TOM REG    "Mini-contes drolatiques ou déroutants"     page 27sup2 

 

 

n° 257   ...  ( " Le chaînon manquant  ou L'hiberné ")

                      - Mais j'aperçois vaguement au bout de votre bras une serviette de cuir, pourquoi étiez-vous venu exactement ?

                      - Pour votre dossier que j'ai ici...Mais en raison des travaux d'électricité en cours ou imminents dans votre appartement, inutile que je l'ouvre. Ecoutez, votre situation est très simple et tient en deux mots : vous pouvez reprendre à votre bureau quand bon vous semble mais le plus tôt sera le mieux...

                      - En quel honneur ? Cela fait si longtemps...Se peut-il qu'ils se souviennent encore de moi ?

                      - Oui parfaitement et de quelques bons services par vous autrefois rendus à la noble cause qui préside à la chasse impitoyable des fraudeurs de tout poil et de toute envergure, ou tout simplement au bon classement des dossiers, et même si ces épisodes au total furent assez brefs et peu nombreux !

                     - Oh non, ils ne songent tout de même pas sérieusement à me voir revenir !

                     - Mais si, mais si, ils en ont la possibilité et même pourrait-on dire, le pouvoir. Et ce sera peut-être comme si vous n'étiez jamais parti !

                     - Une autorisation d'absence de huit ans en somme. Mais c'est scandaleux !

                     - Je vois que vous n'avez pas besoin de vos calendriers pour compter les années !

                     - J'en ai besoin précisément lorsqu'ils me manquent, les utilisant alors par défaut...Mais je vais sûrement les récupérer ou en acquérir d'autres,  je viens d'apercevoir le facteur s'engager dans l'escalier, il monte sûrement enfin pour me voir...

                     - En tout cas il faudra y mettre les formes, en particulier le recours à mon entremise d'homme de loi...Etes-vous prêt à subir l'épreuve d'une sorte de réintégration qui n'en sera pas une ? 

                     - Je suis prêt à affronter bien des vicissitudes et à m'infliger des tourments de toute sorte mais là franchement je ne suis pas très chaud pour revenir en arrière sauter dans la gueule du loup ! Qu'aurais-je à y gagner ?

                     - Huit ans de rappel de salaires, suppression de la mention "abandon de poste par disparition " dans votre dossier et la révision à neuf de votre carrière avec maintien de l'avancement qui aurait couru si vous n'aviez pas un beau jour, allez savoir pourquoi, effectivement disparu corps et biens pour venir semble-t-il vous réfugier ici en coupant comme définitivement les ponts sans donner la moindre nouvelle ! 

                     - Ici il est pratiquement impossible d'expédier le moindre courrier. Il n'y a pas une seule boîte aux lettres. On voit bien passer une sorte de facteur de temps à autre au dehors, mais où va-t-il, que fait-il au juste? Et surtout comment le croiser, le rencontrer ? Je ne sors plus de crainte de ne pas retrouver mon chemin...Et puis passe-t-il devant ou derrière ? Et surtout devant ou derrière quoi ? Il n'y a guère de repères alentour et les environs sont bien sombres. Quant aux souterrains...Au fait, comment êtres-vous venu ?

                      - Assez facilement. J'ai suivi un couloir pas trop long assez bien éclairé, poussé une porte pas trop lourde pour un petit bout de chemin dans une sorte de grand hall dont je ne voyais pas les limites mais où mes pas résonnaient, une ancienne gare peut-être, et puis un pont à nouveau le long d'une voie ferrée... Et après une petite descente qui n'a pas duré cinq minutes, un faux-plat avec de chaque côté dans un champ des voitures comme à l'abandon, l'une d'elles, tout près de moi, la portière grande ouverte...

                       - Ce n'était pas la mienne, la nuit j'en perdais toujours les clés !

                      -  Effectivement il faisait déjà nuit... C'est alors que j'ai aperçu la petite lumière jaune de votre hublot à peu près au centre de l'immense façade que j'eus tout à coup devant moi. Il ne me restait plus qu'à y grimper !

