé, ça se faisait à l'époque.

-Oui mais le registre sur lequel on indiquait le numéro de sa porte a-t-il seulement été conservé ?

-Oh vous savez, il manquait déjà des pages à l'époque alors à présent ,et où qu'il puisse se trouver, il ne doit pas en rester lourd... Mais vous pouvez toujours repasser à votre ancien Centre, on ne sait jamais, votre bureau vous attend peut-être encore, porte grande ouverte !

-(Laissée ouverte par les déménageurs qui auront vidé aussi tout l'immeuble avant sa destruction ou sa reconversion en petits studios d'aisance. Je ne crois pas à la survie de ces locaux ni même à leur réhabilitation. Trop de gens ont souffert là-dedans, ces murs maudits devraient être rasés et le terrain recouvert de sel !)

-Si jamais une grande ombre vous survole, ne levez surtout pas la tête, rentrez-là au contraire, ce sera le Cloud qui passe et cherche à s'augmenter encore de vos nouvelles données!

-Je serai donc connecté en permanence à ce fantôme aérien?

-En cette époque lointaine où vous reprendrez contact avec le monde des traitants, tout y sera sauvegardé !

-Je croyais que chacun aurait son nuage, ce sera le mien. Il sera fait de ce que j'aurai cru bon y mettre...

-Malheureux, le tien ne t'appartiendra pas, tout sera au grand, au seul, à l'unique qui aura déjà pompé tous les autres depuis longtemps. Toutefois des bribes en tomberont de temps à autre, car nul n'étant parfait, il toussera quelquefois et même éternuera, postillonnera des images et des bouts de pages html. A toi de reconnaître ce qui t'aurait appartenu et que tu pourrais peut-être, à l'aide de ton portable, et à tout hasard, essayer de downloader, de t'en mettre plein la lampe, de te restaurer... bref, de restaurer ta bécane quoi ! Après ça, ton nuage, ne le perds plus de vue, il pourra toujours te servir ! D'ailleurs, il doit normalement te suivre partout où tu iras, partout où tu te trouveras, où tu te retrouveras ! Idéalement customizé ! Tu ne seras plus toi-même, tu te seras enfin, et pour de bon, échappé ! Tu seras l'éjecté tournicotant de 2001 Odyssée de l'Espace ! Rendez-vous à l'infini où tu croiras te reconnaître enfant ! Il ne te restera plus qu'à refaire le chemin à l'envers comme dans la chanson... Et tu finiras par revenir, reprendre ta place. Rien n'aura vraiment changé, sauf toi ! Tu seras entièrement reconfiguré.

-(Et je me retrouverai assis toute la journée devant mes vieux papiers à maudire ce miracle de la technologie probablement très enviable mais qui ne sera pas encore arrivé jusqu'à nous ou qui n'existera peut-être jamais dans un espace où la visionneuse à microfiches figurera longtemps la pointe ultime du progrès et le nec plus ultra de l'archivage ! Et puis ce retour quasi-stellaire me paraît saugrenu car mettons que j'en reparte enfant, je me vois arrivé au bout bien décati pour mon âge car selon la relativité je suppose qu'il aura en réalité peu varié et plutôt même augmenté étant données les distances et ma vitesse bien poussive tout du long ! J'aurai pour sûr largement dépassé l'âge de la retraite, celui de la première et de la deuxième également .Je suis sûr que même les murs se seront aussi affaissés, un peu enfoncés dans le sol comme semble l'indiquer un alinéa de la grande théorie qui implique par ailleurs l'impossibilité de mettre un jour toutes les pendules à l'heure ou même seulement à leurs places comme disait je ne sais plus qui...

-Finalement vous aurez le choix entre un travail analogique traditionnel effectué à l'aide de papiers, de stylos, de fiches, enfermé à longueur de journées dans un bureau dont vous seul aurez la clé et la même tâche entièrement dématérialisée, numérisée, virtualisée et donc effectuable n'importe où, à toute heure, l'esprit vide ou voué par à-coups aux rêveries les  plus libres et les plus hasardeuses ! Votre bécane tout près de vous, ou même très loin, dans un nuage, moulinera sans fin à votre intention. Laissez faire l'algo ! Vous verrez, vous ne regarderez plus les nuages de la même façon. Vous leur trouverez de ces airs à se mouliner de l'intérieur! Quant aux éclairs de chaleur ils seront la preuve d'une activité qui vous est entièrement dédiée... Mieux, leurs palpitations dans le noir vous feront chaud au coeur, vous ne serez plus seul dans l'univers !

-(Et bien oui bouana j'ai compris, tout compris ! Les bureaux seront partout quoi ! On n'y sera plus mais on l'aura toujours sur la tête, au-dessus quelque part dans les nues ou dans la poche...Et c'est Un pur  cauchemar présenté comme le miracle du génie  numérique et la quintessence  de la liberté ! Heureusement j'ai cru comprendre que les anciennes structures sont encore disponibles quelque part et que si elles ont pu changer de place ce sont  toujours les mêmes et qu'elles constituent le recours ultime pour les réfractaires absolus à la gestion météorologique de choses ! Et pour finir le bureau dans la tête, je connais, j'ai déjà donné ! Comment en ai-je réchappé ? Je ne sais plus au juste je ne saurais l'établir avec précision. Les médecins s'y sont cassés les dents ! Je ne voudrais pas recommencer à devoir faire semblant d'être malade pour sauver ma peau. Et pourtant je n'étais réellement pas très en forme mais c'était peut-être de trop vagabonder, de passer trop de temps dans le métro, à piétiner ou chercher dans des frôlements aux rendus furtifs ou tout simplement illusoires une brève atténuation d'un sentiment d'isolement médiocre que je croyais aristocratique et pleinement assumé. En réalité, je recherchais plutôt le temps où c'était moi qu'on frôlait ! Et là encore pour rien, Je restais impassible, indifférent, absent.Jamais je n'aurais changé de place pour ne pas laisser croire que je m'étais aperçu de quelque chose. Heureusement du coup le bonhomme ne s'attardait pas et allait se coller contre un autre jouvenceau. Mais j'enregistrais toutefois le phénomène car il me paraissait méconnu, surtout de la gente féminine. Je me souviens de cette jeune collègue qui disait à un garçon de son âge sur le ton de l'évidence "toi tu risques pas de te faire frôler dans le métro". Et si je rapproche ça des quelques souvenirs de ce qui se passait dans les toilettes environnant le lycée de garçons dans mes jeunes années, je me dis que le tableau des moeurs réelles est loin d'être établi ou reste ignoré. Le mieux c'est que la plupart de ces types étaient des pères de famille, de bonne futaie et payant leurs impôts ! C'est pourquoi les képis appelés de tempsà autre par le voisinage de l'avenue de Saint-Cloud aux aguets derrière les carreaux ou en descente de routine remontaient toujours de la tasse comme si de rien n'était et avec l'air de dire, circulez y a rien à voir ! Des néo-gaullistes en plus sûrement, des fonctionnaires ou des représentants ! Ils portaient généralement cravate et imper bleu marine raglan,une chevalière et des cheveux gras en arrière avec une raie ! Le gosse qui s'était peut-être plaint devait l'avoir mauvaise. Ce n'était pas moi, dans ces circonstances je ne regardais jamais ce qu'on tenait pourtant énormément à me montrer. Comme dans le métro, je restais sans réaction et m'en allais tranquillement droit devant moi le plus tôt possible. En tout cas, quelques années plus tard, tous ces édicules plus ou moins souterrains et obscurs, aussi bien avenue de Paris qu'avenue de Sceaux ou ceux alentour les gares et les établissement scolaires avaient disparu sans laisser de traces ailleurs que dans des mémoires peut-être encore hantées par des images indicibles d'une grosse bête maniée dans des coins sombres ou sortant d'une porte par un trou pour cracher sa bouillie. Les plaintes avaient dû finir par l'emporter. Cette remise en cause des cabinets publics dut en tout cas mettre un terme au harcèlement spécifique des garçons que les filles ne pouvaient pas connaître et qui, s'il s'était poursuivi aurait largement justifié, des années plus tard, et au moins autant que son pendant féminin,l'émergence d'un "Metoo Boy" ! 

- Et votre double numérique, votre jumeau, sera peut-être activé. Il vous suffira sûrement de peu de choses pour le rencontrer. Peut-être un toucher du doigt quelque part, un bouger, un clin d'oeil à un nuage. Ce sera une autre vie vous savez... A moins que vous n'optiez pour la réinstallation totale de vos paramètres initiaux. Ce serait le recommencement pur et simple de ce que vous avez connu. Mais en ce cas vous risquez de vous apercevoir que pour certains le formatage est éternel et que cette malédiction, plutôt rare par ailleurs,  vous était donc tout particulièrement destinée !

-Non je vais opter pour le formatage personnel permanent, j'aurai au moins l'illusion d'avoir choisi ma destinée. Et puis je me sens la force de tout recommencer, de tout revivre à l'identique, sous-tendu et entraîné par toute la force que peut donner la nostalgie, même celle du ratage et du gaspillage, de l'entêtement dans l'incompatible et le saugrenu!

-Comme vous semblez aller mieux maintenant ! Vraiment, ça fait plaisir à voir ! Si jamais vous reprenez, je sens que cette fois-ci, ce sera pour de vrai, que ce sera du solide. Vous n'aurez plus l'esprit embué par une vision déformée de votre propre personne, entre l'outrecuidance et le mépris de soi. Bref vous voilà à nouveau dans le juste milieu des choses, dans la seule catégorie qui vous sied et qui vous caractérise: la médiocrité !

-L'essentiel sera donc que je ne sorte plus de mon bureau et surtout que je ne puisse plus en sortir !

-Vous faites sortir de terre des écoles. C'est une pensée qui devrait vous donner du coeur à l'ouvrage et vous ôter toute possibilité d'être ailleurs.

-Mais c'est vrai, c'est ce qu'on nous avait dit à l'E.N.I., la taxe foncière  d'un simple transformateur EDF rapporte de quoi équiper en tableaux noirs une école de mille élèves !

-Voilà de quoi vous faire rêver bien calé dans votre fauteuil de juge de l'impôt et de racketteur légal ! Nul besoin de sortir vadrouiller je ne sais où pour reluquer des petits bateaux sur des bassins de fortune et vous imaginer un avenir meilleur ! Et au gracieux, lâchez un peu de lest, c'est pas retiré de votre poche que diable, le fisc est dur aux miséreux.  Vous pouvez en plus jouer les magnanimes pour pas un rond ! Simplement en prononçant des remises substantielles et immédiates pour des nécessiteux authentiques ou pour n'importe quel pékin qui viendra pleurnicher en  posant les photos de ses enfants sur votre bureau.

-Ce serait là sûrement l'aspect le plus réjouissant de ma tâche et qui me ferait peut-être repiquer au Caméra-Club s'il existait toujours ! La rue des Bons-Enfants est-elle seulement encore de ce monde ? Tout de même, j'ai encore ma carte : cinéaste des Finances ! Ça doit bien correspondre encore à quelque chose ! Faire son effet. Ça doit se passer au Sahara, ou dans un endroit ressemblant, un adulte, un enfant, etc... etc... Je ferais l'adulte, l'enfant ne devrait pas me ressembler car il ne serait pas mon fils, une sorte de dédoublement plutôt, vous voyez... une manière d'autopédophilie imaginaire, résultant peut-être d'une autoscopie mal soignée... d'un narcissisme outrancier, sous-évalué par la Faculté, insensible aux bêta-bloquants !

-Vous êtes une âme en peine, il faut vous ressaisir et saisir peut-être la seule chance qui vous soit donnée d'initier enfin une relation authentique avec quelqu'un, une liaison d'amitié et pourquoi pas d'amour, le tout dans le cadre retrouvé d'une carrière de fonctionnaire de l'Etat enfin fier de l'être ! Et ce en raison d'un nouveau critère d'orientation qui consiste à réunir ou à rapprocher dans un même centre les agents présentant  un  profil psycho-affectif similaire. Et obtenir des couples ou des groupes, liés par des sentiments sincères et profonds, et ainsi optimisés pour des tâches administratives ardues, d'un rendement sans précédent et durable.  

- (Une sorte d'amitié amoureuse entre les agents, surfaite, contrainte c'est tout ce qu'ils ont trouvé pour lutter contre la fraude fiscale! Mais j'aimerais mieux reprendre au trente-sixième dessous que de tenter de m'élever à ce prix-là, moi ! Et puis avant qu'ils m'encouplent avec un semblable, j'ai le temps d'arranger mes lacets de chaussures, de me contempler longtemps dans la vitre ! D'apercevoir dans le lointain mon vasistas ! De me sentir à nouveau des fourmis dans les jambes !De me couler dans ces fins de journées tellement grises et pesantes qu'on n'a même pas envie d'allumer ! Ils vont sûrement encore me coller quelqu'un en face. Mon double en affection ? Quelle horreur !De drôles d'unions en perspective ! J'invoquerai la clause du bureau solitaire voilà tout, qui doit bien encore exister... Le véritable agent du fisc tient du loup solitaire, en couple il ne vaut rien, il doit se recoller les petons, ça ne marche plus, il doit passer son tour et s'asseoir au bord de la route qui mène pourtant tout droit à Bercy ! Mais voilà ce n'est plus un d'Artagnan, il doit prendre des petites routes en zigzag flanqué de son faux jumeau ! Portant comme lui une barbe postiche et roulant de gros yeux pour faire peur aux enfants !)

-Puisque vous n'aimez pas le travail en couple, je vais vous orienter vers un poste de loup solitaire alors, mais je vous préviens, vous serez dans un local mal défini, rempli de vieux papiers et ne recevrez de lumière que celle, comme toujours grise et poussiéreuse, d'un vasistas !

-(Il me semble que je n'ai jamais été aussi apaisé que dans une telle lumière et sous l'oeil blafard d'un de ces drôles de hublot donnant on ne sait où. Si je devais vraiment rempiler je crois que ce serait encore une fois dans un tel décor s'il en existe toujours ou à nouveau dans  le même si c'était bien le mien et s'il est toujours là quelque part....)

-En plus, ces locaux souterrains à oeil-de-boeuf ne peuvent plus désormais être occupés qu'à la condition de déduire de ses congés la durée du séjour qu'on y effectue de son plein gré et seulement pour raison de convenance personnelle, ce qui exclue à présent les séjours à caractère expiatoire comme ce fut le cas pour vous jadis. En somme, seriez-vous prêt à réintégrer votre fonction en vacances mais toutefois présent, bien qu'invisible, sur le lieu même de votre affectation ?

-Ecoutez, je veux bien à condition d'avoir la clé cette fois-ci et non plus ce verrou qui ne fermait que de l'extérieur. Et puis je ne sais plus si je donnerai au-dehors par un oeil-de-boeuf ou un vasistas, soyez plus précis. Et les rideaux, est-ce qu'il y a des rideaux ? Je sais d'expérience qu'à certaines heures, le soleil peut darder quelques rayons dans ces profondeurs.

-La crème solaire n'est pas fournie. Mais vue la rareté de ce rayonnement je vous conseille d'emporter un miroir pour au moins tenter de le renvoyer d'où il vient !

-Je ne voudrais pas abuser mais dans ces locaux pourtant si éloignés et quasiment introuvables, est-on réellement à l'abri d'une visite de quiconque, pékin comme collègue, du moindre gratouillis sur la porte?

-Si vous avez pris soin de figurer sur le tableau des vacances et même, tout indiqué dans votre cas, sur celui des grands vacanciers permanents, aucun risque d'être jamais dérangé. D'autant plus que je connais peu de bipèdes enclins à venir batifoler dans ces espaces réservés et pour tout dire pas très engageants...

-Ne me dites pas que c'est le couloir de la mort !

-Faites bien attention à votre clé, ne la perdez pas ! Mettez-là dans votre poche, c'est plus sûr. Si vous avez un trousseau, jetez-le, celle-là vous suffira amplement.

-Je suppose qu'elle me servira surtout à ouvrir la porte de ce local que j'aurai fermé à double tour le matin dès mon arrivée.

-Pendant des années on n'a jamais su au juste si vous arriviez pour de bon ou si vous reveniez ayant peut-être oublié votre parapluie...

-Je perdais toujours mes parapluies, je n'arrivais jamais à en avoir un seul à ma disposition, au bureau comme ailleurs ! Non il m'arrivait de revenir ne sachant tout simplement plus où aller, où retourner...

-Quand il vous suffisait de vous retourner ! Le meilleur du temps est toujours derrière soi. Vous ne le saviez pas ?

-Encore faut-il savoir faire demi-tour, je n'ai jamais su, car se retourner ne suffit pas. On a peut-être l'air d'avoir reconnu quelqu'un qu'on vient  de croiser sans prendre la peine de revenir sur ses pas pour voir ce qu'il en était réellement, si ce n'était pas, une fois de plus, une illusion. Alors à quoi bon se retourner ? Non, non je reprendrai tout en une seule fois et par le bas. J'ai perdu assez de temps à descendre, je ne veux plus que monter et à la rigueur remonter si je reconnaissais  le chemin de la descente et ses stations douloureuses. Mais je préférerais une voie nouvelle et peut-être inédite.

-Vous suivrez le parcours qu'on vous indiquera, l'orientation n'étant pas toujours garantie et pouvant changer... Après le trente-sixième dessous ça peut très bien être le grenier sous les nuages et dans les fouettées glaciales des grands vents de l'hiver comme des mi-saisons !

-J'ai connu ces deux extrêmes et m'en flatterais presque à présent ! Vous évoquez le vent des hauteurs, j'ai connu aussi ceux des profondeurs qui ne sont pas mal non plus ! Réduits souvent à de simples coulis, ils n'en sont pas moins l'air du vasistas par où ils arrivent vifs et frais et longtemps après repartent alourdis et pestilentiels...

-Peut-être qu'un ventilateur vous sera utile, pensez-y puisque la climat', très probablement, ne descendra toujours pas dans ces tréfonds des gloires perdues où vous semblez devoir à nouveau y installer vos routines...Vous pourriez y passer le réveillon de fin d'année sans que personne s'en aperçoive alors les petites siestes de l'après-midi, vous pensez, et de plus amples roupillons !

-Je dormirai donc à nouveau nulle part et j'aurai fait le tour. Je souhaite juste que les réveils y soient moins pénibles. Les journées je suppose seront toujours les mêmes, sans bornes vraiment, peu différenciées des nuits, s'offrant pourtant à moi qui continuerai sans doute à n'en rien faire, sauf sans doute à arpenter de temps à autre ce grand couloir qui ne mène nulle part et qui fait simplement, le tour, et toujours à l'envers, de cette drôle de turne que j'apprendrai une fois de plus, avec le temps, à appeler mon chez moi, my sweet home !

-Sortez un peu ! Vous ne serez pas prisonnier, vous le savez bien, vous aurez la clé, dans votre poche, je vous l'ai dit.  Elle ne sera jamais sur la porte... Profitez-en pour vous extirper !

-Si la clé ne sera jamais sur la porte, je sais pourquoi, c'est que ça ne se peut pas...

-Et pourquoi ça monsieur Bernardin ?

-Parce que la clé que vous me conseillez plutôt de garder tout le temps dans ma poche, ne va pas sur la serrure, c'est une fausse clé, un leurre, uniquement destiné à me rassurer ! Je vais à nouveau passer mes heures et mes jours à tourner en rond et à tenter d'oublier que je suis en réalité prisonnier de moi-même, ce qui vous le savez bien est la pire geôle qui soit!Pour tenir le coup, je vais être encore obligé de me figurer que je suis sur un bateau et d'aller jusqu'à ressentir sous mes pieds une sorte de roulis et de tangage et même ces rentrées de proue dans la lame, qui vous sortent de votre siège pour vous y rasseoir aussitôt !

-Ecoutez, en admettant qu'à force d'essayer de vous tenir en équilibre sur votre plancher mouvant vous ressentiez un peu le blues verdâtre du galérien malgré lui, dites-vous que cette  fois-ci au moins ce n'est plus pour faire plaisir à vos parents que vous vous trouvez dans les entrailles de l'Administration mais bien, et alors que vous aviez fini par vous en libérer, de votre plein gré.

-De mon plein gré dans ces entrailles, vous êtes sûr ? Encore une fois ?

-La dernière c'est certain, mais vous y serez bien à nouveau oui... Arrangez-vous pour avoir de la visite. Pas besoin de    demande longue et fastidieuse, il vous suffira de suspendre à la poignée extérieure de votre porte l'écriteau qui portera la mention dont vous apprécierez sûrement l'inversion : "Prière de déranger". Sans obligation naturellement. De toute façon il ne passe jamais grand monde dans ces parages. Mais il peut arriver que des gens se trompent qui passeront alors peut-être dans votre couloir. Parmi eux, seul le Chef de Centre sera reconnaissable à ses pas, profitez-en pour vous faire voir. Il ne passera qu'à l'occasion de sa ronde annuelle dans ce cul de basse fosse, ne le loupez pas. Ce sera votre seule chance de pouvoir un jour remonter...et qui sait d'interrompre vos éternelles vacances de grand vacancier permanent de sous-sol, qui vous échoit toujours quoique vous fassiez !

-Et puis il viendra peut-être tout de suite frapper à ma porte pour m'apporter enfin la statistique de mes redressements, que j'avais sollicitée dans l'espoir de faire peut-être meilleure figure lors de mon audition devant le Conseil Supérieur de la Fonction Publique. J'avais donc dû m'en passer et produire à la place une sorte d'improvisation sur des généralités et des banalités dites toutefois sur le ton de ces confidences qu'on ne fait pas n'importe où ni à n'importe qui et comme engluées d'une émotion imparable. Bravo! c'est vous qui l'avez emporté me dit l'avocate qui n'avait prononcé elle que quelques mots d'une technicité à faire peur; un vrai bêtabloquant . Un doute a plané quand j'ai laissé mon air d'immaturité enfantine régner en maître au-dessus de la grande table du très haut Conseil de la République. J'ai dû rendre manifeste qu'avec un charme aussi benêt, je ne pouvais être vraiment méchant ni tout à fait responsable de la situation fâcheuse dans laquelle je me trouvais. J'avais laissé transparaître autre chose qui semble avoir plu à l'auguste assemblée qui m'a en effet collé un avis "très favorable" à ma réintégration. Qu'avais-je donc bien pu émettre exactement et sur quelle longueur d'onde ? Ce que j'aurais aimé noter le chiffre pour un réglage à l'identique une prochaine fois. Je peux donc toujours paraître normal, malgré moi, sans m'en rendre compte...

-Tenez ! Encore une remontée de votre ancien temps ! Vous cartonniez à l'époque, ne l'oubliez pas et vous pourriez donc frès sûrement recommencer ! Non ? Vous aviez repris cinq cent mille francs à un grand ponte de la General Electric...des jetons de présence hein non déclarés, un bon coup. Revenez, revenez en faire d'autres, revenez pour de bon ! Et puis vous verrez que vous entendrez à nouveau ces chansons qui vous plaisaient tant et qui seront encore dans l'air ! Et il est assez probable que vos films préférés de l'époque seront toujours à l'affiche !

-Ce sera un authentique retour en arrière alors. Vous pensez que je m'y croirai vraiment ou bien serai-je obligé de simuler une sorte de torpeur glacée due à un bien-être imaginaire ?Les cravates y feront-elles toujours le bureaucrate ? Moi ça m'arrangeait les cheveux, la consistance, la présence. Je me sentais surtout homme, un vrai, j'étais mon propre homme, mon homme de service. Les rayées de travers me donnaient de l'aplomb ! On me disait "monsieur le contrôleur" alors que "monsieur" m'aurait amplement suffi ! Mais on n'y faisait pas toujours très attention à ma cravate et, rayée ou pas, on semblait s'en tenir plutôt à ma mine, mon look ou  mon genre, plus ou moins bien supputé, et alors c'étaient jusqu'à des "mon p'tit" de la part d'une femme de ménage qui paraissait me rendre responsable de la précarité et de l'image peu valorisante de son emploi dont le faible salaire et l'absence d'avancement la rendaient à jamais non imposable et surtout non "redressable". (Elle était venue pour sa taxe d'habitation et sans doute repartie sans aucune idée de ce que pouvait être un "juge de l'impôt".)

-Les petits cinémas de cette époque feront sûrement toujours florès, vous serez certainement à deux pas de l'un d'eux, il n'y en avait pas tant que ça et ils vous auront suivi. Il vous suffira peut-être de traverser la rue...

-Pour trouver du boulot oui, car si je sors je suis fichu ! D'une part jamais je n'arriverai à retrouver l'entrée de ce caveau qui m'est échu à titre de bureau de vacances et d'autre part si je retrouve encore intact un de ces petits cinémas d'autrefois je risque de tomber à nouveau sur les portes de l'enfer...

-C'est exactement le titre du dernier film que vous y aviez vu, vous l'aviez du reste coché dans  l'Officiel des Spectacles, que voici... regardez... matinées enfantines... votre croix y est bien...

-Enfantines...Pourtant vers la fin,  je n'étais plus un enfant, je ne m'explique pas bien cet entêtement à vouloir prolonger ce genre de divertissement, moi qui par ailleurs m'intéressais à des domaines impliquant une plus grande maturité...

-Peu importe, la voie des plaisirs est souvent sinueuse.

-Et souvent semée d'embûches. Je ne suivrai plus jamais ces parcours en zigzags qui me poussaient dans mes derniers retranchements au profit d'êtres au genre à la fois familier et incertain, inconsistant et subjuguant, attirant et inaccessible suscitant des désirs impossibles à assouvir... On ressort en pliant et repliant cent fois son ticket dans sa poche comme si on n'avait rien vu, comme si on ne s'était pas frotté aux portes de l'enfer...

-Ah mon pauvre monsieur, la vie n'est pas facile aux gens de grande complication. J'espère que ta petite crise de jeunesse est terminée à présent, que tu vas pouvoir enfin reprendre le collier et oublier toutes ces petites minauderies dans le noir qui t'ont, oui peut-être, entrouvert les portes de l'enfer... Mais comme l'enfer est pavé de bonnes intentions, promets de ne plus t'échapper du bureau en dehors des heures admises et conseillées, et ne l'oublie quand même pas, rémunérées.

-J'aurais pourtant facilement échangé un seul de ces furtifs main dans la main contre toute une vie de bureau... J'avais sa main dans ma main qui jouait avec mes doigts et ce n'était plus une chanson ! Et il a fallu quitter tout ça pour ça ? Oui  car j'ai dû m'engouffrer dans le métro pour tenter de rejoindre le burlingue à temps ! La bouche était juste devant le cinéma mais en en dégringolant l'escalier quatre à quatre je me suis demandé si ce n'était pas vraiment dans la bouche de l'enfer que je me précipitais et si je ne ferais pas mieux d'inverser la course et de remonter cette pente qui n'est fatale qu'à la descente et au contraire des plus salutaires à la montée, l'essentiel étant bien de suivre sa pente mais en la montant... Ce que je fis avec cette idée que j'allais pouvoir retrouver cette main qui reconnaîtrait peut-être la mienne après s'être laissée à nouveau prendre... J'avais plus l'impression d'être sur le bateau blanc de mes quinze ans, celui de la chanson, qu'en route vers quelque chose de vraiment tangible ou d'un peu sensé dans les faubourgs immédiats du Grand Paris...

-Le bateau blanc dont vous parlez c'est celui de ceux qui restent des enfants, et nous y revoilà donc...

-Je me croyais plus probablement à Genève sur le ponton où il accostait quelquefois, à l'attendre à nouveau...

-Au lieu d'embarquer sur un lac vous êtes finalement arrivé à votre bureau ce jour-là !

-Une fois n'est pas coutume! En plus je me souviens de l'avoir amèrement regretté. Un pékin m'y attendait pour savoir s'il obtiendrait un jour le dégrèvement que je lui avais promis au sujet de la part supplémentaire à laquelle lui donnait droit un enfant recueilli sous son toit, qui n'était pas le sien mais dont il avait entièrement la charge... Seulement, pour lui accorder le dégrèvement, je devais m'assurer que l'enfant en question, s'il existait réellement, vivait bien sous son toit. Et je me suis demandé quels justificatifs pourraient faire foi en la matière n'ayant pas encore eu ce cas-là...  Comme il venait de me dire qu'il s'occupait de lui pour toutes les choses quotidiennes, je lui demandai d'un seul coup -ah oui ? vous avez des photos ?... Il en avait !

-Dites donc, la photo de groupe où on voit au milieu de tous vos collègues de Boulogne, que vous aviez prise vous même suite à votre initiative, est sur tous les écrans du réseau en ce moment, d'où sort-elle exactement ? Votre historique est-il sur orbite ? De quel nuage êtes-vous tombé au juste ?

-Je ne l'avais pas prise pour cela, mon nuage aura accroché une basse colline, chuté quelque part. Passez-moi donc mon souffleur que je le fasse remonter dans les hauts si jamais je le voyais passer au loin ou plus près de la fenêtre, coiffer la tour d'en face... S'il était devenu une symphonie, je vous la chanterais !

-Je n'en demanderais pas tant, je ne goûte pas les saucisses qui tombent toutes rôties d'un ciel d'azur, mais reprenez avec ce contribuable qui entendait justifier une majoration de son quotient fiscal par des photos!

-Oui alors, c'est là que j'ai rudement regretté d'avoir quitté les comptoirs pâteux de mes petites côtes pas fraîches, de m'en être extirpé dans un sursaut d'obéissance civique surhumain, pour voir un Olybrius produire des justificatifs pour le moins douteux et qui confinaient au foutage de gueule à mon égard!

-Ce qui vous fait du tort c'est que vous n'êtes pas né dans le cloud. Vous êtes de la génération encore ancrée au sol même si déjà légèrement flottante. Il faudrait vous faire remonter les bretelles...

-Sur la première photo qu'il me colle sous le nez  on voit un garçon d'une douzaine d'années en maillot de bain et chemise ouverte descendant seul une dune de sable. On la dirait prise au milieu du Sahara et surtout nulle trace de mon pékin sur ce tirage. Il croit bon d'ajouter qu'on ne le voit pas parce que c'est lui qui a pris la photo. Devant mon air dubitatif il m'en présente une deuxième. Sur celle-là on le voit cette fois mais tout seul, visiblement devant chez lui une maison bourgeoise façon presbytère, tout sourire avec un bonnet de laine sur la tête. Comme j'allais lui demander pourquoi cette fois-ci c'est l'enfant qu'on ne voit pas, il me répondit parce que cette fois-ci c'est lui qui me prend. Cet échange de bons procédés me parut douteux. Vous n'en auriez pas une où on vous voit tous les deux ensemble ? Yé vé vous en serser oune otre senior... Il parlait comme ces bandits mexicains dans les westerns, dont il avait le regard fourbe et fuyant qu'on leur prête assez souvent. Il fourrageait dans ses poches  en semblant feindre l'étonnement puis l'agacement de ne pas trouver plus vite ce que je lui avais demandé.

-Si votre nuage ne vous plait pas, vous pourrez en changer, à condition de le rapporter après l'avoir fait descendre mais ça je suppose que vous savez faire. C'est très volumineux mais une fois au sol ça ne pèse rien. Il suffit de souffler légèrement dans la direction où on veut le faire aller. L'ennui c'est s'il y a du vent sauf s'il va dans votre direction et qu'il n'est pas trop fort, faute de quoi vous devez passer devant, où là, tout en reculant, souffler dessus pour le ralentir ! Attention si vous le ralentissez trop il vous monte dessus et à vous la soupe de bits et croyez-moi ça colle aux dents !

-Merci de me prévenir mais je cr ois que mon bureau pourra se passer de tout ça car je reprendrai dans un temps où tout cet attirail numérico-atmosphérique ne sera pas encore en vigueur ni même peut-être seulement conçu.

-Au fait, quand reprenez-vous ?

-Ça va déjà dépendre du résultat du concours que j'ai tenu à repasser sans pourtant y être obligé et suite à une dérogation exceptionnelle longtemps attendue. J'ai bon espoir car cette procédure sur mesure m'a permis de repasser exactement les mêmes épreuves avec les mêmes sujets que la première fois. De plus, mes copies rédigées et notées la dernière fois, m'ont été rendues afin de pouvoir à nouveau les remettre à l'issue de ces nouvelles épreuves. Vous voyez donc si je me fais fort d'être à nouveau reçu cette fois-ci !

-C'est ce qu'on appelle confirmer une épreuve, repasser ses copies ! S'en retaper une et une bonne ! Une sacrée ! Et une bien juteuse ! Cette fois-ci vous allez pas la louper votre bien bonne deuxième fois, une vraie resucée celle-là de carrière ! Essayez de tenir le plus longtemps possible cette fois-ci, retenez-vous un peu que diable ! Lâchez pas tout tout de suite, qu'on vous voit un peu à l'oeuvre, laissez donc un peu votre porte ouverte si c'est pas trop vous demander !

-Vous voulez me faire suivre à la trace ma parole ! Pour voir si des fois je ne partirais pas harceler ou agresser ! Pourtant s'il y a une chose qu'on n'a pas pu me reprocher, c'est bien celle-là ! Habité de fantasmes je ne peux que m'agresser moi-même, me prenant habituellement et avantageusement pour un petit garçon ! Même dans ce domaine délicat, on n'est jamais mieux servi que par soi-même.

-Avantageusement ? D'accord, cette faculté vous confère une certaine compétence et dans le même temps vous rapetisse ! Quel âge vous donnez-vous dans ce cas-là? Dix ans à peine ? C'est du propre, à votre âge ! Vous pourriez vous agresser un peu moins jeune quand même.

-Je me mettrai dos à la fenêtre pour profiter sur la gauche, étant droitier, de la lumière du jour et ne pas voir les nuages qui me donnent toujours au bout d'un certain temps l'envie de sortir et de partir dans leur direction...

-Vous avez de la chance que l'autopédophilie ne soit plus considérée comme un crime même en cas d'autofellation !

-Ce sont d'anciennes souplesses que mon âge véritable ne me permet plus guère...

-Je mettrai autoflagellation pour ne pas troubler les âmes simples.

-Et ainsi je pourrai rester le grand philopède de service qui s'apprête justement à le reprendre son service, à effacer un abandon de poste qui faisait désordre dans sa biographie mais en même temps en constituait l'assise, le plein, le trop-plein, allez comprendre pourquoi ! Ma philopédie n'est plus ce qu'elle était.

-Vous pourrez toujours rejoindre une brigade spécialisée. Ça  vous tante ?

-C'est ce que m'avait demandé un garçon de café comme je lui désignais une part de tarte sur un plateau...

-Vous pourrez commencer par observer et voir venir n'étant au début et à nouveau qu'un simple stagiaire, un stagiaire de vacance ! Vous serez donc et à nouveau presque pas là et tout à fait insignifiant...

-C'est sûrement la seule chance que j'aurai de passer encore une fois au travers. Une fois encore je ne lèverai pas le petit doigt pour tenter de me mettre en lumière ou me vanter de quoi que ce soit. Mais je ferai peut-être entrapercevoir que je suis toujours l'homme aux compétences inadaptées, au zèle narquois et contreproductif.

-On vous enverra les raflés du petit matin. Les " qu'on savait pas qu'c'était imposable!", les toujours à l'affût du moindre rembours, de la plus petite remise, au gracieux ou d'office !

-Pour des raisons de survie personnelles et in extremis j'ai parfois pratiqué la taxation d'office mais je n'en ai pas abusé. Quant aux remises gracieuses il m'est arrivé d'en accorder bien sûr par-ci par-là sans trop délester les rôles d'imposition pour le percepteur.

-Touchez pas au grisbi quoi !

-Ah vous n'êtes pas mon tuteur d'orientation le plus commode savez-vous, monsieur Turlutot !

-Je m'appelle Maingouin m'enfin, vous l'aurez oublié depuis le temps qu'on ne s'était vu. Et puis je ne suis le tuteur de qui que ce soit, et je n'ai aucun sens de l'orientation. Tenez, dans le métro je dois encore appuyer sur les petits boutons de ces plans lumineux, alors qu'ils n'existent plus depuis longtemps, pour savoir où je vais ou même simplement là où je veux me rendre pour comprendre que quelque chose ne s'y produira sans doute jamais...

-Quelle drôle de mentalité, à l'heure du smartphone et des nuages connectés, appuyer sur les petits boutons d'un plan lumineux du métro de jadis pour être certain de ne pas aller là où vous voulez aller et pour ne pas voir ce qui n'a aucune chance d'arriver ! Mais figurez-vous que ça nous rapproche car moi aussi je cours encore après des enfantillages tout à fait semblables aux vôtres...

-J'ai envie de vous inscrire aux biloqués. Une demande ne coûte rien et vous pourriez alors faire partie des privilégiés qui disposent de deux bureaux ! Mais attention ils ne peuvent être ni contigus ni se trouver l'un en face de l'autre.

-C'est assez heureux car ça m'évitera peut-être me voir assis moi-même à mon bureau, étant donnée ma propension non seulement à biloquer mais à autoscoper !

-Et aussi à donner des coups de pied dans les murs derrière lesquels vous pensez vous trouver !

-Oui, même si je sais que je ne m'y trouve pas toujours ! 

-S'ils n'ont pas déménagé, ce sont leurs fils ou leurs petits-fils dont vous vous occuperez. Les dossiers auront changé mais les noms seront les mêmes...

-Seuls les prénoms auront changé alors si je suis encore bien au niveau des compétences requises ?

-Si vous ne favorisez pas quelqu'un parce qu'il porte le même prénom que vous, oui, sans doute...

-Quelqu'un portant le même prénom que moi, j'ai encore trop tendance à le considérer comme mon frère, ou ma soeur étant donné le caractère androgyne de ce prénom, et finalement un peu comme moi-même ! Vous croyez que...

-Choisissez le prénom que vous voulez mais n'oubliez pas que le prénom définit l'homme et que c'est même sur ce choix qu'on le juge...

-En ce cas je garderai celui que m'ont donné mes parents. Qu'on m'écrive monsieur ou madame peu importe, l'essentiel  est qu'on m'écrive.

-Le courrier papier, s'il y en a encre lorsque vous reprendrez, vous arrivera dans des petites corbeilles suspendues, par un système de poulies, au plafond !

-Ça me rappellera ce petit resto de Saint-Germain où c'était le pain qu'on faisait descendre ainsi du plafond dans des petits paniers...

-C'est vous qu'on devrait mettre dans un petit panier à poulie et faire passer toute la journée de bureau au plafond !

-Mais de là-haut je me verrais moins bien que d'en face ! Et je ne penserais qu'à redescendre et passerais mon temps à me balancer pour essayer d'attraper la corde et actionner cette foutue poulie dont le couinant glou-glou pourrait seule me faire à nouveau toucher le plancher des paperasses...

-Et vous resteriez une fois de plus sur votre petit nuage!

-Je crois avoir compris que quand je reprendrai, les choses auront bigrement changé ! Car je reprendrai hein dites-moi, je reprendrai bien? Ce sera un autre monde en tout cas puisque toute ma vie sera presque déjà passée..

-Vous pourrez la repasser ! Et vous verrez que finalement rien n'aura changé, vous traverserez toujours des petites places avec des arbres plantés autour...

-Alors les promenades du dimanche en famille à Versailles vont probablement recommencer on dirait ?

-Oui et si les arbres prennent une belle couleur d'automne tu pourras même repasser devant ton ancien lycée !

-Si je prends bien garde à ne pas m'engager dans un chemin de confinement. Avant je ne les voyais pas. A présent, je sais les repérer.

-Je ne sais si vous y parviendrez, ils en font maintenant qui ressemblent à tous les autres !

-Ce sera le confinement général alors.  Heureusement, je m'y suis un peu habitué. Et puis il y a confinement et confinement. Qu'entendez-vous exactement par confinement ?

-Le confinement n'est plus ce qu'il était. Je crois qu'à votre époque il suffisait de s'engager dans une petite allée un peu couverte pour le ressentir aussitôt. Mais les choses ont bien changé et de grands espaces en donnent parfois le sentiment comme si l'intimité ne pouvait à présent qu'être disséminée un peu partout...

-Alors je resterai à nouveau dans ma chambre pour regarder passer les nuages et les gros avions à moteur d'autrefois...

-Vous les reverrez peut-être il est question de les remettre en circulation, ils ont retrouvé les hélices qu'on avait dû leur ôter !

-Elles étaient dans mon tiroir. C'étaient sûrement celles que je devais coller, pour les finir, sur ces petites maquettes jamais terminées mais qu'on ne jetait pas pour autant.

-Vous allez donc devoir à nouveau prêter serment devant les autorités préfectorale et judiciaire.

-Je le ferai bien volontiers car je me sens de nouveau prêt à me consacrer corps et âme à ma fonction si miraculeusement réinitialisée.

-Et donc restaurée. Vous voyez, vous n'aurez donc sûrement  pas grand-chose à faire ! Tout sera déjà refait !

-Je ne serai convaincu d'une authentique restauration que si au cours d'une des prestations de serment on me demande à nouveau d'ôter les mains de mes poches !

-Et vous n'aurez pas de poches ! C'est toujours l'inattendu qui gagne, Du coup vous croirez à du nouveau, à de l'inédit, mais ce sera malgré tout la même chose réitérée.

-Je vais donc recommencer à ne pas très bien savoir où j'en suis.

- A un vrai souvenir succèdera un faux et inversement. Vous ne perdrez pas au change, puisqu'à la longue vous serez à peu près enfin comme tout le monde, dans la moyenne tout simplement.

-Je serai donc tout bonnement arasé par une sorte de lissage permanent entre ce qui monte trop haut et ce qui tombe trop bas, c'est la médiocrité quoi !

-Seule une attestation de foudroiement pourra vous sauver ! 

-Toujours le nuage! On n'en sort pas, je voudrais une vie plus simple, comme autrefois quand on écrivait encore avec une plume sur du papier !

-Une fausse plume déjà! En métal ! Vous avez donc connu les débuts de la technologie si je comprends bien.

-Certainement, du reste notre instituteur avait mis au point une fontaine à encre où nous allions remplir notre encrier ! Si ce n'est pas de la technologie naissante, qu'est-ce que c'est !

-Je vois qu'en tout cas à Marcel Lafitan vous avez été à bonne école! Et puis dites-moi, ce n'était pas cet instituteur qui vivait avec sa soeur et qui vous embrassait dans le cou ?

-Si. Et je me souviens qu'il était coiffé en brosse et que sa collègue de la classe d'â côté venait souvent le voir on aurait dit uniquement pour lui passer la main dans les cheveux qu'il avait très blonds, une sorte de Tintin. Et puis aussi qu'après la classe il me donnait des leçons de je ne sais plus quoi. C'était madame Bridaine qu'elle s'appelait la tintinophile qui essayait peut-être de le détourner de sa soeur à son profit.

-C'est madame Bridaine qu'elle s'appelait, renseignement tiré de votre profil déjà réintégré à votre nouveau dossier, ce qui est très encourageant et semble annoncer à votre avantage une réinsertion imminente !

-Je vais me réveiller redoublant !

-Redoublé oui serait plus juste, vous serez le fruit d'une sorte de clonage qui n'osera pas dire son nom.

-En réalité j'aurai peut-être seulement trouvé le moyen d'être tout simplement un autre. Toutefois probablement sans le savoir d'où ce doute à présent, vu d'ici, de l'en-deça, au sujet  de la réalité du progrès escompté en me recollant au turbin !

-Ne faites donc pas tant d'histoires, vous reconnaîtrez très bien les lieux et vous verrez que tout est en place à peu près comme avant ! Vous n'aurez qu'à entrer dans le bon bureau cette fois-ci puis c'est tout ! On va pas vous manger ! Un peu de courage que diable ! Ce sera pas la première fois !

-Je crains de m'y sentir à nouveau comme un étranger, avec ce vague souvenir comme quoi ça me rappelle quand même quelque chose... Je suis déjà venu ici, ces murs, cette porte, cette fenêtre coulissante sur le patio aux plantes séchées du Mexique, je me vois très bien disant cela ou quelque chose d'approchant. Mais j'ai l'impression qu'il faudra me porter si on tient vraiment à me voir à nouveau derrière un bureau !

-Et si vous vous installiez d'abord et qu'on apporte le bureau ensuite ?

-Il me semble que lorsqu'il arrivera je risque d'avoir envie de me cacher dessous pour recommencer à tenter d'être là sans y être. Faire mine de chercher quelque chose à croupetons, non merci je préfère que tout soit installé.

-Mais attention vous aurez à faire à des contribuables sérieux et qui paient leurs impôts !

-Je leur suggérerai d'en payer un peu plus ! Il y aura bien une trente pour cent à reprendre ou un enfant soi-disant à charge et sous le toit mais qui en réalité a mis les bouts depuis belle lurette et qui n'a sûrement plus rien d'un enfant !

-Vous allez redresser des situations qui à la fin n'auront plus rien de fiscal ! Méfiez-vous de ne pas trop finasser et de ne pas chercher à défendre la veuve et l'orphelin, il y a des assistantes sociales pour ça. Et puis je vais vous dire Barbier, méfiez-vous des types qui prétendent héberger sous leur toit des enfants qui ne sont pas les leurs ! Ce sont généralement des célibataires qui comptent  s'octroyer indûment une part supplémentaire.

-Seulement il va vous falloir changer de nuage et pensez que ce déménagement atmosphérique n'est pas sans tracas. Vous devrez dans des cieux parfois dramatiquement bleus vous en trouver un autre. En attendant, votre bagage numérique sera entreposé dans un ballon, un petit ballon rouge, comme en avaient autrefois les enfants, relié par un fil à votre poignet.

-C'est un coup à me faire tutoyer par le premier venu ça et à me laisser entraîner je ne sais où, d'où je reviendrai peut-être mais sans mon ballon et probablement sans ma cravate non plus, comme quand j'étais ressorti au petit matin, groggy, de chez Nougaro !

-Pour éviter cela vous pourrez très bien le détacher tout de suite et le regarder s'envoler une bonne fois pour toutes et joliment pour peu que le ciel soit d'un beau bleu sans nuages.

-Mais sans nuages, ce serait la perte assurée de toutes mes sauvegardes ! Merci du conseil, je resterai donc attaché à mon enfance par le poignet jusqu'à ce que je retrouve mon chemin.

-De nombreux enfants étaient retrouvés, ou juste suivis à la trace, en usant de tels subterfuges. Attendez encore un peu qu'on vienne vous chercher.

-Si on me trouve je suis perdu, mieux vaut pour moi continuer sans ballon, sans nuage, sans avenir bien défini, rejoindre la butte pour la contourner et faire route sur Boulogne sans me retourner.

-Votre convocation pour le grand jour ne sera peut-être pas encore dans votre boîte mais au moins vous aurez retrouvé votre boîte. Après une aussi longue absence je suppose que cela vous suffira. Et vous avez bien vos clés sur vous ?

-Je ne les ai pas perdues, mais oui je les ai, je les sens dans ma poche,  je n'ose pas y croire, c'est le plus beau jour de ma vie !

-C'est donc la première fois que vous rentrez d'une soirée sans avoir perdu vos clés. Ça s'arrose !

-Dans l'univers des cauchemars d'où je tire tout cela on n'est pas tenu de le faire. Je croyais du reste en être sorti de ce monde et je m'aperçois qu'il suffirait d'un rien pour que j'y retourne !

-Vous semblez en être à présent assez éloigné. Evitez quand même de jamais pousser à nouveau la porte du Old Navy un soir où la lune seule aura éclairé votre chemin et le moteur de la fuite actionné vos pas.

-Vous pensez que je pourrais sans cela revivre sans doute la même scène de la rencontre avec Nougaro exactement de la même façon à la fois admirable et obscène, sidérante et consternante ?

-Seule sa mort pourrait vous en préserver. Mais je crois bien que le temps qu'il vous faudra encore pour remettre les pieds dans vos propres pas vous met à l'abri d'un tel bis dans votre existence... Vous serez éternellement entre deux existences, la ratée et la toujours pas recommencée ! Cette manie aussi de faire appel, de demander des recours !

-Dire qu'il m'aurait peut-être suffi de demander un livre-photo de ma carrière ! Il paraît que toute carrière y est arrangée au mieux et aussi pourrie qu'elle ait pu être, on peut alors passer une retraite heureuse, au cours de laquelle on a l'impression de cheminer sans fin vers un recommencement éternisé.

-Mais maintenant vous pouvez bien me le dire, comment vous apparaît votre première vie dans les bureaux ?

-Comme un interminable et insupportable confinement !

-C'est sans doute pour ça que vous étiez toujours dehors !

-Les extérieurs alcoolisés sont une autre forme, aggravée, de confinement qui devient cosmique si, ne pouvant rentrer au bercail, vous passez la nuit à la belle étoile !

-Rassurez-vous, vous ne risquerez plus ces confinements stellaires, car interdit de sortie pour cause de redoublement,  c'est bien le travail confiné à la maison qui désormais vous attend.

-Que voulez-vous bien que ça me fasse, j'ai toujours pratiqué l'auto-confinement ! J'ai l'habitude du regardez-moi ça de loin et des tiens encore des voisins qui ne m'ont jamais vu, qui ne savent même pas que j'existe ! Que des bonnes consolations, et des bonnes affaires à rester volontairement ente quatre murs. Ce goût inné pour l'isolement n'est pas contraire à ma réinsertion quand même ?

-Attention, Il faut savoir si vous revendiquez le confinement ou l'isolement. Dans l'Administration, le confinement est assez bien vu car il accompagne généralement les carrières les plus laborieuses et méritoires. Mais l'isolement par contre est plus souvent le fait d'agents pratiquant l'évitement des collègues et la disparition plus ou moins rapide ou durable de leur personne dans des locaux fréquemment situés aux antipodes des lieux de séjour habituels de leurs collègues c'est à dire communément dans les greniers ou les sous-sols.

-Voilà qui décrit exactement mon comportement au cours de ma première mi-temps ! J'étais donc un isolé et si je veux être bien vu ce coup-ci, je vais devoir changer mon fusil d'épaule et si j'ai bien compris, passer tout simplement de l'isolement au confinement !

-Vous ferez bien ce que vous pourrez, évitez quand même à nouveau la disparition qui fut votre mode opératoire le plus fréquent. Évidemment il semblait vous coller à la peau et vous a plutôt réussi mais cette fois c'est à une réapparition entière et définitive qu'il faut vous atteler. Et c'est paradoxal puisqu'en réalité la dématérialisation ds tâches et des agents rendra ceux-ci parfaitement invisibles la plupart du temps, seuls quelques clics venant d'on ne sait où attestant d'une activité probable quoique difficile à évaluer. Vous voyez, c'est la société qui s'est adaptée à vous. L'acte de présence et son corollaire la ponctualité qui étaient les pièces maîtresses du mérite du fonctionnaire, et qui servaient à le noter, ont donc également disparu.

-Ce serait donc la fin des bureaux ! Mais qu'est-ce que je vais faire ? Car enfin cette relation en apparence tragique que j'ai connue avec eux est la marque, je ne crains pas de le dire, d'un grand amour !

-Oui, je t'aime moi non plus ! De toute façon quand vous allez réintégrer cette grande structure qui s'est comme volatilisée mais qui existe toujours, vous verrez que le droit de garder ses distances s'est institué comme par miracle et vous vous prendrez peut-être à regretter le temps pas si lointain des poignées de main et des embrassades dans les couloirs ou les ascenseurs et où éternuer à la cantine ou dans le bureau du Chef de Centre n'était pas un crime.

-Et où se moucher du coude était une marque de prétention et de suffisance, de mauvais goût !

-Nouvelle estimation de votre profil et encore une explication possible  concernant votre fragilité, votre difficulté d'être : vous voulez en permanence être enveloppé d'un sentiment d'étrangeté.

-C'est un homme ou une machine qui a pondu ça ?

-Une machine je pense car les psychologues en chair et en os ont quitté depuis longtemps le grand paquebot des bords de Seine.

-Je m'étonne que ce navire financier n'ait pas lui aussi largué les amarres ! Combien de personnes encore à son bord ?

-Il est vide. Les derniers occupants qu'on y avait observés avaient l'air de se fuir les uns les autres. Certains, à la vue d'un collègue approchant dans le couloir entraient aussitôt dans un bureau et refermait doucement la porte. L'autre en ayant fait autant, le couloir redevenait vide comme pour toujours. On dit que seul un visiteur masqué hante de temps en temps ces lieux pour voir si on pourra un jour faire encore ronronner les machines !

-Je ne dépendrai probablement plus de ce monstre alors ? Et mon ancien dossier, mon dossier papier, y est-il encore et pour toujours ?

-Oui certainement car une partie des anciennes structures est encore active dont les fonctionnaires très vieux jeu dans leur mise et leur maintien, arrivent chaque matin en barque par la Seine...

-Des embarcations qu'on trouve souvent sur le Grand Canal à Versailles et qui peuvent en sortir par une voie détournée qui rejoint la Seine. Leur clapot est si particulier qu'il leur sert de signal prioritaire et d'avertisseur. C'est l'absence de pontons qui a vite rendu cette navigation,  pourtant réservée à une élite dévouée, dicrète et solidaire, hasardeuse puis obsolète,

-Je sais, cette petite branche du canal serpentait un moment entre les deux pavillons qui sont en face de chez moi. C'est à peine si on remarquait un passage de temps à autre malgré, oui c'est un exact, un curieux clapot qui se produisait un peu après. Etant donné les méandres qui les attendaient un peu plus loin, on disait des passagers, que d'ailleurs on ne voyait pas, qu'ils seraient aussi bien dans l'autobus. Les gens des deux pavillons ne les ont jamais vues ces barques, je me demande même s'ils ont été conscients de cette dérivation éphémère mais exceptionnelle, sans doute parce qu'ils n'ont pas été prévenus et que leurs fenêtres avaient été bouchées de ce côté-là suite à une très ancienne querelle de voisinage!

-Alors qu'ils auraient pu faire construire une passerelle ou un ponton !

-A cet endroit, ils n'étaient plus très loin de la Passerelle des Arts de toute façon. Quant à s'arrêter, ils n'y pensaient peut-être pas, préférant se laisser filer dans le courant qui, à deux  pas de la Seine, se mettait à accélérer quelque peu...

-C'était un rapide alors, l'équivalent du Paris-Chartres sans arrêt le soir à Montparnasse. J'ai connu ça moi aussi et même que quand on s'est trompé de train, on ne peut ni sauter ni faire marche arrière! Alors le rapide paraît bien lent, très lent!

-Des gens ont cru voir un enfant à bord pourtant habillé d'un costume cravate comme les messieurs de Bercy et qui en avaient le maintien et la mine.

-C'était probablement ce collègue que j'ai eu dans le temps et qui paraissait douze ans, son cartable  raclant presque le sol, et qui malgré sa voix elle aussi enfantine, était un vérificateur redoutable.

-Oh écoutez on a même dit que ces barques suivaient toutes seules le courant sans personne dedans !

-Je me demande si je reprendrai quelque part un jour. Je me sens voué à un éternel et salutaire confinement ! J'ai beau ramer des deux je n'avance pas ! Je crée atour de moi des remous dont d'autres profitent pour bifurquer et gagner un éloignement salutaire dans une région qui leur convient !

-"Ah tu verras, tu verras !" J'ai bien envie de vous la chanter mais je vais plutôt vous brancher sur ma playlist de youtube où vous n'aurez plus qu'à la cliquer pour l'entendre !

-Contentez-vous de la chantonner et ça ira très bien, j'allais justement partir et ça tombe à pic car à vrai dire je ne peux supporter cette chanson l'ayant trop beuglée aux heures des errances chimériques et vineuses, me prenant pour Nougaro dont j'avais cru pouvoir imiter la voix même si pour la dégaine titubante c'était plus approchant.

-En vous écoutant je mesure tout le temps perdu qu'il va vous falloir rattraper ! Si je comprends bien vous en êtes encore aux juke-box électriques et aux pianos à queue !

-Oui un rien d'approchant me suffisait, une conduite un peu prometteuse, un son acidulé et c'était juillet ! Les bureaux avaient le charme mystérieux des activités souterraines et incompréhensibles tous les jeudis après-midi.

-Vous n'avez pas changé. Il vous suffirait d'être juché sur une chaise rehaussée de gros bottins pour voir midi à votre porte et, sur le bureau juste devant vous, atteindre le tourniquet à tampons comme si de rien n'était. Alors sur les enveloppes, vos coups sonores et percutants seraient toujours perçus comme des gages de bonne conduite et peut-être même à nouveau d'une vocation irrépressible pour la paperasse !

-Ah ça oui, je rempilerais bien pour cette tâche-là !

-Malheureusement elle n'existe plus ou plus sous cette forme car elle a bien dû être préservée un moment à votre intention mais vous avez trop tardé, elle a fini par disparaître et le local avec probablement ou il a été méchamment transformé.

-Pourquoi cette méchanceté envers le bureau de Maman ? J'espère au moins qu'il n'a pas été changé en open space !

- Ça je ne saurais le jurer, avec cette mode du déconfinement, le décloisonnement semble la règle instituée pour éradiquer toute intimité ou tranquillité d'esprit pourtant si propices aux carrières les plus ronflantes. Il est vrai qu'avec le télétravail, même les open space sont déjà devenus ringards et pour certains d'entre eux quasi-déserts. Tous les bureaux auront bientôt disparu ! Même les fonctionnaires travailleront chez eux !

-Mais ça se faisait déjà. Je me souviens d'un inspecteur qui le vendredi soir partait avec une serviette bourrée de dossiers et de documents pour y travailler chez lui durant le week-end disait-il dans l'ascenseur à des collègues qui les mains dans les poches esquissaient entre eux un petit sourire. Et moi qui n'avais qu'une idée en tête si jamais je revenais un jour c'était de remplacer le collègue à la grosse serviette et de partir, même tous les soirs, avec des devoirs à faire à la maison pour rattraper le temps perdu ! Mais voilà qu'il n'y a plus de dossiers papiers et même plus de fonctionnaires non plus,  qu'il ne resterait de tout ça paraît-il que des gouttelettes dans un nuage ! Alors que j'avais enfin trouvé le moyen de me faire valoir, de me mettre pour de bon en valeur en empruntant à ce lointain collègue, dont je me moquais aussi à l'époque, la tactique de la serviette du vendredi soir car même si on disait quand il la ramenait le lundi matin qu'il ne l'avait sûrement pas ouverte une seule fois de tout le week-end, ce stratagème lui réussissait indéniablement. Quelque temps après il passait  Inspecteur Principal et même si son remplaçant trouva dans son bureau une armoire bourrée de dossiers en cours et de contentieux jamais traité, il s'en trouva une majorité pour dire qu'il ne faisait peut-être pas grand-chose dans la journée mais qu'il travaillait chez lui et qu'on ne pouvait pas en dire autant de tout le monde !

-Laissez un peu ces vieilleries et songez plutôt au robot qui sera à votre disposition, un robot assistant et conseiller ! Il remplacera l'ancien Agent de constatation d'où son nom de "Constatator". Rassurez-vous vous n'aurez pas à soutenir ses yeux fixes ou clignotants, il sera lui aussi virtuel, entièrement nébulisé! Mais vous verrez peut-être son ombre au-dessus de la Seine ou des Buttes Chaumont si vous vous promenez par là un jour où les nuages ordinaires seront de bonne tenue, ni trop nombreux ni trop rares, ni trop élevés ni trop bas...

-Je suppose que chacun reconnaîtra le sien !

-A condition qu'il n'ait pas tourné à l'orage, ce qui pourrait fort l'avoir défiguré ou carrément fait disparaître !

-Je suppose que dans ce cas une restauration est toujours possible et qu'elle aura été prévue ! Après la défiguration, on reconfigure et il se pourrait même qu'il n'y ait qu'un bouton à cliquer !

-Je croyais que vous ne connaissiez rien aux ordinateurs, qu'à votre époque ils venaient à peine d'émerger !

-Pardon, j'ai débuté aux Finances Publiques dans un centre d'informatique où, bandothécaire, fonction toute nouvelle et non sans prestige, j'assurais, confiné dans la bandothèque  le classement et la conservation des bandes magnétiques qui arrivaient de l'ordinateur ou y repartaient.

-Une mise au placard programmée ! Comment avez-vous pu tenir dans un tel confinement ? Heureusement la réussite au concours vous a sorti de là. Et puis des bandes magnétiques vous vous rendez compte ! Vous auriez mieux fait d'y coller des chansons ! Je vous offre d'être à la pointe en la matière, je veux parler de ces nuages de bits qui sauvegardent tout le savoir humain et ses structures algorithmées !

-Complètement dépassé ce truc-là papa, avec tes nuages t'es plus dans le coup ! Il est déjà question d'installer tout ça sur des astéroïdes !

-Vos simagrées de potache ne m'atteindront jamais même si je pense qu'il y a peut-être là une idée... à creuser !

-On a dû voir et revoir cent fois les mêmes films vous et moi c'est pas possible...

-C'est une sorte de chewing-gum verbal qu'on mâchouille de temps à autre sans s'en apercevoir tout à fait, sans le vouloir du tout et qui colle vraiment... La preuve, nous éructons tous les deux les mêmes bulles en cadence quand ça nous prend !

-Bon si ça vous fait rien, j'aimerais bien qu'on aborde un petit peu les choses sérieuses parce que les caprices...

-Vous voyez, vous continuez ! Je suis sûr que vous allez me dire qu'à la retraire de Russie c'est ceux qui étaient à la traîne qui ont été repassés !

-Parfaitement et je conclurai en disant, et tout en pensant à vous, c'est curieux ce besoin qu'ont les marins de faire des phrases...

-Mais j'ajouterai que nous ne sommes pas sur une péniche et que vous ne pouvez pas me foutre à la baille ! Toutefois vous avez raison en suggérant que nous ferions mieux de revenir aux choses sérieuses...

-Et bien en voilà une, je me demande encore quand je serai enfin moi-même, quand je saurai qui je suis et si par hasard, malgré tous mes soins et mes tracas et peut-être à cause de cela, je ne serais pas un autre ! 

-Ce serait bien votre seule chance de vous en tirer ! Certes les années ont passé, vos cheveux s'ils sont toujours là ont grisonné et votre mine sans être tout à fait vieille n'a plus les traits d'alors et il est possible que si vous ne dites pas votre nom on ne vous reconnaisse pas ou pas vraiment, pas tout de suite...

-A condition que je ne me gratte pas le nez ou ne me mette pas à chanter !

-Tentez votre chance, embarquez ! C'est la Seine ce grand fleuve qui est devant vous... Une navette directe pour Bercy passe toutes les heures. Vous choisirez la vôtre car enfin vous vous doutez bien que c'est à la maison du grand patron que vous serez convoqué le jour de votre reconfiguration et qu'une entrevue au plus haut niveau vous sera accordée à titre de préliminaire courtois et d'encouragement gracieux en raison du caractère réellement étonnant et hors norme de ce revirement général incompréhensible.

-Je ne mériterai pas le dixième de l'honneur qui me sera fait ni le millième d'un privilège aussi aberrant et que je ne pourrai pas refuser cependant.. Qui sait, les clapots de la barque me donneront peut-être du courage...

-Vous vous rendez compte, une simple traversée, une petite croisière fluviale entre les quais du vieux Paris vous sépare de votre nouvelle existence administrative, une véritable renaissance au demeurant...

-On m'aura donc redonné ma chance pour de bon !

-Un soin inouï, presque crapuleux... Le dernier privilège !

-J'espère qu'on me donnera de bons dossiers, bien juteux. Que je n'aie plus qu'à presser, qu'à appuyer !

-Vous prendrez ce qu'on vous donnera... Mais je crois qu'il existe encore d'anciens dossiers autrefois pris en compte et qui n'ont jamais été été dépouillés, pas même seulement ouverts. vous pourrez peut-être demander à les voir, d'autant que s'ils sont comme je le pense dans les sous-sols de Bercy, vous pourriez acheter des tickets de cantine dans le ventre du grand navire le jour même et sans doute y rester.

-Je pourrai tout de même venir de chez moi en barque ? Il  me semble que de cette installation, pourtant prestigieuse, ce serait pour moi le seul véritable attrait.

-Je crois que les deux choses seraient dans votre cas tout à fait correllées... Vous voyez, vous restez de plain-pied avec la ligne de flottaison, c'est un débouché fluvial qui chaque soir vous serait proposé...

-Encore dans un sous-sol alors ? Je ne comprends pas bien, quand j'ai commencé j'étais beaucoup plus haut !  Et si on me propose de recommencer au début, c'est dans les hauts du navire qu'on doit me placer et pas dans la cale !

-Allons, c'est symbolique, ce sont des images...

-Les images ça m'amusait quand j'étais petit, j'ai passé l'âge.

-Et puis vous savez, les sous-sols de Bercy correspondent au moins à un troisième étage d'un Centre des Impôts ordinaire et j'en connais qui feraient des pieds et des mains pour se faire muter dans la cale en question !

-Y voit-on seulement encore des contribuables ? Peut-on les convoquer ? Pourrai-je à nouveau les questionner, les mettre en demeure de me répondre ? Leur infliger des pénalités s'ils ne le font pas, voire les taxer d'office sur la base qui me chante ?

-Malheureux, ne parlez pas de chanter ! Mais pour ce qui est de n'en faire à nouveau qu'à votre tête, rassurez-vous, toutes ces prérogatives de coercition et d'autorité vacharde qui font le sel amer de cette fonction ingrate et difficile, vous seront redonnées !

-Pour à nouveau n'en rien faire ! On ne change pas et puis je crains de mal diriger ma barque. Oh je sais bien que c'est une image, vous me l'avez dit, mais d'où que je vienne j'entendrai quand même le clapot des vagues, je serai aux côtés de ce grand capitaine de Bercy qui lui aussi venait par le fleuve et qui, lesté d'un incroyable mensonge fiscal, a fini au fond de la cale du grand navire d'où il n'est jamais ressorti !

-Vous voyez que les chemins du bureau sont parfois fluviaux. C'est aussi par là que les Vikings venaient du Nord chercher leur butin qu'ils appelaient Dangeld, l'impôt danois ! C'est la voie fiscale par excellence que je vous conseille de choisir à votre tour. C'est une barque phénicienne qui sera à votre disposition. Ça ne se refuse pas et puis quelle tranquillité !Vous n'apercevrez des gens que leurs silhouettes furtives trottinant sur les berges ou leurs bustes glissant derrière le parapet des ponts sous lesquels vous passerez comme dans un rêve...

-Il suffit je crois de laisser dériver pour avancer, alors même qu'on remonte le courant !

-C'est l'apanage du rêveur, il ne rame jamais.

-Alors il s'agit sûrement de Cahuzac, filmé dans la vedette fluviale qui se rapprochait de Bercy où simple spécialiste en implants capillaires, il venait pourtant, contre toute attente, d'être nommé ministre du Budget, et qui déclarait incrédule et vaguement inquiet, "j'ai l'impression de vivre un rêve..."  Et même s'il fut de courte durée, et qu'il en sortit avec perte et fracas, il aura connu des instants de bonheur très particuliers auxquels vous semblez me destiner à mon tour !

-Vous croyez que je m'occuperai encore de Georges Ulmer dont j'avais le dossier à Boulogne ? L'auteur de la chanson Pigalle qui avait bercé mon enfance ? Et qui m'avait fait rêver à un quartier qui n'avait rien à voir avec le vrai. Et pourtant, des années plus tard, j'arrivais à projeter sur cet endroit pour le moins tristounet l'enchantement qui survivait en moi dès qu'intérieurement je me repassais l'air. "Tenez, faites-moi le contrôle sur pièces de ce dossier que je dois vérifier." Il était bien épais sur mon bureau le dossier de l'auteur du "petit jet d'eau  entouré de bistrots" ! Je me faisais l'effet d'un drôle de rabat-joie et il allait sûrement y avoir un redressement et un meu meu ! Il aura fallu que ça tombe sur moi! Heureusement, le chef est venu me le reprendre en me disant qu'il allait tout faire en même temps et que j'avais qu'à me rabattre sur les avocats où il y avait généralement de quoi reprendre par de simples balances de trésorerie...

-Vous voyez, vous vous êtes déjà rebranché de l'intérieur ! Tout vous revient, plus vrai qu'avant ! C'est le début de la reprise ! La vraie !

-Vous croyez qu'au tout dernier moment  je pourrai opter pour la reprise imaginaire ? Celle des souvenirs bonifiés ? La vraie comme vous dites ?

-C'est une des options qui s'offrent à vous. Mais n'oubliez pas que rien ne vaut un bon bureau avec des tiroirs métalliques sur des rails coulissants et un bac de fiches à roulettes pour y piocher vos victimes consentantes ou non! Et puis faites bien attention, si vous demandez à changer, à quitter le dur pour le nuage, vous risquez d'obtenir les pompes funèbres qui elles aussi seront numérisées et considérées comme une sorte de fourre-tout virtuel pour tous les indécis des services publics.

-Alors une décision s'impose. Je reprends ma carrière au moment où j'ouvre pour la première fois la porte du Caméra-Club ! Pour à nouveau laisser se dérouler le film...

-Alors veillez bien cette fois-ci à le purger de ses séquences douteuses qui risquent de vous broyer pour de bon...

-Je rsique surtout en faisant cela de le priver du seul intérêt qu'il a jamais pu présenter et qui du reste n'a pas suscité la moindre critique lors de cette éminente projection...

-Qui fut la seule et à laquelle d'ailleurs vous n'avez pas voulu assister !

-Je redoute autant les compliments et les hourras que les sifflets et les quolibets, je n'avais pas le choix...

-Il y a place pour la sidération, généralement silencieuse... Mais parlons plutôt de l'avenir. Vous ne voyez pas quelque chose qui pourrait aider à votre reprise dans ce grand navire qui s'apprête une fois de plus à vous tendre une passerelle, une phrase qui résumerait votre expérience des bureaux de la fonction publique, de votre vécu de fonctionnaire, une petite impression du quotidien...

-Et bien je pourrais dire que lorsque je partais de chez moi le matin frais et dispos pour une journée normale de travail, je trouvais cela tellement exceptionnel que je cheminais dans un vertige d'autosatisfaction qui me donnait envie de boire le plus tôt possible pour fêter ça. Et il n'était pas rare de me voir bien vite faire demi-tour pour remonter chez moi déboucher une bouteille et mettre Sinatra sur le pick-up !

-Pour recharger votre juke-box intérieur...

-Si je ressortais c'était effectivement pour décharger tout ça dehors parfois jusqu'au bureau justement où l'écho dans les couloirs me plaisait bien... avant de repartir généralement aussitôt pour le plus grand bien de tous et consacrer le reste de la journée à arpenter les abords du Grand Bassin des Tuileries où je m'imaginais pouvoir trouver ce jeune garçon qui n'attendait que moi pour figurer dans le film que je croyais être en mesure de réaliser...

-C'est trop long, il faut conclure...

-Et bien je dirais que si ma vie à l'époque n'a rien donné du tout  et s'est terminée par un fiasco peu reluisant elle avait du charme... Ça ira comme ça ?

-Donnez votre signalement !

-Quand j'ai commencé j'étais grand, élancé, droit comme un i.  A présent et bien que j'ai l'honneur de commencer à nouveau je suis petit, assez voûté, le cheveu grisonnant, la vue basse et monoculaire...

-Dites que vous devez mettre des gouttes tous les soirs dans votre oeil pour ne pas devenir aveugle...

-Je l'ajouterai pour finir. Vous croyez qu'on me reconnaîtra ?

-Peu importe. Ceux qui vous ont connu probablement et vous laisseront passer. Quant aux autres ils feront confiance aux gens du Comité de Redoublement qui connaîssent leur affaire et qui ne sont plus des gamins ! Et vous verrez, certains se prosterneront ou crieront les hip hip hourra les plus sonores!

- Ceux qui ne me connaissent pas sont parfois les seuls qui m'applaudissent !

-Vous vous referez entièrement en quelques jours ! Ce genre d'aubaine vaut cure de jouvence. Vous vous croirez revenu au temps béni de vos balbutiements !

-Rajeuni, serai-je toujours aussi seul ?

- On vous présentera des collègues que vous connaissez déjà, d'autrefois, ils n'auront pas changé, ils auront attendu votre retour ! La seule difficulté c'est que vous devrez faire semblant de les voir pour la première fois...

-Ce seront probablement plutôt leurs enfants ou leurs petits-enfants !

-Ne vous réjouissez pas trop, ils n'auront d'enfantin que ces termes de parenté ! Ce seront sûrement de vieilles badernes comme on n'en fait plus mais qui seront censées figurer les jeunesses de votre époque façon "bal des vampires" !

-Vous voulez dire que je verrai toujours les gens à ma façon et qu'à part l'extrême jeunesse rien ne trouve vraiment grâce à mes yeux...

-Mais regardez-vous un peu, vous avez l'air vraiment bizarre d'un enfant fourvoyé dans la vieillesse ! Et ça ne vous va  pas du tout, on dirait que vous êtes grimé !

-Oui et que je porte une perruque de vieux! C'est l'impression que je me fais tous les matins en démêlant une tignasse grise qui ne me sied pas du tout !

-Mais allez donc faire votre toilette, cette barbe est vraiment désagréable.

-C'est un reste accumulé de peaux de pêche et autres duvets qui se sont attardés... Ma véritable barbe n'ayant pas encore vraiment poussé.

-C'est un des deux critères de la masculinité, j'espère que l'autre n'a pas autant traîné en route, si vous voyez ce que je veux dire...

-Ne soyez pas gêné, car là au contraire c'est mon pénis qui a tout ramassé, très tôt on a vu que lui ! Et du coup, on pensait pas à voir si j'avais de la barbe ou pas. Et avec la mode des jeans moulants c'en était gênant. Remarquez je n'étais pas le seul gringalet à pratiquer de cette manière une sorte  de revanche implicite en affichant malgré moi une configuration généreuse à un endroit pourtant réputé mal placé.

-Et cet avantage volumétrique vous aurait-il plutôt servi dans l'existence ?

-Pensez-vous, assez vite une nouvelle mode a desserré les pantalons et tout ça s'est estompé. Par contre j'en avais gardé une sorte de gêne dont j'ai appris beaucoup plus tard qu'elle était répertoriée dans le corpus des névroses sous le terme de syndrome du gros paquet ou quelque chose comme ça. Un praticien m'ayant déclaré que certains avaient raté leur vie à cause de ça, je me demande à présent si je ne devrais pas me compter parmi les membres probablement assez épars de ce club méconnu.

-Quelle mélancolie dans votre voix à évoquer cette éminence assurément peu documentée !

-Et en même temps ce côté féminin, dans le regard surtout, ce regard de fille qu'ont souvent les garçons à l'adolescence et que j'avais encore à l'époque...

-Vous l'avez toujours...

-Nougaro faisait référence à sa composante féminine quand il disait "je suis une femme à barbe". Ne pouvant en dire autant pour la raison indiquée plus haut, je me sens par contre fondé à me présenter, pour ma part et dans le même ordre d'idées, comme "une femme à bite".

-Laissez Nougaro et visitez plutôt votre ADN, tout y est inscrit en grand détail, non seulement la mesure précise de votre appendice du milieu mais aussi toutes vos connexions avec le genre féminin ou ses dérivés.

-Ce précieux code je l'ai laissé quelque part, je devrais peut-être aller le chercher alors, parce que personnellement je n'en dispose pas.  Ils l'ont sans doute toujours, c'était dans un endroit où on recense les individus dangereux, susceptibles de l'être ou de le devenir. Ils ont un fichier dans lequel des photos sont collées et des petits sacs en plastique contenant  une tige-goupillon avec laquelle on s'est frotté l'intérieur de la joue et qui est censé permettre de connaître le code en question...

- Ça suffit ! Encore un simple prétexte pour revenir dans ces commissariats où vous n'avez rien à faire, on vous l'a déjà dit. Eux-mêmes vous l'ont dit à chaque fois, ce n'est pas vous, ce n'est pas vous !

-Ils m'avaient cru pédophile, ayant crié moi-même dans la rue que je l'étais, avec une virulence frôlant l'hystérie et de plus, sans le savoir, au nez d'un maire-adjoint de la ville que je croisai en chemin en lui hurlant au passage ce semblant d'aveu pathétique ! Et cela m'ayant comme soulagé et calmé, ce fut presque tranquillisé que je poursuivis ma route sans être pour le moins inquiété. Mais c'était sans compter avec la toute récente invention du téléphone portable. Il ne se passa pas cinq minutes avant qu'une voiture ne vienne me cueillir pour m'emmener à la PJ un peu plus loin avenue de Paris.

-Ce fut plus fort que vous, il vous a fallu rejouer la prestation de Nougaro à Old Navy, un peu modifiée, sans doute moins insultante mais beaucoup plus agressive.

-Oui ce fut stupide et entièrement dû à un excès de boisson. Mais heureusement ça a fini en eau de boudin. Après la prise habituelle des empreintes, digitales cette fois-ci, et de photos de face et de mes deux profils, et m'avoir fait savoir que le Procureur de la République, auquel par parenthèse ils avaient tout de même soumis mon cas, n'envisageait pas  de donner suite à cette affaire, je fus libéré de ma garde à vue.

-Vous avez été mis en garde à vue vous ?

-Notez qu'ils auraient pu comme une fois m'envoyer au centre médico-psychiatrique de Plaisir, mais non, et sans doute en raison de l'origine de la plainte, ils m'avaient pris au sérieux. Ce qui m'ennuyait en fin de compte c'est que je ressortais de là sans aucun document attestant de ce qui m'était arrivé. Et je me demandais de ce fait si je n'avais pas loupé mon coup... J'allais avoir du  mal à me vanter de ce coup fourré dont je m'étais finalement pasats trop mal sorti, ayant eu une fois de plus de la chance...

-C'est surtout à la PJ de Versailles qu'ils ont eu de la chance. Je venais d'entendre, après tous les récents scandales, que l'Intérieur enjoignait à ses services de booster un peu plus les résultats dans ce domaine-là. Quelle aubaine ! Quand on pense au mal qu'ils ont à repérer un pédophile, à en dénicher un seul sans parvenir à le faire tomber dans un piège, voilà que vous vous jetez de vous-même comme une fleur dans leur panier ! 

-C'est presque une forme de dévouement. Et puis j'aime bien qu'on s'occupe de moi, peu importe le contexte. Et de toute manière je suis à peu près certain qu'on ne sera jamais aussi méchant à mon égard que je peux l'être avec moi-même. En outre, le traitement qui me sera réservé, aussi peu gratifiant soit-il,sera toujours ressenti sinon comme de la bienveillance au moins comme une marque d'intérêt. Quand on ne s'aime pas beaucoup, voyez un peu les décalages, les subterfuges.

-Nul n'est tenu d'invoquer ses turpitudes, vraies ou fausses, et comme de toute façon personne depuis le temps ne vous demande plus rien, considérez-vous comme définitivement acquitté.

-(Alors ce que j'avais pris pour une simple conversation chez un ancien collègue de la rue du Gal Niox rencontré par hasard des années après, était probablement une sorte d'audition dans un lieu qui sous une apparence d'appartement ordinaire faisait en réalité office de salle de tribunal décentrée mais légitime ou d'un local assimilé situé dans un entre-deux d'où ma grande difficulté à le trouver ! Tout va donc pour le mieux puisque je ne suis même pas arrivé en retard ou qu'on ne me l'a pas signifié, m'accueillant au contraire avec des paroles de bienvenue d'une grande gentillesse ! Comme si tout m'était à nouveau dû ! C'était donc plus qu'un entretien préparatoire, c'était une répétition du grand jour au cours de laquelle des huiles du grand navire, par un de ces nouveaux procédés que j'ignore encore, me sont apparues ! J'ai eu l'impression très nette que j'allais enfin compter et surtout pouvoir revivre pour les modifier tous ces petits incidents du quotidien qui m'ont empoisonné l'existence et qui sont les vraies causes de mon redoublement : ces distances un peu excessives que je mettais trop souvent entre moi et les autres et qui finalement ont empêché tout contact, utile ou agréable, parfois, paraît-il, les deux.

-Effectivement on aurait dit que vous fuyiez les services en open-space pour ne fréqenter que les bureaux individuels ou plus généralement seulement le vôtre dans lequel vous vous confiniez comme on se met en quarantaine de je ne sais quoi!Etes-vous prêt à inverser cette tendance et à vous immerger pour de bon dans ces groupes de collègues qui apprécient le contact des gens du dessus et l'attendent corps et âmes pour le bon esprit des bureaux et qui sait, vous qui êtes toujours célibataire, pour des relations disons encore plus étroites ?

-Je ne vois vraiment pas ce qui pourrait m'en empêcher !

-Vous n'aviez pas l'atome suffisamment crochu ! Il va falloir vous frotter un peu plus aux autres ! Obtenir des arrimages et des solides ! Vous verrez que vous arriverez peut-être même à réunir des gens, former des groupes, et même des groupes de groupes qui pour finir seront des foules serrées, joyeuses ivres de promiscuité par entassements et accolades !  Vous pourrez toucher tout le monde car tout le monde se touchera!

-Je serai malgré moi à nouveau le frôleur de service, moi qui n'aimais frôler que dans le noir et seulement les jeudis après-midi ! Mais vous croyez vraiment que de tels regroupements sont possibles, qu'on n'y mettrait pas le hola si on s'avisait de seulement faire mine de les favoriser ? Et si un jour même on interdisait aux gens, n'importe où, de se rapproche ?r à moins d'un mètre les uns des autres ? On fermait les discothèques à cause des frottis frottas et des roulages de pelles ?

-Quelle tyrannie pourrait en venir à des mesures aussi dures et même contreproductives pour la natalité, inhumaines pour les besoins génitaux de l'homme et de soumission inhérents au plaisir de la femme et à son épanouissement ? Comment les couples pourraient-ils se former ? C'est monstrueux ! Quel puritanisme pourrait-il seulement envisager cela ? Plus aucun contact ni rapprochement dites-vous ? Quelle mouche vous a piqué? Quel microbe vous a sucé la moelle? Non, ôtez-vous cette idée de la tête, et reprenez les bonnes relations entre collègues, tenez, faites donc la bise à l'occasion, vous verrez, ça rapproche et ça facilite les contacts au travail pour le plus grand bien de la communauté laborieuse qui se soude ainsi dans une parfaite unité !

-Non pas du tout, les gens seront obligés de s'écarter les uns des autres ! Apercevoir seulement quelqu'un sera un crime ! Ne seront plus payés que ceux qui resteront chez eux ! Aller à son travail sera puni d'une lourde amende ! Restez chez vous sera le mot d'ordre suprême et définitif ! Tu seras un confiné mon fils, le nouvel adage des familles !  Ceux qui vivent sont ceux qui se cachent, la grande maxime des rescapés ! On ne pourra donc plus sortir que masqués !

-Mais vous en rêviez il fut un temps je crois !

-Ca m'est arrivé oui, au moment de recevoir un contribuable de souhaiter pouvoir le faire affublé d'un masque, c'est exact. Pas seulement parce qu'un accident m'a laissé la mâchoire un peu déviée paraît-il, non mais il me semblait que je serais plus à l'aise qu'en partie dissimulé, le fonctionnaire n'agissant pas en son nom mais comme représentant de l'Etat. Et en tant que tel devrait être anonyme, sa personne physique ne devant en aucune manière apparaître sous des traits reconnaissables, individualisés. A un pékin s'enquérant de son identité il doit pouvoir répondre : qui je suis ne vous regarde pas, c'est à ma fonction et à mes prérogatives que vous avez à faire.

-Demandez à être anonymisé, vous recevrez un matricule à la place de votre nom qui sera invalidé. Vous ne pourrez plus vous en servir que pour retenir des places au restaurant ou au théâtre durant un an. Puis il sera attribué au premier qui le demandera. Sans nom, vous ne pourrez que rajeunir !

-Et un matricule peut se lire à l'envers, je me regarderai donc dans un miroir. Je ne craindrai plus de me voir tel que je suis  mais si c'était encore un peu le cas, en clignant simplement des yeux cela devrait s'arranger.

-Si on a numérisé votre nom c'est qu'on aura tout numérisé. Tout se fera en ligne, Dès votre retour vous pourrez vous en convaincre en vous connectant à votre nuage ! Il aura été spécialement préparé à votre intention ! Vous seul pourrez le voir !

-Si moi seul peux le voir c'est peut-être qu'il ne sera pas conforme aux standards du réseau, du grand réseau des nuages, sortes de moutons numériques qui comptent le plus désormais, qui se comptent eux-mêmes et s'excluent parfois ou en excluent d'autres décrétés indésirables !

-Pas grave, tâchez seulement que le vôtre ressemble à tous les autres ! Ne faites pas le malin, ne lancez pas dans l'azur de ces tourelles qui finissent en enclumes !

-S'il m'est possible de redescendre de temps en temps sur terre pour prendre un des chemins qui m'ont parfois conduit à un bureau bien classique qui me servait plutôt de refuge ou de point d'engoncement, alors oui je serai partant pour un   nouveau départ depuis un autre ponton.

-Alors vous voilà à nouveau en route par les quatre chemins ! L'un d'eux c'est sûr cette fois-ci vous mènera à bon port...

-Les chemins du bureau ! Pourtant je croyais bien m'en être débarrassé ! Devrai-je les emprunter à nouveau ? On m'avait parlé d'un itinéraire fluvial, justement pour me changer un peu je pense. Des délibérations en ce sens avaient eu lieu. Est-ce que ça tient toujours ? Etaient-elles valides ? Ou au moins validées ? Monsieur Baudrier les avait-il présidées ?

-J'ai reçu un droit de ponton à validité permanente, il est probable qu'il vous concerne puisqu'il n'y a pas de nom... Et cela indiquerait oui un passage sur le fleuve. Vous pourrez  même vous en servir à un embarcadère où aucun supplément ne devrait vous être compté.

-Ce sont d'anciens bateaux-mouches je crois, qui, rapetissés et épontés, s'arriment à ces structures ou tentent d'y accéder car ils sont parfois trop bas et on ne peut  ni monter à bord ni en descendre.

-De simples barques c'est tout ! Le symbole est clair, on ne veut pas de moi car je n'ai aucune chance d'y arriver comme ça.  Avec ce fleuve souvent brumeux et houleux !

-Il y a des remorqueurs qui passent de temps en temps et qui prennent des passagers...

-Des remorqueurs mixtes ? Désolé mais je crois que je vais une fois de plus préférer mon bon vieil autobus, vous savez celui que va de Porchefontaine à Parly2 en passant par la rue des Réservoirs. Si ça ne marche pas, si je ne trouve rien, je   pourrai ainsi au moins rentrer chez moi directement pour n'en plus jamais ressortir probablement..

         

         (suite colonne suivante)

       

    

        

               

   

                   

       

          

               

             

 

 

 

         

             

          

      

                       

         

           

    

          

            

       

                   

                  

      

       

          

 

      

           

       

    

.     

 

 

        

              

          

      

        

   

         

                

                        

 

 

 

 

 

aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaaa

-Alors comme ça vous voilà raccroché ! Et oui, vous avez fait partie des décrocheurs Et même des décrochés pour ce qui vous concerne. On a dû vous retirer d'en bas, tout en bas, et vous remonter encore à peu près inconscient, d'où cette incrédulité à entedre nos propos au sujet de votre incroyable parcours !

-Un parcours dites-vous. qu'ai-je bien pu parcourir ?

-Allons allons, nous venons juste de recharger votre mémoire ne me dites pas que vous l'avez déjà vidée !

-C'était peut-être une mémoire externe ! En lieu et place  de ma mémoire interne qu'il suffisait de rafraîchir tout simplement !             -Parlons de fraîcheur, on peut dire que vous avez eu chaud ! On a dû se servir d'un crochet pour vous récupérer au bout duquel vous gigotiez, un fameux poisson !

-Laissez les images et parlez clair je vous en prie !

-Et bien voilà j'ai réussi à faire changer votre mise à la retraite d'office sans émolument pour abandon de poste, motif disciplinaire grave , pour le motif purement médical  de grosse fatigue nerveuse et bambocheuse avec versement immédiat de votre pension réévaluée à un niveau proche du traitement que vous auriez continuer à percevoir si vous n'aviez été rayé des cadres. Vous avouerez que c'est un fameux arrangement, à quoi il faut ajouter  trois mois de pension grande caisse et pour la nième fois la prime de fusion !

-Mais je vais encore me rétamer avec ça, me putréfier en long et en large, et ce dès ma première sortie, des papillotes sur la tête ! En bonnet pétards ! Et je crains de ne plus avoir l'excuse de l'alcool puisque je ne boirai plus que de l'eau ! J'aurai l'ivresse manifeste et publique malgré moi ! Une ivresse lucide mais non maîtrisée pour autant ! Un simple cabotinage mais qui dépasserait les bornes !

-On vous propose un petit tour sur la Seine par une belle journée d'automne et voilà ce que vous en faites, vous n'êtes pas drôle je vous assure !

-Si je dois retrouver mon travail, je préfère que ce soit par des voies ordinaires et plus sûres, en tout cas moins aléatoires que sur cette barque qui clapote sans avancer sous le ciel bleu des beaux jours !

-C'est pourtant un peu comme une chanson ! Vous n'entendez pas ? Elle a été écrite  pour vous... Ecoutez, vous la connaissez déjà !  Laissez-vous aller, montez à bord ! Le clapot n'est pas désagréable, c'est un bruit blanc qui apaise et magnifie les airs qu'on fredonne en soi pour se donner du courage et pour mieux appeler l'enfance à la rescousse...

-Oui j'en aurai sûrement besoin lorsque j'approcherai le grand navire des bureaux, acclimaté en cale sèche pour ne plus jamais repartir. Il faut déjà un certain courage pour s'y intégrer une première fois et un acharnement hors du commun pour s'y aposter à nouveau ou même seulement en faire la demande, user des voies de recours juste pour recouvrer le droit d'en arpenter les obscures coursives.

-Ces recours ne peuvent aboutir qu'à un équivalent théâtral de la situation qui se révèle souvent injouable,. Vous allez encore vous figurer que vous jouez votre propre rôle dans un opéra-savon qui fait des bulles alors que c'est la vie, la vraie vie, la vôtre, dans laquelle vous glissez sur une pente que vous ne pouvez jamais remonter en dépit de nombreuses tentatives toujours plus pitoyables !

-J'avais quand même souvent l'impression de monter. Je descendais alors ? Il est pourtant des pentes qu'on ne peut que monter et qu'il suffit de suivre, de s'y laisser aller... 

-La pente fatale vous connaissez ? C'est sur celle-là que vous avez dû tomber. Quel toboggan ! En bas en un rien de temps ! Mais n'y pensez plus, au deuxième acte il ne sera plus question de pente, vous flotterez, vous serez sur un petit nuage !

-D'où je m'intéresserai à d'autres nuages !

-Dieu reconnaîtra les siens...et vos xompétences resteront limitées. Mais suffisantes pour vous assurer enfin un bel avenir ou plutôt un présent antérieur puisque votre avenir, déjà écoulé, sera derrière vous... Mais ne vous en faites pas, vous ne vous en apercevrez pas, cette translation de nature purement administrative sera pour vous homothétique, donc inconsciente pour vous, perçue seulement par les autres...

-Je vais encore avoir une drôle d'allure, un drôle d'air quoi, et rien n'aura changé, je n'aurai je pense que la conscience sourde de mon incompétence pour tout réconfort intérieur.

-Il ne faut pas voir les choses comme ça. En vous offrant de refaire ce parcours dont le redoublement compte parmi les prodiges les plus rares et les plus enviés, vous êtes de toute manière le grand gagnant de cet arrangement à nul autre pareil. Combien de vos semblables en déréliction et réprobation croupissent exsangues à fond de cale sans le moindre espoir de revoir un jour le sun-deck ? Vous voilà à nouveau admis sur la passerelle! De quoi vous plaignez-vous ?

-Ces métaphores maritimes me barbouillent, me donnent un peu le mal de mer moi qui n'y suis pas sujet habituellement. Je vais vous laisser la barque et je vais reprendre mon cyclo-ski d'enfant pour le faire rouler tout simplement à l'aide de ses deux bras un peu comme des rames justement, à même le trottoir !

-Vous disiez ne jamais l'avoir retrouvé cet étrange véhicule ! Vous y tenez quand même toujours autant alors ? Vous chercheriez même  à vous y asseoir pour cycloramer jusqu'à ce nouveau bureau  qui vous attend ? Cette persévérance vous honore mais vous pourriez tout aussi bien parcourir à cloche-pied la rue Saint-Honoré, le résultat serait probablement le même et vous n'auriez plus besoin de ce vieil engin qui a dû vous arriver de la lune où vous l'avez renvoyé à l'aide de ses rétrofusées, oubliant d'y monter avec !

-Les Empires de la Lune et du Soleil ! Bonne transposition !  Avec vous on se sent comme de plain-pied  avec les grands lunaires ! Mais mon petit rameur de trottoir ne m'était quand même pas tombé du ciel ! C'était un cadeau de ma tante qui l'avait trouvé au Grand Passage à Genève, l'année même où sortait le film "Les râleurs font leur beurre" tourné précisément dans la ville du grand Jet d'Eau ! On y voit Louis de Funès pénétrer dans la banque où ma tante avait justement son compte et où elle avait envisagé de me faire rentrer pour une carrière bien meilleure que dans les Impôts en France !

-Vous étiez déjà en de bonnes mains, aux petits oignons et rafraîchi de près par le grand panache étincelant de la fameuse fontaine qui gicle haut et fort. En somme vous n'aviez plus qu'à vous laisser aller.

-D'autant plus que le fondé de pouvoir qui m'aurait chaperonné avait un fils astronome ! Je crois que ce seul détail m'aurait suffi pour me décider car c'était pour moi l'indice d'un monde très à part et plein de mystères, de corrélations inattendues et stimulantes comme la pleine lune et le Mont-blanc vus ensemble le soir depuis la fenêtre de la cuisine chez ma tante...

-Vous aviez une vocation sans pareille ! Ou plus simplement, vous parliez de mystère, je crois surtout que vous vous vouliez à tout prix  mystérieux...

-Mystérieux je pense que je devais l'être dans la mesure où tout le monde l'est, comme disait Marguerite Yourcenar. Cela dit, avec le recul, je ne peux que me féliciter de ne pas avoir donné suite à cette idée de carrière dans la banque genevoise ! Car j'entrevois tous les hiatus et les psychodrames qui auraient pu survenir du seul fait de ma présence incompétente et rêveuse dans cet établissement.

-Vous avez préféré vivre vos rêves psychodramatiques en France dans les Impôts où votre incompétence au contraire vous vaudrait  aide, appui et protection comme stipulé sur cette fameuse carte que vous preniez à tort ou à raison pour un sauf-conduit dans toute la société.

-Je ne m'en suis presque jamais servi, il me suffisait de l'avoir vous savez. D'ailleurs par peur de la perdre je la laissais toujours dans un tiroir à la maison. Elle y est toujours mais je suppose qu'à présent ce genre de document, s'il est toujours l'apanage des polyvalents ou de leurs homologues, a dû être dématérialisé, numérisé !   Sauvegardé dans un nuage !

-Justement pas, c'est la seule pièce qui soit restée matérielle dans la panoplie clinquante des petits soldats du fisc. Mais il va falloir vous familiariser avec les nouveaux modes d'identification. Faute de quoi vous risquez bien d'avoir le plus grand mal à prouver que vous n'êtes pas un robot !

-Je voudrais savoir si dans un cas comme celui-là, à force de ne pas réussir à être plus moi-même qu'auparavant, il me sera possible de démissionner pour simple convenance personnelle. Au fait, peut-on désormais postuler comme robot ? Seulement il me semble que même ainsi, et à moins qu'une version entièrement numérique soit déjà disponible, je finirais en pièces détachées !

-Rassurez-vous, l'Administration continue à huiler le moindre de ses rouages et ses robots tout comme ses agents classiques continueront encore longtemps à glisser de concert !

-J'ai hâte de me joindre à ce grand patinage ! Donc j'aurai moi aussi mon robot !

-Il vous servira d'agent de constatation.

-Ses yeux clignoteront-ils ? S'il me regarde, je le collerai contre le mur ! Mais je suppose qu'ils ne sont pas si encombrants que ça et savent se faire discrets ...

-Encore mieux, vous ne le verrez pas du tout ! Il se tiendra dans une clé que vous aurez en permanence dans la poche, si vous voulez qu'il vous suive partout bien entendu.

-Je ferai attention de ne pas le confondre avec la clé de chez moi ou de ma voiture si j'en rachète une...

-Les clés ont beaucoup changé vous savez. Elles se contentent le plus souvent d'envoyer des rayons. Mais pour ce qui est de votre disponibilité, oui vous pourrez rendre les armes quand vous voudrez, vous arrêter cette fois-ci pour de bon en faisant valoir votre droit à départ anticipé pour carrière longue...

-J'ai tout intérêt à rempiler alors ! Et j'ai donc hâte de finaliser ma demande en lançant une sorte de "remettez-nous ça patronne!" à l'intention de l'Administration qui m'a déjà ervi les plats autrefois et même que j'en redemande encore une fois !

-Vous avez déjà reçu vos tickets de cantine par la poste, vous voyez c'est très bon signe, ça se concrétise ! Et oui, même dans ce nouveau monde, quand la cantine va tout va.

-Y aura-t-il encore des places dans le fond où le brouhaha est moins intense et l'isolement réparateur ?

-Ne faites pas l'enfant, cette fois vous saurez parfaitement affronter la valse des fourchettes et la polka des mandibules ! Et puis votre statut particulier vous donnera droit à une place optimalisée. Vous pourrez donc refuser qu'une personne prenne place en face de vous juste parce qu'elle ne vous revient pas.

-Si par hasard une personne venait s'asseoir en face de moi, j'en serais tellement étonné que j'en perdrais toute possibilité de réagir et probablement aussi l'appétit. Du coup c'est moi qui changerais de place. Si vous voulez bien, je laisserai là pour le moment ces ratiques de table douteuses pour en revenir à un usage plus standard.

-C'est si bien dit qu'on dirait un primo-postulant encore tout engoncé de naïveté, perclus d'inexpérience et ignorant des trames du malin qui comme chacun sait est à l'affût de la moindre faiblesse. Du nerf bon sang, vous êtes déjà passé par là, aussi ne perdez plus de temps avec des appréhensions de débutant ! Vous n'êtes plus un gamin tout de même ! On dirait qu'il faut tout vous mâcher, vous couper votre viande dans votre assiette !

-C'est pourquoi je ne mange que du steak hâché, mieux du tartare, pour ne pas avoir recours aux gens, aux coupeurs de cheveux en quatre, à ceux qui vous demandent à tout bout de champ, "votre vie, bien relevée ou sans piquant ?"

-Soyez sans crainte, les questions ce sera probablement vous qui à nouveau les poserez à des péquins divers, des opulents comme des parcimonieux ! A tous ceux qui viendront frapper à la porte de votre bureau, un peu tremblants mais boostés par  l'espoir fallacieux d'un rembours ou même seulement d'une modération, d'une remise  !-

-Le problème c'est que je tremblais autant qu'eux vous savez !Je n'avais que le souci de trouver quelque chose pour me débarrasser d'eux au plus vite. Je n'en menais pas large...

-A présent grâce à votre tout nouveau statut, vous serez la largeur personnifiée. Vous ne pourrez qu'être à l'aise et regarder les gens de haut quels qu'ils soient !

-Et je ne serai donc plus voûté comme je le suis devenu à force d'attendre le résultat de mon recours, penché sur ma bécane parfois des journées entières. Redressement bien ordonné commence par soi-même ! C'est la maxime du contrôleur fiscal.

-La forme suit la fonction. C'est un vieil adage que vous allez, sans plus tarder désormais, vérifier par vous-même... à nouveau ! C'est une seconde vie qui va commencer. Votre mémoire n'est plus utile, tout sera changé ! Même les portes, ces fameuses portes qui vous faisaient si peur à la simple idée qu'elles risquaient de s'ouvrir à tout moment, vous ne les reconnaîtrez plus, elles ne s'ouvrent plus parce qu'il n'y en a plus !

-Où sont-elles passées ?  En a-t-on  fait au moins du petit bois pour allumer le chauffage ? Il y en avait qui couinaient !

-Gardez de l'intérêt pour les choses ordinaires, pour les petits détails car cela peut encore vous servir. Non les portes ont disparu avec la survenue des open space, ces immenses locaux comme à ciel ouvert dont les occupants sont tous des sans-portes et ne méritent même plus le nom de bureaucrate ! Je ne vous vois vraiment pas là-dedans sans une bonne porte bien à vous et qui vous protège des regards et même des intrus si vous la verrouillez !

-Je ne pouvais plus la verrouiller. On m'avait confisqué la clé car je simulais souvent mon absence, ma porte fermée à double tour mais cependant bien présent dans mon fauteuil.

-Il n'y aura plus de fauteuils et les clés sont déjà magnétiques. Où est le problème ? Croyez-moi, vos craintes auront vécu, ce ne seront plus que des souvenirs. Vous n'aurez pas plus peur dans un bureau que dans le train fantôme de la fête forain e du coin. Et une sensation de vague toile d'araignée sur le visage ne pourra être que l'effet de vos cheveux qui commenceront à tomber.

-C'est la vieillesse qui m'attend alors. Tant pis, j'y vais quand même je retournerai ça en ma faveur, du reste mes cheveux tombent déjà depuis longtemps mais ils repoussent ! On n'y verra que du feu, je prends encore la voix d'un adolescent. Ce sera donc vraiment un nouveau commencement ! Inscrivez-moi dans votre machin,, je suis bien partant.

-Et désormais bien portant surtout. Votre conversation éclairée et même valorisante, le prouve, vous ne serez sûremnt plus en proie à ces désillusions morbides qui vous claquaient à la figure pour avoir un peu trop présumé de vos mérites ou talents. A la queue comme tout le monde ! Prenez votre tour ou plutôt reprenez-le puisqu'on vous y autorise par un inconcevable privilège, un scandaleux passe-droit, fort heureusement et naturellement cachés.