                      - Et vous ne saviez pas qu'en réalité j'habitais au rez-de-chaussée !

                      - Heureusement j'ai tout de suite vu qu'il n'y avait ni escalier ni ascenseur et je suis donc arrivé directement chez vous puisque vous n'avez pas de porte non plus...

                      - Chez moi, chez moi, c'est beaucoup dire...

                      - C'est exact, revenez chez vous, revenez vite ! Il en est encore temps puisque vous n'avez plus ni montre ni horloge ! Et comme votre vrai chez soi c'est votre bureau, recommencez tout par la simple visite de ces combles tout là-haut aménagés un jour spécialement pour vous ne l'oubliez pas et comme le temps là-bas non plus n'y passe guère, vous pouvez parier que personne n'a dû s'apercevoir de votre absence étant donné que même lorsque vous y étiez on ne vous y voyait pas ! Quelle différence entre hier et aujourd'hui ? C'est tout bénèf' ! Ni vu ni connu ! Vous ne serez sans doute toujours pas là mais vous y serez néanmoins à nouveau !

                      - Oui, c'est ça, toujours un peu crispé face à la petite porte, au cas où elle viendrait à s'ouvrir... Je suis sûr de retrouver cette attitude si particulière et surtout de pouvoir la tenir des journées entières sans que rien n'arrive, rien ne se passe jamais, à part des petits bruits de l'autre côté ou en bas plus loin, dehors aussi quelquefois par l'ouverture...

                     - Votre soupirail vous attend, alors?

                     - Alors je crois que c'est entendu, je m'apprête à refluer d'ici et à rentrer me repelotonner dans le giron poussiéreux de la grande maison dont les petits coulis parfois porteurs de lointains murmures vous ragaillardissent sur le coup des cinq heures, le brouhaha des départs tout en bas monte jusque là-haut...Et il sera à nouveau temps de quitter la pause d'attente et cet air mi-soucieux mi-laborieux dont je n'arrive pas à me défaire entièrement même rendu dans le métro ayant pourtant réussi à sortir de mon cagibis...

                      - Vous voyez, aux petits oignons ! Vous allez tout récupérer...

                      - Je vais reprendre exactement le chemin qui m'a conduit jusqu'ici !

                      - Vous devriez pouvoir faire rapidement afin de raccorder les deux bouts dans les meilleurs délais . Et la route n'est ni très longue ni très compliquée, n'oubliez pas que je l'ai prise pas plus tard que tantôt pour venir vous sauver...

                      - Ah oui mais ce n'est pas la même...Je n'ai pas reconnu dans votre description la route ou le chemin que j'avais emprunté moi-même à l'aller. Est-ce qu'à un moment vous n'aviez pas l'impression sans pourtant avoir fait demi-tour de revenir sur vos pas ?

                     - Nullement, la pente était toujours douce et bien droite. Il y avait cependant une main courante pour les passages les plus périlleux mais malgré une certaine crainte de glisser un peu ou même de tomber d'un seul coup sur la voie ferrée, je ne m'en suis pas servi une seule fois. Il m'aura suffi de suivre une petite lumière jaune qui paraissait posée sur l'horizon...

                     - La lumière centrale de ma tour probablement, comme un oeil...

                     - Alors c'est l'oeil de la nuit !

                      - Vous l'avez vu, vous l'avez trouvé ! C'est ce que vous cherchiez n'est-ce pas ?

                      - Je ne me doutais pas que ce serait votre hublot ou quelque chose d'approchant...

                      - Ah non moi, je n'ai qu'une petite fenêtre et encore au rez-de-chaussée je crois...Vous ne recherchez pas les fonctionnaires perdus n'est-ce pas ? Vous m'avez trouvé par hasard en pourchassant je ne sais quoi. On m'avait déjà parlé de cette lumière, un pur fantasme, une illusion ! Ne me dites pas que vous l'avez vraiment vue !

                       - Sinon, comment aurais-je pu vous retrouver ? Après ce chemin à la fois encaissé et tortueux, ces fausses routes où l'on s'engage même si on y suffoque tout à coup à cause d'étranglements...