-Je dois encore cela à mon immaturité congénitale qui me permet, à l'âge auquel on prend généralement sa retraite, de me présenter à nouveau pour un parcours complet avec cet air timide et ingénu, ce sourire bête, cette peau fraîche et lisse, qui sont habituellement la marque et l'apanage du débutant.

-Ne comptez pas trop là-dessus et une fois les blablas de bienvenue terminés, courez vous cacher dans votre bureau avant que le vernis craque. Vous serez encore très fragile et faire bonne figure plus de dix minutes vous demandera des efforts et une maîtrise de vos nerfs que je vous déconseille de solliciter plus longtemps. A peine rentré, vous allez rechuter, vous en aller de partout!  Et vous aurez beau fermer la porte, vous serez à nouveau aspiré de l'extérieur, vous vous échapperez malgré vous par les écoutilles !

-Par où j'aurai entendu les sirènes de l'oubli qui sont les mêmes que celles de la souvenance et des récidives... Il y en a dans la Seine aux heures les moins sûres.

-En dehors du travail, vous surveillerez vos fréquentations, et vous aurez soin de baliser vos itinéraires.

-Le mieux est de ne jamais passer deux fois au même endroit. J'ai retenu ça de mes errances qui fort heureusement, il me semble, sont derrière moi. Si je revenais dans un lieu dont je conservais plutôt un bon souvenir, il n'était pas rare de m'entendre dire, t'as du culot de te repointer, n'essaie plus de remettre les pieds ici.

-Vous forciez à l'époque sur les petits côtes pas fraîches !

-Souvent augmentées de bébis à la régalade ! A même la flasque tirée de la poche sitôt sur le trottoir ! D'abord debout puis allongé, des fois sur un banc, au sortir du Old Navy !

-C'était ce qu vous aviez trouvé de plus facile pour vous donner des sensations, faire de votre vie de petit fonctionnaire frustré un thriller du genre "blue moon","long night and dead  " et entrevoir des jours lumineux, boostés au néon, qui ne venaient toujours pas.

-Mes nuits étaient c'est vrai plus lumineuses que mes jours. D'où ma perplexité dès que l'aube se levait. Si je marchais vers l'est alors je faisais au moins demi-tour, c'était toujours ça de gagné car j'étais sûr de progresser à rebours de tous les horaires, et surtout de tenter de retenir un peu la nuit en lui courant après si on voyait encore des lumières vers St-Germain...

-C'étaient de toute façon, vous le saviez bien, des lumières factices. Il faut sans arrêt tourner autour pour ne jamais rien trouver. Elles attirent mais n'éclairent pas. Un papillon de nuit, c'est tout. Au bout du compte vous vous en êtes plutôt bien sorti.

-Je m'y suis pourtant brûlé plus d'une fois. Mais il est vrai qu'il ne m'en reste pas grand-chose, une vague sagesse peut-être, dûe à une certaine appréhension des ombres du soir et aussi bien sûr de ces lumières brumeuses qu'il m'arrive d'apercevoir la nuit de ma fenêtre et que pour rien au monde désormais je rejoindrais. 

-A une époque, les apercevant derrière les rideaux, du haut de votre tour, vous trouviez la force de vous rhabiller pour les rejoindr, pour y courir sans délai.

-Je craignais surtout d'arriver trop tard et d'éprouver alors la pire déception qu'il m'était donné de concevoir. Heureusement en cas de malheur, je savais que le self à Montparnasse restait ouvert toute la nuit. Que de fois j'ai pu remonter la rue de Rennes le coeur comme les jambes soutenus, boostés par ce pis-aller de consolation ! C'était la Morteaux salade de pommes de terre pour la frime et la carafe de rouge pour la forme.

-Ce sont sans doute là vos plus beaux souvenirs et probablement les plus valorisants. Le bout de la nuit était votre zénith.

-Curieusement les rares passants que j'apercevais me rappelaien les silhouettes fantomatiques des tableaux de Hopper et pourtant ils me tenaient tout de même un peu compagnie au moment de les croiser, même sans un regard, même depuis le trottoir d'en face.

-Au bout de la solitude, vous étiez chez vous car c'était la vôtre. Du reste vous l'aviez aménagée aux petits oignons avec tous vos petits souvenirs favoris que vous vous repassiez en boucle, la play-list des rêves ambulants ! Le palmarès des bronzés de la pleine lune !  Le florilège des paumés du petit matin !

-Au self c'est à peine si j'osais y aller à midi, tout ce monde alors que la nuit j'y étais souvent seul ou suffisamment à l'écart.

- Pour sûr, je crois que vous n'aurez nul besoin d'un bracelet anti-rapprochement quand il sera distribué. Car il existera certainement  au temps où vous réembaucherez. Et il sera probablement employé dans le cadre d'un moralisme aussi soudain qu'exacerbé qui visera, sous couvert de juguler une pandémie quelconque, à interdire tout rapprochement en général et, par la fermeture des bistrots et des discothèques, toute relation intime au sein d'une jeunesse tout feu tout flamme qui n'aura plus qu'à rechercher une pitance affective solitaire dans les poubelles de l'érotisme des sites réputés pour adultes sur le web.

-Le web ?

-Ne me dites pas que vous ne connaissez pas. Quoi, vous n'en seriez pas encore là ? Il ne serait pas encore installé ou même simplement inventé ? En quelle année êtes-vous exactement il va falloir que je me renseigne à ce sujet. Bon vous m'aviez parlé du minitel, donc le web doit déjà pointer son nez. Et comme par conséquent vous devez  fréquentez encore les bistrots, écoutez bien, il paraît que les garçons de café en causent déjà comme d'une invention formidable à laquelle ils feraient plus que s'intéresser. De toute façon, où que tu sois en ce moment sur la courbe du temps qui passe et pour certains repasse, dis-toi bien que si tu ne viens pas à Internet, Internet viendra à toi ! C'est l'autre nom du Web mais quel que soit le nom qu'on donne à ce drôle de réseau, d'aucuns disent que c'est Big Brother qui l'a mis en place pour autresvoyager incognito et surveiller le monde.

-Je sens que je vais m'y plaire dans cet aquarium sans eau et que je m'emploierai à en parcourir tous les fils. C'est bien le diable si je ne trouve pas ce que je cherche depuis si longtemps. Je vais trouver le moyen d'établir des liens inattendus et surtout utiles entre ma vie personnelle et celle des autres...

-C'est ce qu'on appellera tout simplement partager. Si vous vous présentez en plus comme ouvert et solidaire, vous serez vraiment dans le coup ! Vous passerez partout, on vous validera d'autor ! On vous aimera et on vous le dira avec des like ! Des tas de gens que vous ne connaîtrez jamais seront vos amis et réciproquement. Peu importe ce qu'ils sont, seul leur nombre comptera, mesuré en permanence et augmentant comme malgré vous sans cesse.     

-Je crois que j'ai rudement bien fait moi d'attendre mon époque, le temps de mes vraies valeurs, de ma juste place ! Je suis sûr que ça valait la peine de saloper un premier passage. Le premier coup dans le filet on y a droit et au deuxième je passerai, cette fois c'est sûr !

-Vous aurez même double raquette !

-Une double ration me suffira.

-Le filet sera juste à votre hauteur, vous n'aurez plus qu'à cisailler !

-La limite, infranchissable autrement, de deux mondes invisibles l'un pour l'autre.

-Et vous serez enfin du bon côté !

-Et en les voyant peut-être tous les deux !

-Le charme des grands privilèges.

-Tardifs mais appréciables.

-Vous savez bien que tout le mérite de cette situation exceptionnelle  vous revient entièrement et d'une façon admirable, inattendue il faut bien le dire.

-Je l'ai fait presque sans le vouloir, sans m'en apercevoir vraiment. Mais je ne le regrette pas, je vais pouvoir recommencer, tout refaire à zéro... Le réclamant sollicite la remise... le contrôleur accorde  une atténuation, etc... Les mots de cette curieuse liturgie me reviennent déjà en bouche et dans la tête.

-Croyez-moi c'est vous désormais qui tiendrez le crachoir et je vous fiche mon billet que la messe sera dite et bien dite. Et je vous assure qu'en tout domaine vous saurez manier le gourdin et qu'on ne s'en plaindra pas roujours...

-Si je vous comprends, les poules seront bien gardées. Le gourdin je l'avais déjà mais je ne savais pas m'en servir. Désormais je vais le transformer en la massue d'une sorte d'Hercule fiscal qui vaudra bien tous les d'Artagnan emplumés !

-Vous ne porterez plus jamais le chapeau, on vous bénira quoique vous fassiez. Et vous aurez un style si efficace  pour interroger les pékins les plus récalcitrants qu'il sera sûrement imité et que vous allez devenir une référence dans le domaine si délicat du contrôle fiscal et de ses vicissitudes.

-N'en faites pas trop tout de même, laissez-moi un peu de marge. Je ne voudrais pas commencer plein tube et dans toute la splendeur d' un déconfinement auquel je ne serai guère habitué.

-Le déconfinement sera général cher ami après un temps spécial au cours duquel tout le monde vous aura attendu afin de redémarrer en même temps que vous !

-Ce consensus apparemment en ma faveur, j'aurai du mal à y voir autre chose qu'une heureuse coïncidence. 

-Ce sera le grand recommencement pour tout le monde et ainsi votre redoublement n'en sera plus tout à fait un. Vous serez refait à neuf dans le flux d'un blanchiment expiatoire et généralisé !

-Mais ce grand confinement préalable aura-t-il  réellement lieu ?

-J'ai tout lieu de croire qu'il sera institué contre toute attente et sans motivation réelle ou même seulement exprimée mais avec une force de contrainte maximum agrémentée d'une procédure de ouvre-feu. De plus si une période de libération s'ensuit elle sera relative car il sera conseillé de pratiquer une sorte d'autoconfinement qui semble devoir devenir le comportement adéquat et celui des gens comme il faut, appréciés pour leur capacité de renoncement et d'effacement.

-Exactement comme je vivais moi-même depuis toujours !

-Mises à part bien à part bien entendu, les tourniquettes dans les bistrots et les traversées de places ou d'esplanades si vastes que la nuit hallucinante vous les faisait prendre pour des petits morceaux  d'océans ! C'était carrément le grand large !

-Mais non c'est là que mon lockdown était au maximum, entièrement enfermé en moi-même, totalement verrouillé de l'intérieur. Plus rien de ce que j'étais réellement ne pouvait transparaître. Dans la glace du comptoir d'un bistrot je ne me reconnaissais pas ! J'étais un autre j'avais à la fois et gagné et tout perdu. Je célébrais les noces de la bêtise et de la médiocrité en les incarnant à la perfection ! Du gâchis de bouteille aussi et de quant-à-soi ! Confiné dehors, confiné dedans, ma pratique du confinement était sans limite et imparable puisque j'y adjoignais des gens de grande stature et de haute volée adeptes eux aussi des sorties poisseuses et dont le commerce d'un soir m'aidait à sombrer encore un peu plus.

-Je comprends que tout cela ait pu vous donner des sensations et se révéler finalement bénéfique à en juger par votre mine épanouie et votre oeil qui brille quand vous en parlez. Ce fut incontestablement un confinement réussi et de pionnier en la matière ! Vous avez bien été le seul à vous confiner ainsi sans raison et pour rien sauf peut-être quelques vertiges plus ou moins jouissifs comme on peut en ressentir au bord d'un gouffre, les extrêmes se rejoignant...

-Je n'y peux rien, les extrêmes me touchent...Entre un gouffre et ma petite piaule il n'y a qu'un pas. Je suis vite au bord, l'escalier, cette partie commune répugnante, vertigineuse et innommable en tenant lieu.

-C'est là que se concentre le voisinage, impossible d'y échapper, d'ouvrir sa porte sans qu'une autre ouvre aussitôt.

-Parfois des gens que je connais depuis très longtemps mais ne les voyant que rarement, je ne les reconnais pas. Ce bonhomme bouffi et voûté, était-ce le jeune garçon avec lequel j'avais fait du vélo une fois dans le domaine par un beau jour d'été ? Ou bien est-ce un type qui a emnagé depuis et qui n'a donc nulle raison de me connaître?Ce genre d'éventualité plus plausible me ragaillardit toujours un peu en me redonnant confiance en moi et dans les autres, me requinque le voisinage, apaise les tourments que suscitent ces gens qu'on connaît depuis trop longtemps sans les connaître. Est-ce déjà lui ou toujours son grand-père qui avait cette allure et semblait exister encore il n'y a pas si longtemps ? Et leur voiture qui roule toujours puisqu'elle change de place !

-Oubliez ces détails insignifiants de votre existence passée alors que que la nouvelle vous apparaît déjà sous la forme d'une route de plein soleil où vous allez sous peu vous engager.

-Comme sa poussière a l'air douce ! Est-ce du sable blanc ?

-Oui oui, ne vous occupez pas, avancez seulement, rapprochez-vous en du mieux que vous pourrez. Vous la voyez là-bas ? Pas encore ?

-J'aperçois une route en construction, je ne sais pas si c'est celle-là...

-Elle n'est pas terminée car ils avaient sûrement quelque chose de plus urgent à arranger auparavant mais vous voyez tout arrive... Moi je ne peux pas la voir d'où je suis mais je vous fais confiance pour ce qui est d'observer et puis cela m'évite de me lever pour le moment car je dois rester près du téléphone. J'attends en effet une très importante nouvelle vous concernant. Probablement les dates et lieu précis de votre retour à la vie publique et administrative, et le n° exact de votre nouvelle  place dans le grand concert de la Nation. Donc même si pour vous ce n'est toujours qu'un jeu, au moins cette fois-ci vous jouerez placé.

-Et ce sera enfin ma place. La vraie, certainement située au rang le plus médian dans la salle qui elle-même ne sera ni trop vaste ni trop petite et aura un rideau de scène fixe mais muni d'un oeilleton par lequel je serai observé en permanence.

-Si tel était le cas cette fois-ci ce serait vraiment pour votre bien et avec une bienveillance non simulée...

- Juste dissimulée quoi.

-Vous n'aimez pas qu'on vous regarde en face, qu'on vous scrute de haut en bas pour voir de quoi vous relevez exactement. Vous savez bien comme vous êtes susceptible dans ce domaine. Alors si on  ne peut pas vous faire monter sur les planches, on a totalement inversé le processus, on vous regardera depuis la scène dans une posture de simple spectateur qui attend pour voir un spectacle que le rideau se lève...

-Je regarderai un rideau qui semblera me regarder.

-Oui, qui semblera seulement... Vous en penserez donc ce que vous voulez étant entendu que le rideau ne se lèvera pas.

-Je ne pourrai donc jamais savoir qui est derrière.

-Ni même seulement s'il y a réellement quelqu'un derrière... Cet oeil ayant l'opacité d'un judas, vous croirez parfois voir bouger derrière la lentille,  mais ce ne sera peut-être que le reflet d'un mouvement derrière vous dans la salle...

-Je croyais que j'y serais seul.

-Les rangs devant vous ne seront pas occupés ni même le vôtre mais derrière vous ils le seront tous et entièrement. Mais ce ne sera donc tout de même qu'une demi-salle...

-Ce n'est pas ma conception du confinement...

-Je sais, c'est un système à la chinoise qu'il vous faudrait, avec un rang sur deux d'occupé et un espacement sanitaire entre chaque spectateur ! D'où l'idée de louer la salle de la Pagode pour quelques soirées confinées à votre goût où vous serez plus à votre aise bien que vous sachant observé car vous ne parviendrez jamais à savoi r où est situé l'oeil. Comme il n'y aura pas de rideau vous verrez au moins que la scène est toujours vide.

-Et que personne donc ne me fixe plus de face de derrière un rideau.  Aussi même si un robot scrutateur a été chargé de la besogne par derrière, sur les côtés ou depuis le plafond, je goûterai l'immense soulagement de n'être plus observé que par une machine, c'est à dire par personne. Et dans cet état de quiétude qui me faisait défaut je pourrai enfin me lever et quitter ces chinoiseries pour rentrer chez moi.

-La pagode mène à tout pour qui sait en sortir, c'est un vieil adage.

-Je suppose que ce n'est pas ainsi, dans ces petits cinémas plus ou moins douteux et dépeuplés que je rencontrerai mes futurs péquins. Car je serai bien toujours amené à les recevoir, non ? Il y aura bien encore je suppose des jours de réception du public, ces jours qui me faisaient peur mais en même temps flattaient mon ego médiocre et sa petite vanité.

-Vous aviez le trac! C'est le mot public qui vous impressionnait. Tout ça parce que vous vous croyiez obligé de faire un numéro. De jouer par exemple les Mourousi de la Finance Publique. Si vous ajoutez   les Sinatra des Bars-Tabacs, ça faisait beaucoup à la fois et tout à fait inadapté, vous n'aviez aucune chance. Notez que ce trac un peu saugrenu pourrait bien disparaître puisque vous pourrez désormais, comme tous vos collègues, recevoir les contribuables chez vous ! Ne me dites pas que c'est pas de la réception ça ! Le but est d'arriver à faire en sorte que tout contribuable puisse devenir véritablement ami avec son contrôleur. Vous parlerez de choses et d'autres, avec une mention particulière pour les souvenirs de vacances,  surtout ceux du temps de l'enfance, chaudement recommandés.

-Comme une maison à la campagne par exemple, et des prés fleuris tout autour ? Au grand soleil de l'été...

-Oui, vous voyez, vous y êtes déjà ! Et vous verrez, vous ne saurez plus où vous en êtes. De toute façon vous ne risquerez plus d'être incommodé par un quelconque regard puisque, et afin de respecter la règle dite des gestes barrières, vous devrez vous entretenir avec votre contribuable hôte, vous tournant le dos l'un l'autre ! Faute de quoi vous devrez porter un masque, mais avouez que pour prendre langue ce n'est pas très pratique.

-Au diable le masque quand on a la langue ! Mais tout de même, si je comprends bien, je ne verrai jamais personne...

-Vous serez donc au petit poil ! Le summum de la relation humaine protégée. Ce n'est pas grosso modo ce que vous demandiez ? Et en plus vous serez protégé du virus !

-Ah y aura un virus ?

-Supposé probablement et en réalité à seule fin de contention sociale et de structuration optimale des orientations intimes et des agrégats d'individus. Du moralisme sous couvert de sanitaire quoi. Et comme du sanitaire aux sanitaires il n'y a pour eux qu'un pas, et que toute orientation étant à leurs yeux plus ou moins sexuelle, un prétexte de plus pour aimanter cette dernière dans la bonne direction ou tenter de le faire.

-En tout cas la perspective de recevoir les contribuables dos tourné   une paraît excellente. Si cette pratique avait eu cours autrefois, je n'aurais peut-être pas eu l'émotion de ma vie en voyant débarquer dans mon bureau le patron de bistrot qui m'avait bel et bien flanqué sur le trottoir quelque temps avant en me criant dessus, je ne veux plus vous voir ici ! En tout cas, ou bien il ne m'a pas reconnu ou bien il a fait comme si. Je n'ai jamais su exactement car l'entretien fut des plus courtois de sa part et si je n'en menais pas large au début j'ai fini par mes sentir un peu plus à l'aise en me rappelant que mon accoutrement nocturne de jeans-basket-blouson était très différent du costume cravate que je ne manquais jamais de porter les jours de "réception" car je savais que contrairement à l'adage, l'habit fait le moine !

-De toute façon, tête de face ou retournée, vous serez toujours le plus beau dans votre petit costume rayé aux cravates invisibles mais bien lâ tout de même !  Et se soul evant parfois !

-Sous l'effet d'un vent égrillard ou d'une eau pétillante !

-Vos whiskys seront plats comme la main, ilss auront disparu ! Vous jonglerez à la place avec des souvenirs rajeunis !

-Ils ont fini en bébis et sont déjà loin ! Je sens oui ma jeunesse venir me refaire son numéro. Vous allez voir que je vais reprendre dans le bureau où j'avais commencé, identique, celui-là même. Je vais revoir les mêmes taches et graffitis sur le buvard de mon sous-main, et la mouillette à roulette dont je me servais comme d'un curvimètre pour parcourir mon bureau en tout sens.

-C'était le bon temps quoi ! Mais oui vous allez retrouver tout ça et plein de belles choses encore. Le souvenir encore tiède d'une vieille bouffonnerie ! Celui plus brûlant d'une contrôlette en chaleur que le clapot d'un baiser mouillé faisait loucher !

-Vous étiez bien là alors, et elle vous a eu vous aussi !

-Je ne sais pas si vous pourrez jamais retrouver ces vieux bureaux ténébreux où l'imagination des fonctionnaires, souvent solitaires et comme abandonnés, allait bon train et les échauffait pour rien.

-Au moins les sauvait-elle pour un temps d'une sorte d'inanition. Et moi je devais m'imaginer contrôleur des impôts car c'était le seul moyen quand je reprenais mes esprits de croire pendant quelques instants que j'avais peut-être réalisé un rêve totalement improbable. Mais ce subterfuge alambiqué ne me requinquait jamais longtemps.  Je retombais vite dans mes fantasmes d'avoir à m'évader comme d'une prison, d'un bagne qui n'avait rien de tropical, d'un centre de surveillance de la société où j'avais  l'impression d'être moi-même surveillé.

Vous vous étiez fourré dans un galimatias d'existence d'où seule une pompe à chaleur aurait pu vous sauver ! Vous avez eu de la chance car elles n'exitsient pas à l'époque et maintenant qu'elles existent, vous n'en avez plus besoin. Tout va pour le mieux dans votre monde meilleur. Vous voyez, vous n'avez plus qu'à vous laisser aller... Cette fois-ci la pente est la bonne, ni trop raide ni trop plate, vous aurez en outre toujours l'impression de monter...vers le succès ! Le bas de la vallée sera votre sommet car on vous y accueillera les bras ouverts et sous les hourrahs! Et pour ce faire l'effectif au complet d'un grand Centre des Finances Publiques aura été mobilisé. Des gens qui ne vous connaissent ni d'Eve ni d'Adam s'exclameront  "C'est lui! C'est bien lui, nous l'avons retrouvé! Il est à nous à présent ! Et ce pour toujours car il ne pourra plus repartir ! Nous l'attendions depuis trop longtemps, il nous appartient ! Ce ne serait que crucifié qu'il pourrait repartir !"

-Oh non cet accueil en fanfare ne me dit rien du tout et j'ai comme l'impression que je resterai dans mes hauteurs alpines plus sereines certes plus désertes aussi mais combien plus propices à la rêverie souveraine parce que solitaire et si éloignée des malfaisants.

-Y en a aussi... Très disséminés j'en conviens mais comme ils sont partout, pourquoi pas là-haut ? Du reste dans les bureaux alpins, certains postes semblaient leur revenir de droit. Mais la vie y étant tellement éthérée et le temps étiré, à rallonge, que leurs nominations dans ces hauteurs J'au lugubres prenaient valeur de bannissement ou de séjour expiatoire.

-J'y ai moi-même été nommé pour quelque temps. Certes chaque bureau était installé dans un petit chalet séparé des autres par une bonne centaine de mètres mais les massifs environnants étaient très sombres et toujours recouverts d'une neige qui avait ce violet des soirs de brume. J'ai dû faire jouer mon droit de retrait.

-Vous avez appelé monsieur Baudrier...

-Oui il s'occupait encore de moi à l'époque et m'a rapidement fait redescendre de plus de deux mille mètres d'abord dans la vallée déjà plus souriante puis dans la grande plaine lumineuse que j'avais voulu quitter croyant m'y ennuyer.  

-Les bureaux alpins ne sont vraiment pas pour vous. Vous avez eu de la chance de pouvoir les quitter, une fois qu'on y est, c'est pour toujours, les dérogations sont très rares et fort coûteuses en points d'indice et en échelons, parfois assorties d'une dégradation. Mais désormais, ou disons dans peu de temps, vous serez installé en plein Paris au bord de la Seine, dans un grand vaisseau de béton et de verre qui brille et a l'air d'avancer quand des nuages passent. Et parmi les innombrables bureaux qu'il recèle, le vôtre y est et vous a déjà été réservé. A un bon étage ni trop haut ni trop bas avec comme une vue sur la mer. Mais si vous le voulez en tant qu'agent privilégié vous pourrez demander à descendre un peu au bout d'un moment. Là-bas vous verrez, comme à la Tour Eiffel, par grand vent ça bouge un peu dans les hauts...

-Si je commence à descendre, je crains de finir une fois de plus au dernier sous-sol, dans les bas-fonds de la carlingue, dans le puisard du donjon, dans le dernier trou de la basse fosse du grand navire de béton !

-Attention car ce serait toujours quand même l'Administration et au plus haut niveau.

-Ces dessous de machines ont beau être brûlants, j'y grelotte plutôt et donc probablement de peur ou d'angoisse pour un lieu improbable et en pratique inaccessible auquel je me suis pourtant voué sans me rappeler ni comment ni pourquoi...

-Vous avez fini par remonter, c'est le principal et ayant à peine refait surface vous engagiez un recours meuh-meuh pour vous en dégager  tout à fait et obtenir de refaire ce parcours, effectué une première fois comme à l'envers ou à rebrousse-poil, enfin dans le bon sens des aiguilles d'une montre. Et vous avez obtenu cela, étant enfin au bord de tout recommencer.

-Je m'en lèche les babines ! Ainsi le gâteau va donc m'être resservi encore une fois ?

-Oui et vous en serez même, vous personnellement, au seuil de ce cursus remitoné aux petits oignons, tout en haut de la pièce montée de pâte fine aux amandes glacées en votre honneur, la cerise.

-J'ai hâte de voir ce magnificat et d'y risquer au sommet deux doigts en pincettes... Mais je ne voudrais pas abuser non plus, franchement vous me gâtez beaucoup trop, reprendre deux fois d'un truc pareil !C'est pas seulement la crème mais le qu'en dira-t-on !

-C'est vous qui serez le gâteau da la fête car je vous l'ai dit ce sera une grande fête pleine d'un tumulte joyeux et bienveillant! Tout sera oublié ! Votre premier passage sera du même coup effacé !

-Je pensais qu'il l'était déjà !

-Oui très probablement, car sans cela comment auraient-ils pu vous reprendre ?

-S'ils ont la mémoire courte ça m'arrange plutôt mais s'ils doivent me reprendre, ça ne me plaît  guère ! Si j'y retourne, c'est de mon plein gré et à ma demande, et comme pour un train ou un autobus,  c'est moi qui les reprendrai.

-Cette nuance vous honore mais une image en vaut une autre. Faites bien attention de ne pas devoir rester sur le marchepied !

-Oh moi du moment que le train roule vous savez...

-Et si c'est un autobus ?

-Je pourrai en decendre plus facilement. Vous voyez, j'ai réponse à tout. Toutefois, ne me proposez pas la même chose sur l'aileron d'un bateau car je ne sais pas nager.

-Toutes ces métaphores sont inutiles car une fois les flonflons de la cérémonie dissipés, vous serez de plain-pied avec vos prérogatives à nouveau validées et je crois que cette fois-ci  vous saurez au mieux en user et vous montrer enfin à la hauteur de ce que vous auriez dû être depuis le début de votre première session.

-Je sens que je le suis déjà. Tout me revient exactement comme si ça m'avait déjà habité, oui cette excellence, pourtant ressentie dans l'enfance, par exemple devant des montagnes et que je n êtes ai jamais réussi à faire valoir, à faire émerger de la gadoue.

-Vous serez de ce point de vue-là et comme il arrive aux timides qui se lâchent enfin, tout détroussé. On vous verra l'ossature, votre bon fond. Il sera manifeste alors que "you make the grade", que vous êtes bien à la hauteur.

-Mais c'est bien sûr au moins oui ? je veux dire vous avez bien vu des gens là-bas, des personnes autorisées quoi, qui même si elles ne me connaissent pas auront au moins entendu parler de moi et de mes insistantes suppliques ?

-Rassurez-vous j'ai vu qui de droit et il a été formel, vous reprendrez bel et bien du service. Il attendait votre dossier pour vous l'écrire à vous directement, vous annoncer lui-même la bonne nouvelle. Cela doit être tout récent car moi je n'en avais pas été informé et j'avais même entendu des bruits contraires courir à ce sujet. Mme Boipain laissait accroire que votre dossier était passé au rebut, prêt pour le pilon ! Pure fadaise car vous voyez il était sur le bureau du directeur sur le point d'être visé pour un ultime avis favorable.

-Favorable à quoi ? Vous me faites peur, le couperet du pilon n'est pas loin de la direction, c'est du moins un vieil adage de bureau que je ne souhaiterais pas voir s'accomplir. Les plus épais dossiers sont minces sous la lame du massicot.

-Mais c'est déjà fait, votre ancien dossier, à ma demande expresse, a été réduit en lanières façon serpentins de carnavals. Il n'en reste plus rien, son contenu éprouvant et compromettant a dû rejoindre les airs d'une Venise provençale depuis belle lurette! Vous en aurez un tout neuf, dématérialisé, flottant sur un petit nuage, où seuls seront consignés désormais les éléments les plus intéressants et les plus valorisants de votre nouvelle existence aussi bien professionnelle que personnelle...

-Mais me voilà donc entièrement couvert et rassuré ! Vous allez voir comme  d'office il sera rempli de bonnes choses ! Toute heure sera pour moi l'heure de la sortie, puisque je serai toujours chez moi si j'ai bien compris...

-C'est ce qu'on disait avant des retraités seulement ! Vous savez ces grands vacanciers permanents qui vous faisaient tellement envie quand vous les voyiez partir, quitter pour toujours leurs bureaux autour du vôtre où vous restiez tout seul à vous ennuyer et à faire semblant de travailler au cas, pourtant peu probable, où on entrerait à l'improviste...

-Je finissais toujours par être installé soit dans les hauts soit dans les bas. Ma fenêtre se changeait en lucarne ou en soupirail.

-Vous parveniez presque toujours à vos fins qui étaient d'accéder au havre de paix et de tranquillité des exils volontaires que ce fût à la cave ou au grenier.

-C'est dans les soupentes que je me sentais le mieux car souvent appelées bibliothèques, on pouvait y parcourir à loisir l'ensemble  des notes et directives publiées par le service de documentation de la direction générale, reliées en gros volumes, jusqu'à ce que l'ennui et la frustration fassent naître des images grand large doublées d'un petit vade-mecum sur les différentes façons de les rejoindre pour de bon.

-Voici toutes les questions que vous avez posées à des contribuables au cours de votre carrière et il n'y a pas là, par contre, de quoi faire un gros volume...

-C'est que c'étaient toujours un peu les mêmes, on n'a guère le droit d'innover en ce domaine. Moi, mon gros volume est ailleurs, si vous voyez ce que je veux dire...

-Qu'entendez-vous par là ?

-Par là j'entends pas grand-chose et pourtant c'est là, bien en vue, voyez vous-même...

-Je n'ai pas le goût des regards mal placés, je reste sur mon quant-à-soi... Quant à vous les choses ne se présentent pas trop mal et il ne vous reste plus qu'à attendre votre missive qui sera envoyée par la poste comme il se doit dans une telle occurrence, devant mettre un terme à une situation qui n'a que trop duré et ayant débuté dans un monde lui-même révolu. Votre ancien temps dans les burlingues...

-Si je comprends bien il s'agira de ma mise à la retraite relativement à cette époque que je recevrai en mode papier dans ma boîte aux lettres selon l'ancien procédé lui-même en passe d'être abandonné.

-Oui le document portera la mention "rayé des cadres". Mais ce sera le dernier et après cela vous feriez mieux de condamner votre boîte à lettres, faute de quoi vous risqueriez de n'y trouver plus que des rats morts ou des cuisses de poulet fumé très au-delà de leur date de fraîcheur.

-Je l'enlèverai carrément. Mais dites-moi, je suppose que sitôt après cette notification de pure forme, je recevrai la vraie , la nouvelle, la bonne, celle de ma réinsertion pour un tour de manège, avec tous les klaxons faisant pouète pouète en même temps cette fois-ci et tout du long !

-Oh mais bien sûr. Seulement il va falloir vous installer sans tarder une boîte mail ! Car c'est grâce à ce tout nouveau procédé que vous allez la recevoir. Je dis tout nouveau pour vous car pour nous c'est de l'habituel depuis longtemps déjà. Avez-vous un ordinateur? Non? J'en étais sûr. Vous allez vous en acheter un aux "Lambeaux des trois ficelles". On dirait une brocante de vieilleries, c'en est une. Mais c'est le seul endroit où vous pourrez vous procurer le modèle de bécane que vous auriez dû avoir si vous n'aviez pas traversé en zigzague votre existence.

-Avec des zigzagues on peut aussi remonter le temps !

-Laissez faire. Voilà, vous serez dispensé de l'étude du langage de cet ordinateur. Des logiciels effectueront ce travail pour vous et des mises à jour régulières en assureront automatiquement le meilleur fonctionnement. Vous n'aurez qu'à superviser et appuyer à la fin au bon moment sur la bonne touche, la seule finalement qui vous sera réellement utile : "Terminer" .  C'est bien vu ?

-J'ai l'impression que ça baigne pour moi et que je coche, ou vais cocher sous peu, toutes les cases, bref que je vaux dans cette affaire cent contre un et que je suis déjà quasiment sur la haute branche où c'est qu'on boit du petit lait à longueur de temps !

-Vous serez tous les jours dans votre fauteuil avec une chaufferette sous les pieds en hiver et un rien de zéphyr entrant par votre fenêtre grande ouverte en été.

-Le grand vacancier permanent quoi... et en même temps le nouveau travailleur ? Tout de même je ne peux m'empêcher de penser que si j'étais vraiment à la retraite ce ne serait guère différent, le fauteuil, la chaufferette, il ne manque plus que le plaid sur les genoux... Vous êtes bien sûr que je vais recevoir une nouvelle nomination ? Et si oui quels seront exactement mes prérogatives et surtout le cadre précis de ma nouvelle installation ?

-Courez acheter votre ordinateur et quand vous saurez l'utiliser, et en réalité tout simplement l'allumer, la première chose que verrez s'afficher plein écran, votre renomination, ce sauf-conduit spécial qui vous permettra de remettre vos pas dans les vôtres pour tout refaire tout réparer !

-Tout effacer aurait suffi m'enfin. Elle est où cette brocante de rêve?Je parie qu'il faut changer à Châtelet ! C'est pas ma station préférée qui serait plutôt Jasmin ou Chardon-Lagache, à la rigueur Filles-du-Calvaire ...

-Vous avez l'autobus direct ici en bas. En descendant par l'escalier de secours vous auriez une chance d'attraper le dernier à condition de partir tout de suite.

-Si je partais tout de suite je l'aurais peut-être mais y a des chances que je trouve fermée votre caverne d'Ali Baba. Et puis le retour à pied les mains vides à travers les pampas de la banlieue nord, sous la lune, à la merci des malfaisants...

-Les mains vides, vous ne risquiez pas de vous faire chouraver votre bécane cette fois-ci. Vous en aviez déjà perdu une comme ça non de bécane, votre toute première je crois ? Et une bécane à souris, pas un vélocipède !

-J'en étais content, surtout que déjà à l'époque, assez retardataire, je sentais que cet achat tant de fois reporté, allait me faire faire d'un coup un bond en avant dans le domaine fabuleux des grands acquis du génie moderne. Mais il a fallu que je l'oublie dans le métro ! 

-Oh il faut faire attention Antoine !

-Pouic! Pouic ! Disparu, envolé, introuvable le lendemain matin en tâtonnant dès mon réveil le long de mon lit. Je l'avais donc bien laissé dans le métro ou dans le bus, ou encore ailleurs. En réalité je ne savais plus où exactement.  

-Vous aviez pensé à votre fameux Old Navy ?

-Naturellement et je m'y suis même rendu tout de suite et fissa Mais oui à peine assis dans le semi-direct pour Montparnasse, je me suis revu en train de déposer mon précieux achat, dès mon arrivée dans ce bouge mal famé où des fois ça explose, juste devant moi, au pied du comptoir... Si je l'ai oublié en partant, on me l'aura mis de côté ça c'est sûr. C'était comme si je l'avais déjà retrouvé. J'allais rattraper le temps perdu ! Me rasseoir à ma place, remettre les pendules à mon heure ! ... Ah non, on n'a rien trouvé. Un paquet ? En entrant vous aviez les mains dans vos poches je vous revois très bien... Et voilà l'hypothèse de l'oubli dans le métro reprenait le dessus. J'étais bon pour aller encore remplir une fiche rue des Morillons... Et une fois de plus pour rien bien entendu.

-Toutes ces séquences, éternellement répétées, relevant du genre loser tragi-comique, ne sont plus de mise. Reléguez-les au fin fond de vos archives, mieux, détruisez-les, au pilon ! Placez une nouvelle bobine dans la caméra, votre véritable carrière va enfin réellement commencer. Vous verrez, vous vous admirerez vous-même sur une sorte d'écran !

-Je relève le défi ! Je vais chercher ma bécane et j'ouvre mon mail !

-Vous n'en reviendrez pas !

-Je prendrai donc un aller-retour. Et puis quoi, je ne risque rien, j'ai le petit plan que vous m'avez fait pour arriver plus vite au magasin, un raccourci pour éviter les embûches d'un chemin trop fréquenté. Je l'ai déjà dans ma tête du reste, je pourrais même le laisser ici. Très simple finalement, presque toujours tout droit.

-C'est parce qu'en réalité il n'y a qu'une route, toute droite en effet,  mais qu'il ne faut quitter sous aucun prétexte. Elle longr une lande où sont établis des sortes de nomades dont les feux qui brillent sont attirants même le jour. Alors la nuit, vous pensez... on croit à une fête foraine, on entend des flonflons et un tout petit cinéma ambulant semble venir à vous...

-L'homme à la valise ! Mais oui j'ai déjà entendu ça quelque part... Il en avait deux quand il a commencé et puis, en ayant perdu une, il  s'est aperçu que celle qui restait pouvait faire cinéma, le rabat, qui se détachait, en constituant le haut-parleur ! Et en le retournant, on avait l'écran !

-Oui et lui qui n'avait jamais pu se voir en peinture avait trouvé en même temps sa voie et l'estime de soi. Muni apparemment d'une simple valise, il parcourait la nuit venue hameaux et terrains vagues où il enchantait pour quelques centimes un public, maigre mais ravi, de films montrant surtout des manèges de fêtes foraines ou des feux d'artifice sur un tout petit écran et avec un son très ténu et des plus nasillards. Vous comprenez pourquoi je ne tiens pas à ce que vous rencontriez cette fantasmagorie dont je redoute l'effet sur les âmes sensibles et sur la vôtre en particulier.

-Effectivement, ces chemins ne sont pas sûrs et en dépit de vos bons conseils je vais m'y prendre autrement. Je ne bougerai pas de chez moi. Je vais me le faire livrer !

-Je peux vous le commander  tout de suite si vous voulez. Car moi j'ai déjà Internet, je n'en suis plus comme vous encore à l'époque où ça tâtonnait seulement dans les fils, et où se demandait si on aurait assez de câbles sous-marins pour relier le tout ! Je suis même déjà au-delà de tout ça n'ayant pourtant ni câble ni fil, mais baignant dans un wifi permanent. Je vais vous la dégoter en trois clics votre boîte à lettres et pas plus tard que maintenant.

-Réelleent je vous remercie car je ne me voyais vraiment pas refaire ce chemin d'autrefois, cette route des ténèbres, même  à l'envers, sans risquer de m'y fourvoyer à nouveau et de me retrouver à devoir recommencer une fois de plus cette obscure litanie pour en réactiver chaque bêtise et incongruité.

-Je me rends compte seulement maintenant que mon petit schéma ne pouvait vous garantir la sécurité appropriée dans ce qui vous aurait conduit à côtoyer un gouffre dont vous ne savez probablement pas encore suffisamment vous tenir à distance raisonnable.

-Vous avez raison, une simple excavation et me voilà parti au centre de la Terre ! De toute manière, votre bout de papelard ne pouvait rien car les pires gouffres sont intérieurs...

-Non, le pire c'est que vous aimez les gouffres... Et comme si ça vous chante vous vous engouffrez de l'intérieur...

-On appelle cet exercice périlleux disparaître à soi-même...

-...on ne peut quasiment rien pour vous.

-Je m'en suis toujours remis jusqu'à présent. Vous pouvez me faire confiance pour ce qui est de ne plus quitter le plancher des vaches à présent. Envoyez-moi autour de la Terre, je resterai de surface ! je veux qu cela soit la métaphore, l'image de mon nouvel engagement professionnel. Je ferai des prouesses, le C.G.I. en main, je tondrai les foules comme si c'étaient des moutons !

-Vous qui étiez pas fichu de faire un redressement correct à moins que ce soit toujours le même et qu'il y ait que les sommes à changer, vous croyez qu'à présent vous allez tondre gratis ? Faire du Trésor Public un grand bassinet ?

-Mes contribuables ne seront pas des cracheurs cher monsieur ! Ou plus exactement ce n'est pas à moi qu'ils enverront leurs mollards mais au Percepteur...

-Vous vouliez dire dollars sûrement...

-Moi j'établis seulement la note, au Comptable du Trésor de faire cracher le péquin. Je ne pense pas que ce principe ait changé. Mais pourquoi irais-je tenir le bassinet ? Chacun son rôle. Y a-t-il du reste toujours un bassinet ? Autrefois oui, une fois ou deux je l'avais assez bien vu, aperçu rue Fessart à Boulogne, un jour de tiers provisionnel un de ces grands jours d'autrefois, où dans les dernières heures du jour limite de paiement, dans la boîte de la Perception, nom de Dieu, quels crachats, quelle éjaculation ! Ils y venaient parfois en famille si ça tombait en mai ! Retour sous les platanes de la route de la Reine. J'y étais quelquefois aussi, mais assez loin, à distance, sur le trottoir d'en face. D'où je pouvais observer plus tranquillement les enfants, voir si enfin je pourrais trouver celui qui...

-Encore votre satané film. Alors vous y pensez toujours ? Ce n'est pas possible un entêtement pareil...

-J'ai toujours ma carte du Caméra-Club, cela doit encore faire sens quelque part, correspondre à quelque chose. Si on me propose un authentique recommencement je dois retrouver cela aussi. Sitôt reçu ma lettre, j'irai me renseigner, je devrai peut-être renouveler ma carte mais cette fois-ci j'y arriverai à produire des bobines, à tirer de la pelloche et de la bonne. J'ai encore ma planche à clous numérotés pour le montage ou je la retrouverai facilement en cherchant un peu quoi. Quand on veut, on trouve, non ?

-Trouver ou retrouver ? Ce n'est pas la même chose. Vous pouvez peut-être encore trouver quelque chose mais retrouver !

-Il y a une vie pour trouver et une autre pour retrouver !  Et cette seconde session qui m'est proposée c'est, comment dire, une sorte de rue des Morillons où on est certain de retrouver tout ce qu'on a perdu, oui même les occasions ratées qui vous attendent sur des petits rayonnages visibles depuis le comptoir où l'on n'a plus besoin de remplir de fiches et d'où il suffit de désigner, de montrer du doigt toutes celles que vous avez manquées, on vous les présentera à nouveau et vous pourrez enfin les saisir ou même sauter dessus !

-Oui je sais mais ils peuvent aussi, à des fins de discrétion et même d'apaisement, les disposer dans un simple sac de la FNAC qui vous donnera l'air d'avoir fait des courses beaucoup plus classiques en rentrant chez vous...

-J'aimerais voir sortir quelqu'un pourvu d'un tel bagage et le suivre pour savoir où il va. Ce n'est pas tous les jours que des occasions, sur simple demande, vous sont redonnées. Cela doit autoriser les destinations les plus inattendues et peut-être les plus saugrenues. Comme dit l'autre faut en profiter, c'est pas tous les jours dimanche    etc etc...

-Il vous est encore réservé de grandes choses si vous savez les voir, les apercevoir. Cette possibilité de tout rejouer ou juste de finaliser une chose à peine initiée, vous donnera la mesure du privilège dont vous jouissez. Et qui pourra encore s'augmenter si vous savez vous y prendre !

-Mais je crains que désormais sans monsieur Baudrier, je ne puisse monter bien haut dans la pyramide alors même qu'avec son aide et sa bienveillance je n'ai guère pu que passer mon temps à descendre et à me faire oublier en disparaissant dans les sous-sols ou en n'y venant plus du tout, passant une grande partie de mon temps en vagabondages improvisés et en suspensions de traitement.

-Mais vous n'aviez pas perdu la foi en votre avenir dans la  grande maison des Finances Publiques qui n'avait jamais pu se résoudre à se débarrasser définitivement de vous. La preuve, on va de nouveau vous accueillir à bras ouverts. Les mêmes qui vous ont fait grise min et peut-être maudit vont vous bénir de leurs sourires et entonneront à votre intention des hourras chaleureux et retentissants !

-Ils croiront sûrement voir quelqu'un d'autre. Je serai donc pour sûr l'homme nouveau, une sorte de remplaçant fabuleux, inespéré et de toute évidence méconnaissable.

-On aura simplement flouté votre image dans leurs mémoires.

-D'où leurs joyeuses ovations lorsqu'ils croiront me voir pour la première fois. En somme toutes les mémoires se touchent.

-Et se retouchent pour la paix des familles comme vous pourrez le constater sous peu.

-Si moi aussi ma mémoire pouvait être évolutive, se bonifier dans le sens adéquat, je souscrirais tout de suite une synchronisation totale et immédiate.

-L'important n'est pas que vos souvenirs soient effacés mais que  ceux des autres le soient.

- Et mes regrets douloureux alors, et mes remords cuisants, détails, broutilles ?

-Une seule question compte à présent, êtes-vous prêt pour le grand remaniement ? Pour le miraculeux tsunami de votre retour ?

-A vrai dire je me pose la question de savoir par quoi je vais débuter mon nouveau cursus. Dans la liste de mes prérogatives retrouvées, sur quelle action pratique va se porter mon choix ? J'hésite entre les signes extérieurs de richesse et les dépenses ostensibles ou notoires

--Attendez de voir l'environnement, la nature du sol et du sous-sol avant de monter votre tableau de chasse. C'est plus comme avant, il suffit pas de vouloir, de monter le coup d'office en notifiant à tout va en espérant qu'au bout des trente jours le péquin n'aura tujours pas pu prouver l'inanité du redressement dont il fait l'objet. A l'époque c'était au contribuable à prouver qu'il n'avait pas perçu les sommes qu'on lui imputait ou de justifier qu'elles n'étaient pas imposables. A présent, c'est l'inverse, c'est à l'administration de démontrer qu'elles ont bien été perçues et qu'elles revêtent un caractère imposable.

- Ca me va très bien, et je vous signale ou vous rappelle que je n'ai jamais pratiqué le canardage par notifs non motivées. Je n'ai jamais mangé de ce pain-là. Mes tableaux de chasse étaient peut-être modestes, ou même parfois maigrichons mais jamais bidouillés.

-Voilà votre drame, au pays de la grande bidouille gagnante, vos préventions de faux pudique vous ont perdu. Enfin tout cela est révolu, les choses ont beaucoup changé au château qui n'existe plus du reste. C'est devenu un grand navire qui n'attend plus que vous pour appareiller ! Votre cabine sera sur les hauts ponts, d'où on peut voir certains soirs paraît-il, parmi les tout derniers rayons du soleil, le fameux rayon vert !

-Tout est permis à celui qui est seul sur son étoile. Mais je croyais que j'allais travailler chez moi et voilà que vous me parlez d'un bateau où je disposerais d'une pièce à hublot qui ferait bureau en attendant de trouver mieux à l'escale suivante.

-Non non pas du tout, c'est un bateau qui ne part pas, qui est donc en permanence à quai et où seule la Direction Générale a si je puis dire son point d'ancrage, ayant été elle-même, dans les années passées, le plus souvent itinérante. Mais il est vrai que le vent ressenti aux fenêtres y donne une curieuse impression d'avancer. C'est d'autant plus curieux que les fenêtres ne s'ouvrant pas, on est donc en train de rêver, de s'imaginer qu'on va peut-être entrer dans un port ou en partir pour un tour du monde sans escale et permanent... 

-Comme moi et toujours dans des ports de l'angoisse sans nom, sans ancrage justement. Mais vous savez on m'avait dit qu'il y avait bien quelque part tournant perpétuellement autour du monde des bureaux embarqués ! N'auraient-ils point fait escale à l'endroit que vous me dites ? Vais-je pouvoir enfin monter à bord ? Rejoindre tout de suite le bureau-cabine qui m'est sûrement réservé car j'en ai rêvé si fort ! L'embêtant c'est s'ils ne repartaient plus, s'étant déjà changés en un simple bâtiment de bord de quai comme vous semblez le suggérer.

-La plupart des bureaux embarqués, s'ils ont effectivement existé c'est exact, ont depuis longtemps reoint définitivement leurs ports d'attache. On les retrouve, plus ou moins enfoui, sur la terre ferme, le plus souvent le long d'un quai dans un port maritime mais aussi le long d'un fleuve comme ici à Bercy où l'accès en barque est autorisé et même conseillé.

-J'ai moi-même déjà opté je crois pour ce moyen d'accès et c'est donc je pense par le biais de cette embarcation oscillante que je me présenterai le jour de ma convocation.

-Si vous la recevez un jour ! Je veux dire par là que vous n'êtes tout simplement toujours pas équipé pour. Votre boîte mail par où elle vous arrivera, je veux dire devrait vous arriver, enfin vous arrivera peut-être, n'est toujours pas installée, activée, disponible ! Elle attend toujours que vous souleviez le couvercle d'une bécane encore à venir pour l'y installer !

-Elle arrive, je sens qu'elle arrive puisqu'elle est très exactement et seulement ce qui me fait défaut pour toucher au but, pour récupérer mes prérogatives !

-Effectivement je vous l'ai commandée avec livraison par Colissimo!Elle peut arriver ici d'une minute à l'autre, livrée à la porte. Vous n'aurez qu'à aller ouvrir par l'interphone si jamais on sonnait en bas.

-Comment ça si jamais, vous pensez qu'il pourrait ne pas venir ?

-Non je veux dire que quelquefois ils arrivent derrière quelqu'un et qu'ils en profitent pour monter directement... En ce cas vous n'auriez plus qu'à réceptionner vous-même votre colis sur le pas de lz porte.

-Et quel colis ! Et rien qu'à l'idée qu'il puisse monter jusque-là tout seul quasiment pour me sauter dans la main, pire dans les bras, me fiche un de ces tracs !

-L'heure approche sans doute mais j'ai oublié de vous dire, certaines livraisons ici sont retardées, voire empêchées, à cause du système d'ouverture des barrières à l'entrée du domaine. Les livreurs ont du mal à les actionner, de plus ça se bloque souvent et il faut aller leur ouvrir avec le bip. Il est possible qu'ils attendent un moment avant de repartir avec la marchandise et un retour hypothétique une autre fois.

-Donnez-moi votre bip, je vais y aller, je sens qu'ils sont là, attendent un signe de moi, un bip justement... C'est loin d'ici l'entrée ?

-Partez devant, ouvrez les portes en bas, faites vite,  je vous rejoins avec le bip qui se trouve dans un tiroir par-là, j'en ai pour deux trois secondes, je sais où il est vous avez de la chance...

-Vous avez pas un vélo ? Je pourrais toujours l'enfourcher pendant que vous...

-Non non, y a un gyropode juste en bas. Prenez-le donc ça ira plus vite. Allez-y, je vous rejoindrai avec le bip par mes propres moyens !

-Un gyropode c'est quoi, c'est comment ?

-Ça n'existait pas du temps de monsieur ? Ah c'est vrai, vous devez pas connaître ce truc-là, vous étiez encore à traîner dehors, à vous retarder sans fin le soir au fond des bois. Alors, un gyropode, c'est une sorte de trottinette qui n'aurait qu'une roue, pas de guidon et une espèce de tige par quoi on tient et on dirige.

-Je vais y aller en vieilles baskets craquelées qui puent ce sera plus sûr !

-Attendez, je crois qu'on sonne sur mon fixe... Attendez un moment... Oui, oui oui ça sonne, c'est bien là parce des fois c'est en haut, ou en bas, puis je te dis pas les interphones...

-Alors c'était quoi ? C'est ma bécane ?

-Une minute, j'y vais, j'attends que ça sonne jusqu'au bout vu que ça va sûrement s'arrêter...

-Et moi qui croyais que j'allais pour la première fois recevoir une lettre recommandée sans devoir aller la chercher à la poste ni y faire la queue pendant une heure ! C'est encore valable ou pas ? D'abord est-ce que ça sonne toujours ? Je n'entends plus rien...

-Non je les ai eus, quand ils ont vu qu'ils n'arriveraient pas à ouvrir cette porte, ils ont décidé de s'en aller et de revenir demain... Mais fais pas cette tête, c'est déjà beau qu'ils soient venus, ils auraient très bien pu ne pas venir du tout !

-Oui bah ça n'aurait pas changé grand-chose !

-L'important c'est qu'ils sont repartis avec ta bécane, ce qui prouve au moins qu'elle existe et qu'elle t'est réservée. N'oublie pas que c'est un ancien modèle que je t'ai dégoté, pour ne pas aller trop vite, pour te préserver des fuites en avant.

-Et vous ne craignez pas que du coup je fasse une fuite en arrière, une fuite pour de bon ?

-Mais ne fais pas cette tronche, des marchands de bécanes y en a d'autres qui vendent aussi de très bons engins tu sais. Et puis avec un peu chance demain à la même heure, les barrières sonneront à nouveau ! Sans compter que si j'en fais la demande, je peux très bien avoir d'ores et déjà procuration sur ta future boîte-mail et recevoir ta convocation sur ma propre boîte.

-De quoi faire d'un coup un immense pas en avant sans me fatiguer !Je vous donne sur le champ plein pouvoir de procuration, je fais de vous mon procureur !

-C'est dans la boîte ! Je fais le nécessaire pas plus tard que tout de suite...

-Je suis content de n'avoir pas eu à sortir finalement. A présent il fait nuit et comme je ne serais sûrement pas arrivé à temps pour leur ouvrir, je ne suis pas sûr que mon retour se serait fait sans embûche, avec tous ces endroits sombres et resserrés qui jalonnent les allées de ce domaine. Il me semble même que mon chemin aurait dévié de sa route et à moins qu'il ne fût passé par le plus grand des hasards devant la loge du gardien encore allumée, je crois que je n'aurais pas pu rejoindre vos pénates qui sont pour le moment un peu les miens aussi.

-Détrompez-vous, on a chacun les siens et depuis longtemps car ils viennent de loin pour ça. Et ils emménagent toujours les premiers ! Ils crèchent dans les vestibules où à chaque fois que nous rentrons, ils nous attendent de pied ferme sans qu'on les voie jamais.

 -A une certaine époque je crois qu'ils ne m'ont plus attendu et qu'ils sont partis crécher dans d'autres vestibules. Mais dites-moi, quand même cette nouvelle époque a donc tellement changé que presque tout ce que vous m'en proposez m'est le plus souvent inconnu et m'apparaît assez bizarre ?

-Oui, vous l'avez dit, les choses ne sont pas claires aux changements d'époque. Celle qui arrive est opaque à l'autre et réciproquement. Imaginez-vous à l'exact milieu qui est aussi point de symétrie. Vous voilà Janus de tous les côtés.

-Je suppose qu'il suffit d'aller de l'avant pour tout arranger et peut-être aussi de prendre garde à ne pas se retourner pour ne pas avoir le devant derrière et réciproquement.

-Seuls les indomptés ont une chance d'échapper à un tel sortilège. Vous en êtes ou pas ? A vous de voir parce qu'une fois embringué, impossible de revenir en arrière.

-Je ne sais pas au juste mais pour plus de sûreté j'éviterai quand même de me retourner au moins au début pour pouvoir suivre, ne serait-ce qu'un moment, la flèche du temps qui recommencera à couler...

-Un temps purement administratif et dédoublé, après un assez grand nombre de conjectures et atermoiements, tout spécialement à votre intention.

-Un temps sur mesure si je comprends bien. Aux petits oignons !

-Les week-ends se succèderont d'un bout à l'autre de vos jours sans jamais besoin de reprendre quoi que ce soit puisque de toute façon, vous serez toujours chez vous, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il neige, qu'il canicule !

-Tous mes boyaux seront libres comme l'air et en permanence si je vous suis bien.

-Seul l'excès de jus de tomate pourrait les contrarier. Mais tous vos menus vous seront livrés, comme tout le reste si vous le désirez.

-J'aimais bien prendre moi-même mes boîtes de haricots sur le rayon du supermarché et mes cuisses de poulet directement du freezer !

-Elles vous arriveront tout enveloppées !

-Et mieux vaudra l'enveloppe que le contenu ! Je préfère emballer moi-même et je me demande si je m'habituerai  à cette société du care que vous semblez me proposer...

-Regardez-y à deux fois quand même : les impôts s'établiront et se contrôleront tout seuls, le contentieux sera traité de même,il ne vous restera plus que le gracieux ! Ces réclamations auxquelles vous donnerez satisfaction sur la seule mine du contribuable et selon le degré de sympathie qu'un aimable entretien avec le péquin vous aura permis d'évaluer avant de vous en faire du coup un ami, un bon copain de bamboche qui vous régalera à l'occasion, à la Coupole ou ailleurs ! Avant cela, caramels et petits fours à même votre canapé de travail ! C'est ainsi que vous recevrez désormais le péquin chez vous, à deux pas de votre cuisine et des bouteilles de Grapillon ! Tous les jours "réception" ! Le fisc au salon.

-C'est une sorte de privatisation alors.

-Si vous voulez. Vous étiez privé de vous-même, vous serez le privé des autres ! Tony Rome en jupons ! A vous de voir pour l'orientation mais toutes les combinaisons vous seront accessibles.

-Je recevrai donc les péquins le matin et les péquines l'après-midi. Au moins le quota sera respecté. Mais dites, qui nous notera, nous contrôlera ?

-Oh il est bien prévu que parmi les inspecteurs principaux rescapés du grand arasement il s'en trouvera suffisamment pour être recyclés en visiteurs des agents pantouflards mais vous ne serez pas tenu de leur indiquer l'étage de votre appartement ni même le code d'entrée de immeuble alors vous voyez que ce sera plutôt pénard...

-Je croyais avoir opté pour une reprise dans les anciens bureaux du moins tant qu'il en restera quelques uns, c'est toujours valable ? Vais-je sombrer à nouveau avec les derniers cette fois-ci ? Devrai-je reprendre avec une bouée ?

-Aucun risque d'en manquer, on a déjà fait appel à d'anciens bureaux embarqués qui une fois badigeonnés font très bien l'affaire...

-Des bureaux façon cabines de bain, non merci, je préfère rester chez moi pour y jouir de toute la souplesse du télétravail et d'une indépendance apparemment sans précédent. Pour y retrouver ma superbe et mon aura, juste connecté !

-Le miracle de la connection. Vous avez raison, lors de votre premier passage, qui n'aura donc été finalement qu'un essai malheureux, c'est la ligne qui vous manquait. Tenez c'est ça votre vrai style, un ordi soupas s le coude et la vue sur Paris dans le lointain depuis chez vous !

-La vue sur Paris je l'avais déjà mais la grande ligne civilisatrice pas encore.

-La connection universelle était en gestation mais vous voyez tout arrive, un fournisseur d'accès vous la rendra sous peu accessible, la simple bipédie ne vous suffisant visiblement plus. Grâce à une toile invisible, vous allez enfin, et sans sortir de chez vous, voler de vos propres ailes !

-C'est une étoile ma parole !

-En effet car vous auriez pu aussi appuyer simplement sur la touche étoile de votre téléphone. Seulement à l'époque, comment l'auriez-vous su?

-J'étais déjà élu alors ? A présent on me demande d'abord si je suis au moins éligible. Comme je n'arrive pas à le savoir on me laisse tomber, je ne progresse jamais. J'aurais donc même régressé si je comprends bien. Elu sans le savoir, me plaignant tout le temps, me faisant souvent prendre en pitié par les plus médiocres ou encore donner des leçons de gentillesse par les méchants...

-Vous ne pouviez pas manifester votre primauté devant les autres, cette élection qu'on vous tenait cachée. Très bientôt vous aurez une aura.

-Comme ça sonne bien en plus. On dirait ces mots faits pour moi.

-Vous aurez tous les mots à votre disposition grâce à Omnipédia et l'édition de vos fredaines vous sera garantie en quelques clics.

-Clic Clac merci Kodak ! Quand je pense qu'on disait ça de mon temps ! Ce que tout a changé ! Car ce ne sont sûrement pas les mêmes clics !

-Vous pourrez prendre si facilement tellement de photos que vous n'en prendrez peut-être plus du tout ! A quoi bon du reste car tout sera déjà imagé ! Vous ne sortirez plus votre appareil de votre poche que pour téléphoner ! Et encore si vous avez besoin ou seulement envie de téléphoner à qui que ce soit qui vous connaisse un peu  ou puisse déjà reconnaître votre voix. Mais vous pourrez parfaitement continuer à vous parler à vous même, ce sera peut-être encore pour vous la meilleure solution.

-On s'attache à des petits riens. Mais je crois que j'essaierai tout de même de parler à quelqu'un au téléphone dans la rue car si j'ai bien compris je pourrai téléphoner tout en marchant dans la rue...

-L'expression "je vous tiens au bout du fil" n'aura plus de sens car il n'y aura plus de fil ! Mais vous verrez, ça n'aura rien d'original et vous vous demanderez si tout le monde ne sort pas pour téléphoner!

-Je vois que ma vie à venir me réserve décidément de bien belles surprises.

-De quoi vous faire par la même occasion de nouveaux souvenirs pour la retraite qui viendra bien un jour, sorte d'ultime carrière pour le ressassement, avec aussi des échelons mais pour la redescente cette fois !

-Une échelle ne monte pas jusqu'au ciel. Et puis j'ai été plus souvent en bas qu'en haut, je ne crains pas de redescendre, ça se verra à peine.

-Quoiqu'il en soit un nouveau plan de carrière vous attend. Vous le remplirez de votre mieux, vous verrez bien, de toute façon de par votre statut on ne peut plus rien vous reprocher. Mettez les formes, respectez les usages, ménagez les bonnes volontés, partagez, soyez solidaire, éco-responsable, achetez bio, pratiquez le care, dénoncez  les relous et le tour sera joué ! Une fois de plus vous les aurez eus.

-Et encore sans le vouloir vraiment, tout en m'étonnant sans fin du résultat. Cela ne fait rien, je ne comprends pas très bien tout ce que vous m'annoncez mais je crois deviner qu'il me sera réservé de très jolies surprises, d'épatantes nouveautés de langage et des subtilités de comportement.

-D'un seul clic désormais vous reprendrez cinq millions d'un coup à un fraudeur patenté ou en dégrèverez d'autant un aimable pékin trop lourdement taxé.

-Je crois que ce clic va me plaire s'il m'autorise des performances qui semblent s'apparenter à des exploits grandement facilités. Pensez donc, j'étais en permanence encombré de papiers qu'il fallait tourner et retourner sans cesse et s'il s'en perdait un seul on devait alors se mettre à quatre pattes sur un tas de piles écroulées pour le chercher...

-Plus personne ne travaillerait comme ça aujourd'hui. Aussi je crois que pour vous le changement sera conséquent. Plus de papiers, plus de fils à la patte, plus de bureaux, plus rien ! Rien d'autre qu'une gestion automatique de vos données, des actions toutes prêtes à valider ou non, et des bons plans concoctés spécialement à votre intention par des algorithmes customisés.

-Il ne faudrait tout de même pas que ce soit trop facile non plus si vous voyez ce que je veux dire. J'aimerais pouvoir connaître encore ne serait-ce que de temps à autre, ces situations de contrainte et d'ennui profond que prodiguait souvent le travail de bureau. De ces après-midis où on est obligé de s'enfermer à clé pour ne pas être tenté de sortir s'estourbir d'alcool et chanter à tue-tête dans les rues de Paris quitte à finir à l'hôpital ou au commissariat ou même les deux dans la même soirée, l'un après l'autre.

-Vous voyez, vous n'êtes peut-être pas encore complètement dégagé de cette gangue de masochisme bizarre dont vous avez été captif si longtemps. Cette façon trouble et troublante avec laquelle il vous arrive encore d'évoquer comme à plaisir ces péripéties drolatiques et assez peu valorisantes que d'autres s'empresseraient d'oublier ou de raconter avec une complaisance paraissant un peu déplacée voire douteuse.

-Je n'enverrai peut-être plus que des demandes d'information.

-J'étais sûr que c'était votre mode d'action préférée ! Le temps que le contribuable réponde et si vous ne le fixez pas il dispose d'un délai illimité pour le faire, vous avez tout le loisir de mettre ce nouveau dossier en cours sur la pile de tous les autres et de partir illico vous affairer ailleurs. J'imagine de belles journées de printemps ayant dû commencer de la sorte et se terminer écroulé sous les frondaisons des Tuileries ou seulement affalé sur une chaise au Luxembourg...

-D'un jardin à l'autre il n'y a parfois qu'un pas, même titubant !

-Les jardins de Paris étaient votre annexe protocolaire. Il aurait suffi de vous y envoyer chercher si on avait pu savoir ou entrevoir dans lequel vous pouviez vous trouver. C'est qu'il y en a des jardins dans la capitale !

-C'est la capitale des jardins. Il m'arrivait de faire un crochet par les arènes de Lutèce que je voyais comme une sorte de péplomium où des Macistes et des Hercules en tunique-jupettes se livraient à des combats cliquetants visibles seulement pour les peplomeux et leurs familles.

-Tous les jardins vous seront permis et cette fois même aux heures de bureau puisque le carcan des tracasseries réglementaires et de la déontologie coutumière vous sera largement desserré.

-Seulement je n'irai peut-être plus dans ces jardins... Je nirai plus au Luxembourg. Dommage car c'était un jardin à grand bssin et qui dit grand bassin dit petits bateaux, vous me suivez ?

-Je ne suis pas sûr de vous suivre mais je crois savoir où vous voulez en venir. Des rêveries à n'en plus finir sur des petites silhouettes qui infatigablement, sous le soleil de vos bureaux buissonniers, lançaient leurs frêles esquifs en direction du jet d'eau où un moment bloqués par un maelstrôm dont ils finiraient par s'échapper en se dandinant  dans une autre direction.

-A voile ou à moteur, telle est la question.

-Mais là aussi il y a des bi, ce qui complique la question.

-Mais simplifie le problème si on l'envisage sous l'angle d'un entre-deux salutaire qui consiste à s'envoler de ses propres ailes.

-Vous venez d'inventer le poisson volant  !

-Qui existe déjà même s'il ne constitue pas la majorité de l'espèce !

-Alors nous ne parlons forcément pas de la même chose et ne serons peut-être pas du même côté non plus. Dans la société qui s'annonce et qui pour vous sera toute neuvette et sans doute bien surprenante, vous devrez choisir votre bord. C'est à dire être soit un influenceur soit un suiveur. Il est possible que vous n'ayez pas le choix, auquel cas vous serez automatiquement un suiveur, c'est du reste ce qui arrive à la plupart des gens.

-Et si je n'intègre aucun des deux genres ?

-Vous serez un rétropédaleur. Toute votre vie vous avancerez mais à reculons et en détricotant sans cesse le peu de choses que vous avez pu accomplir...

-Ça doit être très dévalorisant non ?

-Pas toujours, il y a eu des rétropédalages historiques, de véritables exploits...rétrospectifs ! Vous n'êtes connu que du passé, pas dans le présent !

-Tout compte fait, je vais me barricader chez moi et me consacrer à ma tâche de fonctionnaire de la façon la plus rigoureuse.

-Auto-confiné, vous ne pourrez être que rigoureux. En outre votre auto-sexualité naturelle ne pourra que cimenter le tout. Vous serez donc à nouveau maître chez vous. Et pas seulement si j'en juge par la note supplémentaire qui vient de tomber vous concernant. Vos déjà inouïes prérogatives spéciales sont encore accrues ! Vous allez  confiner à une quasi -dictature fiscale. Vous étiez un petit juge de l'impôt ordinaire, soumis aux règles du Code, vous allez figurez-vous être dispensé des contraintes liées à la prescription ! La sacro-sainte prescription ! Passé trois ans, un revenu imposable non déclaré et non redressé était perdu pour l'Administration. Ce sera toujours le cas, sauf pour vous.

-Sauf pour moi, vous voulez dire que...

-Vous pourrez redresser toute omission ou insuffisance dans les déclarations remontant au-delà de trois ans ! Et même bien au-delà puisqu'en réalité spécialement pour vous, il n'y aura plus de limites dans le passé. Votre pouvoir de rétroaction sera total.  Et oui vous pourrez même imposer les morts.

-Et du coup je serai sans doute un peu mort moi-même. Je me méfie beaucoup de ce pouvoir exorbitant qui me rappelle la dictature à vie offerte à César dont les jours dès ce moment-là furent comptés.

-Il n'était pas dans les impôts lui, ne vous prenez quand même pas pour la cuisse de Jupiter !

-Et bien justement je ne voudrais pas des prérogatives inconsidérées pour ne pas dire pharaoniques moi qui devrai par ailleurs valider  sûrement encore longtemps mes tickets d'autobus.

-Et vos tickets de cantine aussi je sais tout ça. Mais laissez un peu tous vos petits à-côtés, auxquels vous tenez beaucoup c'est certain.

-Ils m'ont souvent tenu, retenu dans l'existence. Sans ces tickets et sans ma carte de protection universelle, je ne peux plus vivre, je me sens tout détroussé face aux autres et surtout gros Jean comme devant c'est à dire d'une parfaite obscénité.

-Cela provient de l'impression que vous donne le monde soi-disant à toujours vous regarder et qui en réalité ne vous voit même pas. Vous tournez en rond à l'intérieur de vous-même. Qui pourrait bien vous apercevoir dans un endroit aussi resserré et coupé de tout ?

-C'est bien pourquoi je vois le grand changement annoncé comme une double ouverture, d'abord au vaste monde miraculeusement redevenu indifférent et surtout à moi-même qui avais besoin d'air et de profondeur de champ.

-Pour vous ce sera désormais le grand angle assuré.  Le fish-eye permanent! Vous ferez feu de tout bois d'un seul clic de votre regard enveloppant ! Et si votre nouvelle carte ne vous assurera pas tout à fait la protection universelle, elle n'en sera pas moins conséquente dans ses nouveaux effets algorithmés sans contact, puisqu'il vous suffira de la passer une fois dans l'air devant vous pour obtenir à peu près tout ce que vous voudrez  !

-Je pense vu sous cet angle, ne pas perdre pas au change à condition de savoir en quoi consistaient au juste les termes "aides, appuis et protection" stipulés sur mon ancienne carte ? Je n'ai jamais su exactement les ayant assez peu mis en pratique par modestie, esprit d'arrangement, de dérangement aussi parfois il faut bien le dire et même un certain masochisme. Mais j'espère cette fois pouvoir au moins déjà compter sur moi.

-Vous aurez fait de la sorte un grand pas en avant et même la seule démarche réelle, fondamentale qui vous avait manqué, celle dont on dit vous savez "j'ai envie de faire quelque chose que personne ne peut faire à ma place" vous voyez...

-Oh oui c'est aussi ce qu'on dit parfois quand on a besoin d'aller aux cabinets...non ?

-Ne finassez jamais, mettez en route au plus tôt la seule démarche qui vous sauvera de tout c'est à dire des autres bien entendu mais surtout de vous-même étant pour vous-même comme vous le savez votre pire ennemi.

-Je n'aurais toujours pas changé alors ? Il me semblait pourtant que le plus gros avait été fait. Je devais me rejoindre moi-même, j'en étais à deux doigts. Où tout cela est-il passé ? J'étais devant moi, enfant. Ai-je disparu une seconde fois ? La meilleure version à nouveau envolée ?

-C'est votre enfance n'est-ce pas, cette sorte d'au-delà qui vous nuit encore mais vous exalte toujours ?

-Si ce n'était pas ça je ne vois pas très bien ce que je ferais ici.

-Toujours comme confronté à un simulacre de condamnation. Quand donc comprendrez-vous que je ne suis pas le juge de votre tribunal imaginaire ?

-La condamnation n'en sera que plus lourde. Ma seule chance de m'en tirer serait de me retrouver juré au lieu d'accusé à mon propre procès. Mais ce ne serait sans doute pas une vraie cour d'assise, je suis une mouche à côté de ces gens-là, puisque je ne suis passible que d'un  simulacre de procès, spécialement arrangé pour ceux qui sont  restés des enfants comme dans la chanson du bateau blanc, une chanson de mon enfance justement.

-Vous serez jugé de loin par des gens qui ne connaissent de vous que vos heures de sortie et de rentrée à votre domicile entre l'âge de vingt-cinq et de trente-trois ans.

-Cette durée de vie semble faible ou écourtée. Elle est en vérité très plausible et suffisante puisque tout de suit après j'avais mis fin à ma vie personnelle en revenant vivre définitivement chez mes parents. Et à cet âge, dans une situation pareille on fait vite figure de crucifié.

-Vous sortirez de chez vous si vous le voulez et à l'heure qu'il vous plaira et notez bien, même en période de confinement général, car vous l'étant déjà appliqué à vous-même plus que de raison et alors qu'on ne vous demandait rien et ayant même pris tellement d'avance en ce domaine, que vous voilà bénéficiaire à vie d'un crédit de sortie illimité ! Vous aurez un passe spécial !

-Je profiterai donc des périodes de confinement pour m'aérer un peu dans des décors désertés et pour le coup engageants, amicaux  !

-Les terrasses vides des cafés vous tendront leurs bras, tous leurs bras !

-Pourvu que ce ne soit pas des bras d'honneur !

-Vous préférez peut-être les doigts d'honneur ? Mais laissons cela et songez à votre béatitude dans un nouveau monde déserté pour vous seul s'il vous plaît de le voir comme ça et donc de ne pas croire à ces prétextes d'impératifs sanitaires si peu plausibles. Et si par hasard il vous arrivait de vous retrouver nez à nez avec quelqu'un qui ferait juste mine de vouloir vous parler, vous auriez le devoir de le fuir aussitôt comme s'il avait la peste.

-La fameuse distanciation.

-Dont l'esprit est en vous depuis toujours.

-Du coup, sans les voir vraiment non plus, je me sens plus proche de mes semblables.

-Monsieur a des semblables !

-Le fait est que ce n'est finalement qu'une supputation et que même si je n'en ai pas rencontré beaucoup, je me dis qu'il doit bien ici ou là en exister quelques uns.

-Malheureusement c'est le ici ou là qui est trompeur car peu propice aux rencontres de doubles ou d'équivalents.

-Un à peu près moi me contenterait déjà. Quant à un double enfantin qui serait mon idéal, je l'ai déjà tant cherche de par le monde, en bas de chez moi, chez moi même, que je doute pouvoir le rencontrer un jour.

-Alors il n'est peut-être qu'en vous.

-Oui sûrement et je vis avec lui en permanence. Et cette sorte de concubinage intérieur est souvent pénible et déstabilisant, car s'il est la plupart du temps indétecté il m'a coduit par le passé à manifester des outrances infantiles que j'ai eu beaucoup de mal à expliquer et dont les conséquences m'ont parfois fait du tort.

-Ne vous plaignez pas car c'est grâce à ce caractère d'enfantillages finalement reconnu à ces outrances que vous en avez réchappé ! 

-Un grand merci au Conseil Supérieur de la Fonction Publique dont  la clairvoyance fit rendre à mon égard un avis favorable qui à mes yeux tient encore du miracle.

-Foutez-le dehors une bonne fois pour toutes votre gamin !

-Eh tout doux l'ami ! Je ne vais pas maltraiter l'enfant que je connais depuis toujours, depuis que je suis tout petit et qui ne demande qu'à continuer son cocooning en mon sein de velours moi qui suis ni plus ni moins son père à présent !

-Le sujet est paradoxal, d'aucuns diraient au contraire que cet enfant intérieur, vue sa préséance manifeste et son antérorité, fait plutôt figure de père pour vous. J'en veux pour indice le plus flagrant que vous lui obéissez très souvent au doigt et à l'oeil et qu'il vous en impose visiblement.

-Il me menait par le bout du nez et je n'y pouvais rien. A présent j'ai barre sur lui, je le maîtrise beaucoup mieux, c'est un peu comme si je le tenais entre mes mains pour en faire ma chose, je suis tout près de le soumettre à mon bon plaisir et de lui faire sentir que je suis son maître !

-Eh là, attention, vous parliez de maltraitance tout à l'heure, c'est un enfant tout de même! Faudrait voir à voir, vos enfantillages tournent à la pédomanie !

-J'ai pas mal de manies mais je ne pense pas avoir celle-là étant un enfant moi-même comme je vous l'expliquais à l'instant. C'est plutôt  du côté de l'autophilie qu'il faudrait me chercher, tenter nonobstant de me débusquer.

-En somme vous êtes l'enfant que vous êtes, tout simplement.

-Probablement et je suppose que c'est cette évidence enfin dévoilée qui me vaut de pouvoir recommencer ma carrière, mais on dirait  comme pour jouer, non ?

-Et puis quoi encore ! Si vous croyez que ces gens-là ont le coeur à jouer. Non, non c'est du solide, un véritable poste de fonctionnaire d'Etat sur un plateau et bientôt livré à domicile. Vous ne savez pas ce que c'est de recevoir un e-mail pareil !

-Je ne sais pas du tout ce que c'est que recevoir un e-mail !

-Magnifique, ce sera en plus votre première occurrence numérique.

-Je sens que je vais vibrer de toute mon âme.

-On ne vous en demande pas tant. Tâchez plutôt de vous présenter correctement le jour de la reprise et calmement, comme si de rien n'était. N'ayez pas l'air d'un réprouvé qui revient en catimini et dont les méfaits passés à l'as ou arrangés par des compromissions lui font tirer une drôle de figure ! Souriez un peu quoi !

-Je me présenterai le bec enfariné et avec ce déhanché involontaire qui me donne un petit air canaille efféminé et qui n'est dû qu'à une scoliose. De toute façon j'aurai la gueule de travers puissque c'est ce qu'on peut remarquer au premire abord chez moi depuis que je me suis ratatiné en voiture contre un bec de gaz me laissant de justesse en vie au prix d'une triple fracture de la mâchoire assez mal réduite il y a déjà longtemps.

-Cette blessure pourtant civile a été réévaluée blessure de guerre et vous accédez en outre au statut de Gueule cassée vous mettant donc sur le même pied qu'un héros de la Grande Guerre.

-Je l'ignorais. Quand donc cela est-il advenu ?

-Très récemment, peut-être même à l'instant, je viens d'en prendre connaissance dans mon buzzer.

-Je ne vais plus payer d'impôt alors ?

-Ça je ne sais pas, ce sera à vous de me le dire. En tous les cas, vous avez les transports en commun gratuits c'est certain et plein d'autres réductions un peu partout.

-Mais dites, ça vaut le coup de revivre si j'ai bien compris. Et je ne donnerai pas ma place pour un boulet de canon.

-Ne vendez pas la peau de l'ours, vous n'êtes pas encore réinstallé sur votre siège. Et même s'il n'est plus éjectable c'est malgré tout un siège sur lequel il faut savoir se maintenir, se tenir.

-Je m'y retiendrai de toutes mes forces ! J'y trouverai enfin de bonnes assises et de quoi me rehausser !

-Et peut-être à vous rechausser aussi parce que regardez vos pieds, il vous faudrait des escarpins plus vernis. Des bons écrase-machins parce que vous chaussez vieillot avec ça, ces saboches de cuir ne se font plus depuis longtemps et sur les petits ferrys de la Seine que vous avez choisi d'emprunter pour vous rendre au bureau, le tangage est certain autour des piles des ponts, et les glissades interdites.

-J'irai probablement en autobus dans lesquels il faut aussi avoir le pied marin aux démarrages, aux freinages et au moindre tournant. Leur roulis est bien supérieur à celui d'un bateau et plus aventureux aussi, et s'ils ne vous donnent pas le mal de mer ils vous donnent l'angoisse de tomber à tout bout de champ même assis sur un siège où il faut en plus se cramponner comme sur un ferry par mer grosse. Bref, j'irais sûrement à pied si c'était moins loin.

-Ce qu'il vous faudrait c'est une trottinette électrique, c'est sérieux vous savez, ça existe déjà. En tous les cas ce sera sûrement d'un usage courant quand vous aurez effectué votre grande immersion.

-Je dois dire que j'en suis encore plus ou moins au tricycle-rameur de mon enfance genevoise et à la hardiesse exaltée et pas peu fière  d'une circulation à tire-de-bras à même les trottoirs et dans un rayon d'action sans cesse augmenté autour de chez ma tante qui espérait ainsi me voir forcir et enhardir !

-Vous partiez à la rencontre d'un pays qui soit l'enfant des chansons qui couraient dans votre tête.

-Il n'y avait pas d'auto-radio sur les cyclo-skis et les walk-man à cette époque n'existaient pas. Mais il est vrai qu'intérieurement des chansons me portaient, m'emportaient, transformaient le paysage.

-Croyez-moi le temps où vous ramiez dans les rues sur des engins non identifiés est bien fini. Vous êtes sur la route où il vous sufit de marcher tout droit pour rejoindre enfin votre véritable bureau.

-Vous voyez, le cyclo-ski mène à tout à condition de savoir tourner la petite roue de devant avec les pieds, les bras qui rament de concert servant aussi à freiner.

-Voilà peut-être votre seule qualité, conducteur virtuose d'un engin qui n'existe plus ou n'a même peut-être jamais existé ou si peu de temps...

-Oui peut-être seulement le temps de faire le tour de l'immense jet d'eau-fontaine et de remonter aussitôt rue Vermont par les Pâquis regarder le Mont-Blanc sans rien dire à ma tante qui ne voulait pas que je dépasse la rue du Vidollet ou le square des Cropettes ! Juste pour un souvenir qui vous voyez est encore là... 

-Vous savez, des souvenirs il faudra songer à vous en faire d'autres d'autant qu'avec la perspective qui s'offre à vous, les aubaines pour enrichir votre boîte à images ne vont pas manquer. Elle ne va pas tarder à déborder et selon la théorie du ruissellement, croyez-moi, vous allez faire des heureux en pagaille qui en auront vite la bouche plâtrée ! Mais je constate avec bonheur que vous avez su en garder de magnifiques, enfantins et solaires, et que les fontaines du temps jadis, armées parfois d'un beau jet, ne sont pas toutes croupissantes.

-J'ai des souvenirs pleins les bras. Je vais donc m'en dégager pour mettre les vôtres à la place. Il me faudra sûrement du temps mais comme dit l'autre, pour vous j'ai tout le mien.

-Contentez-vous de bien remonter votre montre pour être toujours à l'heure. Vous voyez je vous parle comme on parlait autrefois pour vous montrer que rien n'est jamais fini, tout recommence toujours. Les aiguilles repassent toujours au même endroit. Et vous n'allez pas tarder à en faire autant puisque vous aurez bientôt la possibilté expresse et inédite de remettre vos pas dans les vôtres.

-Je tremble à l'idée de repasser dans certains endroits, m'enfin.

-Vous repasserez mais vos pas ne seront pas les mêmes. Ce ne sera ni du repassage ni de la repassette, car comme dans la chanson, à part le ciel vous n'aurez rien reconnu! Vous serez un autre au même endroit, cela vous convient-il ? Blanchi de l'intérieur !

-Vous croyez vraiment qu'on peut récupérer son innocence? J'aurais obtenu cela ? Ou bien ne serait-ce pas seulement encore une sorte de dissimulation ? De ravalement de façade ?

-Comment vous sentez-vous de l'intérieur ?

-On dirait que je flambe de l'intérieur !

-Ce sont des flammes qui éclairent mais ne brûlent pas et qui sont la marque du grand renouvellement en cours chez vous. Cette chaude lumière prend naissance dans les boyaux par quoi le psychisme se requinque. Ce n'est peut-être qu'une façon de dire que vous b J'ai toutrûlez d'impatience de tout recommencer.

-Ce sera la première fois, j'ai tout effacé, je mes suis trompé. J'ai tout jeté et la corbeille est vide ! Les souvenirs se raemassaient à la pelle et puis plus rien ! Même ceux qu'on pouvait récupérer sous forme de souvenirs de souvenirs manquent à l'appel.

-Vous allez me recharger tout ça vite fait vous pouvez me croire ! Grâce à votre bévue, tout aura valeur de nouveauté et de primauté.

-Seulement je ne reverrai plus mes anciens jeudis.

-Vous les reverrez sans les reconnaître à cause de leur nom qui a été changé en mercredi. Et comme la mise à jour n'est pas rétroactive, vous ne pourrez que deviner leur couleur d'autrefois sous celle des nouveaux. Et à moins de vous engager à installer sur votre balcon des panneaux solaires subventionnés, vous ne reverrez jamais vos anciens jeudis.

-Il y a une très faible chance alors tout de même à moins que ce ne soit plutôt un gros risque. Il est vrai qu'avec ces panneaux solaires  il y a bien un rapport avec les souvenirs ensoleillés que j'en garde. Ce n'est pas si lointain et le  le soleil qu'on peut à présent capter et transformer est sûrement toujours le^même. Je pense donc que ça vaudrait la peine d'essayer, d'autant que je dois retrouver mon grand balcon de la rue de Silly à Boulogne où j'ai commencé ma carrière et où le soleil qui n'était pas rare avait déjà dan s la solitude des soirs d'été, dans certains reflets venant de l'immeuble d'en face, des lueurs d'autrefois. En créant les bons liens entre ces éléments ils peuvent peut-être constituer un tout suffisamment agrégé et justifié pour faire sens, un tout que je n'aurai plus qu'à endosser.

-Evitez de vous mettre quoi que ce soit sur le dos, vous avez déjà trop donné en la matière, saisissez plutôt sans hésiter l'allègement salutaire et ur mesure qu'on vous propose, un déconfinement pareil ne se refuse pas après un engoncement dont vous n'êtes pas encore totalement libéré.

-C'était surtout dû à un gros manteau dont je me suis débarrassé depuis longtemps, même si l'impression de l'avoir toujours sur le dos me gêne encore quelquefois.

-Rejoignez les nouveaux bureaux et je vous promets que votre vieux manteau ne vous engoncera plus du tout.

-Puissiez-vous dire vrai car ce poids sur les épaules, ce confinement ambulant, je ne pourrais plus les supporter. Il avait quelque chose de l'administration, du reste je ne le mettais que pour aller au bureau. Ouvert, le grand vent de la route de la Reine s'y engouffrait pour me le soulever en ailes de chauve-souris ! Et découvrir dépassant de la poche de ma veste la bouteille de whisky que je venais d'acheter en prévision du soir.

-Ces bureaux à manteaux n'existent plus. Vous ne serez plus trahi par personne. La route de la Reine sera devenu votre boulevard du roi où tout engoncement ou dévoilement de bouteille sera prohibé ! Tenez, un vieux vade-mecum de contrôleur fiscal, je vous le donne, je l'ai parcouru, il peut encore servir vous savez, il date pourtant du siècle dernier et des pages en sont collées...

-Je crois que dans le nouveau monde, je pourrai trouver sa version numérique sans difficulté, vous cassez pas et je manque de poches pour ces vieux ouvrages.

-Vous êtes déjà rendu là-bas, vous avez déjà le mental futuriste qui vous faisait défaut il y a peu de temps encore et ça me fait plaisir de vous voir ouvert à l'avenir radieux qui vous est promis. Ce sera une lumière différente de la lumière. La promesse de l'aube, cette fois.

- Ça me changera du crépuscule par quoi je suis sûr d'avoir débuté suivi tout du long par un soleil de minuit permanent.

- On aura refait tout l'éclairage vous pouvez en être sûr. La facture des travaux serait même déjà affichée dans le hall de la mairie de Boulogne-Billancourt à côté du box des consultations fiscales et juridiques !

-Je connais, c'est là que j'étais censé une fois par mois gagner ce qu'on appelait la prime de mairie !

-Vous voyez, vous voilà déjà en terrain connu.

-J'aurais préféré en terrain conquis mais c'est trop tard à présent. Il me faudrait pouvoir rencontrer à nouveau tous ces gens qui étaient venus me voir et auxquels je n'ai sûrement pas su parler tout à fait comme j'aurais dû, comme il convenait de le faire. Avec davantage d'assurance. Certains semblaient ne pas vraiment croire ce que je leur disais alors que le renseignement que je leur donnais était facile à expliciter et parfaitement exact. Il fallait qu'ils me scrutent le nez, la bouche, les mains, les cheveux, les joues avec parfois un début de petit sourire comme s'ils étaient venus pour me reluquer et non pas pour écouter ce que je m'efforçais pourtant de leur dire avec le plus de sérieux possible.

-Oui c'est le genre de trouble qu'on ressent quand on a reçu un coup violent sur la tête ou qu'on a un papillon sur l'épaule. Vous n'aviez pas été agressé ?

-Non pas du tout, quant au papillon je n'ai rien remarqué.

-Peu importe car désormais vous ne risquerez plus de connaître ce genre de désagrément : on ne viendra plus vous voir du tout. Les contribuables seront changés en ectoplasmes numériques seulement visibles sur des ondes captées par des tablettes. Ils ne vous verront donc ni des lèvres ni des dents.

-Ce sera à coup sûr un bon répit. Il y aura de quoi réapprendre à vivre. Je m'inscrirai à des stages ou à des cours, des petits cours.

-Vous avez suivi tellement de stages qui n'ont rien donné de probant qu'il vaudrait mieux je pense vous abstenir de tenter de récidiver, vous ne croyez pas ? Quant aux petits cours, vous avez passé l'âge. Toutefois pour ce qui serait de réapprendre à vivre c'est un souci qui vous honore. mais s'il est naturel que cela vous tienne à coeur, cela ne s'apprend pas avec des leçons particulières.

-Ne vous faites pas de bile, je verrai ça à l'usage, je suis sûr que ça me reviendra, car je l'ai su et mis en pratique difficilement mais c'est certainement comme le vélo, ça ne s'oublie pas. Et de plus je l'ai su sans l'avoir appris, ne dit-on pas que le savoir-vivre ça ne s'apprend pas ? C'est instinctif.

-Méfiez-vous tout de même de vos instincts, certains, surtout si vous les boostez au quinze ans d'âge, pouvant se révéler redoutables pour vous-même. 

-Jamais au-dessous de quinze ans, j'avais des principes comme qui dirait, de précaution...

-Vous étiez fine gueule mais connaissiez vos limites.

-Ça ne m'empêchait pas de finir au trou où je passais pour quelqu'un d'autre le temps de me récupérer et, mes lacets renfilés, de ressortir libre et juste pâteux dans la brume ensoleillée des petits matins qui vous ressuscitent juste avant le bureau qui pointe au loin pour une fois comme un miracle et vous envoie contre toute attente des ondes attractives et revigorantes.

-Vous devriez aller voir sur le palier, j'ai entendu un bruit. On vous l'a peut-être quand même déposé sur le paillasson votre machin.  Les barrières ont dû finir par s'ouvrir, j'ai perçu un couinement tout à l'heure. Quant à la porte d'en bas les livreurs s'y entendent pour l'ouvrir sans demander par l'interphone. Il suffit je crois d'appuyer sur deux boutons à la fois, je n'ai jamais pu savoir lesquels ni même où ils se trouvent.

-Non non, s'il n'y a rien sur le palier, je descendrai en bas voir s'il ne l'aurait pas laissé dehors, votre histoire de boutons pour ouvrir cette porte me paraît curieuse.

-Comme vous voulez.

-Et puis s'il n'y est pas non plus, j'irai voir à l'entrée du domaine où ils ont très bien pu le laisser aussi, après tout ce n'est pas bien loin. Les Cisterciens c'est pas si grand, j'aurai bien vite fait.

-Ah non, là je vous déconseille tout de même de sortir. Regardez un peu le ciel, ces nuages qui clignotent dans la nuit, l'orage menace. Il n'est pas loin et ces éclairs de chaleur peuvent être dangereux et se déclencher bien avant la pluie.

-C'est donc le tonnerre qu'on entend ?

-Restez donc ici. Moi je vais juste jeter un oeil sur le palier.

-Je vais compter les éclairs... Un, deux...trois... Le tonnerre en est toujours à ses roulements dans le lointain...

-Il n'y a rien.

-Vous êtes bien sûr d'avoir regardé ? C'est curieux je ne vous ai pas entendu ouvrir la porte.

-Je n'avais pas à le faire. J'ai uu judas oeil de mouche, on voit tout jusqu'au paillasson qui est visble en entier.

-J'ignorais que les choses pouvaient être si aciles. J'aurais très bien pu le faire moi-même alors.

-Il faut quand même un certain coup d'oeil et puis quoi, ce que vous vouliez c'était surtout sortir faire un tour...sous l'orage !

-Oui c'esr excat, j'adore sortir la nuit quand l'orage approche et allant à sa rencontre, évaluer la distance que je peux parcourir avant de faire demi-tour pour rentrer avec les toutes premières gouttes et les éclairs qui commencent à siffler.

-C'est vous qu'on devrait siffler quand vous vous livrez à de telles turpitudes. Vous savez que c'est interdit, je devrais vous dénoncer !C'est interdit et dégradant. Votre comportement est scandaleux. et si on voisin vous voyait depuis un étage ou deux ?

-En pleine nuit ?

-Et les éclairs gros malin ! De véritables flashs !

-C'est le Bon Dieu qui prend des photos, je ne suis vu que de lui seul.

-Laissez le Bon Dieu tranquille, c'est le Diable qui vous travaille, qui vous suit partout, qui vous enrobe de ses lueurs la nuit venue... Avec un tel accoutrement que pourrait bien penser de vous un voisin qui de sa fenêtre vous verrait ainsi  de retour dans un air qui sent le soufre et entouré d'éclairs ?

-Rien de spécial, il verrait un voisin suffisamment avisé pour rentrer juste à temps de sa petite promenade du soir. Il n'y verrait nullement la métaphore qu'il aurait eu le loisir de filer s'il avait été un rien plus circonspect, un chouia plus intuitif.

-C'était plutôt vous qui filiez un mauvais coton. Vous reveniez des maraudes aventureuses et pour le moins atypiques.

-J'avais pris l'habitude d'essayer d'être un autre. Et je préférais m'éloigner pour ça, pour me livrer à une sorte de travestissement intérieur. Au dehors on ne voyait rien. Il m'arrivait même de partir en cravate, directement du bureau avec cet air constipé censé faire sérieux. Et puis au fil des rues et des boulevards la grande débourre se produisait, je n'étais plus que légèreté et naturel, exonéré du bas et redressé du haut !

-Une métaphore fiscale ! Vous voyez, et c'est très bon signe, vous ne pouvez plus vous en passer !

-C'est pourtant vrai, j'ai l'air d'y revenir ! C'est un peu comme si j'y étais déjà.

-Attendez tout de même d'avoir reçu votre feuille de route. Cette convocation qui n'est toujours pas là.

-Vous avez pourtant bien failli la voir par votre oeil de mouche ! Et vous aviez entendu un bruit, un petit bruit. Vous êtes bien sûr d'avoir regardé ? Je veux dire d'avoir bien regardé ?

-Allez voir, allez voir... Moi je vais regarder le ciel, voir où ça en est de ce côté-là... Et bien ça s'éloigne on dirait. S'il était sorti, il aurait sûrement couru après, où serait-il à présent ?

-Il y avait quelque chose sur le palier, regardez ce que j'ai trouvé, une enveloppe. Elle est un peu de la couleur de votre paillasson mais tout de même je m'étonne que...

-Oh les couleurs vous savez...

-Ça n'a pas l'air d'être du courrier, il n' y a pas d'adresse...Une lettre tout de même... Oh qu'est-ce que c'est ?... On dirait un poème.

-Oui des étudiants semble-t-il déposent des enveloppes comme ça et reviennent les reprendre au même endroit en espérant qu'on aura remplacé leur mot doux par un petit billet... Mais parfois la teneur des propos qu'ils glissent dans leur enveloppe ne donne pas envie de rétribuer leur effort tant ils sont désobligeants ou injurieux  à l'égard des occupants de l'immeuble dont la bourgeoisie supposée de toute évidence les insupporte...

-On n'est plus en mai 68... Ecoutez ça c'est extraordinaire... "Quand on les rencontre la nuit on dirait deux garçons... Leur visage paraît masqué...Comment deviner qu'ils s'aiment?... Ils se baladent dans la vie en copains de toujours ... Ils pensent que c'est démodé de se l'avouer qu'ils s'aiment... Ils ont des joues de gamins... Mais leur coeur est déjà loin... C'est le temps des n'importe quoi...Age tendre et tête de bois !"   Toute mon enfance dans cet ancien succès de Gilbert Bécaud qu'on n'entend plus jamais. On a voulu me toucher au coeur, au plus profond de moi-même, qu'est-ce que ça veut dire ?

-Comment le saurais-je ? Ce sont des jeunes gens qui travaillent au crous, eux-mêmes stagiaires en petits boulots et emplois débloqués. Ils font cela pour améliorer l'ordinaire probablement.

-Ça me paraît fumeux. Je vais voir s'il y en a aussi sur les autres paillassons de ces enveloppes débloquées...

-On n'est jamais mieux servi que par soi-même. Faites donc tous les étages si vous voulez, moi je reste ici à regarder le ciel, ces orages ne sont pas finis...Il est capable de monter jusqu'à la terrasse pour voir si ses nuages sont les mêmes que les miens. Il est capable de vouloir dormir là-haut le temps de voir venir ou de gagner du temps. Car il a toujours la hantise que je lui relève tout à trac le fin mot de son histoire et de ses conséquences. Il ignore encore s'il sera repris ou pas. Moi aussi et tout comme lui j'attends avec impatience et un certain trac cette réponse définitive de l'Administration... Il pense que j'ai la science infuse et qu'avec moi l'affaire est dans le sac. Il croit que je suis son avocat alors que je ne suis qu'un très ancien collègue qui a partagé un bureau avec lui à ses débuts du temps de la grande canicule et de la prime de fusion...

-J'ai fait plusieurs étages, j'en ai pas trouvé d'autres ! C'est quand même bizarre, on dirait que celle-ci a été déposée sur votre palier à ma seule intention... Enfin quoi, c'est flagrant, c'est nécessairement quelqu'un qui me connaît et très bien encore, qui me connaît surtout de l'intérieur et sait où se niche ma particularité.

-C'est un ami des oiseaux qui vous le dit : soufflez sur son nid elle va s'envoler, elle ne pèse pas lourd ! Du reste, qui peut bien se soucier de votre truc ?

-Une maison avec des tuiles bleues je crois, non ? C'est pourtant ce qui me reste d'une nuit blanche d'autrefois.

-Il vous en tombera encore un peu comme ça de temps en temps et puis ça va se tasser, finir par disparaître complètement. Vous vous croirez enfin guéri, c'est le principal...

-Ce serait donc bien une sorte de maladie alors... De se souvenir de détails à la fois dérisoires et douloureux et de ne trouver pour tout remède que de s'en refaire de pareils en les vivant à nouveau.

-Ce sont de nouvelles illusions qui se greffent ou se nouent sur les premières mais  ne durent pas non plus. Ces séquelles font parfois  craindre une rechute durable mais elles disparaissent à leur tour, s'effritant peu à peu avec le tout.

-C'est comme un diagnostique qui ne tirerait pas à conséquence et peut-être même arrangé tout exprès. Je peux donc me considérer comme guéri. C'est qund même extraordinaire ! Qui aurait pu croire cela ?

-Je m' y attendais car votre indice de réparabilité était assez bon. Les brisures restaient pour la plupart sous la coupe des éléments épargnés. J'étais allé voir ça un soir avec un simple boîtier Wonder on avait déjà un aperçu de ce qui allait se passer, on apercevait des tubulures commencer à se redresser.

-Si je ne suis pas tout à fait une machine, je n'en suis pas très loin alors, puisqu'une simple pile Wonder permet de me voir l'intérieur.

-C'est plutôt une sorte de mécanisme animé de ressorts de machine qui lui donnent oui c'est ça un semblant de vie. Des ressorts qui se détendent et se retendent périodiquement, oscillations qui induisent ces postures amorphes, avachies, bientôt suivies d'inexplicables et cinglantes reprises qui ne tardent pas à vous laisser à nouveau flappi pour de bon et un sacré bout de temps !

-Oui c'est à peu près ce qui m'arrivait quand j'allais au bureau. Un jour requinqué, le lendemain lessivé. Mais c'était avant au cours de ma première carrière qui est déjà lointaine et pourtant déjà sur le retour...

-Comme vous l'êtes vous-même car croyez-moi, vous êtes bel et bien en train de revenir et comme vous le savez, vous revenez de loin.

-Dire que je voulais visiter des contrées éloignées, de ce point de vue j'ai été servi en longueur ! Et j'ai tout pris !

-Mais oui, incontestablement, de votre ancienne carrière tout n'est pas à jeter. Si vous aviez été un peu moins bizarre et ailleurs, on aurait pu en sauver une bonne moitié à des titres divers et variés. Tenez vous n'encombriez pas les couloirs par exemple comme celles et ceux qui à tout bout de champ y alimentaient des conversations plus ou moins utiles, peu amènes ou carrément diffamatoires.

-Je pensais du mal d'eux intérieurement seulement, pour moi tout seul. D'où l'intoxication et le mal-être. Pensez, j'avais leurs tronches en dedans en permanence et ils étaient moches vous n'avez pas idée.

-C'est en ce sens que votre souci des autres confinait tout à fait au masochisme. Vous vous délectiez d'une pâtée de bouilles affreuses que vous aviez l'imprudence de rapprocher de certains petits minois de vos rêves ou de vos souvenirs.

-Comment distinguer les rêves des souvenirs ? Les plus éminents neurologues paraît-il ne sont pas arrivés à répondre.

-Non, non, ils ont bien trouvé mais ils ne se souviennent pas de la réponse, ce n'est pas la même chose ! En tout cas n'oubliez pas que c'est au prix d'une immersion dans vos rêves ou vos souvenirs que vous avez pu tenir le coup dans un tel océan de laideur et de bêtise.

-N'a-t-on pas toujours recours à ce plongeon salvateur déjà rien que pour échapper à l'ennui qui s'alourdit de mélancolie aux premières lumières qui s'allument alors qu'il fait encore jour et qu'un dernier rayon lèche le comptoir du bistrot. ? T'es déjà bourré toi ! Des voix intérieures se font entendre. En sortant on s'aperçoit que le soleil a disparu. Etait-ce seulement un rayon ?

-Oui le cerveau, sitôt attaqué par les vapeurs, produit des signaux pseudo-poétiques à base de rayons de lune ou de soleil que vous retrouvez par la suite, parfois longtemps après, dans les souvenirs les plus anodins et souvent d'une médiocrité confondante.

-Alors que c'était génial, réellement génial et tout à fait inédit ! C'est le temps qui en passant a tout changé, changé le vin en vinaigre, le rayon de lune en néon de café-plat du jour, en "vous avez une montre, donnez-la moi", en poches percées quoi, au soleil cette fois.

-Et oui, même le lamentable a sa nostalgie. Vous allez flotter encore un peu comme ça entre deux eaux à vous demander si c'était mieux avant ou pas et puis ça va se tasser. Vous ferez bientôt de vos nuits approximatives des jours à part entières, des vraies journées, les seules qui vous conviennent vraiment, des journées de bureau !

-Je ne sais vraiment pas quoi penser de cette bille de retour, de ce vieux calot ! C'est un renvoi d'Old Navy ou quoi ? Un reflux aigrelet de bébi ? Un passage chez le toubib pour un ultime petit trois jours ?Je reprends lundi cette fois c'est sûr !

-Le nombre de parjures que vous avez dû commettre en ce domaine doit être sidérant, crapuleux ! Et je ne suis pas sûr qu'on puisse tous les effacer, que vous en puissiez jamais en obtenir l'absolution.

-Détrompez-vous, j'ai déjà obtenu la remise sans condition de mes poursuites et instances par le fait même qu'on s'apprête à me faire rempiler comme si c'était la première fois, comme si rien ne s'était passé ! Rampeau dés en mains, je me refais un tableau de gloire !Dites ils ont tout de même compris que j'aimais assez les gens pour les contrôler. Oui c'est de l'amour, de l'amour fiscal, ça ne s'explique pas ! Êt ça ne se contrôle pas, on laisse courir devant et on essaie de suivre... On tape à coups de notifs, par derrière ! Ca va me revenir, j'ai la main qui tremble, donnez-moi un gourdin je fais le boulot ! J'étais pas dans le coup, je pignochais...

-Le fait est que vous étiez bien hésitant mais à présent comme vous êtes changé, comme les mots du contrôle d'office et de la majoration pour mauvaise foi vous vont bien en bouche, vous tournent une pelle comme c'est pas permis !

-C'est l'appel du grand large qui me tire en avant, j'ai l'impression de flotter ! Mon bureau sera comme une maison sur l'eau... Je n'aurai qu'à me pencher par la fenêtre pour voir le Pont de Saint-Cloud.

-Vous allez encore vous retrouver à Boulogne quoi ! Vous croyez que vous pourrez retrouver votre studio de la rue de Silly à deux pas d'autres studios, à deux doigts des ballons de rouge de la Girardot, à croiser encore une fois, sur les clous de la Rte de la Reine, un Peter Ustinov plus vrai que nature ?

-Je voudrais surtout pouvoir retrouver mes bureaux d'autrefois. Par exemple celui donnant sur une petite cour intérieure où le soleil en fin d'après-midi donnait parfois et où voir passer quelqu'un était si rare qu'on s'en souvenait pendant longtemps.

-Attendre de cette fenêtre un prochain passage devait vous distraire un peu dans votre travail non ?

-Je n'avais rien à faire. Ce bureau n'était qu'un logement pour moi. C'était une sorte de bibliothèque d'archives administratives en gros classeurs de bois et de fer. Je ne voyais jamais personne, aussi cette cour qui était tout de même visitée de temps à autre, me paraissait plus vivante. Il m'arrivait de laisser passer l'heure de la sortie penchée derrière la vitre les yeux rivés sur la porte de la cour qui allait sûrement s'ouvrir d'un moment à l'autre. Et bien sûr, elle ne s'ouvrait jamais quand je m'y attendais. Je m'en allais  donc dans un centre des Impôts lui aussi désert me demandant ce que j'allais bien  trouver à faire le soir pour tenter de peupler un peu mon désertique studio-coin-kitchenette.

-Vous aurez un chez-soi bien à vous qui vous servira donc aussi de bureau dès que vous y penserez un tant soit peu seulement. Vos clapets ouverts en permanence vous assureront air frais et rappel judicieux d'un dehors quand même à disposition.

-Il me faudrait peut-être un balcon pour être un peu plus à l'air sans redouter les aléas de l'extérieur...

-Prenez une loggia, c'est l'idéal pour vous. Pourtant dehors, vous restez couvert. Vous ne risquez pas le pipi des pots de fleurs des gens du dessus et le vent y a moins de prise.

-Le vent qui me fera tout de même rentrer dans ma niche s'il se met à souffler trop fort !

-C'est toujours mieux que de rentrer dans un bistrot en croyant que c'est encore le début de la soirée.

-Je faisais du coup toutes les fermetures.

-Vous allez vous mitonner des petites soirées dans votre recoin des doux rêves où vous ne craindrez plus les errances somnambuliques à tenter de vous repérer à la Tour Eiffel toujours plus ou moins visible même haute comme trois pommes, émergeant au loin après tous les toits d'une lointaine banlieue impossible à situer.

-Alors que vous étiez à Evry et que vous le saviez, vous veniez de passer devant le panneau à l'entrée de la commune.

-Ce que je ne savais pas c'est où était la gare et si en admettant qu'il y ait encore un train il pouvait me ramener à Austerlitz où je pourrai prendre ou attendre jusqu'au matin, l'omnibus pour Porchifon.

-Que vous aviez pourtant réussi à fuir depuis la veille au soir.

-On n'est pas plus maso. D'autant que le retour par le premier train du matin est particulièrement pénible. Comme si on commençait la journée en la détricotant au fur et à mesure de ces gares de banlieue qui défilent et vous semblent plus lugubres les unes que les unes que les autres, et du coup bizarrement attirantes. Descendre? A Meudon les cafés calva sont servis de bonne heure. Et puis si on y voit des travailleurs, ils ne sont pas en goguette ceux-là. On peut en prendre de la graine. On n'est pas obligé de leur dire qu'au lieu d'aller à son travail, on va se coucher, la gueule de bois ça ne se voit pas tant que ça et puis c'est pas une excuse, au contraire. Oui, descendre un petit coup, on verra après à revenir encore...

-Vous voyez un peu d'où vous venez, d'où vous êtes revenu un beau jour sans crier gare ?

-Je suis revenu de si loin que des gens m'attendent encore.

-Ils ont pris racine. Il faut dire que vous n'êtes pas revenu par où vous étiez censé refaire surface. Mais vous auriez pu leur faire un petit signe, vous n'étiez pas tombé loin.

-Comme l'autre avec son fauteuil Louis XVI ! Mais c'est vrai que j'avais bien l'impression de tomber de la lune. Rien que des petites silhouettes dans le lointain se rassemblant par places. Le jour n'était toujours pas levé, c'était encore lunaire. D'où fallait-il revenir pour être vraiment dépaysé ? Je recommençais de m'ennuyer... Et surtout je ne comprenais pas pourquoi, revenant de la lune, je me revoyais parcourir des souterrains et remonter des rues ou des passages en forte pente.

-Vous savez, les pentes la nuit s'inversent souvent et les souterrains ne sont que les couloirs des caves de son propre immeuble que l'on ne reconnaît pas...

-J'étais peut-être déjà arrivé alors. C'était l'allée de mon immeuble tout simplement, au clair de lune, c'est tout.

-Vous y êtes souvent, je vous vois moi d'ici. Je ne sais jamais si vous partez ou si vous revenez. Cette indécision dans vos pas, ces arrêts furtifs, ces embardées, dans un sens puis dans l'autre ! Ou bien sur le côté, en crabe, vous finissiez alors dans le massif de fleurs !

-Les pelouses sont pourtant intedites il me semble.

-Elles l'étaient avant mais vous savez les règlements ça s'use et les gens prennent les devants. C'est d'abord les doigts de pied sur  le bord et puis tout le pied et les deux et les traversées-raccourcis qui font gagner du temps. Et pour finir les petits font du vélo dans les massifs de fleurs. Les temps changent, c'est comme ça.

-N'importe, je ne me croyais pas capable de choses pareilles. Dans les fleurs ?

-Oh vous savez c'était toujours nuit noire quand vous rentriez, je ne voyais pas grand-chose, tenez je ne suis même pas vraiment certain que c'était vous. Bien sûr ça chantonnait mais si vous croyez être le seul  à chantonner en rentrant d'une turlute ! Oh non non, c'était pas vous, ne vous inquiétez pas, c'était un autre.

-N'empêche que j'aimerais bien savoir pour qui vous m'avez d'abord pris. C'est quelqu'un tout de même d'être pris pour un autre. L'autre il avait bien raison de dire que l'enfer c'est les autres. Au début je n'aimais pas beaucoup cette formule mais la vie perdurant, je trouve à présent qu'elle fait sens...

-Et la vie du Père Dupont ? Oh non écoutez, fichez-moi la paix avec vos histoires. Vous êtes top susceptible, vous allez finir atrabilaire !

-Elle fait sens si je la complète d'un sans moi qui lui confère toute sa force de tragique personnel, unique et peut-être du coup universel : l'enfer c'est les autres sans moi. En tout cas je ne suis pas près de refaire du vélo dans les massifs de fleurs du domaine,  ah ça non, même en imagination, même pour rire !

-C'était donc vous alors ? J'avais bien cru voir un enfant sur un petit vélo mais je ne pensais que c'était vous. Il faut dire, quand je vous vois passer quelquefois, pourtant seul, j'ai la curieuse impression, comme dans la chanson, d'un passant près d'un enfant.

-Oui, c'est un dédoublement invisible qui n'apparaît qu'aux âmes sensibles et elles-mêmes un peu immatures. C'est dans la chanson de  Lucienne Delyle "Mon Oncle ou le chemin des écoliers" qu'on en parle le mieux. C'est probablement en l'entendant que tu as été sensibilisé aux errances suburbaines de l'immaturité. C'est aussi la musique du film de Jacques Tati qui est la parfaite illustration de ce thème. Combien de fois n'ai-je fait le bureau buissonnier pour aller voir et revoir ce film qui passait l'après-midi dans une petite salle du Quartier Latin ?

-Vous étiez donc du régiment des garnements.

-Que je retrouvais quelquefois dans les petits cinémas, assis à côté de moi !

 -Vous avez bien fait d'en prendre à votre aise puisque finalement ça vous a plutôt réussi.

-Je tentais de poursuivre mon destin qui filait, filait...

-Souvent c'était vous qui filiez, qui vous défiliez ! M'enfin tout ça est bien fini, il n'y a qu'à vous voir attendre votre missive, évoquer ce passé avec un dépit ou une ironie qui en disent long sur ce que vous pensez à présent de vos frasques d'antan, de vos petites turlutes à la guimauve et au chewing-gum à la fraise !

-Marrant que vous disiez ça, c'était l'odeur qui régnait souvent dans les petits cinémas du jeudi après-midi, le parfum des Malabars en pafait accord avec les Pirates de Zanzibar qu'on voyait sur l'écran !

-Les Pirates de Zanzizi oui ! Non mais vous n'avez pas honte d'avoir perdu autant de temps à des enfantillages ? Avec le recul tout de même ça doit  vous faire un choc d'avoir préféré le programme des matinées enfantines à celui de la licence de physique-chimie à quoi  vous vous étiez je crois présomptueusement inscrit ?

-Inscription indispensable à la fonction de Maître de demi-pension, une sorte de pion des réfectoires, à laquelle je postulais et que j'ai finalement obtenue. Mais le fait est qu'avoir l'air à l'époque de tenir à faire passer cette occupation plutôt subalterne et ingrate pour une authentique et ardente vocation intime me paraît à présent suspect. Je devais en réalité poursuivre un autre but mais lequel ?

-Vous sembliez passionné par cette tâche des plus modestes, c'est certain...  A priori ce serait plutôt à votre honneur.

-L'honneur, le bien, en tout bien tout honneur c'est ça ? Laissez cela,  vous n'y êtes pas du tout. J'étais surtout excité d'être passé en l'espace d'un été de l'autre côté de la barrière et de compter parmi les élèves que je surveillais un ancien camarade qui, ayant loupé son bac, avait dû redoubler !

-Vous lui avez donné la leçon de sa vie.

-J'étais plus gêné que lui. Mais je donnais effectivement des leçons et j'ai même remplacé un prof' de maths absent quelque temps, en quatrième. Quand j'étais moi-même dans cette classe, je rendais mes copies blanches surtout en géométrie.

-Et puis il y a eu Melle Aeberhardt qui vous a donné des leçons.

-Oui et sans le savoir ! Mais j'ai déjà parlé de ça plus haut je crois bien...

-Oui vous m'avez fait part de cette expérience peu commune, de cette relation sans lien réel et il faut bien le dire à sens unique.

-Et tout le miel en fut pour moi, le passage en seconde, le BEPC, le bac ! Je doute fort que cela puisse m'être donné à nouveau d'une façon ou d'une autre par qui que ce soit.

-Vous aurez la visite d'une numéricienne et si vous lui apparaissez suffisamment fluide et woke, cela ne pourra que très bien se passer.

-Ce sera le monde à l'envers alors. On ne pourra plus afficher une orientation définie et copiée sur le plus grand nombre pour au moins être tranquille et pouvoir de ce fait bénéficier de tous les sursis et secours dérogatoires.

-Les orientations devenant tournantes et mobiles, il viendra bien un moment où vous serez dans le flux principal et pourrez alors, ne serait-ce qu'un temps, recouvrer nonobstant vos prérogatives.

-Ce sont surtout mes compétences que je voudrais voir reconnues car à présent, je me sens vraiment capable d'être le meilleur agent du fisc qui soit!

-Avec la solution qui s'annonce c'est le paquet cadeau assuré ! Paroles et musique ! Gloire et beauté ! Comme si vous aviez trouvé ça dans votre berceau ! On vous aura refait la caisse et la moquette!Cent pour cent de velours ! Y aura qu'à poussr !

-Possible mais j'aimerais tellement trouver quelqu'un pour pousser avec moi ! Des fois que ça roule trop vite... Je me méfie un peu de ces solutions toutes faites, de ces miracles en prêt-à- porter... Je vais vraiment me retrouver dans un état remise à zéro façon reset dans lequel ils gèreront tout pour moi et donc que je n'aurai pas à m'occuper des papiers ?

-C'est à peu près ça, vous y verrez clair comme en plein jour ! Quant aux papiers, libre à vous de les imaginer, de les revoir amoncelés en petites piles sur votre bureau car ils n'y seront plus, vous n'aurez plus que des images lumineuses à tout moment et à la demande par simples pressions d'un doigt. Cette sorte d'au doigt et à l'oeil vous deviendra familier quand vous aurez le plein usage de la souris !

-J'usais d'un petit doigt de caoutchouc hérissé de picots pour classer des liasses ou parcourir plus vite un dossier sans cela je ne vois rien  de comparable à ces facilités extraordinaires dont vous me parlez et qui pour moi tiennent encore de la magie. Je sais bien que je suis sur lr point de découvrir le grand univers, le deuxième, grâce à vous, à vos bons soins et toutes vos aimables attentions mais je crains que cela fasse beaucoup pour un seul homme, une demi-portion.

-Il en est des hommes comme de la crème de gruyère, moins on en a plus on l'étale !

-Moi plus j'en ai plus je m'étale, ça revient au même. C'est pourquoi je ne change rien, je prends le grand tour, celui qui passe et repasse partout, s'il est toujours disponible bien entendu.

-Il existe une ligne de bus appelée grande ceinture autour de Paris, ça doit être de cela que vous voulez parler. En ce cas elle vous sera entièrement accessible et il est probable que si vous restez à bord près d'une fenêtre, le nez au carreau, suffisamment longtemps vous finirez par voir passer votre bureau.

-Ouh là là, cela me rappelle ce proverbe, arabe je crois, assieds-toi au bord de la rivière, tu verras passer le corps de ton ennemi. Cela signifierait que mon nouveau bureau a déjà cessé d'exister et qu'il me serait donc inutile de descendre au prochain arrêt. C'est pas très engageant, comme ligne de bus vous n'avez pas autre chose?

-J'ai Vincennes-Neuilly. Vous partez d'un bois vous arrivez dans un autre ! C'est une ligne de métro mais c'est les mêmes tickets. Et une fois à l'air libre, on a souvent oublié comment on était venu.

-Je m'en souvenais rarement. il me reste encore la Seine et ses bus filant sur l'eau. J'avais opté un temps pour cette formule qui je crois est également remboursée par l'employeur.

-C'est heureux, étant donné ses moyens. Tout l'argent des Français s'engouffre dans ses caisses ! Dont vous faites marcher les pompes!

-Oh vous savez je me contentais souvent de rédiger de temps en temps une demande d'information passe-partout essentiellement pour le petit plaisir vaniteux de signer le Contrôleur des Finances Publiques. Après quoi sitôt détaché le double carboné, en attendant une réponse possible du contribuable avant les trente jours légaux et si le temps était ensoleillé ou sur le point de le devenir, je filais aux Tuileries m'asseoir autour du Grand Bassin des Tuileries avant de traverser la Seine sans le moindre espoir de pouvoir m'arrêter avant de m'être laissé happer par le trou noir de Saint-Germain-des-Prés dont le disque d'accrétion commençait dès le Tabac de l'Assemblée à faire sentir ses effets d'attraction irrépressibles. Après la fourche du Bld Raspail, j'aurais des coussinets de bulles de plastique sous les pieds, au coulis de traverse de la rue St Guillaume ou du Dragon, je m'envolerais dans ma tête !

-Heureusement vous pouviez faire tout cela sans quitter le bureau car il vous suffisait de sortir une petite bouteille de votre tiroir pour  finir par entendre comme en vrai le clapot des voiliers du bassin et les voix des enfants se hélant d'un bord à l'autre par-dessus l'océan.

-C'était ma seule façon de voir tranquillement des enfants en action  et de pouvoir les jauger, les juger, les comparer sans encourir les regards de méfiance d'une mère ou d'un beau-père qui, soi-disant bons chrétiens, s'imaginent que leurs enfants leur appartiennent. Et les choix virtuels qui pouvaient s'en suivre valaient bien les bouts d'essai officiels que j'avais beaucoup de mal à mettre en place dans la réalité.

-Il est vrai que vous aviez la carte du Caméra-Club des Finances bien réelle celle-là et dont vous vous honoriez à l'occasion...

-Je ne manquais de la montrer et de m'en prévaloir parfois devant des parents seulement dubitatifs dont le sourire qui s'en suivait me rassurait moi-même pour un temps.

-Cette belle vie aux Finances ne peut que revenir et croyez-moi plus vite que vous ne le pensez peut-être !

-Une même forme peut-elle, cheminant à rebours, reproduire jamais son moule ?

-Les choses sont plus simples, vous retrouverez tout en l'état si vous signez votre nouvel engagement. Et mieux, en ouvrant simplement le courrier qu'on a déjà dû vous envoyer vous assurerez la jonction des deux deux voies, la nouvelle étant donc raccordée à l'ancienne, n'en formant plus qu'une. Vous n'aurez plus qu'à vous pousser ou à vous faire tirer ! Alors ?

-Et bien je crois que c'est du tout cuit non ? Si les raccords sont cut on ne devrait rien voir du tout. Trépassant sans embûche, je devrais enfin aller loin, m'éloigner du bord où le tronçon s'arrêtait et où le bout de la nuit vous était déjà comme garanti. Et avant cela il y avait souvent une sorte tranchée qu'on préférait ne pas tenter de sauter d'un bond mais effectuer la petite glissade vers le fond où l'on avait malgré tout, à y cheminer un temps, une impression de liberté. Et puis c'était à nouveau le boulevard pour y voir tomber le jour ou la nuit comme on voudra.

-Je sais vous ne saviez jamais si c'était le jour qui finissait ou la nuit qui venait.

Et c'était toujours la nuit qui tombait !

-Vous allez relever tout ça c'est moi qui vous le dis, écoutez donc un peu : vous êtes éligible au télétravail ! Plus de nuit ni de jour, c'est le bureau à domicile le télétravail ! L'heure dépendra de la lumière dans la pièce dont vous aurez fait ce jour-là votre bureau où le travail sera débarrassé  de ses miasmes de promiscuité, de fausse collégialité et de déplacements inutiles ! Auparavant seule la retraite procurait cela.

-Ce sera donc la retraite avant l'heure, la retraite permanente... Une vraie retraite tout compte fait !

-Dans votre cas oui, quasiment. Comment vous préparer à cela ?

-Oh je sens que bien des surprises me sont encore réservées. J'ai toujours su qu'on ne me disait pas tout et à présent plus que jamais. De quoi s'agit-il au juste ?

-Et bien voilà, il y a déjà longtemps vos avez fait une demande en réappropriation ? Vous vous souvenez ?

-J'avais perdu quelque chose ? On m'avait dépossédé d'un bien ? D'un atout conséquent ? D'une qualité redondante ?

-Pas qu'un peu, vos fameuses prérogatives ! Vous ne les aviez plus !Il a fallu en remplir des formulaires ! Des imprimés Cerfa que peu de gens possédaient. On a dû en commander au Centre d'Assiette.

-Où on était généralement bien servi !

-J'y ai effectivement trouvé celui qui convenait à votre cas, pourtant peu fréquent. Une ligne pour chaque grief, un petit paragraphe pour définir l'ensemble du recours, une conclusion pour le motif.  C'était tellement pressé que j'ai dû signer pour vous, je pense que ça ira. Toutefois si votre requête ne recueillait pas d'agrément, vous devrez la refaire et la signer vous-même cette fois-ci, ce sera plus sûr.

-J'aurais tant aimé la signer moi-même, tout n'est pas perdu alors ! 

-C'est égal, vous êtes tiré d'affaire maintenant. Ce sont des détails qui s'évacueront d'eux-mêmes avec tous les autres qui eux non plus n'auront servi à rien, tout était joué depuis longtemps. En un clin d'oeil tout s'est numérisé, les algorythmes ont fait le reste.

-Ceux-là je me demande s'ils m'ont tout bousillé ou reformaté à mon usage ce fameux monde arrangé pour les grands.

-Laissez-vous couler, lâchez tout, ça va gicler ! Redressez-vous, la rigole enfin enjambée est derrière vous.

-Avec toutes les jérémiades, les griseries du soir qui revenaient dès  le matin, les faux-semblants si rassurants de la nuit ! C'est vrai que j'ai progressé, j'ai dû au moins changer de trottoir, vous avez raison ce n'est plus la même chose même si ce n'est pas encore la rue des Prairies ou le Passage des Comètes que je n'ai toujours pas trouvés!

-Les cul-de-sac ont parfois des interphones, on les traverse alors, les grilles s'en ouvrent qui débouchent sur la voie escomptée.

-Oui beaucoup de choses m'échappaient, par manque de lumière la plupart du temps, des escaliers sombres où il valait mieux ne pas  s'engager, des rues comme des couloirs où je cheminais vers des lueurs tout au bout, mais sans vraiment avancer et du coup elles s'éteignaient !

-Et comme vous n'étiez pas une lumière non plus, vous voyez ce que je veux dire, ne vous vexez pas, c'est une image...

-Les images ça m'amusait quand j'étais...

-Toutes vos errances nocturnes seront balayées d'un coup par une grande lumière, les vieux couloirs enténébrés seront de blancheur ! Plus aucune voix ni pas dans votre dos ni de portes de bureaux se fermant sur votre passage, toutes grandes ouvertes désormais sur des collègues vous souriant à chacun de vos passages avec un petit signe amical.

-Les passages ! En voilà des endroits ténébreux où j'ai eu bien peur, vous croyez que là aussi votre lumière fera son office ? Devrai-je croire, accepter tout ce qui se présentera ? Et puis je croyais que je n'aurai plus de présence physique dans les bureaux, que tout se ferait chez moi ou depuis chez moi et vous me parlez de couloirs soudain redevenus accueillants et bordés de portes engageantes. On dirait que le cauchemar continue !

-Non, non rassurez-vous si vous devez effectuer un jour sur cinq  effectivement en présenciel, le reste demeurera en distanciel, c'est à dire à la distance qui sépare votre bureau de votre domicile où vous coulerez, vous connaissant, certainement des jours meilleurs. Mais au cours de la journée, vous recevrez possiblement des suggestions de tâches qui se présenteront comme de simples annonces  dont il vous faudra prendre connaissance c'est à dire regarder avec un minimum d'attention. Elles seront du reste accompagnées de paroles ou même de musique précisément afin de susciter votre intérêt. Toutefois si cette tâche pourtant légère vous pèse encore trop je vous ferai obtenir le bouton "Ignorer l'annonce" qui sitôt effleuré débarrassera aussitôt votre écran de ces affichages qui à la longue, peuvent être pénibles.

-Ignorer ? J'espère que ce vocable un rien hautain ne me causera pas de tort et que je ne serai pas considéré comme un pousse-mégot.

-Alors je vous obtiendrai  "Passer l'annonce" qui produit le même effet et qui effectivement vous conviendra davantage. Mais pensez bien que ces annonces courtoises sont en réalité des directives de travail assez strictes, juste déguisées en propositions à l'amiable d'avoir à faire comme il vous semble et selon votre bon plaisir. Mais ne vous y fiez pas trop, remontez plutôt vos manches !

-Non, non, le travail présenté comme ça me va très bien. Et je lirai toutes les annonces ! A lire avec intérêt on ne s'ennuie jamais !   Je me demande comment on envoie une notif' de redressement de nos jours, d'un smple effleurement probablement...

-Elle n'en est parfois que plus douloureuse pour le destinataire ! De ce point de vue là vous verrez que rien n'a vraiment changé ! Vous allez recevoir voir rappliquer vos pékins sur votre écran au lieu de l'habituel asseyez-vous donc je vais vous expliquer. Mais vous savez on impose aussi bien comme ça que de vive voix.

-Il me semble que j'aurai moins peur de cette manière et puis si je me sens intimidé je peux toujours couper l'image du contribuable et ne plus entendre que sa voix doucereuse ou insultante peu importe mais plus ses yeux furibards ou implorants que dans les deux cas j'ai du mal à regarder en face.

-Attention, eux dans ce cas pourront continuer à vous voir.

-Ah ça ne fait rien, ce n'est pas la même chose. Du moment que je n'ai pas à rencontrer leur sale regard de pékins larmoyants qui n'ont pas compris qu'une erreur à leur dépens est un bienfait pour l'Etat dont ils devraient se réjouir et être fiers, je suis dans la paix du fisc et ne cherche qu'à prolonger le plus possible ce bien-être éphémère et délicieux. Seule une pompe à chaleur pourrait mieux m'en sucer la moelle. Je bénis les redressements qui finissent en apothéose et où le grand pompé n'est pas celui qu'on croit.

-Je veux voir dans cet étrange lyrisme le gage de votre dévouement retrouvé à la cause fiscale de tous vos ancêtres dans cette fonction de notable besogneux qui a bien failli vous échapper  pour toujours et que vous allez probablement recouvrer par le fait d'un prodige ou d'une injustice que je ne m'expliquerai peut-être jamais.

-Moi-même je m'y perds mais comme dit la chanson, à présent je vois la lumière. Je mesure la chance que j'ai eu de faire ce recours et d'être en mesure d'en récolter les fruits et d'en savourer bientôt  toutes les compensations... "En raison des insuffisances constatées dans votre déclaration le Contrôleur du Fisc soussigné va procéder au redressement de votre revenu imposable au titre de l'année..."

-Vous voyez, vous n'avez rien perdu de vos attraits, cette crispation dans la mâchoire montre bien que ce penchant qui vous revient vous remonte des tripes, que vous êtes un passionné, un vrai serviteur de la cause publique. Vous pourriez presque dire comme l'autre : "Ne me touchez pas, la République c'est moi !"

-Seulement je n'arrive pas à me souvenir de la formule par laquelle je finissais ma notif'. "Je vous prie de croire en ma..."oh non... "Veuillez accepter toute ma...mes meilleures salutations" peut-être..."Recevez toute ma sympathie et mes regrets les plus sincères oui c'était quelque chose comme ça...Ou bien toute ma bienveillance alors plutôt, je ne sais plus...Je crois que je mettrai ma considération distinguée, son expression déjà quoi ! 

-C'est exactement ce qu'il y avait de pré-imprimé car vous n'aviez qu'à mentionner votre grade en bas et  signer juste en dessous. De toute façon cette procédure n'existe quasiment plus, au moins plus sous cette forme. Toutes les balances Déclarés / Pas déclarés ou Perçus / Dépensés vous arriveront tout cuits. Les plus d'un côté, les moins de l'autre, avec les différentiels au milieu, n'aurez plus qu'à signer !

-J'ai toujours mon Mont-Blanc ! La grosse plume !

-Ah non mais une signature numérique, qui n'aura d'ailleurs plus rien de vraiment personnel qui ressemblera un peu à toutes les autres et que tout le monde pourra utiliser sans avoir même besoin de l'imiter puisque de toute façon toujours invisible on ne pourra l'activer qu'à distance ou par délégation expresse de l'ayant-droit validé. Ceci dit

-Ca fait marchand de tapis !

-Cela dit, le meilleur moyen de signer, et le plus rapide, c'est encore de taper un grand X majuscule et le tour sera joué !

-Mais oui bien sûr la croix ! Quand on ne sait pas écrire on trace une croix pour signer ! Tout se rejoint ! Tout se croise ! Du reste je crois, croacroa, qu'il va me plaire ce nouveau langage qui a l'air compliqué mais qui est sûrement très simple. Et cette fois-ci j'ai vraiment hâte de m'y mettre, de commencer à traduire le plus tôt possible.

-Les traductions sont automatiques.

-Tant mieux, ainsi j'aurai moins de travail. Je pourrai me consacrer à mon emploi du temps dont la seule élaboration est en soi une sacrée tâche qui peut prendre elle-même du temps, beaucoup de temps !

-Vous aurez tout le vôtre puisque vous serez chez vous !

-On est chez soi, on a tout son temps ! C'est le b-a-ba qu'on ne vous apprenait pas mais qu'on découvrait seulement au moment de la retraite. Les choses ayant changé, il me sera donné de le découvrir et de le pratiquer précocement ! Dès que j'en aurai fini avec les formalités toujours en cours mais sur le point d'aboutir enfin et contre toute attente !

-Cette patience et cette compréhension vous honorent et vous seront rendus au centuple sous forme de points d'indice majorés ou de jours de congés supplémentaires . Si ces derniers vous faisaient souvent défaut par le passé ils vous seront désormais accordés en illimité et sans avoir à les demander ni même à les justifier ! Carte blanche aux blanchis ! Année sabbatique renouvelable, permanente ! Vous apprendrez vite à faire chez vous des petits pas d'une pièce à l'autre avant de vous fixer dans une seule, par la force des choses.

-Pourvu que ce soit celle où mon ordi est branché, que je puisse au moins m'évader un peu.

-Ce serait alors votre cabane au Canada.

-Une cabane à Billancourt, ce serait déjà bien, tenez, quai du Point du Jour, amarrée comme une péniche, hein ?

-Amarré ou non, vous dérivez mon cher ami, il va falloir envisage les choses sérieusement et surtout telles qu'elles sont. Saurez- vous faire la différence entre une reprise à la maison en télétravail et une retraite anticipée d'office ?

-Mon recours n'a pas abouti c'est ca ? Je n'ai pas droit à un second tour de piste ? Juste le vélo d'appartement rebaptisé télétravail ! C'est à dire télévision à toute heure avec pension indexée ! Avec après-midis karaoké où des voix chevretantes entonnent Plaisir d'amour ou La vie en rose ?

-Avez-vous la voix chevretante ? Non ! Alors rengainez un peu je vous en supplie et écoutez-moi. Vous allez reprendre c'est plus que certain, c'est même tout à fait sûr. Seulement, à la réflexion, je me demande si le télétravail à domicile est vraiment ce qu'il vous faut. Non au contraire, j'ai l'impression qu'il vaudrait mieux vous recoller dans un bureau avec horaire rigoureux et interdiction formelle, cette fois-ci dûment appliquée et contrôlée, de ressortir à tout bout de champ.

-En ce cas l'option bureau à domicile me paraît préférable en ce qui me concerne désormais, vu qu'une fois chez moi, je n'ai plus jamais envie de ressortir.

-C'est pas possible !

-Mais si ! Et comme je ne veux pas mourir de faim ni idiot, je dois me faire livrer mes provisions et mes bouquins par le Minitel.

-Bon, vous semblez avoir acquis des avantages incontestables et vous être bien adapté à la vie moderne.

-J'ai adhéré au modernisme aussitôt qu'il est né.

-Et vous placez cette naissance à quel moment ?

-A l'avènement de la "Deux chevaux".

-Et pourquoi cela monsieur Le Moderneux ?

-Parce que ce fut la première voiture de mon père et la mienne aussi par conséquent. Je revois encore le compteur de vitesse de vélo et les essuie-glaces qu'on devait actionner à la main.

-Par temps de pluie il valait mieux avoir un passager !

-Maman était toujours là avec moi derrière qui regardais se former l'orage quand on montait vers Pont, ce mont du Jura qui dès le matin l'avait annoncé en mettant son chapeau !

-Vous en êtes à peine sorti, vous en avez encore les soubresauts, de cette deudeuche des familles !

-Alors ce sont les soubresauts du coeur car je l'aimais vraiment cette petite voiture enfantine sous le grand orage de nuit du mois d'août et je l'aime toujours !

-C'était le mois d'août de votre enfance, mais vous ne le saviez pas  à l'époque. C'est pourquoi il est toujours là, prêt à servir, à chaque instant. Si vous partez le soir sans savoir où aller, vous ne tardez pas à l'avoir au-dessus de la tête, regardez l'autre soir et pas plus tard que tout à l'heure où vous l'avez fait venir par la fenêtre ! J'ai bien vu j'étais là.

-Je l'ai fait juste passer au loin, m'enfin... Mais vous avez raison on pourrait croire que c'est toujours le même, il avait comme un air de déjà vu... Je l'aurais bien suivi mais je n'avais pas le temps. Vous étiez bien en train de m'expliquer ma nouvelle carrière, la resucée ? On sait qu'elle est souvent meilleure que la première, ce sera là aussi à voir...

-Mais vous verrez Lapinot, vous verrez, je vous apprendrai même des trucs. Tenez le moyen de retrouver les anciens collègues que vous aimiez bien sous réserve de réciprocité.

-Ça n'en fera pas beaucoup alors et puis seront-ils, ces heureux élus, ces rescapés, en présentiel en même temps que moi ? Je ne vois guère d'un jour sur l'autre que des chassés-croisés bien aléatoires... Qu'une porte s'entrouvre, une autre se fermera aussitôt. Rien de nouveau dans les couloirs de bureaux ! Et ça date pas du jour ! J'ai bien compris vous savez que j'aurai désormais à rester chez moi où le couloir est tout petit et ne donne que sur mes cabinets, ma salle de bain, mon séjour et ma chambre. Si je rencontre quelqu'un ce sera tout à fait par hasard ou bien alors l'autoscopie m'aura repris pour de bon. La malédiction du "Tu te verras toi-même en face de toi!" qui aura été mystérieusement réactivée.

-Prenez un co-locataire ça s'arrangera. Vous verrez qu'il aura peu de chance de vous ressembler !

-Qu'est-ce que ça veut dire ? C'est quoi le sens de votre question?

-Non écoutez, le principal dans toute cette histoire c'est que vous aurez finalement échappé à la démission-reconversion ! Car en fin de compte, vous n'aurez pas bougé d'un poil, vous serez toujours au même endroit dans le même costume avec une vague impression de nouveauté qui n'est pas sans charme et qui suffit amplement dans ce genre de redémarrage.

-Un genre de redémarrage ? Mais ça ne me suffit pas ! Et j'exige quelque chose de plus précis, de plus concret de plus adapté à mes desiderata !

-Ratatata ! Turlututu, chapeau pointu ! Ne faites pas l'enfant, vous êtes sur le point de conclure dans votre affaire et dans les meilleures conditions ! Le monde des adultes est enfin à votre portée ! Sa porte s'entrouvre déjà à votre approche, c'est comme une grille d'entrée à interphone dont vous auriez le code ou encore meiux le bip ! Tenez le voilà, c'est celui-là !  

-C'est votre trousseau de clés pour ici ! J'ai donc les mêmes puisque nous habitons le même domaine, ou en tout cas deux ensembles très similaires ! Les portes en coulissent de la même façon si j'ai bien compris et dans des processus comparables. Une porte qui n'est ouverte que si elle veut bien s'ouvrir et annoncer elle-même le grand miracle : "La porte est ouverte". On n'a plus qu'à la pousser.

-Ici il faut tirer, vous voyez, c'est une similitude inversée. Cela dit, le bilan sur un aller-retour est identique, pousser à l'aller ou pousser au retour, où est la différence ?

-Je sais que plus d'une fois j'ai eu beaucoup de mal à rentrer chez moi car je tirais ou poussais, dans le mauvais sens !

-Les portes sont souvent bloquées aux couche-tard !

-C'est l'affaire des bébis qu'ils rapportent, ingurgités ! Quand leur troupeau est trop vaste dans l'estomac,  il faut toujours attendre, parfois des heures, en tailleur ou à croupetons, qu'une porte s'ouvre! Miracle si c'est bien celle de leur escalier ou bienheureux s'ils sont  seulement au pied du bon immeuble, ou même ne serait-ce que dans le bon domaine !

-On ne devrait jamais quitter son domaine. Et le vôtre maintenant, croyez-moi, vous allez pouvoir y rester autant que vous voudrez, grâce à un aménagement d'horaire inédit et des plus malins...

-Déballez tout, je ne vis plus! Quel est le secret de cet horaire sans précédent !

-Y en a pas ! Ya pas d'horaire ! L'emploi de votre temps vous est offert libre et à votre convenance !

-Je me suis toujours méfié des trop grandes libéralités. Enfin quoi, ya plus du tout de turbin ou quoi ?

-Vous turbinerez si vous voulez, peut-être juste de quoi entretenir vos illusions. Grand vacancier permanent je vous dis ! Vous ne ferez pas la différence. Les choses se feront comme d'elles-mêmes, un coup de téléphone par-ci, un sms par-là ! Le ton sera si agréable que vous ne saurez plus si vous avez eu à faire à des collègues ou à des amis. Travail léger, plaisant, du genre devinette ou histoire drôle, voyez...

-C'est pas de vacances dont j'ai envie, c'est d'un vrai travail.

-C'est un commencement alors et non un recommencement que vous voulez, et ça change tout.

-Je voudrais quelque chose qui n'a jamais servi. Pas de seconde main si vous voulez, même si la première était la mienne. Je ne veux pas remettre mes pas dans mes pas. Pas de retripotage, je ne veux pas de dossiers que j'aurais déjà eu entre les mains.

-Aucun risque, ils ont dû passer au pilon depuis longtemps !

-Me parlez pas du pilon, j'ai déjà donné ! Je préparai les cartons de déclarations en bout de course pour l'envoi fatal ! Tout seul au sous-sol pendant des mois. Le ciel par le vasistas. Je ne voudrais pas que ça recommence !

-Vous aimiez bien les vasistas pourtant. Vous vous en accommodiez fort bien.

-Quand ils n'étaient pas bloqués, j'aimais bien, les jours de beau temps, les entrebâiller pour voir les petits nuages blancs derrière la grisaille de la vitre.

-C'est pure poésie et votre émotion vous trahit. Sous la lumière  des lucarnes et des entrebâillements, vous avez probablement passé la plus belle période de votre vie ! Et vous recommenceriez volontiers, avouez-le, à manoeuvrer la poignée qui permet de pousser ou tirer le câble entraînant l'ouverture ou la fermeture du vasistas. Ne me dites pas non, je vous ai vu, vous aviez une lucarne dans l'oeil ! Vous en rêvez encore de ces traitements de faveur déguisés en punition ! Vous aviez atteint votre but ! On ne voulait plus de vous mais on vous gardait quand même. Ecarté mais pas éjecté ! Invisible et pourtant présent ! Estompé mais pas oublié ! Délaissé mais encore récupérable. Et vous êtes arrivé au sommet en passant du grenier à la cave !

-Oui, de la lucarne au soupirail, des archives au pilon ! Y avait  plus rien au-dessous, sans quoi...

-Vous seriez descendu encore un peu, pour voir.

-J'avais lu "Le voyage au centre de la Terre" figurez-vous, je n'en demandais pas tant.

-Vous auriez peut-être mieux fait de lire "Cinq semaines en ballon"!

-De toute façon j'ai bien fini par remonter et réintégrer des hauteurs moyennes, des étages de bon confort et plus animés. Et mon bureau dans lequel je fus bien vite aussi solitaire et isolé que sous la lucarne ou près du soupirail. Je me demande même si... enfin bref. J'ai pris un certain intérêt à envoyer à nouveau des mises en demeure et des demandes d'information assez sévères et contraignantes en ayant soin de ne pas tomber tout à coup dans la maltraitance fiscale.

-"Votre secteur est un paradis fiscal !" Souvenez-vous de la phrase méchamment drôle d'un de vos anciens chefs de centre qui vous avait  reproché une certaine insuffisance dans votre rendement et vos résultats en matière de redressement. Et bien tout cela est loin car je vous vois mal désormais harceler qui que ce soit fiscalement parlant j'entends. Et le voudriez-vous, cela vous serait impossible!

-Et pourquoi cela ? Parce que je serai coupé de tout et privé de mes  fameuses prérogatives dans ma nouvelle situation ?

-Parce que vous serez sous la coupe d'un robot modérateur. Vous ne pourrez pas dépasser certains quotas automatiquement contrôlés. Vous aurez peut-être droit à deux dossiers par mois si vous êtes en forme et si vous savez enfin vous contrôler vous-même avant de vouloirs redresser à nouveau qui que ce soit.

-Mon seul véritable atout serait de reprendre inexpérimenté et sans compétences ni prérogatives.

-Ce serait votre seul mérite. Mais rassurez-vous, je crois bien que vous cochez toutes les cases. Votre mise en place est imminente. Et vous n'aurez rien à changer. Et n'essayez surtout pas de faire des étincelles, c'est trop tzrd. Là où vous allez, on ne note pas, on n'épie même plus pour la bonne cause, les horaires s'il y en a ne sont pas contrôlés, tous les jours c'est dimanche et une sorte de paie à la fin du mois tombe tout de même, allez y comprendre quelque chose !

-Il vaut mieux percevoir une sorte de paie que pas de paie du tout et qui pourrait se plaindre de ne plus être épié ! C'était justement mon grief principal, ces regards fixes sur moi dès que je sortais de mon bureau pour une petite virée de rien du tout ! Heureusement souvent quand il m'arrivait de rentrer, ils étaient déjà partis, tous les couloirs étaient vides et les bureaux aussi. J'allais m'affaler dans le mien où j'avais rendez-vous avec la paix et la perspective d'encore toute une soirée ailleurs devant moi ! Avec la nuit aussi sûrement !

-Vous reveniez pour récupérer un moment avant de repartir ! C'est tout à fait compréhensible. Ne vous mettez pas martel en tête, tout cela est bel et bien derrière vous et vous voudriez recommencer que ce ne serait pas possible. Il n'y aurait plus personne à qui rendre des comptes pour vos batifolages ayant eu tendance à augmenter et à approcher l'encanaillement. Et il n'y a pas si loin de la canaille à la racaille, on a bien fait de vous stopper dans votre élan funeste ! Jusqu'où seriez-vous allé ?

-C'est la retraite d'office alors ?

-Pourquoi d'office ? Vous avez la folie des grandeurs mon ami, vous pensez qu'on pourrait intervenir en votre faveur, comme ça, de but en blanc grand vacancier permanent ? Laissez faire le temps, tout vient à point à qui sait attendre ! Non, l'hospitalisation d'office vous aurait convenu davantage. Mais auraient-ils su quelle molécule vous appliquer ? Probablement pas et ils vous auraient relâcher en disant oh mais il a rien du tout, c'est une mauvaise passe, il doit réintégrer! Il n'a qu'à se coucher de bonne heure et ne plus s'endormir dans les trains !... Vous voyez, c'est à vous de voir, quoi.

-A vrai dire, je ne sais plus très bien où j'en suis ni de quelle autorité je vais dépendre maintenant au juste.

-Mais de vous-même, cher rescapé des ténèbres, de vous-même. Il vous appartiendra désormais de fixer vos horaires et le timing de vos activités entièrement à votre guise mais tout de même je tiens à vous le rappeler éco-responsables. Je vous conseille par exemple de vous munir déjà d'une montre solaire radio-guidée.

-Cette montre ne va-t-elle pas m'inciter à sortir et à nouveau plus que de raison ? Certes par temps ensoleillé mais une fois rechargée, ne vais-je pas me sentir d'attaque pour affronter la durée du soir et puis après celle encore plus redoutable de la nuit ?

-Ah bon alors achetez-vous une montre Mickey à ressort et sortez par tous les temps qui vous plairont, c'est à dire jamais plus. Car je ne vois pas très bien ce qui pourra vous attirer dehors désormais. Vous finirez peut-être par vous laisser tenter par une excursion des services sociaux des Finances aux Châteaux de la Loire ou au Mont Saint-Michel, mais au bout de combien de temps et puis le jour venu, serez-vous seulement au départ...

-J'irai pour voir si le car ne stationnerait pas devant le lycée où j'ai fait mes études et d'où un 1er mai je m'étais déjà embarqué pour une excursion précisément aux Châteaux de la Loire. Ce serait tout de même un fameux bis non ? Seulement il est assez peu probable que le camarade pour lequel j'éprouvais un sentiment quasi-amoureux alimenté par une passion commune pour une prof' de physique dont on se moquait gentiment mais copieusement, s'y trouverait derechef.

-Tout passé n'est pas à bisser. Vous avez choisi une voie de recours difficile. Vous avez gagné, ne finassez pas. Excursion ou pas, c'est un nouvel emploi de votre temps qu'il va vous falloir gérer. Et prenez garde, votre roue de secours a déjà servi et s'il faut vous remorquer, je ne vois guère où fixer le câble. Et s'il vous fallait démarrer à la manivelle, à vous les tours de bras !

-Je vous ai dit que j'irai en autobus, vous cherchez les complications!

-Vous me parliez plutôt d'y aller en bateau. A cause du ponton juste en face de Bercy où font escale le bateau-bus et les taxi-barques.

-Je voulais surtout mettre toutes les chances de réussir de mon côté. Les autobus sont toujours en retard et les métros sont pour moi sans correspondances.

-Il y a aussi des croisières fluviales mais qui ne constituent pas la majorité du genre...Attendez un peu, je vois là que...on vient de vous éditer une nouvelle carte cantine valable dans tous les restaurants des Finances. Vous avez le cul bordé de nouilles ! Un signe qu'on vous reprend en compte petit à petit. C'est très encourageant, le reste va suivre vous allez voir !

-Mais j'y pense, les retraités continuent d'avoir accès à la cantine, non ?

-Absolument, c'est même un des rares avantages qui leur soient encore concédés. Mais ne vous inquiétez pas, il ne s'agit sûrement pas de ça dans votre cas.

-Pourquoi sûrement ? Vous n'en êtes pas certain ?

-Comment le saurais-je ? Non, je veux dire la mention "Rayé des cadres" ne figurait pas sur le document, vous êtes donc encore ou de nouveau considéré comme en fonction. Une carte de cantine vous est bel et bien réservée et vous parviendra dans les meilleurs délais.

-Quel cauchemar ! J'avais horreur de la cantine. Remarquez, ça ne m'empêchait pas d'y aller ou de tenter de le faire. J'ai encore dans une veste les tickets tout froissés jetés dans ma poche au dernier moment faute d'avoir pu, à plusieurs reprises, vaincu par une force répulsive, aller jusqu'au bout du couloir qui y menait. Et c'était pas la nourriture, le jour du couscous tout le monde s'y ruait ! C'était un autre dégoût, plus basique celui-là, plus délicat aussi, à expliciter.

-On n'a pas encore inventé le réfectoire individuel. Mais vous pourrez peut-être commander un panier repas et aller le manger dehors sur un banc parce que dans les bureaux c'est interdit.

-Parlons peu mais parlons bien. Si je dois reprendre, je reprendrai à neuf et toutes phobies invalidées. En quelque sorte, le bec enfariné.

-A barbouiller au plus vite de couscous des finances !  C'était le mercredi je crois ? Vous verrez, vous allez à nouveau bourrer la cantine, le mercredi comme les autres jours ! Croyez-moi c'est le seul moyen de vous motiver pour de bon ! Il y aura toujours une petite place pour votre plateau en face de quelqu'un que vous ne connaissez ni des lèvres ni des dents !

-Normalement je ne devrais plus connaître personne, si j'en crois les modalités du turnover !

-La tranquillité assurée, sans sompter qu'après le repas et après le café, vous pourrez rester aussi longtemps que vous voulez, attendre l'heure du thé, allez vous promener dans les couloirs à la recherche d'une très ancienne connaissance qui aura survécu elle aussi à tous les changements, sortir en fin de compte. Un vrai touriste.

-Je serai donc un touriste dans les bureaux et un bureaucrate chez moi. Ce renversement rendu possible par les effets de la technique moderne me convient tout à fait. Et c'est le monde à l'envers que j'espérais sans trop y croire.

-C'est le bureau de vos rêves d'enfant. Celui de votre mère que vous installiez sur le coin de la table de la cuisine avec des factures du gaz et de l'électricité, des tampons de fortune, en attendant jeudi ôù elle vous emmènerait dans le sien à l'inspection académique où avec les vrais tampons de l'administration vous alliez pouvoir tamponner de vraies enveloppes tout l'après-midi.

-Ce fut votre seul vrai bureau, le bureau de votre mère. Dans des aventures plus ou moins pitoyables vous l'avez recherché, essayant toute votre vie des bureaux qui n'avaient rien à voir avec celui-là et qui vous ont trompé, ont abusé de vous, sali votre image et ont fini par vous dénaturer la moelle et l'esprit.

-Je n'ai rien vu. Je me suis aperçu bien trop tard que j'essayais de porter les habits d'un autre.

-Ceux de la notabilité qui ont eu vite fait de vous engoncer tout en vous conférant cette sécurité illusoire qui vous a été fatale en vous  montant le bourrichon à tout propos.

-Mais je tiens à vous remercier de votre sollicitude, vous êtes très gentil avec moi. N'avons-nous pas été collègues autrefois ? Il me semble que oui... non ?

-Mais si, à nos débuts. Nous partagions un même petit bureau dans un vieil immeuble rue Niox, vous le revoyez ? Par la fenêtre un peu plus bas on apercevait la Seine.

-Je revois un petit bout de la Seine entre deux peupliers.

-C'est ça. Le quai du Point du Jour, nous donnions pas loin. Pendant la canicule en juin on avait un peu d'air frais le matin...

-Oui ! Et à partir d'onze heures on fermait les volets et on allumait l'électricité !

-Qu'on éteignait l'après-midi, trouvant la chaleur plus supportable dans la pénombre. Vous voyez ça vous revient.

-Oui même que le chef de Centre rallumait quand il entrait chercher un dossier et nous laissait à nouveau dans le noir quand il s'en allait.

-Et vous refaisiez aussitôt le vieux shérif chevrotant accompagné d'une cavalcade tapotée sur le bureau et augmentée de quelques "you-hou!" du meilleur effet. "Tu t'en tireras pas comme ça fiston!" Je me contentai d'ajouter tant bien que mal quelques coups de feu!

-Oui, vous faisiez les coups de feu ! Oh la la quelle ambiance ! Dites, on pouvait être de bonne humeur, en plus de la pénombre, on sortait une heure plus tôt. Tous les jours pendant trois semaines ! Et puis le mercure est redescendu au-dessous de 37°, on a dû rouvrir les volets et les quelques dossiers qui nous avaient attendus.

-Et qui nous attendent peut-être encore... C'était bien moi, c'était bien nous...

-Quand même, j'ai un peu de mal à vous reconnaître... 

-Nos deux bureaux étaient l'un à côté de l'autre. Moi j'étais du côté fenêtre, sur votre gauche. Vous me voyiez le plus souvent en contre-jour, d'où cet aspect un peu flou du souvenir que vous conservez de moi. Du reste quand vous tourniez la tête de mon côté c'était en réalité pour regarder par la fenêtre, nous donnions plein sud, non ?

-Oui je préparais justement un voyage dans le sud-marocian. Cette fenêtre c'était le Sahara pour moi. Vous n'en saviez rien.

-De toute façon vous me donniez souvent l'impression de ne pas être vraiment là.

-Trop longtemps enfermé, on est quelquefois aspiré de l'intérieur.

-A présent, c'est le grand air des bords de la Seine qui vous attend avec ses pontons et ses arrimages.

-J'ignore à présent si les bateaux-bus me seront d'un grand secours. Si filer sur la Seine vers des bureaux que je ne ferai que voir passer sur la rive avec leur ponton, faute d'avoir demandé l'arrêt à temps, me convaincra que j'ai pris la bonne route pour me refaire à neuf un profil acceptable. Avec un ticket de métro et trois stations sur la même ligne on est aussi vite rendu.

-Mais c'est au fil de l'eau qu'on devient beau. Vous pourrez même y bronzer toute la journée si ça vous chante et repasser autant de fois que vous voudrez devant le ponton de Bercy, dans un sens comme dans l'autre, on ne vous fera pas des grands signes d'avoir à vous y arrêter, des mises en demeure d'y débarquer !

-Vous m'envisagez un peu comme un grand vacancier permanent. Où est mon bureau ? Où sont mes dossiers ? Mon bac à reulettes, mon roule-tri ? Mon poster d'Honolulu ? Et mon presse-papiers boule-à-neige ? Je ne les vois guère venir. Me seront-ils redonnés un jour ?

-C'est pas en faisant du bateau sur la Seine que vous risquer de les etrouver un jour. Commencez onc par rentrer chez vous, on doit vous écrire, vous le savez, je vous l'ai dit. Vous allez recevoir une lettre où on vous dit comment voir Syracuse et Babylone.

-La rue de Babylone, alors oui, elle me rappellera quand j'étais rue du Bac au Centre du 7ème, arrivant du 16ème pour déjà une sorte de remise à neuf, un arrangement de carrière à l'amiable. Le jour de mon arrivée je me suis trouvé dans l'ascenseur avec le comédien Paul Préboist qui se rendait précisément dans le bureau où j'allais prendre mes fonctions. Mon prédécesseur l'avait convoqué. Je me demandais comment j'allais faire pour me tirer d'une situation aussi insolite (je venais de voir ce contribuable dans "Deux heures moins le quart avant J.C." où il était geôlier-dresseur de lion) quand enfin l'inspecteur (dont j'étais le nouveau contrôleur) arriva pour prendre le dossier ad hoc dans un classeur et emmener l'illustre contribuable dans son bureau pour traiter fort opportunément lui-même cette affaire. En sortant je ne pouvais qu'aller au cinéma, je choisis donc le plus proche et qui donnait des séances à midi, la Pagode, rue de Babylone ! Vous voyez, j'étais dans un autre monde.

-Vous aviez partagé votre espace de travail ! Ni une ni deux, en deux coups les gaufres ! Le trottoir comme bureau d'appoint ! Un bureau sublimé !

-Je n'avais pas le choix, c'était ça ou rien du tout !

-L'autoroute des rêves partis en fumée, dissous aux bébis et aux petites côtes, ces sortes d'oasis quand même tout du long.

-Je ne m'y arrêtais que contraint et forcé, histoire d'y perdre encore un petit carnet d'écriture pour l'avoir oublié en partant.

-C'était définitivement de la littérature de comptoir !

-Fatalement puisque si j'essayais d'y retourner le lendemain, je ne retrouvais jamais le café ! C'était toujours un autre où je n'avais pas mis les pieds et où ne m'avait jamais vu. Ce n'était pas une carrière littéraire ça. Et pourtant, je passais souvent devant chez  Drouant où début Novembre je m'arrêtais sous la fenêtre du salon des Goncourt vers treize heures le jour du prix. Je venais surtout pour apercevoir M.T. qui m'avait écrit "Ton amitié m'est précieuse, sois heureux et fier...etc etc". Et noyé dans la foule des anonymes qui remplissaient la petite place Gaillon, je me demandais comment j'avais bien pu en arriver là. J'en profitai tout de même pour levers les yeux un peu plus haut, là où dans le ciel des petits nuages se donnaient à voir. Je n'avais déjà plus la force d'attendre l'annonce du prix, je me réfugiai dans le premier bistrot venu, juste derrière heureusement, encore sur la petite place, toujours à deux pas de la fenêtre des Dix et des cliquetis de leurs couverts en vermeil et à leurs noms. L'heure du bureau approchait et allait bientôt passer sans que je bouge et sans plus le moindre souci une fois passée.

-Vous preniez déjà des aises de grand vacancier permanent. Vous aviez compris qu'il est pénible et difficile de repousser l'heure de la reprise mais une fois franchie, ya plus qu'à laisser aller, ça roule tout seul, ya même plus à pousser...

-J'étais même obligé de freiner pour ne pas accoster trop tôt à Old Navy où les crépuscules sont pires que les nuits.

-Et où même les bébis sans glace font un clapot de tous les diables qui n'est pas sans rappeler ce bruit  si particulier qu'on entendait le soir autour des structures encoquillées des piers de la côte sud de l'Angleterre : cette succion claquante d'une langue qui se régale.

-Nous avons sûrement séjourné dans cette même station balnéaire où moi aussi j'ai entendu ce bruit si remarquable et qui ne s'oublie pas. Oui, c'était bien le soir qu'on l'entendait, c'est ça. Y étions-nous la même année ?

-Moi j'y étais l'année de "Mary poppins" sur les écrans...

-Et moi "A hard day's night" venait de sortir !

-Ils sont sortis ensemble, nous y étions donc la même année ! Vous avez dû connaître dans un grand parc cette banquette en bois sous un abri qu'on appelait le baisodrome.

-Oui, j'ai jamais su si c'était à cause de la banquette ou des cabinets attenants qu'on l'appelait ainsi. Mais j'avais eu l'impression que la roulure de pelles plus ou moins baveuse ou bruyante, était la plus osée et la plus courante pratique érotique dans ce lieu isolé où on entendait surtout les petits oiseaux.

-Si ce lieu existe toujours, il sera à coup sûr devenu un pipodrome très fréquenté. Et les gazouillis des borborygmes buccaux.

-Autres temps, autres moeurs. Et autres zoizeaux... Mais je vois que nous avons emprunté les mêmes chemins quand nos routes avaient donné l'impression de s'être seulement croisées. Et pourtant nous peinons à rassembler des souvenirs bien précis et ces petits bouts d' existence possiblement en commun nous restent flous.

-Comme nous n'avons pas le temps de les passer en revue tous ces petits bouts, je propose que nous nous en tenions à la rue Niox, seul endroit où nous avons coworké à coup sùr, si on peut appeler ça coworké mais plutôt cobullé ou bullé tout court comme on disait à l'époque non sans ironie sachant que buller peut signifier aussi faire des bulles. Etant dans votre contre-jour, cela m'était plus facile, il me suffisait de regarder par la fenêtre.

-Par où je regardai aussi, vous inquiétez pas, j'avais mes horizons et mes points de repère ! Nos regards devaient donc être parallèles mais si j'avais la place de m'évader par la trouée entre les deux immeubles, il me semble que, nos deux regards ne pouvant y passer en même temps, le vôtre devait bloquer sur une des fenêtres d'en face.

-Je ne me sentais pas vraiment libre à cette époque-là, je butais sur plein de choses, j'avais besoin d'air. J'occupais seul le bureau avant que vous arriviez en quelque sorte me pomper l'air. Mais je ne vous en veux car je sais combien vous auriez préféré un bureau pour vous tout seul.

-Je ne pouvais pas aller plus loin puisque nous étions au bout du couloir, je n'ai pas eu le choix que de poser mon baluchon dans votre bureau qui du reste disposait d'une deuxième place où vous m'avez invité à m'installer très gentiment je dois le dire.

-Vous vous souvenez? Bien que tout au bout du couloir, nous avions en vis à vis le bureau du Chef de Centre. Les trois bureaux étant sur une même ligne, quand les deux portes étaient ouvertes en même temps, cette impression que l'immeuble voguait, allait de l'avant, que nous étions sur la passerelle, que le Chef était le commandant, que nous étions embringués dans une sacrée croisière...

-J'ignorais tout de vos visions, je le regrette un peu parce qu'en bon bruiteur toujours à la recherche d'un petit boulot, j'aurais pu vous faire la sirène ou la corne de brume !

-Je me souviens de l'avoir vu préparer la distribution des primes de rendement qu'on touchait en liquide à l'époque et dont il vérifiait chaque enveloppe à commencer par la sienne bien entendu, des fois qu'ils auraient oublié un billet à la Direction.

-Oui ce paiement en liquide n'était pas très régulier. J'appris par la suite que cet argent provenait de fonds qui ne figuraient pas dans le budget officiel tel qu'il était voté à l'Assemblée. C'était une sorte de réserve spéciale dont disposait le ministère et dont l'origine exacte m'échappe...

-Moi je me souviens avoir vu le Chef, et après l'avoir vidée de ses billets, lancer son enveloppe par un hublot !

-Il devait se croire sur un bateau !

-C'est donc là que j'ai eu l'idée d'une administration embarquée !

-Encore une idée en l'air ! C'est fou ce que les fonctionnaires qui s'ennuient peuvent avoir comme idées fumeuses ?

-Il y a des répertoires pour ça, j'en avais plein les poches... Jusque-là ça n'aura rien donné, j'espère qu'à présent je vais enfin pouvoir récolter les fruits de tous mes tâtonnements et constater le reflux de mes tendances fâcheuses à pignocher.

-Votre Commission d'emploi a été reproduite, vous allez la recevoir encadrée, prête à être accrochée sur un mur.

-Je suppose que l'original me sera envoyé tel quel, prêt à être à nouveau glissé dans mon portefeuille pour usage de faire-valoir et de dévaloir.

-Très bon ^pour l'équilibre. Mais ne l'attendez pas, elle est dans votre tiroir. Vous l'aviez conservée, vous saviez bien que vous alliez revenir un jour ou postuler pour un retour contre toute attente. Mais je crois qu'en fin de compte, vous avez bien fait. Si vous ne changez pas la photo, vous aurez en plus rajeuni !

-J'ai pas tellement vieilli vous savez, on me change pas comme ça. Je reprendrai tel que j'étais. Cette photo d'époque, inchangée, en sera la preuve vivante.

-Vous voilà déjà reparti ! Je commence à vous reconnaître à cette façon nonchalante de vous accommoder de ces petits riens qui pour vous font un tout et auquel ensuite vous restez fidèle.

-C'est une deuxième carrière qui s'annonce ! Qui va brocher sur la précédente et la faire se poursuivre comme si de rien n'était. Pas de traces de soudure, de rafistolage quelconque, rien !

-De chez moi à chez moi en passant par un bureau ! Le raccourci de ma vie. 

-Puisque je vois qu'il est encore en place, il va pouvoir resservir. Les panneaux seront juste retournés. Mais ce seront bien les mêmes ! L'itinéraire n'aura pas changé.

-Et il ne mènera toujours nulle part c'est bien ça ? On le dirait fait sur mesure.

-On ne dit plus "Impôts" mais "Finances publiques", plus "non imposable"mais "défiscalisé", au lieu de "frauder le fisc" on dit "optimiser" mais au fond rien n'a changé vous verrez d'ici peu par vous-même quand cet espace clos prestigieux vous sera à nouveau accessible pour le bien de tous et de chacun.

-J'ai hâte de bigorner c'est à dire de venir me lover dans mon cocon d'origine, me réinsérer dans ma coquille.

-Ce sera probablement  celle des plages des grandes vacance, de vos anciennes grandes vacances.

-Oui, pour le premier tableau de vacances je choisirai août, le mois des plages d'autrefois !

-Et en plus vous serez libre de vous y rendre en toute saison. Votre parasol vous y restera planté et retenu en permanence tout au long de l'année.

-On me prendra pour un touriste retraité qui ne sait plus où aller ! Alors que je serai encore en pleine occupation, n'est-ce pas ? C'est bien sûr au moins? Je ne serai pas vraiment à la retraite par hasard?

-Bah voyons ! Non, non, au contraire vous serez probablement en mission dans un paradis fiscal. Et comme vous le savez, ces paradis-là sont souvent tropicaux. D'où la confusion possible à première vue.

-Je voudrais être certain de ma fonction désormais, au premier coup d'oeil. J'ai lu que des contrôles sur pièces peuvent être obtenus sur simple demande ? Ce sont plutôt des vérifications approfondies de situations fiscales que je recherche.

-Vous pourrez même vous faire contrôler si vous le voulez, c'est le comble de la perversion pour un contrôleur !

-J'en ai d'ailleurs abusé. Très vite je suis devenu plus contrôlé que contrôleur, d'où l'ambiguïté, le hiatus, le guingois.

-Ça ne risque pas de se reproduire ! Vous voilà raide et droit comme un piquet fiché dans le sable le plus dur, le plus compact !

-J'aurais souhaité plus de souplesse m'enfin puisque maintenant tout est plus ou moins permis, autorisé sous caution d'estime ou encore sous couvert de malice.

-Attendez donc de recevoir votre convocation de reprise avant de monter sur vos grands chevaux, de prendre des initiatives douteuses ou péremptoires. Elle ne devrait plus tarder à présent.

-Je ne sais toujours pas si ce sera une letre papier ou numérique !

-Si c'est du papier, vous n'aurez qu'à rentrer chez vous, ouvrir votre boîte, un point c'est tout. Si c'est numérique, il vous faudra d'abord récupérer votre ordinateur qui entre parenthèse n'aura toujours pas été déballé.

-S'il est quelque part ! Je finis par me demander où il peut bien être. Après tout ce que vous m'avez dit, si au début j'ai eu l'impression d'avoir été un peu repris en main, je me demande maintenant si je suis à nouveau l'objet d'une attention particulière de la part d'un bureau de la haute administration. Et si oui lequel? Seraitce toujours celui de monsieur Baudrier ?

-Les fantômes ne sont pas tous récurrents

.Et les familles ne sont pas éternelles je sais. La mienne a dû passer, disparaître, me laisser en plan. Je les connaissais si peu finalement. Ils m'ont vite oublié. Je n'ai pas su les payer de vertus civiques et familiales. J'ai vécu une aventure plutôt qu'une carrière.

-Ne le dites pas trop car une aventure ça ne se recommence pas, ça ne peut que se poursuivre ou être poursuivi.

-Dans mon cas ce serait plutôt être poursuivi, cette fois-ci je n'y couperais pas, si bien sûr je recommençais les mêmes outrances et imprudences qu'auparavant. Les mêmes errances aussi.

-Même si vous le vouliez vous n'auriez aucune chance de repasser par les mêmes ruelles au clair de lune ni dans les mêmes fourrés  des mêmes jardins parisiens où on la sort plus cite que son ombre qui se profile pourtant plus ou moins suggestive en des longueurs si variées !

-Les longueurs se mesurent les unes après les autres, au gré de vos rencontres et de vos compétences particulières.

-Oh ce n'est pas la longueur qui compte, enfin pas toujours. C'est la largeur qui l'emporte car elle compte double dans le ressenti ! Bref si le calibre importe, ne comptez pas trop être jugé là-dessus.  Je veux dire là-dessus seulement.

-Ça me laisse tout de même une petite chance alors d'être apprécié à ma juste valeur et sur quoi la nature m'a généreusement doté.

-Toutes les mesures ne sont pas prises, vous avez encore toute votre chance.

-Je joindrai une photo s'il le faut. Je compte  placer mon truc sur une table le long d'un mètre ruban, vous croyez que ça ira ? Que ça fera foi ? Serai-je enfin homologué pour de bon dans toute ma longitude ?

-Joignez plutôt la photo de groupe de vos collègues du 2ème étage à Boulogne dont vous aviez été fort judicieusement l'instigateur.

-Et le héros. Je m'étais d'ailleurs réservé la meilleure place, au centre en haut, tout à fait ailleurs.

-Comme les tirages que vous fites à leur attention bienveillante et un peu moqueuse pour vous plaire. Tout a disparu à ce jour.

-Le distanciel aura tout dispersé, rendu caduques les petits liens de bureau à bureau, même portes fermées ou refermées comme la mienne.

-Quand elles étaient ouvertes c'est qu'il n'y avait personne non plus!

-Il  n'y avait jamais personne alors ?

-Certains jours j'étais tout seul à l'étage. Mais on aurait dit qu'il n'y avait plus qu'un étage.

-Pardi, les autres vous ignoraient !

-J'étais sans doute déjà loin. J'en étais probablement à regarder voguer des petits bateaux faits de cet aggloméré de papier Q qu'on ne retrouve plus de nos jours et dont le fabricant lui-mêm !e n'est déjà plus qu'un point dans les étoiles !

-Un point tournoyant comme dans l'Odyssée de l'espace !

-J'aurai donc fait un grand tour pour mieux revenir à mon point de départ. L'en-deça valant bien l'au-delà.

-Sur le chemin du retour, vous vous filmiez vous-même, réalisant sans le savoir une manière de gonzo spatial !  Et sans doute le plus hard à ce jour ! Quelle excitation à voir et entendre votre plaisir !

-Je me figurais sûrement que j'allais réintégrer le ventre de ma mère ou peut-être même car je suçais mon pouce que je m'y trouvais déjà.  

 -C'est vraiment ce qu'on peut appel 

-J'aurais mieux fait de dire pouce et de laisser là-bas mon tablier.

-Sans votre tablier, vous n'auriez pas pu renaître de vos cendres !

-On m'avait interdit de fumer. Et puis j(avais l'impression dêtre dans l'autre monde.

-L'espace administratif est un autre monde. Vous étiez bien revenu au bercail.

-C'est là où on se sent chez soi.

-Et vous y serez comme concentré désormais.

-Seulement désormais on nous verra l'un sans l'autre.la

-C'est le propre des décorellés.

-Serai-je toujours sûr d'être chez moi ?

-Vous pourrez toujours appeler chez vous pour en obtenir la juste confirmation.

-Ah oui bien sûr si ça sonne chez moi c'est que je suis chez moi ! Il suffisait d'y penser !

-A condition de disposer d'un téléphone fixe et d'un portable.

-Et les deux feront la paire bien sûr !

-Vous serez comme bouclé chez vous !

-J'y tournerai donc en rond ? Où sera le changement ?

-C'est le propre des bureaux émergents que d'assurer, tout en les contraignant, un maximum de déplacements aux agents qui s'y sont fait muter pour toujours.

-On a souvent l'impression d'être dans ces bureaux-là pour toujours. Et puis comme par miracle quelquefois, la porte s'ouvre et on vous dit de descendre à la cave, qu'on y sera encore mieux, et que c'est provisoire, juste le temps qu'on s'habitue... après quoi on remontera  sûrement.

-Et vous descendiez encore plus bas !

-Où il y avait comme quelque chose à rattraper...

-Et où vous alliez perdre encore un peu plus votre temps.

-Dans une sorte de clair de lune souterrain.

-Plus on descend, moins la solitude pèse, cela vous calmait un peu car vous l'aviez déjà compris et ressenti.

-Je n'en étais pas enore au niveau où la solitude pèse à nouveau.

-Vous aviez presque oublié que vous étiez toujours seul.

-Cela tombait bien car par là en bas je ne risquais pas de rencontrer quelqu'un d'autre !

-Non bien sûr, touteefois, sachez qu'on a failli descendre vous voir. Et puis on a fini par y renoncer ayant supposé que vous aviez déjà probablement disparu.

-C'est aussi bien car à un moment il me semble effectivement avoir réellement disparu.

-Ne me dites pas que vous aviez déjà rejoint l'armée des ombres!

-Non pas du tout. Je m'en étais peut-être rapproché oui, forcément, mais de là à être en mesure d'apercevoir une seule de leurs petites lanternes sourdes !

-Elles esxistent bel et bien pourtant, c'est avéré par un grand nombre de oui dires et autant d'approximations Elles ont parfois été confondues avec des pilleurs d'archives.. ou mêùe des contribuables rejetés au gracieux !

-Déjà déboutés au contentieux, ils n'rn menaient pas large et ne savaient plus quoi faire pour attirer sur eux un semblant d'intérêt ou même de compassion, à défaut de votre haute bienveillance  maintes fois mise en doute ou chichement dispensée.

-Je crois que j'en lâcherai un peu plus dorénavant.

-Je crois que la liste de vos nouveaux contribuables est déjà prête ou  qu'elle le sera bientôt. Auparavant on vous attribuait un secteur géographiques, un quartier par exemple comme Les Enfants Rouges où vous fûtes si heureux. A présent une liste de pékins sélectionnés vous tient lieu de terrain de chasse. Vous n'avez donc plus à sortir, vous pouvez rester chez vos. Vous avez envie de contrôler, on vous envoie des déclarations fictives en veux-tu en voilà. Les profils des contribuables seront vrais par contre. Ce seront des volontaires triés sur le volet et qui toucheront pour cela même un peu de tune à valoir sur leur prochaine TH ou TF.

-Je ne comprends pas bien ces nouvelles pratiques administratives. On voudrait se jouer de moi qu'on ne s'y prendrait pas autrement. Des contribuables sur mesure ! Des rôles cousus main, des matrices de complaisance pour un Centre d'Assiette d'opérette !

-En tout cas la copie conforme du véritable Centre Départemental  auquel vous envoyiez autrefois des matrices authentiques. Ce seront d'ailleurs les mêmes légèrement agrandies pour faire plus vrai. Et au lieu de les tourner, il faudra les retourner. A part cela, je ne vois pas de différence avec vos errements d'autrefoiss.

-Vous voyez bien qu'à force d'errer on revient sur ses pas.

-Oui mais ce ne sont plus les mêmes.

-L'important c'est que les contribuables eux n'aient pas changé.

-Les enfants ressemblent assez souvent à leurs parents, c'est votre seule chance de jamais les reconnaître.

-Heureusement que les générations se suivent. Et si jamais l'une passe par-dessus l'autre, cela se voit tout de suite et on fait aussitôt demi-tour pour rétablir le bon ordre des choses.

-Vous avez laissé passer devant vous  deux générations !

-J'ai donc l'âge d'être grand-père sans l'être pour autant.

-Si vous n'aviez pas abusé du cunilingus-branlette vous auriez pu au moins être père.

-Pourtant bien doté, j'ignorais encore toutes les possibilités du corps et des corps en général. Il m'aurait suffi d'un coup de pouce pour me prévaloir du bon usage des trous à languettes et de leurs finalités.

-A présent vous regrettez votre conduite stérile mais à l'âge où on a du mal à relever la tête, je crains qu'il ne soit trop tard.

-J'avais pourtant lu des manuels en pagaille et pour ce qui est de la taille moyenne de l'attribut comme j'étais bien au-delà je pensais qu'il me suffirait d'en assurer la mise en valeur par des pantalons serrés, qui étaient du reste à la mode, pour attester d'une orientation sans ambiguïté malgré un visage et un gabarit au caractère viril peu marqué.

-L'autovalorisation par l'illusion d'un look supposé n'a qu'un temps et produit peu de satisfaction véritable...

-Et n'en offre plus du tout quand vient le temps des comparaisons en ligne qui vous imposent une plus grande modestie dans ce domaine malgré tout encore peu exploré.

-Qui a vraiment la plus grosse ? Qui est seulement digne d'intérêt ?

-Oh vous savez, votre carrière, vous ne la recommencerez peut-être pas mais vous la poursuivrez différemment.

-Oui à domicile et en imagination ! A attendre patiemment la fin du mois que ma pension de retraite tombe !

-Faut pas voir les choses comme ça.  Ce sera une vie nouvelle où le travail ne sera pas absent. A certains moments vous ne saurez plus très bien si vous travaillez ou si vous vous distrayez.

-C'est une sorte d'hybridation de l'existence alors. Comme si elle devenait  à la fois électrique et à essence.

-Vous verrez qu'effectivement il y aura deux pédales. Et si aucune des deux ne freinera c'est que malgré les apparences et votre propre ressenti, vous monterez toujours...

-Et j'aurai l'impression de descendre !

-Mais un kit d'inversion est disponible quelque part, probablement dans la boîte à gants.

-Je serais donc en voiture et non pas chez moi dans mon bureau !

-Ah non non, vous serez bien chez vous, uniquement et seulement chez vous. Mais rassurez-vous, vous pourrez sortir et quand bon vous semblera. On vous enverra les formulaires qui permettent cela.

-Ce n'est pa atomatique alors. Il n'y a pas de bouton.

-Les boutons ,s'il y en a, seront là pour faire joli.

-Ce sera une voiture d'enfant !

-Voiture ou non, votre enfance vous suit pas à pas... Les grandes vacances ne sont-elles pas  l'apanage des enfants ?

-Et que je serai donc bien grand vacancier permanent comme je le craignais tellement  sans y croire tout à fait.

-Et seul votre infantilisme manifeste en est à l'origine.

-Il m'aura donc servi et desservi jusqu'au bout !

-C'est vous qui voyez. Mais vous n'êtes pas encore au bout, us allez avoir de nouveaux collègues. Ils devraient vous plaire, ils resteront dématérialisés !

-Alors vue sous cet angle, la chose est acceptable.

-D'autant que ce seront peut-être, pour une plus grande sécurité, des personnes qui joueront à être vos collègues avec des numéros pour que vous puissiez les reconnaître.

-Quelle importance puisque je ne les rencontrerai jamais ! Je ne les reverrai plus !

-Et vous les aurez peut-être même jamais vus ! Des figurants,  rien que des figurants vous dis-je, même^pas des figures.

-Je n'aurai jamais vu grand monde alors. Pourtant il me semble bien que dans les couloirs quelquefois... "T'as un contribuable ! I.l monte , il atrive !" Je faisais demi-tour et retournais dans mon bureau. Old Navy pour le soir seulement ! Avec ou sans Nougaro !

-Une fois suffit. "Non pas souvent. Il était déjà veuu une fois"  Le garçon te l'avait dit le lendemain qu'il ne venait quasiment jamais  Cette rencontre était comme une aubaine et vous l'avez pas loupée ! L'effet d'une conjonction des plus rares ! Deux désastres réunis on ne sait comment.  Il venait d'être lourdé de sa maison de disques, tu étais à deux doigts d'un abandon de poste croquignolet !

-Vous étiez depuis toujours persuadé que vous ne risquiez rien, que ces nuits folles vous revenaient de droit, qu'on vous laissait côtoyer des petits précipices si ça vous amusait !

-Et je manquais tomber dans des gra

-Savez-vous que vous avez déjà des messages ? On réclame votre profil ! Oui on dirait une application de rencontres et c'en est une car c'est ainsi à présent que vous pourrez faire connaissance avec vos contribuables.

-Je pourrai donc choisir d'après un tableau de portraits je crois.

-Ah non ce sont les contribuables qui choisissent leur contrôleur ! A la différence des inspecteurs qui eux choisissent leurs pékins et reçoivent parfois des bisous en échange. Quand on vous disait de préparer plus sérieusement votre concours, c'était pas du pipo !

-Des bisous ?

-Oui, entièrement virtuels et automatisés.

-Ça ne fait rien, s'ils ont craqué pour moi c'est déjà très flatteur, je ne peux que leur en savoir gré.

-Oh peut-être mais là sachez que du coup ils ont barre sur vous, vous êtes leur obligé ! Ils ont le choix des formulaires et des demandes de renseignements. Vous ne pourrez leur demander que ce que vous savez déjà ! Dans l'exemplaire qu'ils vous renverront ou pas, ils ont le droit de dessiner des petites têtes de Gorgone qui vous tireront la langue.

-Je les leur renverrai avec un miroir !

-Il sera biseauté, elles ne s'y reconnaitront pas ! Les contribuables avec vous n'en faisaient déjà qu'à leur tête alors maintenant que tout est consommé !

-C'est à la fois une fin de non retour et de non-recevoir alors ! Je ne verrai plus personne quoi ! J'aurais sans doute mieux fait de prendre ma première retraite !

-C'était sûrement la bonne mais sans la prendre et en y renonçant, vous en avez quand même voulu une deuxième !

-J'étais aussi prêt pour un deuxième parcours qui me fut d'ailleurs accordé puisque me voici en ce jour de rentrée.

-De rentrée oui, mais de rentrée scolaire! Tu t'es enore trompé! Ne monte surtout pas frapper à la porte, on ne t'ouvrirait pas, tout est bouclé !

-De toute façon, je me serais sûrement trompé d'immeuble en plus, je serais tombé sur des bureaux ouverts mais vides.

-Une enfilade de bureaux vides est une projection typique de l'image que vous vous faisiez de vos propres bureaux. Souhaitons que vous occupiez davantage ce dernier qui vous est offert par une incroyable aubaine et un inexplicable aveuglement du sort.

-Je ne referai pas deux fois la même erreur voyons, c'est impossible. Ce fourvoiement ! On ne peut plus faire marche arrière après, plus s'en extirper !  J'en sais quelque chose.

-Vous êtes sur le point d'en sortir et vous l'intuitionnez très bien. Vous ne reverrez plus vos anciens bureaux. D'ailleurs ils ont tous été détruits ou transformés en boutiques de loisirs ! En boîtes de vidéos-X à cabines !

-Du coup j'y retournerai peut-être quand même, comme quoi il suffit de peu de choses pour finir par rejoindre son poste d'une manière ou d'une autre.

-Vous le rejoigniez quelquefois sans le savoir, sans vous en rendre compte !

-C'était là que je chantais le mieux paraît-il

-Vous n'aurez chanté, grosso modo, que pour vos collègues certains après-midis de retour in extremis dans une sorte d'absence à vous-même et au bureau tout à fait remarquable !

-Je devais donc étre un peu absent aux autres également, ce qui me console quand même quelque part.

-Vous console de quoi ? De toute façon cela doit être supprimé de votre nouveau profil administratif et disparaîtra aussi forcément un jour ou l'autre de votre mémoire comme qui dirait personnelle.

-Oui toute mémoire s'effritte ou s'étiole, je ne sais plus, s'essaie à de nouveaux souvenirs quand il n'y en a plus ou qu'ils ont trop servi.

-Voici donc le temps et l'opportunité de vous en faire de nouveaux. Avez-vous déjà participé aux week-ends des Service sociaux à La Bourboule ou au Mont St-Michel? Avez-vous seulement déjà goûté aux joies d'une excursion avec des collègues à la Mer de Glace ?

-Ca me serait pas venu à l'idée mais à présent, du fin fond de cette solitude où je me retrouve avec l'isolement qui guette, bientôt suivi par l'inexorable confinement qui va avec, je me demande si un de ces petits trips avec les Impôts et le déjeuner tiré des sacs, ne me serait pas d'un grand réconfort et ne figurerait pas ce qui peut se faire de mieux en matière d'aide à la personne...

-Allez-y, lancez-vous, un panier-repas c'est vite préparé. Et si tu as des cornichons prends-en quelques uns, avec la mortadelle tu sais!

-Tu me donnes des idées, des envies... Je me vois avec un panier-repas au bout de chaque bras. Et quand je pars moi on ne peut plus m'arrêter, c'est comme une nouvelle vision des choses. Et dire que j'avais cru comprendre que ces sorties à l'époque étaient réservées aux retraités !

-Mais vous aviez peut-être, pour une fois dans votre vie, compris réellement quelque chose !

-C'était donc bien uniquement pour les retraités à l'époque ? Les choses ont donc changé ! On a étendu le bénéfice de ces sorties aux actifs alors non ? Et je vais donc y avoir droit aux escaliers du Mont St-Michel un panier à la main, au coude à coude avec mes nouveaux collègues !

-Vos nouveaux collègues d'un jour alors ! Parce qu'à moins de les prendre en coloc chez vous, vousaurez peu de chance de les revoir un jour. Et la coloc ne vous serait consnetie qu'à condition de vous trouver quelqu'un bas-carbone, éco-responsable et solidaire !

-Elle pourrait avoir été récemment décarbonnée et donc apte à un partage de toit sain et régulier.

-Prenez-la un peu âgée, façon cougar si vous voyez, pour que dans le cas où elle ne paierait pas sa part locative vous puissiez peut-être exiger qu'elle vende son or dentaire ou vous le laisse en caution. C'est parfois le secret des colocs heureuses.

-Et puis je pourrais toujours l'installer dans le placard-cagibi si elle faisait des siennes, si elle réclamait ses dents...

-Vous pourriez lui dire que vous les avez vendues mais que c'était ça ou la porte et la rue...

-A la rigueur son paddock dans le couloir à titre de transaction et en attendant que ça s'arrange.

-Ou que vous la descendiez au sous-sol pour pas trop encombrer...

-Elle tiendrait à son lit et puis les loyers sont souvent moins chers dans les caves.

-Elle ne se douterait même pas qu'elle est tout simplement retenue contre son gré. Qu'elle ne peut plus partir parce qu'elle est comme au Club Med de sa jeunesse, dans un paradis qui ne tient qu'à un fil dont vous avez déroulé la bobine jusqu'au sous-sol où tout le monde descend sa poubelle !

-Et afin qu'en descendant la mienne je puisse passer la voir. Si elle n'est pas terrée dans le local à patinettes c'est qu'elle aura conservé son lieu d'atterrissage et donc sûrement encore dans son lit. Je ferai volontiers le détour.   Et si elle n'est plus dans son lit c'est que sa propre vie l'aura reprise...

-Elle sera peut-être sortie pour revendre ses sicav monétaires afin de vous rembourser. Auquel cas vous la reverrez sous peu débouler de nulle part, faffiots en pogne...

-J'aurais préféré de l'or m'enfin...

-L'or de votre tante, dilapidé, vous hante toujours...

-C'était pas de l'or-papier je vous assure !

-Ca tirait dur vos poches pour aller en changer ne serait-ce qu'un ou deux !

-Par une sorte de miracle je revenais quelquefois avec sans les avoir perdus au cours d'odyssées tragi-comiques qui me faisaient toujours trouver les comptoirs des bistrots mais jamais celui de l'agence des métaux pécieux. Mais c'était juste un coup pour rien et sans frais car dès le lendemain c'étaient les faffiots comme vous dites qu'il fallait ramener à la maison.

-C'est souvent quand vous abordiez les accords de Bretton Woods et qu'à ce moment-là le patron sortait de son comptoir pour vous foutre lui-même à la porte que ça se passait le mieux, que vous échappiez au pire.

-Il me jetait dehors comme un pot de chambre qu'on viderait sue le trottoir mais il me sortait dans le même temps des griffes de mon démon. Et puis de cette façon je m'en allais intact, sans avoir eu le temps de me faire dévaliser ni tabasser dans les toilettes.

-Chacune de vos sorées n'était que partie remise. C'était comme si le meilleur était toujours à venir, dès le lendemain.

-Et le lendemain c'était encore pire bien sûr ! C'est pourquoi je suis heureux que tout cela soit loin. Alors donc sans quitter mon chez moi je vais pouvoir travailler et me distraire selon un rythme entièrement établi par mes soins ? C'est bien ça ?Vous finirez pas croire

-Et ces insidieux moments compteront double pour ta retraite !

-Y aura encore une retraite ! Mais quand est-ce que ça va finir ?

-Quand la machine est en marche on ne peut plus l'arrêter ! Vous finirez pas croire que votre existence n'aura été qu'une succession de retraites mises bout à bout, une enfilade de grandes vacances renouvelées automatiquement !

-Au moins je n'aurai jamais été un senior à tems partiel !

-Vous n'aurez jamais été un senior du tout, repris encore junior in extremis !

-Juste à temps ! Jamais bonhommisé malgré mon âge, c'est encore gringalet que je vais repique au jus, me remettre au turbin !

-Cette remarque pertinente va vous valoir un bonus du bureau des vérifications des acquis d'expériences.

-Je préférerais mettre "pour acquit" au dos d'un chèque, ça me rapporterait davantage.

-Ah mais les acquis d'expériences peuvent aussi s'endosser !

-Il me semble que déboires et manquements devraient compter double !

-Et comme vous étiez assuré sans le savoir, ils vous seront de plus comptés en bonus !

-C'est drôle comme les choses finissent par s'inverser !

-Il suffit d'attendre suffisamment longtemps !

-C'est sans doute pourquoi j'ai pris tout mon temps.

-Et malgré ça il vous en reste encore à tirer. C'est le miracle des carrières reconsidérées !

-Un renouvellement du temps et de l'espace alors ? Une sorte de nouvelle cage peut-être..

-Comme l'Administration en a le secret et qu'elle présente toujours comme des améliorations... Au moins, enfermé de la sorte,  tu n'aurez pas la dangerosité des déchets toxiques confinés à l'air libre!

-Alors donc je serai en même temps chez moi et au bureau ?

-C'est ce qu'on fait de mieux en matière d'en même temps

_Si un jour je me mets vraiment à travailler, autant que ce soit chez moi !.

 

-Vous ne ferez bientôt plus da différence entre la distraction et le travail !

-Et dire que j'aurais pu prendre ma retraite bêtement ! Je me serais retrouvé tout seul chez moi à tourner en rond, coupé du monde et de moi-même...

-Vous ne serez plus coupé que de vous-même. C'est l'apanage de ces nouvelles situations -

-On ne doit pas se connaître, c'est mieux. Ni même se reconnaître. C'est le seul moyen d'être tranquille

-La retraite implique un certain oubli de soi.

-Quand même il ne me restera pas grand chose. Que vais-je faire de mes jours, de ces matins qui reviendront pour rien ?

-Vous aurez échappé à vos nuits c'est déjà pas mal !

-Pourtant mes nuits étaient plus belles que mes jours si j'ai bonne mémoire ! Ou alors le souvenir uurait tout arrangé, tout embelli ?

-L'enfer de vos nuits brillait de ces feux qui brûlent mais n'éclairent pas.

-C'est exactement ça, la lumière sombre des cauchemars. Vous avez raison, j'aurais dû m'en méfier...

-C'était des nuits de rêve quand même. Elles vous servaient de jours et du reste au petit matin, vous vous demandiez souvent si ce n'était pas plutôt le soir qui tombait pour une nouvelle soirée car vous étiez fin prêt à réitérer vos outrances nocturnes dont les conséquences  n'étaient pas encore toutes manifestes ni même seulement redoutées

-Ce n'étaient que des inconnues qui perduraient à jamais si elles ne prenaient pas un jour la forme d'un courrier dans la bôîte, à en-tête d'un hôpital-service des urgences ou d'un tribunal de police section des amendes pour ivresse publique.

-J'aurais mieux fait de choisirs le privé ! Et le plus privé de tout c'est chez soi ! Je vais rester chez moi à écouter mon intérieur.

-Possible maintenant, si vos objets connectés peuvsent se parler.,..

-Je pensais plutôt à une chaîne stéréo pour me passer des disques.  Cela existe encore j'espère ?

-Tout le contenu de votre garde-meubles vous sera restitué en temps utile. Si cette chaîne figure dans l'inventaire, vous la retrouverez. Vous n'aurez qu'à l'épousseter un bon coup, la brancher et passer votre disque. C'est pas beau la liberté retrouvée ?

-Je ne sors tout de même pas de prison !

-Vous êtes la proie de l'équivalence! Libéré de l'Administration c'est tout comme ! Car si elle n'avait pas été officiellement prononcée elle était bel et bien là chaque jour autour de vous et vous la sentiez sans oser regarder en face votre condition manifeste d'incarcéré ! Vos sorties en bas juste pour acheter des clopes prenaient des allures d'évasion !

-Comme je ne fumais pas je me disais que j'avais dû sortir pour autre chose et pour réfléchir à cela, je poursuivais ma route bien au-delà du Bar-Tabac.. et curieusement vers d'autres Bar-Tabacs !

-Non ce n'est pas curieux, la capitale et sa petite couronne regorgent de ces établissements sympathiques où les patrons n'ont pas leurs pareils pour arriver à faire croire que quand ils ont payé leurs impôts il ne leur reste plus rien...

-Quand j'arrivais près du comptoir, ils avaient déjà pris la bouteille en main et de l'autr e, toujours sans rien dire, posait le verre à pied devant moi pour y verser ma petite côte pas fraîche du jour.

-C'étaient des périples sans noms et sans pareils ! Des tours et des détours à n'en plus finir ! Des virées et des embardées pour un oui ou pour un non ! Des arrivées et des retours à l'envoyeur comme s'il en pleuvait ! Des "non non on ferme!" aux heures d'ouverture à tout bout de champ !

-Tout cela étayait votre rêve du fameux amour impossible dont la formule avec vous prenait tout son sens... Du coup l'échec assuré était partout de mise. C'était marcher sur la lune ou rien du tout, mais vous n'aviez que la lune dans le caniveau et ses grands splashs quand vous loupiez la bordure du trottoir !

-L'amour était donc bien à réinventer comme disait Rimbaud à ses petites amoureuses, ce n'était pas une idée en l'air ! Je vous hais !

-Vous étiez encore la proie du Lagarde et Michard qui d'une certaine manière vous sauvait la mise, vous soutenait de haut !

-C'était l'apanage de tout lycéen à cette époque ! A présent, ils ont tendance à tirer vers le bas, ils refont tout ! Rimbaud connais pas !

-Mais vous dans votre open-space virtuel vous échapperez à tout ça!

-Si je récupère les quais du vieux Paris, ne serait-ce que la chanson, ce sera toujours ça, et même je ne demande rien d'autre... Je me la repasserai perpétuellement... L'amour se promène en cherchant un nid...

-Ah bah alors là ça y est, vous l'avez trouvé votre nid ! Vous l'avez retrouvé !  Regardez bien, c'est le même bercail, c'est chez vous !

-On m'avait parlé d'un au-delà numérique où je ne reconnaîtrais rien mais si c'est dans ma vieille turne que j'atterris, je demande illico à remonter dans la capsule !

-Qui sera déjà repartie sans vous ! Vous ne serez pas seul sur la lune vous serez chez vous, peut-être seul mais à domicile, le télétravail au bout es doigts, tout l'univers en un clic ! On va pas vous rebrancher sur les vieux turlutons vous savez, tout sera neuf, revisité, reformaté ou débloqué !

-Débloqué je le serai donc enfin moi-même ! Si on avait seulement commencé par là !

-On a bien essayé, un simple loquet qu'il suffisait de tirer mais pas moyen de vous empêcher de tirer en même temps dans l'autre sens, impossible de vous ouvrir !

-C'était la porte de la cave à Genève je pense, qu'on pouvait fermer de l'intérieur, les croisillons de bois qui l'entouraient étaient ajourés et permettaient ce plaisir enfantin de voir sans être vu, comme ça, pour rien.

-Dans un endroit où il n'y avait jamais personne, où il n'y avait rien à voir. Et c'est dans ce double isolement que vous ressentiez une sorte de plénitude de l'existence... au point que vous auriez aimé être vu ainsi et que la caméra que vous imaginiez au-dessus de vous  était aussi présente que si elle vous avait filmé réellement ...

-Je me souviens surtout de l'odeur du bois des cloisons et de temps à autre des pas dans le hall juste au-dessus qui s'éloignaient vers la sortie ou se dirigeaient vers l'ascenseur pour monter dans les étages mais jamais dans ce sous-sol boisé qui sentait aussi la buanderie, hanté par ma présence invisible et pourtant anxieuse de la moindre approche...

-On estime à présent que c'est grâce à cet oeil au-dessus de vous que vous avez pu affronter ce rôle improbable de contrôleur du fisc qu'on vous avait imposé. Vous parveniez à vous figurer que c'était un jeu, mais un jeu dramatique, et que ça tournait réellement quelque part !

-Vous devriez regarder si l'orage est encore visible, et surtout s'il ne pourrait pas des fois revenir...

-Vous pensez que je pourrais peut-être l'attendre et repartir avec lui. Cela vous arrangerait probablement, ça vous éviterait d'avoir à me mettre à la porte...

-Voyez-vous ça ! Remarquez, je vous aurais raccompagné jusqu'à la sortie du domaine, orage ou pas. Mais là n'est pas la question. Je vous tiens, je vous garde. Je ne vous ai pas encore tout dit de ce que je sais ou crois savoir sur votre nouvel itinéraire.

-Itinéraire ! Est-ce qu'il s'agit d'un voyage ? La retraite comme une croisière ou quoi ?

-Qui vous parle de retraite ? Au moment où tout commence ? Où tout recommence ? Et dans une ambiance d'amusement permanent ?

-Vous ne m'avez pas collé dans une Fun Zone j'espère !

-Votre domicile est-il éligible à cela ? Je ne le sais même pas alors comment aurais-je pu... Pensez plutôt à rentrer chez vous regarder dans votre boîte aux lettres, on vous aura sûrement répondu...

-L'ennui c'est que votre sûrement sonne comme un peut-être ou pire un rien du tout... Remarquez à part des prospectus je ne vois pas ce que je pourrais trouver d'autre dans ma boîte depuis que j'ai arrêté les petites côtes comptoir et les bébis tirés de la poche...

-Vous voyez cela vous manque car c'était quand même du courrier et et qui vous rafraîchissait parfois la mémoire...

-Si on pouvait appeler ça rafraîchir, ces rendus de vieilles turlutes dont les bouffées fiévreuses se ravivaient alors en moi dès qu'en ouvrant ma boîte j'apercevais un de ces avis d'avoir à payer un supplément de soirée qui me chagrinait d'autant plus que je n'en gardais le plus souvent aucun souvenir.

-L'oubli était dans ces cas-là une bénédiction. Et de ressasser ça maintenant c'est encore moins bon et ne peut vous être d'aucune utilité ou de quel plaisir je vous demande un peu !

-L'orage s'est éloigné on dirait, ses éclairs sont moins fréquents et moins forts aussi, on ne perçoit plus le tonnerre semble-t-il...

-Ce ton, cette mélancolie, c'est la vie qui s'en va, qui a passé...C'est plus de la météo ça, vous êtes un drôle de type, vous faites semblant de parler de la pluie et du beau temps et vous mettez en scène votre propre drame, cette vie qui a passé au-dessus de vous sans jamais se déclencher tout à fait...

-Et cette madame Leclenche pourquoi y penser tout à coup ? A-t-elle un rapport avec cela? Comment cela se déclenche-t-il ? Serions-nous corellés ? Pourquoi cela ? Et surtout de quelle galaxie m'appellerait-elle ?

-C'est à la bandothèque que vous l'aviez eue comme collègue je crois non ?

-Oui je venais d'arriver et elle partait à la retraite le mois suivant. Mais nous avions eu le temps de sympathiser. Je commençais ma carrière quand elle la finissait et cela crée peut-être des liens. Elle était aussi vieille que ma grand-mère madame Leclenche. Elle disait "Bing Bang" pour "Big Bang" mais elle s'intéressait aux étoiles, aux galaxies. Elle est morte  peu de temps après s'être retirée, me laissant définitivement tout seul à la bando...

-Et la bando sans madame Leclenche c'était pas jouissif, c'est ça ?

-Elle avait une grosse poitrine... Et comme elle était veuve depuis longtemps je ne pouvais m'empêcher de voir en elle une sorte de célibataire, donc de vieille fille mais au sens propre du terme. A présent elle aurait eu son sextoy comme la Reine d'Angleterre, mais à l'époque on ne pouvait pas faire allusion à la sexualité du troisième âge sans passer pour un fameux dégoûtant. Et si je n'en étais pas un à l'époque je le suis probablement devenu quand longtemps après je me suis tout à coup aperçu qu'elle avait de toute évidence, malgré son âge, des seins excitants. Et j'ai.même vécu en un rêve torride ce que je n'avais pas eu seulement l'idée d'envisager à l'époque...

-Vous étiez enfin devenu un homme...

-Et même boosté au porno alors car c'est en visionnant "Une mamie sexy à gros seins se tape le copain de son petit-fils" que j'ai compris tout ce que j'avais pu louper à l'époque de la bando et de madame Leclenche ! Tous les feux de l'enfer le temps perdum'ont illuminé d'un seul coup ! A travers l'au-delà je me les suis vidées à sa mémoire avec tous mes regrets pour ce retard impardonnable !

-Mais vous aviez largement rattrapé rattrapé le temps perdu à ce que je vois. Et vous connaissez l'argot sexuel, vous voilà tout à fait déniaisé à présent ! Avant on vous aurait trouvé pour cela indécent ou vulgaire mais maintenant vous êtes branché sexto comme tout le monde! Vous lui auriez envoyé la photo de votre pénis comme avant on offrait des fleurs.

-Si vous saviez comme je regrette madame Leclenche et l'époque où je la voyais plate comme une limande ! Ah ça je ne risquais pas de lui remonter les rotoplots, je ne les voyais pas! En avait-elle vraiment?Ne lui en ai-je pas ajouté par la suite par une sorte de glisser-coller de mes fantasmes vers l'image raplaplate que je conservais d'elle ?D'où la confusion regrettable qui m'habite à son sujet concernant sa vraie corpulence. Une fausse maigre peut-être...  Cette empreinte qu'elle a laissée dans ma mémoire est si ténue que je peine à pouvoir en dire quoi que ce soit de plausible désormais.

-A propos d'empreinte, pensez plutôt à la vôtre !

-Je n'ai tué personne que je sache, quelle empreinte ?

-Votre empreinte carbone ! C'est désormais le seul élément qui doit compter pour un citoyen honnête c'est à dire éco-responsable. Donc songez à la diminuer le plus possible sinon c'est l'empreinte de la honte ! Elle est surveillée en permanence et peut vous attirer bien des tracas et des humiliations si vous ne prenez garde à la maintenir dans les limites prescrites par la loi. Que diable apprenez une fois pour toutes à consommer bas-carbone. Je vous ai donné la notice, c'est quand même pas sorcier !

-Mais je sais tout ça.. La preuve, j'ai décidé de remplacer ma voiture à essence par une trottinette électrique !

-Envisagez plutôt une trottinette classique. L'autre est dangereuse et finalement polluante. Sa consommation d'électricité va vous gonfler l'empreinte. Et puis saurez-vous seulement vous déplacer à vive allure au gré des trottoirs encombrés et des ruptures de niveau, des gamins qui déboulent, des vieux qui lanternent ?

-En somme une simple patinette me conviendrait davantage...

-C'est l'équipement qui vous sied, mieux c'est votre genre. Et salut l'empreinte, disparue !

-Vous croyez ?

-Avec ça vous êtes à cent contre un, bon comme la romaine ! Le seul problème si jamais vous sortez un jour faire un tour avec, c'est que vous serez obligé de la remonter avec vous dans votre appartement car il n'y a pas d'antivol sur ces engins-là. Au fond, si jamais vous sortez, laissez-la donc chez vous, vous aurez au moins le plaisir de la retrouver à coup sûr en rentrant !

-C'est peut-être bien le plus grand plaisir qu'elle pourrait me donner. Et puis rue de Silly j'avais une grande loggia où j'aurais pu en faire facilement. Si je retrouve ce studio, mon problème de trottinette sera du même coup réglé.

-Avec la formule de replay qu'on vous a octroyée, vous allez vous y retrouver dans votre studio. Et avec l'option ghosting que vous avez cochée, vous ne sortirez pas et donc personne ne vous verra jamais. Il me semble que ça devrait vous convenir...

-C'est ni plus ni moins le mode de vie dont je rêve depuis longtemps. Ça m'embête un peu quand  même, vous avez dû avoir pas mal de souci et prendre de la peine pour m'obtenir cela. C'est presque trop beau, c'est pas le cadeau de tout le monde...

-Rien n'est trop beau pour un ami.

-Tu es mon baudrier de rechange, oui tu me rappelles Baudrier qui depuis les hauts bureaux ne me perdait pas de vue et à qui ma tante avait demandé aide, appui et protection selon la formule d'ailleurs reproduite sur ma carte pour un éventuel recours aux autorités. J'étais donc protégé, aidé de partout, normalement je n'avais rien à craindre ou à redouter.

-Alors pourquoi cette appréhension permanente, cette hantise des autres ? Ce besoin de te cacher, de raser les murs ?

-Ou au contraire d'attirer l'attention de façon grotesque en chantant des chansons américaines avec un feeling frôlant parfois l'obscénité!

-Le bureau vous sortait par les trous de nez ! Vous alliez comme ça par les rues dans Boulogne d'abord, puis Paris bien sûr, c'était tout droit après Les Fontaines ! C'est une fois aux Ondes que ça devenait grave. La Radio juste en face, que se passait-il dans votre tête à ce moment-là ? Cette convergence des contraires ! Vous deveniez la proie des contradictions et des "je le ferais bien mais j'ose pas" !

-Leclinche ! C'est Leclinche qu'elle s'appelait ! Pas Leclanche... ça me revient maintenant, Leclinche ! Ce nom fleure bon la bando ! Et je la revois tout à fait poussant son chariot de bandes entassées en  lourdes piles branlantes... J'avais le mien, on se croisait des fois... Elle à pleine charge et moi à vide ou inversement. Dès cette époque j'aurais dû faire autre chose mais j'ai fini par me retrouver dans un sercvice traditionnel, dans un bureau où d'ailleurs on s'est rencontré.

-J'étais ton inspecteur. Tu me reconnais pas parce que j'ai changé, j'ai minci et du coup on dirait que j'ai grandi, mais c'était bien moi. Tu me confonds avec le gars qui était avec toi dans ton bureau et qui était la minceur même, qui fumait des clopes et arrivait de Clermont-Ferrand...

-Où il repartait chque week-end avec sa Ford Capri. Tu vois que je me souviens très bien... La Capri c'était la Mustang du pauvre. Une fois il  m'avait emmené avec à Paris, et s'était arrêté pour me céder sa place afin que je la conduise. Ce que j'ai fait, un peu étonné mais flatté de cette marque de confiance. Il est vrai que je lui avais narré en détail mes périples en Afrique du Nord, mes Paris-Marrakech et retour sous les grands éclairs des nuits d'Espagne sans lever le pied. C'est sous les courtes nuits des souterrains qu'on a longé la Seine, c'était vraiment de la bibine à côté ! Et puis la Capri j'étais dedans je la voyais pas, j'aurais préféré me regarder passer. A la Concorde il m'a comme libéré en reprenant le volant, alors un rien soulagé, je lui ai indiqué pour St-Germain...

-La routine quoi. Comme c'était la pause de midi, les sortilèges de la nuit n'opéraient pourtant pas encore...

-Le soir est tombé très vite. Quand je suis ressorti du tabac avec un paquet de meccarillos, je me suis rendu à la terrasse où nous étions, il n'était plus là. Notre table était occupée par d'autres gens. Je suis retourné à l'endroit où on s'était garé, un peu avant le Flore sur le boulevard, la voiture n'était plus là non plus. C'était bien une Capri ! Si, même que je l'avais conduite un moment comme si je partais en vacances ! Bien sûr quand on s'était garé là peu de temps avant il y avait encore du soleil au sommet des immeubles. Non il n'y avait pas longtemps, enfin pas si longtemps. Et cette nuit qui était tombée d'un seul coup me paraissait suspect.  Ces lmières jaunes à la place du soleil, quelque chose avait dû m'échapper. Combien de temps étais-je resté au Tabac ?

-Pour ça je ne peux vous être d'aucun secours. Mais si c'était le café que vous appelez Old Navy et même si ce n'était pas le soir où vous avez rencontré Nougaro, ce lieu est pour vous chargé de maléfices rt je vous déconseille de vous y aventurer seul.

-Quand on est seul on est toujours en mauvaise compagnie a dit je ne sais plus qui...

-Vous voilà donc redevenu raisonnanble et peut-être prêt à carburer aux énergies renouvelées...

-Renouvelables ce serait déjà pas mal.

-Saviez-vous que certaines éoliennes de balcon sont monétisables ?

-J'ai déjà obtenu contre toute attente la sobriété durable, je ne veux rien de plus.

-Durable ce n'est pas suffisant, il vous faut la définitive mais je crois  que vous êtes en passe de l'obtenir ou même que vous l'avez déjà. Et puis si vous n'avez pas d'éoliennes sachez que le sol de votre loggia inclura des panneaux solaires invisibles et qu'une activité apicole y sera possible. A condition de ne pas faire de votre loggia une volière de mouches à miel...

-Je m'arrangerais avec le gardien, ce n'est jamais une offense que de se distraire en se nourrissant. Et puis le gardien, je connaissais sa femme alors !

-Vous les reverrez forcément, ils seront toujours là.  Savez-vous la raison pour laquelle vous l'avez finalement emporté dans votre rude combat contre les messieurs des hauts bureaux ? Parce qu'une âme courtoise et pétrie de simple bon sens a suggéré de faire jouer en votre faveur le droit le plus élémentaire et auquel personne n'avait pensé dans votre affaire : le droit à l'erreur !

-Oui j'avais dû me tromper. On m'avait fait remplir une petite fiche et puis j'étais pressé, j'avais envie de sortir, il faisait beau dehors, j'étais tout jeune à l'époque, et j'ai coché une case un peu au hasard, j'ignorais que c'était pour toute la vie ! J'aurais dû affiner mon choix, faire un peu plus attention, lire les remarques, les explications...

-S'il avait plu peut-être mais avec le soleil à quelques pas, sur un boulevard ou dans une petite rue, comment faire autrement que de songer à quitter au plus vite ce test d'embauche dans cet air confiné qui empestait la paperasse ?

-Ce qui me serait pénible ce serait de ne plus pouvoir sortir comme je le faisais autrefois, ces sorties risquées, comment dire, des sorties quoiqu'il en coûte...

-Votre liberté d'aller et venir sera totale à condition d'être éligible à la mobilité responsable... Il vous faudra donc aller tout droit quelque part et surtout en revenir par vous-même, sans l'aide ou le secours de qui que ce soit...

-Mais d'ici là je vais apprendre !

-Oui et bien vous avez intérêt à faire le nécessaire rapidement parce que ça va vous tomber dessus très bientôt et si vous n'êtes pas prêt vous risquez de vous livrer encore à des zigszags qui finiront peut-être par vous mener à l'endroit désigné mais qui aupravant auront produit un effet une fois de plus déplorable et qui auront surtout montré que vous ne savez toujours pas vous rendre d'un point à un autre en ligne droite.

-Qu'à cela ne tienne, je suis prêt à subir le test à tout moment. J'ai déjà mes jambières sous mon pantalon, et mes orteils entourés de sparadrap.

-C'est vous qui voyez mais si on vous demande de cliquer sur votre âge, il vous faudra indiquer votre nouvel âge. Le connaissez-vous ?

-On envisageait une sorte de réajustement me semble-t-il, mais...

-On vous a rajeuni ! Votre âge réel ou supposé a été divisé par deux. Vous avez cette chance inouïe de faire très jeune et cette mesure  semble avoir eu pour effet de mettre tout simplement votre pendule à l'heure.

-Je crois qu'elle avançait beaucoup trop. Et donc mz voilà vraiment jeune à présent, enfin à mon âge !

-Que vous pourrez conserver aussi longtemps que vous voudrez ou l'avancer un peu de temps en temps à votre guise. Par contre jamais plus le diminuer...

-Peu importe, on sait se tenir, une fois suffit. Et quelle fois ! Pour une reprise c'est une reprise. Je vais tout revivre en moi, de chez moi et cette fois-ci en m'amusant, ce sera toujours l'été, les vacances, mais  des vacances souvent cocasses, cocasses et poétiques, tenez, les vacances  de Monsieur Hulot !

-Grand vacancier permanent vous ai-je dit ! C'était couru que vous finiriez par vous en apercevoir. Mais méfiez-vous de ne pas avoir vendu votre âme au diable. La jeunesse conservée ou retrouvée se paie parfois très cher.

-Je ne serai jeune que pour moi-même comme je l'ai toujours été. Rien ne changera au fond et les quelques voisins qui pourraient me voir ou m'apercevoir, n'ayant pas eux l'impression de revivre quoi que ce soit, me verront tel qu'ils me voyaient alors et donc avec une parfaite continuité. Le prodige demeurera inaperçu. Je serai comme un passant du dimanche qui ne laisse pas de traces.

-Ce qui ne vous dispensera pas de sécuriser votre mot de passe car il vous en faudra un partout où vous irez, même le dimanche savez-vous, en présenciel comme en distanciel...

-Je remettrai mes lunettes de soleil.

-Vous feriez beaucoup mieux d'essayer d'obtenir un bilan carbone personnalisé. S'il est acceptable, ça ne pourra que vous aider dans vos déplacements.

-Faudrait vraiment que je voie passer la grande Zoa pour avoir envie de sortir de chez moi désormais. Je serai comme mitoné à la maison si j'ai bien compris le bon plan auquel j'ai souscrit et obtenu comme par miracle. 

--Votre logia aménagée vous protégera des rayons du soleil qu'elle aura auparavant absorbés.

-Et je ne vois pas pourquoi j'irai m'exposer dehors à l'astre du jour dont les effets ne sont pas tous bénéfiques comme chacun sait et ce malgré mon besoin irrépressible de transformer le lieu urbain le plus rébarbatif en terrain d'aventure.

-Vous avez raison, n'allez pas vous égarer dans la première friche ou tunnel en ruine venu.

-Surtout que ça risquerait d'être celui de Meudon ou de Saint-Cloud, vous me voyez un peu, car je serais encore dans le train bien sûr. Le nombre de fois depuis l'enfance où je les ai traversés, allant à Paris ou en revenant, dans une sorte de magie rêveuse, est incalculable !

-Cette magie du rêve est toujours en vous et vous épargenera de perdre désormais votre temps à vouloir monter à bord de vrais trains qui finalement ne vous mènent nulle part, ou sur des voies de garage d'où au petit matin vous aviez le plus grand mal à vous extirper.

-Des maîtres-chiens longeaient ces rames solitaires garées au loin et dans lesquelles je dormais parfois, dans le noir, du sommeil lourd de l'oubli ou me terrais guettant la montée de l'aube à l'horizon piqueté de petites lumières d'une mystérieuse banlieue.

-Tout cela à présent disponible en ligne au prix de quelques clics. Le passé comme l'avenir, dans les chemins de fer ou ailleurs. Pour ce qui est de la navigation disons plus classique, votre abonnement au bateau-bus Point-du-Jour-Bercy par lequel vous pensiez un moment pouvoir vous rendre à votre nouveau bureau devenu sans objet sera toutefois maintenu pour les week-ends et les jours fériés.

-Du bateau-bus au bateau-mouche alors !

-Oh c'est un peu pareil, ils font tous deux trempette dans la même eau ! Simplement vous ne ferez pas escale à Bercy mais vous aurez  le loisir d'observer en passant devant et à faible allure la façade du château où tel un fonctionnaire de Kafka vous auriez pu vous trouver derrière une des petites fenêtres de cette immense forteresse... et où vous croirez apercevoir peut-être, telle la mère de Norman Bates derrière la vitre dz sa chambre, la silhouette fantômatique de M. Baudrier,   disparu depuis longtemps mais qui aura pourtant bien l'air de vous surveiller ou plutôt, comme il était censé le faire auparavant, de vous suivre avec toute sa bienveillante attention...

-Il m'est donc réservé des sortes de croisières fluviales le week-end  le long de rives émaillées de souvenirs plus ou moins à réinventer ?

-Sans compter d'anciens bureaux déjà en ruine que vous pourrez voir passer et que vous reconnaîtrez peut-être...Ceux du Bld Jean-Jaurès à Boulogne-Bt qui auront l'air d'avoir été transportés jusqu'au bord de la Seine et rapetissés aussi forcément sur des petites remorques façon caravanes de cirque ou de foire...

-Dans les fêtes foraines il y a parfois des trains magiques où depuis un compartiment qui reste immobile on voit défiler par la fenêtre les paysages du pays de son choix... Mais il est fort possible que sur ces bateaux on puisse disposer d'un dispositif semblable à ce que John Lennon nommait "kaleidoscope eyes" dans sa chanson "Lucy in the Sky with Diamonds".

-Ils seront probablement agrémentes de nouveautés dont vous aurez tout loisir de profiter, de plus à certains arrêts des correspondances sont possibles pour de plus lointaines rives sur un autre fleuve...

-Je vais me retrouver à Conflans ou déboîter en amont de Melun, Sens ou Fontainebleau ! Ce ne sera plus la même chose...

-Aucun danger de vous perdre, tâchez simplement de ne pas vous tromper de ponton car les correspondances ne sont pas signalées.

-Cette navigation dominicale  me paraît une option peu fiable, peut-être même non sécurisée et sans beaucoup de rapport ma foi avec ce que je suis en droit d'attendre d'un transport fluvial autorisé et conçu pour faire office d'aquabus urbain ou assimilé, tous-les-jours !

-Les pontons ressemblent de loin à des abri-bus !

-Je n'envisage pas l'usage de ces structures flottantes indéterminées ou mensongères. C'est du fake boating ou quoi ? Où sont les bons vieux mouches d'autrefois, de ma petite enfance ? Si  je devais me rendre à nouveau dans un bureau, c'est à dire le mien, toujours le même et non substituable, je retrouverais bien au moins un arrêt sur la ligne du bus qui m'y conduisait passant par Silly et J.-B. Clément  et qui, même un peu décalée ou augmentée de boucles, doit bien encore exister quelque part !

-Si jamais vous remontez la Route de la Reine, vous apercvrez sur le trottoir deci-delà des traces peut-être encore visibles, ce seront sans aucun doute, puisqu'elles ne seront vues que par vous, celles de vos pas quand vous étiez revenu une nuit, la dépouille de Nougaro sur les endosses et à la main le fantôme de ce gosse que vous aviez fait tourner dans un petit film sur une mystèrieuse planche à roulette...

-Il n'est plus temps pour moi d'envisager d'emprunter à nouveau les voies tortueuses de ces nuits qui cependant toujours m'attirent et me filent le bourdon quand je songe que je n'aurais pas dû en réchapper et qu'il n'est peut-être pas trop tard pour revenir y disparaître vu que la possibilité curieusement semble m'en être offerte.

-Il vous suffit pour cela d'activer l'application préinstallée  qui vous permettra de réinitier ces épisodes fantasmatiques nocturnes et de les relire autant de fois qu'il vous plaira dans une version complète et entièrement sécurisée. Au moins vous n'aurez plus rien à craindre des populations...

-Ces nouvelles versions des choses me paraissent intéressantes et je ne manquerai pas d'en tâter à l'occasion bien que le terme je pense soit inapproprié s'agissant si je me trompe d'impalpables illusions.

-Vous serez pourtant touchés par ce que vous croirez vivre et c'est là l'essentiel pour se sentir exister.

-Je n'existe vraiment que si on me touche pour de bon, au moins de temps en temps. Une bonne prise de main en plein sur la hampe ça c'est ce que j'appelle être touché et les petites mains qui trainent en  attrapent parfois des grosses ! ça peut même swinger !

-Attention qu'on vous joue pas Jailhouse Rock !

-Ce serait plutôt je pense Love me tender, mais on n'est jamais à l'abri d'un malentendu ni même d'une dénonciation plus ou moins calomnieuse.

-A l'abri de tout sera bientôt votre nouveau statut. Vous aurez juste à signaler votre existence de temps à autre en essayant de prouver qu'un robot n'a pas pris votre place. Et si pour ce faire vous vous montrez incapable de compter correctement les vélos ou les autobus figurant dans un plus ou moins grand nombre d'images, vous risquez de passer instantanément de grand vacancier sous protection à oisif  laissé pour compte.

-Grand vacancier dans mon cas signifiant qu'en réalité je travaillerai beaucoup sous des dehors de grande distraction.

-Et le plus souvent le nez au vent car à la belle saison tu auras à coeur d'ouvrir deux fenêtres opposées pour créer un petit courant d'air qui assurera non seulement le maintien d'une atmosphère saine et renouvelée dans ton confinement mais te laisseront croire que les alizés des Tropiques ne sont finalement pas très différents...

-Mais dites, je serai bien toujours aux Impôts ?

-Plus que jamais et en permanence car vous y serez par immersion. Nouveau statut remplaçant l'ancienne dualité présenciel / distanciel complètement dépassée. Immersion virtuelle bien sûr qui vous suit partout et tout le temps sans gêne aucune et même sans en être tout à fait conscient...

-En somme si j'étais vraiment à la retraite ce ne serait pas différent.

-Effectivement ce serait exactement la même chose. Tous vos soucis se seront envolés par la même occasion. C'est la retraite des dieux.

-C'est la protection suprême alors. Je suppose que la pension suit la hausse des prix...

-Elle la double à votre profit, plus les prix montent plus vous gagnez ! C'est la formule Premium du grand vacancier-travailleur. Vous êtes gagnant sur les deux tableaux. Toujours en vacances et toujours au travail, la double éternité ! En même temps ! A jamais !

-C'est assez mirobolant j'en conviens mais je me demande si avant d'intégrer cette structure de rêve entièrement numérique si j'ai bien compris, je ne devrais pas d'abord apprendre et ce de toute urgence à me servir d'un ordinateur. N'oubliez pas quand même que c'était initialement le but de ma visite car vous deviez la recevoir chez vous cette précieuse bécane...

-Celle que j'ai reçue ne t'était pas destinée, trop compliquée, trop de boutons, de touches à usages multiples et aléatoires. La vôtre doit déjà vous attendre dans votre boîte si elle est assez grande mais je vous signale que votre ordi est de format réduit pour plus de sûreté. Vous êtes si distrait et avez tant la phobie du voisinage que vous n'iriez le chercher ni chez votre gardien ni même chez votre voisin qui tous deux pourtant vous aimeraient bien s'ils vous connaissaient un peu ou s'ils vous voyaient ne serait-ce qu'une fois de temps en temps...

-J'ai encore un peu peur des gens c'est vrai mais je sens que tout ça va changer, je vous assure, avec ce grand recommencement qui se profile...

-Vous risquez aussi de refaire exactement les mêmes erreurs, vous devez en être concient cher monsieur Barbier...

-Je ne m'appelle pas Barbier, m'enfin...

-Aucune importance, tous les noms sont dans la nature, et je vous conseillerais d'ailleurs de changer de nom, ça pourrait vous aider, ou de l'ajouter à votre vrai nom, un nom composé ça fait plus chic, il y a du en même temps là-dedans, ça vous redonnera confiance, ça vous étoffera...

-Je crains que ça m'étouffe plutôt, m'enfin si vous le dites. Et puis en changeant mon nom, je ne pourrai que rajeunir. Il ne me resterait plus qu'à trouver enfin l'amour et ce serait le bouquet ! Vais-je enfin retrouver mes anciennes rencontres qui n'avaient jamais rien donné mais que je m'étais juré de relancer un jour !

-Vous les retrouverez où vous les aviez laissées, à genoux à vos pieds, les yeux levés vers vous en bonnes chiennes soumises...

-A part sur X-Hamster tout seul le soir je n'ai jamais vu faire ça en vrai de près ou de loin autour de moi... J'ai laissé en plan des scènes moins hard qu'il me plairait tout même de poursuivre et qui sait de pouvoir corser un petit peu...

-Vous ferez ce que vous voudrez et à toute heure puisque vos heures de travail seront entièrement adaptables et modulables. La notion de retard au bureau aura complètement disparu puisque vous y serez à demeure et précisément toujours chez vous quoique vous y fassiez. Prenez donc un maximum de bon temps, vous ne risquez pas de vous tromper. A la moindre incartade vous recevrez un e-mail dans la seconde alors ! Vous saurez tout de suite où vous en êtes de votre trajet de reprise et de récupération.

-Il me semble que je reconnaîtrai tout de même la plupart des lieux et des personnes que j'ai pu fréquenter ne srait-ce qu'un peu ou de loin et que je saurai remettre mes pas dans les miens et puis le ciel et les nuages auront-ils tellement changé ?

-Vous en jugerez le moment venu. Moi je vous conseillerais, dans le cas où vous parviendriez à sortir, de prndre par l'av. J-B. Clément, c'est probablement celle qui aura le mooins changé et d'où le ciel se laisse voir en grand...

-Il me semble que si je sortais ce serait toujours l'automnne et qu'un ciel gris de Toussaint y régnerait à chque fois. Mais cette vue des choses est peut-être abusive...

-Contentez-vous plutôt de regarder le ciel depuis votre balcon de la rue de Silly qui n'aura pas bougé et qui vous sera rendu à disposition au même étage et toujours orienté vers l'ouest et ses couchants de feu qui vous faisaient ressortir hagard et souvent remonter à pied la route de la Reine jusqu'aux comptoirs de la Porte de Saint-Cloud où vous vous figuriez  chaque fois pouvoir rencontrer quelqu'un quand ce n'était pas revenir ni plus ni moins avec l'amour de votre vie !

-Les déceptions étaient nombreuses, les retours flanqué d'un quidam le plus souvent imaginaires, même si ma main droite avait souvent l'air de tenir quelque chose, une autre main sans doute, une gauche sûrement, mais par les doigts, les doigts entrelacés avec les miens et d'un réalisme qui dans l'obscurité pouvait faire illusion... Et j'arrivais à me sentir presque aussi fier que si je ramenais une conquête pour de vrai... Et j'aurais pu aussi donner l'impression à un observateur lucifuge que je tenais une main aussi petite que la mienne et que par conséquent je tenais peut-être bien également l'amour de ma vie... On aurait aussi entendu chantonner...

-Vous aviez dû voir "Les enfants de la nuit font leur musique" ma parole, d'Isidore Lacaze...En tous cas, de nouvelles virées nocturnes de ce type vous seront encore accessibles ou même proposées d'ici peu de temps, réelles ou imaginaires...

-Des sortes d'aventures à la carte et renouvelables d'un simple clic! Irréel mais vrai c'est ça ? Avant c'étaient l'eau et le gaz à tous les étages maintenant c'est l'irréel validé où que vous vous trouviez, il suffit d'un écran et d'un doigt pour avancer !

-Et c'est permanent.

-Et c'est permanent ! Je suppose quand même qu'on peut mettre fin à cette mascarade, s'en extraire, se déconnecter ?

-Bien entendu, à tout moment, à condition que vos cookies ne soient pas bloqués, ce qui rend parfois la déconnexion laborieuse...

-Je choisirai cette tâche comme premier exercice pratique. Je ne me vois pas  tout le temps rester scotché sur la théorie, le Web pour les Nuls aura fait son temps, Il me tardera de pianoter enfin et de jouer de la souris jusque dans les coins et recoins de l'écran...Il me semble avoir la souplesse de poignet requise pour ce maniement qui me sera bientôt aussi naturel qu'écrire avec un crayon ou un stylo.

-Vous vous y mettrez très vite, tenez j'ai une notice du temps où i'ai moi-même commencé et où il était conseillé d'apprendre d'abord le langage html si on veut éditer une page qui tienne debout. Bien sûr d'une façon assez succinte, les rudiments, mais c'est toujours valable et je ne peux que vous engager à essayer de l'utiliser vous aussi au début...

-Je suis prêt à faire le maximum pour accélérer les choses. Je mets cette précieuse notice dans ma poche et dès ce soir je commencerai à l'étudier dans mon lit.

-Peut-être mais si vous trouviez votre appareil en rentrant chez vous commencez plutôt par défaire le paquet et tenter de l'extraire le plus vite possible de son emballage car c'est une opération qui prend plus de temps qu'on croit et si vous pouviez disposer de votre ordi dès le lendemain matin à votre réveil ce serait je crois une bonne chose vu  le temps parfois nécessaire, pour un novice tel que vous, pour déjà juste l'allumer... Ensuite allez bien vite vous coucher et laissez cette notice tranquille, ne finassez surtout pas, parez au plus pressé, votre retard est phénoménal ! Vos chances de réussite tardive minimes !

-Je vais me dépêcher, je vais commencer par regarder par la fenêtre pour voir si je ne pourrais pas partir carrément tout de suite...

-Foutez cette notice en l'air, tenez jetez-là dehors ! Quelle idée j'ai eu de vous donner ce truc-là, vous êtes déjà pas capable d'appuyer sur un bouton, c'est pas pour apprendre vite fait bien fait un langage de programmation même allégé !

-Elle s'envole ! Elle vole de toutes ses pages qui lui servent d'ailes ! On dirait un oiseau...

-Vous voyez, vous êtes un poète, pas un informaticien ! Il va falloir vous accrocher vous savez et je me demande même si le mieux pour vous ne serait pas dès le début de vous créer un avatar !

-Pour tomber dans quoi encore ?

-Mais non au contraire c'est une protection inédite offerte par les nouvelles structures. Au lieu de vous montrer bêtement tel que vous êtes vous avez la possibilité de vous façonner une silhouette, un look si vous voulez mieux, et entièrement customisé ! C'est à dire réglé à votre convenance !

-On m'avait souvent dit de me mettre un peu plus en valeur. Alors voilà sûrement l'outil qui me manquait.

-C'est un petit logiciel épatant qui permet de faire varier la gradation de la personnalité de la plus modeste à la plus brillante. On conseille de partir de son niveau d'origine, n'ayez crainte on peut commencer à zéro, et petit à petit de s'élèver à des niveaux plus valorisants. Les visiteurs ne voient rien de la progression seulement le niveau que vous avez voulu afficher une fois atteint c'est à dire très rapidement car les retards en la matière sont rattrapés et les manques comblés  quasi instantanément ! Vous finirez par ne plus être connu ue par votre avatar puisqu'on ne vous verra plus jamais réellement...

-Sauf si je sors le dimanche par les petits chemins herbeux que l'on peut encore rejoindre tout au bout de la rue de Silly m'aviez-vous dit avec une émotion qui montrait l'importance de la chose et aussi la nécessité d'y recourir autant que possible, les beaux dimanches se faisant rares dans la région et les petits chemins des banlieues du temps jadis pas souvent équipés de la Wi-Fi.

-Avec un peu de chance et de persérance vous les retrouverez tels qu'ils étaient, un peu sinueux et envahis d'herbes sèches...

-Je sais avec des petits panneaux flèchés marqués "Mélancolie et solitude" comme si ça pouvait être encore ailleurs, un peu plus loin !Un peu plus loin c'était la Seine, je n'allais pas jusque là, une fois seulement, quelques pas sur la berge et j'étais l'épave du soir, alors là je la sentais ma mélancolie, c'était pas humain, juste une vague silhouette dans le lointain du fleuve et puis plus rien, je rebroussai chemin sans y parvenir réellement ayant du mal à quitter un lieu qui me retenait par une attirante répulsion, la promesse doucereuse d'un vague danger...

-A propos pour rentrerchez chez vous, ne prenez pas le raccourci par les taillis, suivez l'allée principale, la nuit ces petits sentiers ne sont pas sûrs...

-Trop de précaution tue la prudence, je suivrai ma route habituelle en restant dans les ronds de lumière si vous voulez...si ça peut vous rassurer.

-Ces ronds de lumière bougent avec des mouvements aléatoires car c'est plus moderne paraît-il, mais aussi très peu pratique et même dangereux si on se met à les suivre...

-Je ne vois aucune raison ce soir pour m'attarder de la sorte, non non  je vais telle la tortue d'Achille franchir en ligne droite chacun des points qui me séparent de mon domicile.

-Malheureux c'est le meilleur moyen de ne jamais réussir à atteindre votre porte ! Et puis méfiez-vous de ces taillis d'où, à la nuit tombée, on voit parfois j'aillir des goujons de dix pouces ou d'autres bébêtes hors normes si vous voyez ce que je veux dire...

-Je ne m'attarderais pas pour autant, j'ai moi-même du répondant et j'en ai vu d'autres ! Non ce seraient plutôt les enfants de la nuit qui me poseraient problème à cause de leur musique vous savez...

-Si vous ne craignez que les vamapires vous avez peu de chance d'en rencontrer par ici. Ici les enfants de la nuit font parfois entendre de la musique par la fenêtre grande ouverte de leur chambre certains soirs d'été mais je doute que nous parlions de la même chose car ils s'aventurent rarement dehors, la porte de leur chambre leur étant le plus souvent fermée...

-A moins d'être au rez-de-chaussée, voilà qui les prive sans aucun doute de ces escapades nocturnes plus ou moins tarifées et où leurs parents, sans être vieux jeu ni puritains, craignent de voir se risquer leurs progénitures toujours à l'affût de transgressions qu'ils savent ne pas pouvoir empêcher.

-Un grand frère ou un beau-père déverrouille parfois leur porte et les regarde partir dans la nuit...

-C'est la connivence intra familiale sur quoi ils comptent souvent non sans succès...Une grande soeur, une belle-mère ou un beau-père pas toujours désintéressés... Une fois un petit gars qui venait de tomber dans la pelouse depuis sa fenêtre au premier me demande essouflé en passant devant moi "Pourquoi mon père il est gendarme?"...J'ai failli lui répondre très bonne question mais il abordait déjà la pelouse d'en face en direction des taillis où il disparut très vite...

-Ecoutez ça ne m'empêchera pas de les traverser ces maudits taillis  car de toute façon je ne m'arrêterai pas et me boucehrais les oreilles au cas où je les entendrais ne serait-ce que fredonner...

-ll me reste un peu de cire quelque part, vous n'en voukez pas ?

- Non, pas besoin, je serai comme ligoté de l'intérieur au mât de la vertu et de l'abstinence...

-On ne vous en demande pas tant ! Essayez de passer par là si vous voulez mais sans trop vous laisser distraire et en pensant qu'il s'agit peut-être du chemin conduisant à votre bureau, au nouveau bien sûr, chemin qui commence bien quelque part alors pourquoi pas ici, même si vous vous y rendez en bateau...  

-J'en ai vu moi aussi, ils ont à la main comme des petites plaquettes lumineuses qu'on suit un moment jusque dans l'ombre des massifs où elles clignotent un petit peu puis disparaîssent tout à fait...

-Oui, ils se laissent guider dans la nuit, ils font partie d'un réseau, je vous expliquerai... Ils s'envoient des messages sans se connaître réellement, sans même chercher à se rencontrer. Ils se rencontrent pourtant, par hasard, de temps à autre et encore ce n'est pas certain. Ils rentrent seuls le plus souvent, toujours comme hypnotisés par ce petit écran lumineux tenu à la main et qu'ils n'auront pas une seule fois quitté des yeux tout au long du chemin dont ils n'auront rien vu.

-Ils auraient mieux fait de rester dans leurs chambres...

-Pas si sûr, une fois j'en ai vu un prendre un billet dans sa poche et le glisser dans sa chaussette avant de regrimper chez lui...

-Ils rencontrent bien des gens alors pour des sortes de transactions. Ce n'est pas de la drogue quand même ?

-Non certainement pas. Mais j'ai lu qu'ils se servent d applications qui favorisent les rencontres intergénérationnelles qui peuvent être aussi dangereuses. On leur fait des offres alléchantes qu'ils ont du mal à refuser...

-C'est toujours bon à prendre.

-Pardi ! D'ailleurs certains descendent tout bonnement par l'escalier et sans attendre la nuit tombée. Si la porte de leur chambre leur est ouverte ils auraient tort de s'en priver !

-On dit que sans cela seule une porte-fenêtre bien entendu peut leur faciliter la tâche...

-On dit aussi que c'est l'ambiguité du mot désignant cette ouverture qui est cause de tout. Porte ou fenêtre, il fallait choisir, mais pas les deux ! Ce terme hybride est à l'origine de ces transgressions bien compréhensibles chez des jeunes qui cherchent par tous les moyens à s'échapper du cocon familial. Aussi les appartements munis de tels dispositifs les ont tous vus au moins une fois servir d'échappatoires nocturnes.

-N'oubliez pas qu'une porte-fenêtre ouvre toujours sur un balcon et à moins d'être au rez-de-chaussée, la plupart des candidats à la cavale des grands soirs ont dû se contenter de l'air frais du balcon de papa-maman au lieu de pérégrinations plus lointaines et sans doute plus brûlantes, plus hasardeuses.

-Y en a beaucoup qui finalement restent sur leurs balcons ?

-Bien sûr, la plupart! Les balconiques ou les balconeux, et si aucun de ces deux termes n'est très affriolant, ils reflètent assez bien leur situation. Et certains restent tout simplement accoudés à la fenêtre de leur chambre à regarder partir ou revenir les plus fluides d'entre eux...

-Mais ils ne reviennent pas toujours les chaussettes gonflées quand même ?

-Certainement pas, d'abord parce qu'ils n'atteignent pas tous Saint-Germain et ceux qui parviennent devant le drug-store n'ont pas tous la chance de voir s'arrêter une belle bagnole à côté d'eux..

-C'est vrai que les soirs d'été ya souvent de belles décapotables qui tourniquent dans le coin...

-Et souvent conduites par des gens connus. Y en a un qui s'est vanté d'être monté dans la voiture d'Edouard Molinaro qui lui avait ouvert la portière comme ça, histoire de faire un petit tour...

-Le tour du pâté de maison quoi. Y a quand même des gens sympas dans ce milieu là, ils sont pas tous pourris !

-Dans ce milieu-là, seules les voitures ne sont pas pourries ! Non non je plaisante bien sûr. Ces petits jeunes d'un soir qui ne trouvent pas de voitures de sport raccoleuses du premier coup, faut pas trop rêver, essaieront la rue des Canettes, anciennement rue du Trou-Punaise ! Les rencontres y sont faciles et peuvent paraître naturelles même si la différece d'âge est flagrante et la gêne réciproque parfois manifeste au début, mais l'ambiance y est si festive le soir dans ce soin-là que la glace est vite rompue et qu'on a tôt fait d'envisager des moments agréables et plus ou moins profitables.

-Ce que j'aimerais revoir tout ça, cette exubérance, ces groupes en goguette tous les soirs dans ce quartier qui net à la e dort jamais! J'y avais même vu le philosophe prof à la Sorbonne Jankélévtich sortant d'un petit restaurant la mèche en bataille tenant la porte à une jeune fille avec laquelle il disparut dans le flot de la rue du Dragon qui ne le cède en rien à la rue des Canettes pour l'animation et le frotti-frotta des rencontres en tout genre.

-Vous reverrez tout cela, vous y serez immergé à la demande et à la minute grâce à un assistant de régulation et de modération, invisible et pourtant bien présent...dans votre poche !

-C'est pas un de ces trucs de réalité virtuelle ?

-Si un peu, une variante. Là c'est vous qui êtes embarqué ! On vous amène au réel, les autres ne voient rien et vous voyez tout ! Vous êtes là sans y être! En fait ni vous ni le réel n'existent plus vraiment. Il n'y aura plus aucun risque désormais. Tout sera devant vous sur votre bureau...en permamence !

-Mais sur mon bureau chez moi ?

-Mais oui.

-Une sorte de plateforme numérique alors, comme j'entends dire ?

-Oui c'est vrai y a un peu de ça. Vous serez partout vous, entre une plateforme et un portail. Un simple bip vous permettra d'ouvrir l'un si l'autre et fermé. Mais attention ne le perdez pas car il n'est pas remplacé et vous ne pourriez plus rentré chez vous.

-C'est déjà comme ça là où je suis, m'enfin même s'il y a aussi un interphone au portail, et que ce soit l'identique, je suppose que ce sera ailleurs au moins ! Pas tout à fait la même chose quoi ! Un peu de nouveauté ! Et ne me faites pas le coup des univers parallèles, j'ai déjà donné !

-Vous feriez bien de rentrer à présent, on dirait que ça s'est calmé dehors non ?

-Le ciel est d'un beau noir profond. Il n'y a pas grand monde à cette heure en général. Vous me disiez qu'ils rentraient parfois très tard cependant ?

-De mon lit, si la fenêtre est ouverte, j'entends quelquefois comme  une chanson dans le lointain, une sorte d'air que je connais mais que je n'arrive pas à reconnaître tout à fait... Mais ne fantasmez pas trop sur eux, on dit que les enfants de la nuit sont impénétrables... Leurs voix ont quelque chose de fantomatique et me poussent souvent à me lever  et, tout en évitant de regarder dehors. à fermer la fenêtre. Je ne suis pourtant pas au rez-de-chaussée et pourtant je ne suis pas tout à fait rassuré...

-Cela me rappelle ce que me racontait mon père à propos des loups qu'on entendait ou croyait entendre dans des contrées où pourtant il n'y en avait pas, comme la nôtre. Et bien c'étaient des petits loups, des petits loups de lit ! E t quand on allait se coucher on pouvait en trouver un dans son lit !

Dites-moi un peu, quand vous étiez tout petit vous ne vous retrouviez pas certains soirs dans le lit de vos parents ?

-Si, à la campagne les soirs d'orage ou encore quand on entendait la chouette....

-Ne cherchez pas, tous les enfants ont servi de petits loups de lit à leurs parents au moins une fois dans leur vie.  C'est extrêmement banal, tous les parents ont convié leurs enfants à ce petit rituel assez troublant il faut bien le dire et qui préfigure des expériences futures tout aussi nocturnes mais encore plus troublantes et beaucoup moins innocentes...

-Ne me dites pas que les enfants de la nuit...

-A vous de conclure, je n'en dirai pas davantage, mais vous avez tous les éléments en main...

-Oui les lits ne sont pas très sûrs par ici. Si j'ai bien compris, il vaut mieux y regarder à deux fois avant de monter dedans...

-Regarde plutôt la couleur du ciel, il va falloir rentrer chez toi. Tu me dis qu'il est noir, mais il y a noir et noir... Et puis tout paraît calùe vu d'ici mais évite peut-être quand même les taillis et ces buissons qui sont là pour faire joli mais d'où à l'occasion des dangers inattendus peuvent surgir.

-Tu me donnes envie de m'y cacher moi-même, de m'y tapir...

-Il ferait beau voir que tu t'y tapisses aussi ! Es-tu bien certain d'en avoir si envie que ça ? Retiens-toi je t'en supplie ! Ya du monde là dedans ! Des drôles de gens : C'est bien simple, c'est pas des gens...

-Je vais rester à l'écart de tout ça, je vais donc me consacrer à ma reprise car je la veux entière et conduite jusqu'au bout, jusqu'à me trouver à nouveau sur ces rails que j'avais quittés et qui m'ont tant fait défaut en général et surtout le soir  quand il s'agissait de rentrer chez moi et que le wagon m'arrêtait en pleine banlieue inconnue sur une voie de garage pour toute  la nuit.

-Vous étiez le roulant des grands cauchemars, le roulant immobile ! Vous avez compris ? Vous étiez vous-même un enfant de la nuit ! Vous n'aspiriez qu'à une chose, rentrer à la maison, retrouver votre mère qui se désespérait de votre retard, vous coucher et redevenir sous vos draps le petit loup de lit que vous n'auriez jamasis dû cesser d'être pour vos parents comme pour vous-même. Faut pas jouer à l'adulte quand on est un enfant.

-On est comme on est on va pas refaire le monde ! A l'aube de ma nouvelle vie, je reste tel que je suis, c'est encore le meilleur moyen de ne pas s'emmêler les pinceaux. Si j'essayais de changer mes mots de passe ou mes codes d'accès ce serait un tel sac d'embrouilles que je n'ose même pas y penser.

-La comparaison est amusante mais vous n'êtes quand même pas un ordinateur dont le fonctionnement vous est encore inconnu à ce jour ne l'oubliez pas !

-Il est pour moi encore une sorte de mystère dont la clé est peut-être déjà tombée au fond de ma boîte aux lettres sous forme d'un avoir à retirer un paquet chez le gardien dès la première heure demain matin ù l'ouverture de la loge. J'ai hâte de savoir et rdoute en même temps ces moments dramatiques qui empoisonnent l'existence. Parce que si je ne trouve rien dans ma boîte, comment vais-je prendre ce qui fera figure pour moi d'un nouveau camouflet dans mon existence et peut-être bien le pire de tous ?

-Effectivement, mouflets et camouflets pourrait bien demeurer le leitmotiv de vos jours, la grise maxime de vos tourments, le reflux permanent de vos ressassements et lubies en tout genre... Et l'air avantageux d'une frêle jeune fille qui se voit offrir pour ses dix-huit ans, par son beau-père impatient, sa toute première sodomie.

-Ou d'une jeune fille qui à la gym' saute mollement en ciseaux de peur de perdre sa virginité. C'était  l'image que j'inspirais à mon prof  qui cherchait sans doute à fustiger ma nonchalance peut-être un rien féminine mais surtout à nier le paquet brinquebalant qui m'était poussé à l'entrejambe, trop visible dans mon survêtement moulant, au point que j'en avais un peu honte.

-  Notez que pour le même service visé plus haut, la fille peut être remplacée par un garçon tout aussi frêle et mignon pour la version gay relevant de l'inceste pédérastique en famille plus rarement dévoilé et pourtant illustré avec grand tapage par l'affaire dite de Sciences-Po/Duhamel connue dans ses moindres détails grâce au livre vengeur de la soeur témoin des visites nocturnes de son beau-père dans la chambre de son jeune frère, regrettant probablement que ce ne fût pas dans la sienne...

-Nul n'est parfait !

-Mais vous savez, tout reprendre à zéro ça donne un sacré choc ! Plus que d'atterrir pour la première fois à l'aérogare de New York !

-Ici superstar, j'suis gonflé à bloc !

-En ce cas. Ah, faut que j'vous dise aussi, la valeur réelle de votre travail ne sera plus prise en compte. C'est encore un avantage, et non des moindres, de votre nouveau statut. Elle sera évaluée une fois pour toutes selon un barème très valorisant et dont vous fixerez vous-même le niveau définitif et inattaquable.

-C'est une position assez enviable je dois le dire et loin de moi l'idée d'en profiter de façon éhontée ou disons trop voyante. De plus, si j'ai bien compris je vais enfin pouvoir, en faisant semblant de travailler, travailler pour de bon.

-Ce sera l'enfance retrouvée, quand vous jouiez à être vraiment un bureaucrate... C'est ce qu'on appelle faire un tour complet !

-En somme je vais revenir à mon point de départ ?

-On ne peut pas mieux dire.

-Qu'est-ce que j'ai fait au ciel pour vivre une aventure pareille ? Alors depuis le début croyant aller tout droit je suivais une courbe !

-Oui, à la courbure certes imperceptible mais qui allait finir par vous ramener au bercail. En outre chacune de vos actions était aussitôt annulée...

-Une courbe de retour qui m'a fait croiser de drôles de planètes d'où j'ai failli maintes fois ne pas pouvoir m'évader... Je ne suis donc pas mécontent d'être revenu au bercail comme vous dites, d'autant que c'est pour m'embarquer très bientôt à bord d'une nouvelle fusée qui cette fois-ci est la bonne, je le sens, j'en suis persuadé et qui surtout, faute de pontons adéquats, ne  permet pas l'accès aux astres errants de passage...

-Vos propres errances ne seront plus pilotables. Le manche à balai en sera inactivé, débranché ou même ôté pour plus de sûreté, rangé dans une petite boîte vu qu'il est dévissable et pas plus gros qu'un capuchon de stylo.

-L'ennui c'est que cette petite boîte je crois savoir où elle est rangée. J'en ai vu tout plein des comme ça sur les rayonnages de mon père quand j'étais petit. Et l'endroit où je les voyais existe toujours. Or à ce jour, le rayon même un peu dégarni de ses bonnes choses, compte tenu de leur nombre à l'époque, il en restera bien au moins une pour combler mon besoin irrépressible d'errance ou juste satisfaire ma curiosité.

-Voyez ce que vous pouvez faire mais je pense que de toute manière vous aurez du mal à errer à nouveau, confiné à la maison que vous serez dès le premier jour, mais vous comprendrez vite qu'il n'y a pas péril en la demeure vu qu'il y a toujours des à-côtés...

-Vous savez, cela me convient très bien. Si j'ai souffert d'érratisme c'est fini à présent et les orbites elliptiques de Képler me rassurent sans me faire tourner tout à fait en rond.

-En partant vous feriez bien de faire attention. Pour être certain de ne pas en rencontrer, vous n'aurez qu'à passer par les caves. Je vais vous donner la clé qui permet de se retrouver directement au bout du jardin, très loin des buissons et tout près du portail du domaine... Le code c'est zéro, vous aurez vite fait de filer...

-Je ne vais pas demander mon reste...

-Pour ce qui vous reste ! En tout cas ce couloir est sûr et c'est un des rares endroits où on ne vous demandera pas si vous êtes un robot, ça peut compter !

-D'autant que je ne sais toujours pas prouver que je n'en suis pas un.

-Moi non plus. Je crois que je le sais à cause de mon diplôme et du raccourci clavier qui semble me sauver la mise quand je renseigne l'administrateur, lui-même un robot, chargé de ce contrôle mais je ne suis pas certain d'être en mesure de pouvoir prouver encore bien longtemps ma nature exacte dont je commence du reste à douter.

-Mais pourquoi prouver une chose aussi absurde ?

-Mais parce que le mal s'étend et qu'il n'y aura bientôt plus que des robots en ligne ! Quand tu reçois un message, même chaleureux et amical, attentionné, il y a peu de chance pour que ce soit suite à un clic actionné par un doigt en chair et en os sur une bonne vieille souris mais bien plutôt l'effet aléatoire d'un chatbot qui a ingurgité un fichier d'individus censés présenter des critères propices à une campagne publicitaire juteuse.

-C'est quoi un chatbot ?

-C'est un robot qui peut dialoguer avec vous et bavarder comme si vous échangiez avec la personne dont venez de matcher la photo dans une appli de rencontre...

-Je ne comprends rien à ce charabia moi.

-Vous ne rencontrerez jamais personne mais qu'est-ce que vous tchaterez alors !

-Si c'est pour rencontrer un robot, je préfère rester chez moi...

-Si vous prenez donc le chemin que je vous ai indiqué, vous aurez peu de chances d'en rencontrer. C'est le chemin du bonheur cette affaire-là, resrez bien dans l'axe et vous êtes sauvé de tout !  Et de tout le monde ! Même le gardien, semble-t-il, ignore ce passage.

-Mais c'est le bonheur assuré alors, la tranquillité suprême ! Je ne pourrais pas m'y arrêter un moment pour goûter ce lieu qui doit être hors du commun ?

Et bien si tu veux. Tiens je vais même en profiter pour te demander de regarder quelque chose pour moi là-bas dans cet endroit où je ne suis pas passé depuis mon enfance... Ce souterrain est un raccourci et néanmoins dans mon souvenir, il serpente. Je voudrais que tu me dises s'il en est bien toujours ainsi. Et puis aussi ces niches ici ou là sur les côtés à certains endroits, des espèces de cagibis, sans doute des embryons de caves, et puis cette petite pancarte avec une flèche "raccourci vers le contact" je crois... Curieusement il y avait un trou un peu plus loin creusé dans le sol et qui semblait sans fond car la lumière ne venait pas jusque-là et de plus quand on laissait tomber un objet, ça ne faisait aucun bruit. Et oui c'était le centre de la Terre quoi. Je n'osais plus m'en approcher. Je me demande si je n'ai pas inventé tout ça, si ce n'était pas un couloir de caves comme un autre. Tu me diras tout ça mais surtout fais bien attention de ne pas tomber dans le trou, la lumière s'éteignait si brutalement...

-De toute façon si ce trou est aussi profond que vous le dites on peut supposer qu'ils ont dû en protéger l'accès d'une manière ou d'une autre ou qu'ils l'ont même peut-être tout simplement rebouché !

-J'ai dû mal m'exprimer, je ne suis pas sûr d'avoir été bien compris...

-Mais ce couloir, il existe vraiment ? Ou disons vous êtes sûr qu'il existe encore ?

-C'est ce que je voudrais savoir. Le meilleur moyen serait d'y aller. Je voulais vous en charger et vous donner la clé mais je la retrouve pas ! Je l'avais mise dans une petite boîte pour être sûr de ne pas la perdre. Résultat, elle n'est sûrement pas perdue mais comme je ne  retrouve pas la boîte, ça revient au même.

-Ce n'était pas une boîte de rangement voilà tout.

-Dieu sait depuis combien de temps je les ai perdues toutes les deux, la boîte et la clé! Je vais encore chercher un peu des fois que j'aurais perdu l'une sans l'autre...

-Arrêtez les frais, vous allez retrouver la boîte vide c'est tout...

-Vous irez quand même, je vais vous indiquer où c'est. Il se peut que la porte soit ouverte à présent, cela fait si longtemps...

-Avec le temps, les portes s'ouvrent...

-Ou disparaissent, il n'y en a peut-être plus et en ce cas cet espacese souterrain est d'accès libre mais certainement difficile à trouver, la végétation en ayant sans doute recouvert l'entrée dont l'aspect de vulve sèche et poussiéreuse se distingue peut-être à travers un de ces taillis où l'on n'aurait pas l'idée d'aller batifoler et pourtant dans lesquels je vous engage vivement à aller farfouiller.

-Encore des taillis ! Ne s'agit-il pas plutôt d'une de ces excavations en rapport avec l'installation des pompes à chaleur ?

-Pompe à chaleur ! Suis-je seulement éligible à ce nouveau système mirobolant paraît-il ? Mais il semble que là aussi il y ait beaucoup d'appelés et peu d'élus. En conséquence de quoi tu vas devoir sortir par le chemin habituel quoi, maprixis c'est quand même pas sorcier bon sang ! Ne cherche pas des difficultés là où il n'y en a pas !

-En somme en sortant d'ici c'est tout droit.

-Ah ça il vaut mieux ne pas faire de détours ! C'est comme s'il fallait à tout prix arriver avant je ne sais quoi, des vétilles sûrement...

-Moi j'ai des bons pour des panneaux solaires dont je sais pas quoi faire, ça vous intéresse ?

-Mets-les toujours dans ma boîte en passant si tu veux, parce que moi la pompe à chaleur ! Je te les revendrai si t'en as besoin... Pour le moment j'me les garde. Des panneaux solaires ça peut toujours servir !

-Moi j'en échangerais bien quelques uns avec toi contre ma pompe à chaleur !

-Sauf que tu n'auras plus ni toit ni balcon et même le soleil, le soleil de minuit peut-être, si t'arrives à faire un trou dans le mur !

-En sollicitant mon redémarrage à zéro, aurais-je candidaté pour de curieuses régions où les logements laissent à désirer et où le soleil est comme étoilé ? Ah non, ils ne vont quand même pas me coller dans un de ces bungalows thermifuges qui doivent servir d'abri aux réfugiés climatiques ! C'est ça que vous appelez remettre ses pieds dans les mêmes pantoufles ? Me retrouver dans mons ancien studio qui m'attendrait toujours au même endroit et libéré spécialement pour moi de ses locataires chassés comme de vulgaires squatters ?

-Mais vous le retrouverez et y entrerez comme si vous y entriez pour la première fois, comme quand tout était tout nouveau tout beau, quand la grande autoroute de votre carrière qui débutait se déroulait droit devant vous aussi improbable que prestigieuse...

-Si vraiment ça s'avère possible, je ne dis pas non, mais vraiment en copain alors, pour voir jusqu'où ça peut aller...

-Vous allez voir un peu ce que c'est que d'être remercié ! Ce sera le soir des grands jours et les prémisses de lendemains qui à défaut de chanter vous cloueront le bec ! Vous allez vous retrouver dans des sortes d'initiation satanique où vous aurez beau jeu de grimacer ! Vous auriez mieux fait de vous tenir pénard au lieu de remplir cette fiche où on vous demandait d'indiquer vos préférences !

-Je me suis encore fait avoir alors ?

-Vous avez peut-être pas coché la bonne case. Les voies du recours sont parfois périlleuses. Vous auriez peut-être mieux fait de laisser filer...

-T'as qu'à t'barrer qu'on m'avait dit une fois. C'était pourtant pas dit sur le ton du conseil d'ami mais à la réflexion...

-Vous auriez mieux fait d'obtempérer au lieu de vous croire toujours harcelé, agressé, moqué. Vous vous seriez épargné bien des tracas, évité ces jours entiers passés devant votre miroir pour voir si vous n'alliez pas d'un seul coup changer de tête, de genre, de look, de tout quoi !

-Et cela au lieu d'aller au bureau quelquefois !

-Tu te subjuguais toi-même. Et le type que tu voyais alors dans la glace était bien le seul que tu osais regarder droit dans les yeux ! Il ne te faisait pas peur, il te suffisait de bouger pour qu'il bouge aussi, de sourire pour qu'il te sourie ! Ah bien sûr si tu faisais la gueule, il te le rendait tout autant... Et c'est là que tu le craignais un peu tout de même, tu te découvrais un air renfrogné que tu ne te connaissais pas...

-"C'est pas moi c'est l'autre" avec Fernand Raynaud ! Tu avais dû le voir dans ta jeunesse à Saint-Honoré-les-Bains ! Tous les nanars de cette époque ont dû te marquer quelque part malgré toi !

-Oui à Sainto comme on disait et aussi "Austerlitz" d'Abel Gance avec Pierre Mondy qui à la suite de ça fut pour toujours à mes yeux dans tous ses films l'incarnation de Napoléon jusque dans la 7ème compagnie où il n'était que simple troufion !

-Vous êtes un autre. Seule l'anonymisation permanente pourrait à coup sûr vous sauver. Je vais essayer de vous l'obtenir. Elle serait incluse dans votre reprise, cela ne changerait rien et vous pourriez donc vous refaire quand même. Retenter votre sale coup. Faut être décidément plutôt maso non ?  Pour s'imposer à nouveau de telles turpitudes !

-Qui ont toutes été blanchies par le Tribunal Administratif ! Je suis propre comme un sou neuf ! Nettoyé au karcher !

-Vous n'êtiez quand même pas la racaille de Grand Siècle et Sainte Ginette réunis ! Vous n'aviez du moins pas passé les bornes, vous restiez, malgré vous d'ailleurs, dans le beau monde, paquet moulé mais tête haute !

-Moulé, moulé, un rien me moule moi, j'y peux rien ! Moulé ou pas, il est vrai que je ne me mêlais pas trop aux brouhahas des abords de  ces commerces d'où je ressortais le plus tôt possible un sac plein au bout de chaque bras, de quoi tenir au moins huit jours sans avoir  à sortir à nouveau dans ces brumes d'automne qui en toute saison recouvraient toujours ce quartier si j'osais m'y rendre sans avoir bu. Mais comme j'y allais précisément pour acheter ma flasque de Label inutile de parler des bancs de brouillard qui m'assaillaient dès que je longeais les murs de Ginette ou m'approchais, les yeux au bout des pieds, de l'esplanade du Codec. En revanche le retour était à chaque fois comme une rédemption, une douce remontée vers la lumière... Et si à avant chaque gorgée je devais poser mes sacs sur le trottoir, j'étais toujours récompensé de ma peine et après chaque station un peu plus hardi et enclin aux initiatives. Comme d'aller tenir la jambe à quelqu'un du voisinage à qui je parle jamais mais l'entretenir avec une telle fougue qu'ils en semblent eux-mêmes tout retournés et en proie eux-mêmes à une grande exaltation ! Et cela avec des petits riens sûrement et dont je ne me souviens même plus le lendemain ! Tout ce que je revois c'est l'air hilare de mon interlocuteur qui en ma compagnie paraît s'en payer une bonne tranche !

-Qu'est-ce que vous pouvez bien leur raconter à vos voisins? Quand ils me parlent de-vous, pas un qui ose me regarder en face.

-Oh ça c'est une réplique du film de Pialat "Sous le soleil de Satan"!

-Exact, mais quand je l'ai entendue j'ai tout de suite pensé à vous et  trouvé qu'elle semblait pouvoir vous être destinée ! Qu'elle semblait devoir l'être !

-Je ne vois vraiment pas pourquoi, mes conversations si toutefois il y en a jamais en dehors du bonjour bonsoir sont tout à fait anodines et ne me paraissent pas pouvoir susciter la moindre gêne ou produire le moindre embarras. Ma voix ne porte pas vraiment et mes paroles sont confuses dans leur besoin de plaire tout de même malgré leur insignifiance et ce besoin de bégayer comme pour faire plus vrai, plus concerné par les plaintes pourtant imaginaires que je ne peux pas m'empêcher d'exprimer comme pour tenter de me les concilier à tout prix. Tu veux te les concilier ? Prends l'air embarrassé. J'ai dû retenir ce conseil formulé par je ne sais plus qui et qui n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd et rejoignait  le "faut pas être fier" prodigué par ma tante rapport à l'attitude qui convenait avec les gens de Bellegarde où elle enseignait et où j'allais lui rendre visite avec ma 4L flambant neuf. Et puis une fois rentré sur les rotules, j'ai pris un voisin pour un collègue en lui demandant s'il avait bien fait son gracieux vu qu'il fallait le rendre le jour même.

-Oui cette confusion s'explique sûrement par le fait que pour toi  je suis à la fois un voisin et un collègue.

-Le fait est que lorsque je viens chez vous je ne sais pas très bien si c'est au voisin ou à l'ancien collègue que je rends visite.

-Oui ancien effectivement, quant au voisinage il est assez distant. Tout se passe comme si nous n'étions ni vraiment collègues ni tout à fait voisins...

-Alors sans doute une certaine amitié au moins nous unit-elle et fait de chacune de nos rencontres un échange sans pareil sur ce qui nous avait rapprochés autrefois, une nomination conjointe dans un même bureau.

-Quel bon temps ! Dès qu'on avait expédié en beauté nos péquins respectifs venus nous voir on ne savait plus pourquoi mais repartis toujours rassurés, quelle rigolade !

-C'était le bon temps car on évoquait le passé ou l'avenir, rarement le présent. Une chose était sûre, on voulait tous les deux se sortir de là, envisager au plus vite une existence qui nous satisfasse pour de bon, bref en adéquation avec notre idéal. C'était quoi au juste ? Et bien à vrai dire je ne sais plus très bien mais il me semble que c'était quelque chose dont je n'osais pas parler, que je considérais comme un jardin secret et peut-être aussi que j'osais à peine m'avouer à moi-même... Quelque chose comme mettre l'enfance en boîtes... C'est à dire en boîtes de film, du cinéma quoi... Oui je crois bien que c'était ça... me mettre en boîte !

-Puis quoi encore ! L'outrecuidance des rêves dans les bureaux est sans limite ! Tu te voyais dire action ou moteur et te retrouver peu ou prou embobiné !

-Sur un autre ton s'il te plait ! Tu oublies que si je rêvais j'avais déjà la carte du Caméra-Club du Ministère des Finances dans ma poche !

-Même que tu l'as eue dans ta poche pendant un an sans parvenir à trouver l'emplacement exact de ce fichu club.

-Oh disons que je ne l'ai pas trouvé du premier coup puisque j'avais l'adresse de l'ancien emplacement et que lorsque je suis arrivé en haut de ce qu'il fallait bien appeler un immeuble vieillot et délabré, je suis tombé sur une assez grande pièce certes pratiquement vide mais le sol encore encombré de vieilles bobines vides et de bouts de films. Ce n'était pas totalement étranger à ma quête mais visiblement il manquait quelque chose. Pourtant ce fut suffisant pour me procurer une sensation désagréable et faire naître en moi un questionnement en rapport avec le bien-fondé de ma démarche. Ces serpentins de pellicule dans la poussière ne m'inspiraient rien de bon. Surtout avec cette idée que ce serait tout ce qui resterait de mon film après avoir été refusé ou sévèrement censuré plus tard une fois que j'aurais eu le courage de le terminer et surtout de venir le présenter moi-même et aggraver mon cas en déclarant que ce court-métrage comptait beaucoup pour moi et devrait être la chance de ma vie, inspiré par un amour sans pareil en rapport avec une planche à roulettes. J'en étais là de mes rêveries cafardeuses quand un vigile que je n'avais pas vu venir m'intima l'ordre de sortir car le bâtiment déjà désaffecté allait être démoli sous peu, on aurait dit à son air d'une minute à l'autre c'était pour me faire déguerpir car il me prenait de toute évidence pour un vagabond ou un pas fier. Du coup je lui ai montré ma carte qui a semblé le rasséréner. "C'est qu'y sont partis depuis longtemps. Ils ont été relogés tout près d'ici, un bâtiment des Finances aussi  mais plus récent. Avec des grandes fenêtres, plus lumineux quoi. Vous verrez on l'aperçoit d'en bas."Il cherchait surtout à m'entraîner à sa suite dans l'escalier pour me faire redescendre. Ce que je fis un temps. Et puis à peine descendu quelques marches derrière lui je prétextais un oubli quelconque et remontais dardar dans la salle aux serpentins me baissant rapidement pour en saisir un pas trop long, à moitié enroulé, que j'engouffrai aussitôt dans ma poche en reprenant bien vite le chemin de l'escalier...

-Tu voulais avoir une idée de leur production, de ce qu'ils pouvaient bien filmer, un vague aperçu d'une quelconque cinéphilie... Et tu n'as pas dû perdre de temps pour jeter un oeil armé d'une loupe sur cette ribambelle de petites images !

-Détrompe-toi une fois rentré j'ai été incapable de faire autre chose que de sortir la pellicule de ma poche et de la fourrer au fond d'un tiroir. Endroit où elle est donc restée très longtemps puisque ce n'est que cet après-midi en me préparant pour te rendre visite que je l'ai ressortie de sa cachette...

-Bah dis donc, t'en a mis du temps pour savoir ce qu'il y a sur cette pelloche de malheur !

-Ah mais je ne le sais toujours pas !

-C'est insipide, ça ressemble à quoi ? Tu vas promettre de regarder ça sitôt rentré chez toi, que tu y parviennes par le souterrain des Enfants Perdus ou par l'allée des Argonautes !

-Pas la peine, je l'ai apportée avec moi, elle est là  dans ma poche... Comme je n'y arrivais pas, j'ai pensé que tu pourrais le faire à ma place...

-Si tu veux mais tu m'as l'air de compliquer la chose à plaisir. Que crains-tu de voir au juste ? Pourquoi ce trac ? Mais ça fait combien de temps que tu as ramassé ce détritus culturel, que tu l'avais dans ton tiroir ?

-Des années ! D'où mon appréhension et je regrette à présent de ne pas avoir regardé tout de suite car il est probable que j'aurais eu vite fait de m'en débarrasser...

-Tu peux encore le faire, dans le vide-ordures de la cuisine...

-Ah non, parle pas d'ordures sans savoir !

-Qu'en sais-tu toi-même si tu ne l'as pas vu ?

-Je n'ai pas vu ce film c'est vrai et dont je n'ai d'ailleurs qu'un extrait ou même rien qu'une chute qui mérite bien son nom l'ayant ramassée sur le sol mais ce n'est pas une raison toi qui ne l'a pas vue non plus pour prendre tes grands airs et me parler de rubbish-bin à son sujet !

-Tu es certain qu'il ne s'agit pas d'un de ces passages entièrement blancs ou entièrement noirs ou voilés et qui ne sont que des loupés à la prise de vue et qu'à part peut-être Marguerite Duras, on n'a pas l'habitude de conserver ?

-Ecoute je sais faire la différence entre des amorces de début de bobine et des plans tournés tout exprès et parfaitement montrables mais  finalement rejetés au montage pour une raison quelconque...

-Pour une raison quelconque... Crois-tu qu'il puisse y en avoir une de raison qui t'obligerait dans ton film à ne pas maintenir un plan que tu aurais tourné tout exprès ? Il faudrait sûrement plus qu'une raison quelconque si tu vois ce que je veux dire... Ou bien tu n'aurais pas obtenu exactement avec ce plan l'effet escompté ou bien tu aurais les foies de le maintenir rapport aux problèmes avec la moralité, la tienne ou celle des braves gens qui n'aiment pas qu'on se paie leur tête...

-En tous les cas je n'ai rien aperçu de tel sur les quelques images qui se laissaient plus ou moins deviner sur cette pellicule oubliée sur le sol et que je n'ai pas pu m'empêcher de revenir ramasser poussé par une curiosité sans cause tangible et qui m'étonnait un peu.

-Ce qui est étonnant c'est qu'après toutes ces années vous ayez la même appréhension à regarder une bonne fois pour toutes de quoi il s'agit. Cette réticence n'est pas normale de la part de quelqu'un si passionné que vous pour le septième art.

-Je crains précisément que ça n'en soit pas...

-Bon allez donnez-moi ça, je vais regarder pour vous ! Si je reconnais quelque chose j'essaierais de vous le décrire...

-Non non, je préfère mieux pas. Vous pourriez peut-être regarder oui mais sans rien me dire dans un premier temps ou même sans jamais rien m'en dire du tout. Après tout vous pourriez très bien garder ça pour vous non ?

-Bon écoute, à quoi tu joues exactement ? Donne-moi ça qu'on en finisse ! Il se fait tard sans compter que si tu traînes encore tu vas  te trouver sous l'orage et ici tu sais les pluies sont copieuses en cette saison ! Tiens on entend des roulements par là-bas à travers et qui se rapprochent ça ne fait aucun doute...

-Non ce qu'il faudrait c'est que tu me dises l'essentiel, par exemple si c'est extérieur jour ou intérieur nuit ou inversement, tu sais ces annotations qu'on trouve sur les scénarios au début d'un plan, il me semble que ça me suffirait pour le moment...

-Comme tu voudras, de toute manière j'ai sûrement peu de chance d'apercevoir Victor Mature dans Samson et Dalila mon film préféré.

-Oh bah t'es pas tombé loin, moi c'est La Terre des Pharaons avec Jack Hawkins mon préféré !

-Alors fais voir cette pelloche, ya des chances que ce soit un péplum, tu paries ?

-Maciste contre Goliath peut-être ? Hercule et les Éclopés ? Soyons sérieux si j'avais pensé que ça pouvait être un péplum j'aurais pas pas craint de regarder tout de suite tu penses bien et plutôt deux fois qu'une ! Non je rentrerais bien avec sans l'avoir regardé ni t'avoir demandé de le faire mais j'ai peur qu'on me le pique en route !

-Qui voudrait d'un truc pareil ! M'enfin si tu veux laisse-le ici en toute confiance. Tiens, ton film ou ce qu'il en reste, on va le mettre dans une enveloppe qu'on va cacheter et tu signeras à cheval sur le rabat tu sais et pour éviter toute tentative de décollage à la vapeur, j'agraferai en plus le rabat, deux fois, mieux trois fois sur la collure!

-Mieux vaudrait une bande de scotch, tu risques d'endommager la pelloche avec ton agrafe ! Tu as dit ton film... Toi tu as tout compris non ? Ce trac à te montrer la chose, tu dois penser que c'est le mien, c'est ça ?

-Pas vraiment non, ou alors ce serait peut-être du found-footage, des petits bouts trouvés par-ci par-là, qu'on raccorde les uns aux autres comme ils se présentent, c'est tendance paraît-il... La manie de la récupération n'épargne aucun secteur ! Tu aurais pu y souscrire...

-Non, c'était avant que je fasse mon film voyons puisque je venais juste d'apprendre l'existence de ce club dont j'avais du mal à trouver l'endroit exact du reste comme voué à me perdre toujours davantage dans des bureaux où l'on mettait en doute qu'il pût exister une telle activité au sein des Finances Publiques...

-J't'en fiche ! Comme on dit, c'est pas évident. Tu devais passer pour un hurluberlu..., je v

-Ce ne serait pas plutôt un Ciné-club ? qu'on me suggérait. Parce qu'il y en a déjà eu un ici, c'était le mercredi soir oh il y a longtemps de ça, je me souviens ils avaient passé "Coulez le Bismarck!" et "Une si longue absence" aussi, des bons films et qu'on voit pas si souvent... C'était au dernier étage là-haut. C'est devenu les archives de la docu. Un mercredi sur deux c'était, ou alors le vendredi...je vais regarder je crois avoir conservé le fascicule. Je lui ai dit que c'était pas pour en regarder mais pour en faire, en tourner. En somme que c'était le contraire ou l'inverse mais il ne semblait pas bien saisir la nuance. D'ailleurs ça existe, regardez, puisque j'ai la carte...

-Ah oui c'est bien "Caméra-Club"... Mais alors si vous avez la carte vous devez savoir où c'est !

-Bah oui j'sais bien... mais vous inquiétez pas, je vais monter là-haut, qui sait, je trouverai peut-être quelque chose... J'y suis donc monté et tu connais la suite...

-Tu as trouvé ces bouts de machin que tu ne sembles pas prendre à la légère et qui paraissent même te causer bien du souci...

-Ah m'en parle pas, j'aurais mieux fait d'aller tirer des sonnettes rue des Faubourgs comme avec mon oncle quand j'étais petit. On savait s'orienter pour les balades, le dimanche si on entendait des rires dans le lointain, c'est là qu'il fallait aller, aux flonflons des banlieues par le chemin des écoliers.

-C'est un bon sujet de film ça, et même tiens un excellent titre "Les flonflons des banlieues" ! Tu y as pas un peu pensé pour ton...

-J'ai d'autres sources d'inspiration figure-toi que le vague souvenir des passants du dimanche du temps jadis. Je pense à des choses plus consistantes si tu veux savoir...

-Je m'en doute un peu figure-toi, d'autant que c'est du 16mm que tu faisais je crois.

-Bien sûr, c'était la caméra de mon père qui s'en était servi pour me filmer quand j'étais petit. Quand j'ai eu grandi il l'a remise dans sa boîte d'où elle n'est plus sortie jusqu'à ce que je la ressorte avec des projets personnels pour un nouvel usage disons moins familial mais tout aussi enfantin finalement...Même que je me demande si j'aurais pas mieux fait de...

-En tout cas tu t'es pas dégonflé si je me souviens bien. T'es allé jusqu'au bout. T'as fait un de ces montages de chef ! Faut dire que t'en avais gâché de la pellicule !

-Fallait trier, éliminer, ne garder que l'essentiel...J'avais pris de quoi faire quasiment un long métrage. Quel tintouin! Pour rien au monde je ne recommencerais un truc pareil. On voyait surtout un gamin sur sa planche à roulettes à travers Paris. Mais y avait un sens caché et je me den temps emande encore s'il n'était pas un peu trop caché...

-Oh pour vivre heureux vivons cachés et je crois que tu as peut-être mieux fait de ne pas trop expliciter... Si le non-dit affleure de temps  en temps cela suffit largement...

-Moi je me moque du scénario, ce qui compte c'est arriver à montrer ce que j'ai envie de faire voir. Quelques plans suffisent et dans ces cas-là, même des images fixes, me semble-t-il, feraient l'affaire...

-C'est un diaporama que tu aurais dû produire et non cette galette innommable que tu as eu le cran d'envoyer au titre de participation au concours et au tout dernier moment !

-Oui j'ai beaucoup hésité et je me suis décidé in extremis à couper une scène que je considérais pourtant sinon comme la meilleure, du moins comme la plus importante mais également la plus susceptible de poser problème...

-Tudieu ! La censure à présent ! C'était de la grande provoque ? Tu te prenais pour Pasolini ?

-Ah c'est presque ça, tu brûles ! Mon jeune skate-boarder qui voyait  sur le trottoir des flèches rouges qui semblaient n'y avoir été collées que pour lui et pour l'inciter à les suivre... J'ai pensé que ça pouvait être mal interprété...

-En quoi exactement ?

-Et bien voilà, tu te souviens que je m'étais inscrit en psychanalyse à Vincennes. On avait dû recenser tous les éleéments phalliques qu'on pouvait voir dans la vie quotidienne et il y eut vite pléthore en plus des phares, minarets, bougies, concombres et autres bananes. Une des filles du groupe a même dû s'arrêter en urgence, rester chez elle pour réapprendre à ne rien voir : elle voyait des bites partout ! J'ai moi-même fini par abandonner tellement c'était débile. N'empêche qu'en visionnant mon film, au moment où le gosse arrête sa patinette pour regarder de près la flèche rouge  qui est collée sur le trottoir et qu'il est censé suivre, était-ce l'angle du cadrage, la focale employée j'ai trouvé à cette flèche une drôle d'allure, pour tout dire un aspect phallique prononcé ! Et quand l'enfant se penche pour en suivre le contour avec son doigt pour finir par poser sa main dessus, cela m'a paru carrément obscène ! Je ne pouvais maintenir une telle scène, je devais l'enlever au plus vite !

-Y avait pourtant pas de quoi fouetter un chat !

-J'étais peut-être encore sous le coup de mon stage de psychanalyse mais je ne voulais pas prendre le risque de choquer qui que ce soit et heureusement que j'ai finalement réussi à couper cette scène qui du reste n'était pas indispensable puisqu'on voyait le gamin suivre les autres flèches qui m'apparaissaient celles-là beaucoup plus normales et sans équivoque possible. Mais je m'étais vu dans un cauchemar, étant venu assister à la projection, constater avec horreur que  cette scène que je croyais avoir supprimée figurait toujours dans le film et que toute l'assistance s'était mise à me faire des yeux furibards ! Tu vois  un peu ! Heureusement je me suis réveillé soulagé...

-Malheureusement mon pauvre ami, cette scène figurait bien dans ton film tel qu'il a été vu lors de la soirée du concours ! Je peux te le dire j'y étais !

-Bah mince alors, je me suis gouré ! J'ai dû en enlever une autre à la place !

-Mais attends un peu, le mieux c'est que le passage en question  n'a suscité aucun malaise, au contraire cette scène a beaucoup plu ! Elle est l'occasion de voir le garçon en gros plan dont le visage des plus charmants et très expressif laissait transparaître un évident talent d'acteur...

-Oui il était comme porté de l'intérieur par sa planche à roulettes !

-Et surtout par l'idée qu'il s'en faisait, faut les voir sur leur engin ! Fiers comme des Bar-Tabacs ! Ah puis c'est pas tout. A la fin de la séance un type est venu me demander si je ne connaissais pas les coordonnées du jeune acteur ou celles du réalisateur. Tu ne m'en voudras pas de lui avoir donné les tiennes car ça m'avait l'air d'un type vraiment dans le coup, une sorte grand escogriffe avec la boule à zéro, probablement artiste ou écrivain, oui c'est ça écrivain.  En tout cas il avait l'air passionné par le sujet que tu avais choisi. A la fin du film il a déclenché les applaudissements qui ont fait que toute la salle t'a applaudi. Il m'avait donné sa carte mais impossible de la retrouver, il se prénommait Gabriel avec un nom russe je crois... Je crois l'avoir vu à la télé. Mais j'avais l'impression que c'était surtout le gosse qui lui plaisait, plus que ton film à vrai dire... Il ne t'a pas contacté ? Je lui avais donné ton téléphone...

-Je ne me souviens plus très bien. Je ne crois pas. C'est tellement loin tout ça. En tous les cas ça aurait peut-être été  dommage de couper cette scène, j'ai dû agir dans un état second de prémonition en en coupant une autre croyant couper celle-là... Mais laquelle ?

-Peut-être celle que tu as dans ta poche,  cet enroulé de pellicule que tu as apporté pour me le montrer pensant que c'était ce passage que tu avais enlevé in extremis de ton film et dont tu sembles avoir honte pour une raison qui m'échappe !

-Il ne s'agit plus de cela à présent. Je ne comprends pas que ce film ait été applaudi par toute la salle.

-Il n'y avait que douze personnes en tout...

-S'il a été apprécié c'est que je n'ai pas été assez sincère dans mon propos, ou pas suffisamment clair... Je me voulais l'instigateur d'un tel défi que ma hargne a dû s'estomper au gré des étalonnages et le montage pourtant voulu cut, n'aura laissé qu'une suite de plans trop longs et soporifiques...

-T'es la proie du self-bashing !

-Et surtout qu'est-ce qui m'a pris d'affubler ce gosse d'une planche à roulettes qui accapare toute l'attention au détriment de l'enfant qui se suffisait amplement à lui-même !

-On ne voyait que lui ! Tenez, quand il descendait la rue Lepic et qu'il fonçait sur la caméra, vous croyez que c'est la planche qu'on regardait ?

-Et dans l'avenue Junot , qu'on le voyait filer de dos ?

-Du pareil au même, on était sur la planche avec lui ! Et quand il faisait le Génie de la Bastille sur la place du même nom, c'est toute la salle qu'il traversait ! Des frôlements furent ressentis !

-Je regrette tout à coup un peu de ne pas m'y être rendu. Ce fut donc plutôt finalement une assez belle séance  ?

-Bah à partir de là c'est pas compliqué, l'écran pourtant pas immense sur son petit trépied, s'est comme décuplé, ce fut ParisVision jusqu'à la fin, un Citypédorama sur planche à roulettes, on aurait dit Oliver Twist à Montmartre ! Et quand il a fait le zouave, le Pont de l'Alma tenait dans la salle elle-même devenue immense et comme équipée d'un orgue et d'un écran panoramique ! Et la course de planches, une course de chars !

-Ben-Hur au Gaumont Palace !

-Par la simple magie d'un petit film bien monté !

-Un peu comme au hasard finalement, beaucoup comme ça me venait Et tu vois, monté aux petits oignons ! En tout cas, j'ai rudement bien fait de ne rien changer au dernier moment. J'avais tout bien fait sans le vouloir vraiment, juste conscient d'une sorte d'inachevé brouillon et insignifiant !

-Je crois que tu as révélé un don réel de filmer l'enfance...

-De filmer les enfants devrais-tu dire et surtout celui-là en fait...

-C'en était même troublant. On sentait que tu ne l'avais pas choisi au hasard... Et aussi que ton film n'était pas tout à fait explicite et qu'il y avait un non-dit habile et peut-être même salutaire... Tu les as bien promenés avec ta planche à roulettes !

-Je crains qu'ils n'aient pas même entrevu où je voulais les conduire, qu'ils n'aient rien compris  du tout.

-Il vaut parfois mieux rester sur place que de se laisser emmener sur un terrain douteux ! Les roulettes des planches ne sont pas grandes et roulent mal sur les sols boueux...

-C'était le grand sujet, le film de ma vie et j'ai tout gâché par mes faux-semblants, mes circonvolutions, mes tarabiscotages ! J'ai été apprécié pour ce que je ne suis pas, et ce que je n'ai pas voulu faire !

-Alors peut-être que tu t'es trompé en bien comme on dit au Québec!

-Je me vengerai ! La prochaine fois je ferai quelque chose de moche, je prendrai un gosse ingrat et grimaçant, lourd et sans grâce sur une trottinette !

-A propos de trottinette, on en annonce des électriques !

-Déjà ?

-Il est plus tard que tu ne crois. Tiens à propos de temps qui passe et avant de regarder par la fenêtre le temps qu'il fait, j'ai les dernières estimations concernant la hausse des retraites des fonctionnaires dans les années qui viennent...

-Justement à propos de ma retraite je voulais vous demander vu que je rempile pour un tour, ma pesion sera donc bien double à la fin de mon prodigieux parcours comme qui dirait inédit ?

-Mais oui, il y aura peut-être une légère péréquation d'ajustement qui n'ose pas dire son nom vu que c'est ni plus ni moins un avatar de la taxe carbone atterrie là en contrebande. Mais le taux en sera très modique ne t'inquiète pas. Une taxette pour la forme qui rappelle un peu celle de jadis sur les édredons...

-Légère comme une plume en ce cas ?

-Oh ça c'est drôle alors ! Et bah tiens, voilà encore quelque chose de plus drôle, écoute ça...Tu vas même toucher ta deuxième retraite tout de suite ! Comme elle sera du même montant que la première tu auras l'impression de toucher celle que tu aurais dû percevoir si tu t'étais arrêté comme prévu alors qu'entamant ta deuxième carrière tu percevras bien sûr pour la deuxième fois ton salaire qui toutefois n'apparaîtra pas sur ton bulletin de pension car il te sera versé en bitcoins sur un compte spécial quelque part dans un nuage du web mais qui lâchera vers d'autres nuages situés en dessous jusqu'à ce qu'il pleuve sur le tien !

-Ce qui participe je suppose du fameux ruissellement... Et en se mettant juste en dessous, une sorte de douche dorée et pour finir de jet d'arrosage à la bière chaude qui n'ose pas dire son nom !

-Ce sont des pratiques modernes qu'on n'avait pas autrefois. Mais même ces pensions-là sont revalorisées des fois et donnent lieu à des rajouts cumulatifs. Alors le ruissellement semble s'inverser, le flux de pièces imaginaires remonte de nuages en nuages qui sont comme des vasques intriquées et arrivé en haut le flux redescend un peu plus dense qu'il n'était la première fois, tu le reçois à nouveau, mais désormais revalorisé !

-Ces bitcoins en tout cas sont des pièces de monnaie qui ne risquent pas de trouer les poches ! Sont-elles plates et empilables ou bien en coupelles comme certaines monnaies d'autrefois ? Ont-elles deux faces et peuvent-elles alors servir deux fois? Sont-elles trouées ? Trouables ?

-Ce sont des questions de spécialiste, je ne saurai y répondre.

-Mais je serai donc du coup de plain-pied avec l'ère numérique ?

-Oh tu seras même en plein dedans. Le numérique t'environnera de toutes parts et avec un peu de chance tu verras encore ouverts par-ci par-là les tout derniers kiosques à journaux ayant du mal à vendre les quelques exemplaires papier de l'unique quotidien qu'on imprime encore !

-J'ai connu ça quand tard le soir j'arrivais in extremis à trouver un dernier kiosque encore ouvert où j'achetais l'unique exemplaire du Monde qui restait.

-Alors je crains que désormais ce soit pour vous souvent tard le soir où que vous soyez et à toute heure... Le kiosque sera toujours fermé et vide, à l'abandon ou carrément disparu. Ce sera le signe que l'ère du tout numérique a commencé...

-Et si je me sens un peu trop embringué là-dedans, si je ne regarde plus aucun visage mais, où que je sois, des écrans toujours allumés, aurai-je la possibilité de m'en éloigner quelque peu ? De regarder un instant ailleurs ? Et voir à nouveau une personne que je croise dans la rue ou assise en face de moi dans le train ou l'autobus ? Ne serait-ce qu'une seconde ?

-Vous pourrez candidater pour une dérogation au tout numérique. Mais attention ce ne sera que temporaire et souvent assez long à obtenir. Curieusement pour cette demande il faut remplir un des derniers imprimés-papier qui existent toujours et qui sera bientôt en rupture de stock non renouvelé mais ne vous en faites pas, on en  trouvera sûrement encore pendant un certain temps.

-Avec un peu de chance là encore j'en obtiendrai peut-être l'ultime exemplaire.

-N'attendez pas, je sais où il s'en trouve encore un petit tas qui n'a pas dû bouger car il est situé dans une pièce abandonnée depuis un certain temps parmi d'anciens imprimés qui n'ont plus cours. C'est une pièce où vous avez vous-même été relégué un temps vos chefs ne sachant plus où vous installer, vos fonctions dégradées et mal définies ne vous permettant plus d'occuper un bureau. Vous en avez eu du bon temps dans cet endroit poussiéreux. Fallait vous entendre chantonner !

-Mais comment peux-tu savoir tout ça ?

-Parce que je me trouvais là-bas moi aussi, je m'étais installé dans le local juste au-dessus de toi pour préparer le concours d'Inspecteur. Contrairement à toi je l'avais fait de mon plein gré car disposant d'un bureau je pouvais m'en absenter pour préparer un concours dans une pièce plus propice à l'étude mais toutefois située dans l'enceinte du Centre. J'avais donc choisi cette vieille bibliothèque de circulaires et de documentation.

-Et tu as trouvé ce que tu cherchais ?

-Je ne cherchais rien du tout. J'avais imaginé que dans ce lieu très à l'écart je pourrais mieux me concentrer pour bosser et l'avoir enfin ce concours de malheur? Résultat je l'ai encore loupé, ce qui m'a du reste valu à la rentrée suivante de partager avec toi ce bureau de la rue Niox porte de Saint-Cloud. Tu t'en souviens ?

- Si je m'en souviens ! Une vraie cabine de bateau ! Enfumée du matin au soir ! Quand t'en avais assez de tes gauloises et de mes cigarillos, t'en voulais des gros, des Uppman, et du coup j'allais te les acheter ! Les Trois Obus et Les Fontaines ça c'était des bistrots, de vraies annexes de la turne. Des fois quand le printemps me harcelait un peu trop, je revenais pas, j'embrayais direct sur Les Ondes et de là, par Beaugrenelle, au Niko de Paris et peut-être, ultime déroute, jusqu'au Bir Hakeim ou même au New York sur l'autre rive ! Et ce n'était pas encore le bout du monde, le bout du monde c'était là-bas tout au bout, encore après le Bonaparte, Old Navy ! Le bout de la nuit !

-Je t'accorde qu'ils faisaient Tabac. Tout de même quelle rallonge pour ne rien ramener du tout, ni le bonhomme ni les Uppman !

-Tu sais ce que c'est à Paris, une rue en prolonge une autre, c'est sans fin ! Sauf si elle vient à déboucher sur une place car alors il n'est pas rare que je me mettre à en faire le tour et que du coup je reprenne sans m'en douter la rue en sens inverse. C'est le seul cas où j'ai une chance de revenir sur mes pas et de me retrouver le même jour dans les environs plus ou moins proches du bureau.

-Et si la place est ronde ?

-Ces jours-là pour moi toutes les places sont rondes et plus d'une rue mériterait le nom de Serpente !

-Petite rue du 6ème, d'ailleurs toute droite, parfaitement rectiligne.

-Et où j'ai pourtant toujours l'impression de zigzaguer.

-Son nom probablement, tu es si influençable... Garde-toi de ne pas devenir la proie des influenceurs ! Dans ton nouvel espace, ils seront légion, embusqués sous un hashtag ou affichés en minet sous un faux nom ! Et tu leur cracheras tes likes à longueur de soirée !

-Je sais me retenir et puis un coup suffit, aussi séduisant puisse être l'influenceur...

-Ce ne sont encore pour vous que des supputations, attendez d'y être confronté et de vous dépêtrer de l'attrait de ces trop jeunes beautés dont vous n'arrivez même pas à savoir si ce sont des garçons ou des filles !

-Oh je suis de taille à vaincre mes préventions et à m'aventurer dans une bisexualité de circonstance qui pourrait toutefois se révéler one-shot.

-Je me suis laissé dire que vous étiez coutumier de cette hybridation des sensibilités.

-Cher ami, il y a des voitures à la fois à essence et électriques mais qui ne constituent pas la majorité du genre ! Je suis fluide, je ne me baigne jamais deux fois dans le même fleuve...

-Dis surtout que tu ne te mouilles pas trop !

-Je voudrais savoir une chose, si j'en ai assez de naviguer au ras des pâquerettes c'est à dire non connecté et que je veuille récupérer les avantages du tout numérique ?

-Si tu renonces à ta dérogation, tu obtiendras sans problème d'être rebranché au réseau principal. Mais tu devras retisser des liens car tous ceux que tu avais pu établir auront disparu.

-Je devrai aussi je suppose réintégrer mon local d'attache...

-Effectivement et d'où tu ne pourras quasiment ...plus sortir sauf muni d'un laissez-passer pour ton gardien et, au poignet ou à la cheville, d'un capteur GPS !

-Alors dans ce cas je me demande si je n'aurais pas intérêt à rester dans la nature, ne serait-ce qu'encore un peu le temps de voir venir.

-Comme tu voudras mais si tu refusais ta restauration numérique, tu devrais du même coup réintégrer de façon permanente les anciennes structures de bureaux !

-Quoi ils existent toujours ?

-Je te l'avais dit qu'ils n'avaient pas disparu, tu semblais trouver ça plutôt rassurant. Oui ils existent toujours quelque part, oh bien sûr ils sont défraîchis et peu fréquentés mais leur fonction, à défaut de leur utilité foncière, a été préservée. Ils ont parfois été regroupés faute de place mais leur contenu a été scrupuleusement conservé. Le vôtre est probablement encore disponible avec naturellement tous vos bibelots...

-En ce cas je me demande si je tiens tant que ça à ma dérogation si c'est pour retrouver mes vieilles turnes à l'époque flambant neuf toutes poussiéreuses et décaties.

-Ah ça, un espace numérique ne craint pas la poussière ni non plus la décrépitude, peut-être un léger décalage au fil du temps mais il suffit d'un clic pour actualiser, tout remettre à neuf, réinitialiser ! Et puis il y a une chose que vous pourrez faire dans votre espace numérique et pas ailleurs, ouvrir des comptes fictifs sur les réseaux sociaux  pour piéger les fraudeurs, autorisation accordée depuis peu ! Tu pourras toujours demander à profiter de cet inouï privilège qui manquai à ta panoplie de supposé d'Artagnan du fisc à condition une fois encore de ne pas traîner trop longtemps dehors à regarder s'approcher les nuages de l'orage du soir !

-Des orages on en voit partout, il suffit d'attendre la saison ! Sur ce plan-là je serai vite clear de tout nuage. Ce sera illico le petit bercail des reconnectés! J'ai vraiment hâte de commencer,de recommencer!

-Au début tu ne pourras échanger qu'avec des gens qui te seront liés par des souvenirs lointains. Mais tes matchs ou même tes craquages se feront plus nombreux et sembleront se rapprocher au point de te donner l'impression de tchater avec des profils se situant à deux pas de chez toi. Alors lassé de ne jamais obtenir de retour significatif, (tous ces messages ne seraient-ils pas générés par un tchat-bot  qui se soucie de toi comme d'une guigne malg ré ses "à toi mon chouchou chéri"?), tu regarderas dehors en te demandant si ces textos qui se veulent customisés ne proviendraient pas tout de même vraiment d'une âme qui vive pour de bon derrière une de ces fenêtres de ton voisinage et au moins visible depuis chez toi...

-J'irais même peut-être carrément faire un tour dehors puisque je serai muni d'un laissez-passer !

-Tu pourras aussi  bénéficier d'un vélo électrique pour ce genre de sortie... Tu le demanderas en même temps à ton gardien qui t'en remettra un aussitôt. Ton laissez-passer ne valant pas retour tu devras pour rentrer taper ton code pour réintégrer tes pénates d'où personne je suppose ne pourra t'ouvrir...

-Je me prépare une belle reprise d'existence si je comprends bien, aux petits oignons !

-Ta situation sera particulière mais somme toute satisfaisante. Dans ton espace numérique pense bien à tout tenir bien en ordre, à faire le ménage de temps en temps et surtout de ne pas oublier de vider la corbeille car un disque dur n'est pas un puits sans fond et finira par se ramollir si tu ne le nettoies pas régulièrement en le débarrassant de ses vieux cookies...

-Oh tu sais pour ce qui était du ménage, je passais l'aspirateur le samedi matin et ça suffisait pour toute la semaine. Il Iaut dire que j'avais une hotte aspirante au-dessus des plaques !

-Oui oui oh bah l'espace numérique c'est autre chose, tu auras aussi des ustensiles à ta disposition mais une fois installés  correctement sur ta bécane, ils te rendront les plus grands services sans que tu n'aies plus à t'en occuper. Un clic par ci un clic par là et tu pourras aller te promener. Je veux dire en webcams bien sûr car avec un bon annuaire des webcams du monde, tu peux faire le tour de la Terre et te croire sur les bords de la Mer Rouge à faire du kite ou dans une rue de Saint-Pétersbourg à la sortie de métro Gostiny ou en train de déambuler à Dublin dans la petite rue piétonne animée à toute heure devant le Temple Bar !

-Ce sont sûrement de beaux endroits que j'ai hâte de visiter ! Et je me demande si pendant que j'y suis je ne pourrais pas essayer de revoir ces lieux où je me suis rendu autrefois après souvent de longs et parfois hasardeux périples en voiture.

-Si bien sûr et puis dans de bien meilleures conditions, songez un peu au bilan carbone désastreux attaché à vos fameux périples sur les routes et que vous ne pourriez plus vous permettre de nos jours sans vous attirer les foudres des écologistes et même celles des corps constitués et de tous les bien-pensants en général...

-Il m'arrivait parfois de rouler au sans plomb quand j'en dénichais et aussi d'éteindre mon moteur au feu rouge ou à un passage à niveau, ça compte, même si c'était surtout pour dépenser le moins possible dans le cadre d'un budget assez restreint. Et puis quoi, j'aurais pu difficilement effectuer de tels déplacements sur ces routes lointaines en trottinette ! Seulement je ne me doutais pas qu'en appuyant sur l'accélérateur, j'accélérais aussi le réchauffement de la planète !

-Bienheureux, on ne vous avait pas encore mis cette idée-là dans la tête ! Vous étiez juste conscient qu'avaler autant de kilomètres, ça devait polluer un peu mais c'était déjà de votre part, sans vous en rendre compte, une certaine sensibilité à l'écologie...

-Et dire que peu de temps auparavant encore c'était l'astronomie que je plaçais au-dessus de tout, tu vois si j'avais déjà baissé d'un cran. J'en étais à assembler un télescope quand ça m'a passé d'un coup le jour où j'ai préféré partir en voyage au pays des sables chauds et des corps de braise...

-Je crois que tu n'as jamais cessé de te chercher ailleurs que dans le présent et là où tu étais. Le contraire du carpe diem... Tu partais te rendre malheureux ailleurs et pour ça, un rien t'emportait... Mais tu sais que lorsque tu n'étais pas là tu manquais à tes collègues, disons à beaucoup d'entre eux...

-Ils ne devaient pas être si nombreux !

-Plus que tu ne crois... D'autant qu'à chaque fois que tu t'en allais ils se demandaient s'ils te reverraient un jour tellement tu semblais fuir pour un monde meilleur et la promesse de je ne sais quel amour sans pareil...

-Mais cela me touche beaucoup rétrospectivement sais-tu, même que je n'aurais peut-être pas dû partir aussi loin alors...J'aurais peut-être mieux fait de rester à dormir le matin chez moi au lieu de venir m'enfouir sous les combles dans ce que j'avais fini par appeler un bureau et qui d'ailleurs me convenait  parfaitement pour être situé très au-dessus de ceux des autres...

-A propos de dormir, lorsque vous dormez sur le côté, vos genoux se touchent-ils ?

-Non je ne crois pas car à y songer ce contact me paraît désagréable et il me plaît moi qui suis trop sédentaire de dormir dans la position du marcheur ou même de qui en rêve se voit en train de courir ou même de pédaler en l'air...

-Et dans ces cas-là on pédale parfois réellement dans son lit !

-C'est l'apanage du rêveur... Ah quand même ça aura été une bonne soirée et même si elle n'est peut-être pas encore tout à fait terminée je dois dire que le bénéfice que j'en ai déjà retiré, est assez copieux et de nature à m'aiguiller finement et durablement dans ce nouveau parcours qui m'échoit comme par enchantement...

-Mais c'est à ton seul mérite que tu le dois et tu sais très bien que si pour toi c'est encore une fois rampo dés en main, ce n'est pas Lady Luck qu'il te faut remercier mais ton inusable persévérance et ce goût immodéré pour les activités barbifiantes que tu excelles tant à t'infliger pour en prolonger indéfiniment le supplice. Bref tu aimais t'emmerder dans des soupentes de vieux bureaux jusqu'à en rendre l'âme ou en perdre sens commun.

-Je me demande bien quels seront mes émoluments désormais...

-Ils seront calculés grosso modo sur la moyenne de tout ce que vous avez perçu au cours de votre estimée carrière. Le montant en sera fixé une fois pour toutes, il n'y aura plus cette progression régulière avec franchissement d'échelons que tu as connue jusqu'ici. Bien sûr pour ne pas éveiller de curiosités malsaines vos fiches de paie seront semblables à des fiches de pension mais leur nature intrinsèque de traitement sera bien conservé par accord tacite reconductible.

-Oh oui j'y tiens parce que vous savez je ne pourrais pas supporter d'être vraiment à la retraite.

-Cela va de soi et de toute façon, après un petit temps d'adaptation, vous n'y penserez même plus, absorbé que vous serez par tous  vos soucis retrouvés de fonctionnaire à la tâche et à temps plein.

-Au fait, qui sera chargé de contrôler mes horaires ?

-Cher Bill, je crains fort que tu n'aies pas bien saisi la nature exacte de ta nouvelle situation et que, concernant cette dernière, quelque chose d'assez basique t'aurait même peut-être échappé. Voyons... Tu sais que tu n'iras plus au bureau désormais, que tu resteras chez toi où tu pourras disposer de tout ton temps à ta guise. Nous venons de voir que ton gardien d'immeuble n'est pas un gardien de prison et qu'il est habilité à te laisser sortir et rentrer comme tu le souhaiteras tenant même un vélo électrique à ta disposition.

-De quoi reprendre goût à la vie si je comprends bien. Mais tout de même mes moments de travail seront bien enregistrés, laisseront bien une trace quelque part ? Sinon ce n'est pas la peine que je me décarcasse...

-Mais bien entendu, il ne manquerait plus que ça que d'un seul coup vous ne serviez plus à rien ! Rassurez-vous, vous occuperez toujours votre place dans la société... Place que vous pourrez même ubériser atin de lui donner une assise plus solidaire, un confort ouvert et plus participatif. Quant aux moments que vous consacrerez à ce que vous aurez toujours à coeur d'appeler du travail, vos temps de connexion, qui en feront foi, seront archivés et consultables à tout moment par tout un chacun. Toute page visitée restant disponible d'un simple clic à qui aurait envie d'aller y voir. Sorte de contrôle diffus et anonyme dont vous ne saurez probablement jamais rien...

-Toucherai-je encore des primes ?

-Ah non dans votre nouvelle situation il n'y en aura plus. Mais le montant de votre pension, je ceux dire le montant de votre loyer ne sera pas excessif et ne devrait pas dépasser le tiers de votre salaire ce qui vous garantit un niveau de revenu utile largement suffisant pour vous loger. Des petits vieux à la retraite touchent parfois tout juste de quoi se trouver un gourbi et vous les studios de Boulogne ! Enfin je veux dire vous allez retrouver votre studio à deux pas des fameux studios de cinéma !  Pour l'usage de la bicyclette électrique vous devrez passer une visite médicale qui attestera de votre âge véritable. N'oubliez pas que votre âge officiel a été minoré pour des raisons de conformité et de plausibilité évidentes.

-Y a pas de vacances là-dedans ?

-GVP! Grand Vacancier Permanent. Vous y êtes ou pas? Promenade à toute heure, shopping quand vous voulez, grasse matinée tous les jours sauf le dimanche...

-C'est donc bien la retraite et puis c'est tout, mais on n'ose pas me le dire !

-Mais non pas du tout. C'est la nouvelle organisation du travail qui pourra peut-être prêter à confusion mais vous verrez que très vite vous ne pourrez plus vous en passer et faudrait vous payer cher pour réintégrer vos anciens bureaux.

--Seulement je ne dis pas que je n'irai pas y faire un tour ne serait-ce que pour avoir des nouvelles de mes anciens collègues  si quelques uns s'y trouvent encore bien entendu.

      

  

      

          

                 

            .

  

     

   

     

      

           

    

   

 

      

     

            

      

      

   

 

 

 

 

 

 

       

       

          

  

   

     

 

  

     

     

 

      

 

  

  

    

   

            

              

         

  

-

-   

   

 

  

 

    

         

          

 

 

         

       

 

-  

    

 

-        

      

      

     

        

    

                

               

   

                   

     

         

                                                                                                               

r                      
                       

 

 

 SOMMAIRE  METEOSOL

 

 

:

-Po

au

 

 

Ca