                       - Vous ne savez pas boire au goulot c'est évident...Par où êtes-vous passé exactement ?

                       - D'incessants fourvoiements dans des contrées obscures...Mais l'important c'est que je vous ai retrouvé car votre indice de perdition me paraît des plus élevés. Heureusement j'avais vite saisi que pour avoir une chance de vous rejoindre il fallait se perdre soi-même plusieurs fois...Et j'ai fini par aboutir ici dans cet endroit pour le moins curieux, non, vous ne trouvez pas ?

                       - Vous êtes peut-être dans votre quartier après tout, les distances sont trompeuses. On pense avoir parcouru d'infinis terrains glauques et mal signalés et on se retrouve juste derrière chez soi, dans son environnement mais sous un angle moins familier voire inédit, méconnaissable. Et à deux pas de son lit, on fait demi-tour pour rejoindre ces contrées inconnues où on a eu si peur mais où on compte bien pourtant y retrouver cette fois-ci enfin, et pour de bon, son petit nid douillet, jusqu'à un nouveau retour en arrière et ainsi de suite jusqu'au bout de la nuit...

                       - Oui, j'ai connu moi aussi de ces nuits d'allers-retours interminables entre un chez soi qu'on ne reconnaît pas et un autre où c'est vous qu'on ne reconnaît pas...Mais comment avez-vous fait pour dénicher   un endroit pareil ? Il n' y a rien, absolument rien !

                       - Et encore, vous n'avez pas tout vu !

                       - Je n'aurai donc rien vu car je dois repartir immédiatement...

                       - Regardez ! Au moins une fois...Regardez au moins une fois par la fenêtre !

                       - Pour préparer votre retour ! Je vais faire mon maximum pour vous mais je vais commencer par devoir rédiger une sorte de mémorandum rien que sur les lieux fréquentés ou occupés par vous-mêmes durant votre disparition. Et alors ici, par exemple, ne me dites pas qu'il n'y a rien du tout, nulle part. Il y a bien au moins un commerce dans les environs, sinon comment les gens, tous vos voisins et encore une fois ce n'est pas parce que vous ne les voyez pas qu'ils n'existent pas, d'ailleurs vous les entendez, feraient-ils pour survivre, pour manger ne serait-ce qu'un peu de temps en temps ? Donnez je vous prie des éléments concrets, la vie de tous les jours moi j'sais pas...

                       - Ah bah oui il y a je crois une boulangère quelque part, tout en bas de la rue il me semble avoir entendu dire...

                       - Et bien voilà, c'est très bien, c'est du concret ça, une boulangerie ! Et du basique ! L'essentiel pour tout dire, du pain aux petits oignons...une boulangère !

                       - Seulement quand j'ai voulu aller voir, je n'ai même pas trouvé la rue, il n'y a pas de rue !

                       - Parce que vous avez voulu la voir depuis chez vous, sans sortir, ce n'est pas ça ?

                       - Ils disaient la rue, je pensais qu'il n'y en avait qu'une et que c'était celle qu'on apercevait de chez soi, quelquefois, si on se penchait suffisamment !

                       - Mais vous vous penchiez du mauvais côté, certainement là où justement il n'y a rien, c'est malin !  Apparemment ici, comme partout, c'est tout ou rien. Il y a deux côtés, deux faces, et même deux façades si vous voulez mieux, à  toutes choses ! A tout immeuble ! Une depuis laquelle la vie au-dehors est calme et paisible, coutumière, naturelle tandis que depuis l'autre c'est le grand rien qui domine, la grisaille permanente, la noirceur perpétuelle. Et c'est justement celle-ci que vous avez choisie pour vos investigations oculaires, vos petits zyeutages à frissons...

                        - Je n'avais pas le choix, il n'y en avait qu'une, l'autre m'est inaccessible...Ragardez vous même !

                        - Je vois sur vos deux murs opposés d'un côté une fenêtre, de l'autre un hublot !

                        - Le hublot est factice, la fenêtre ne donnant sur rien, je m'y pends, m'y suspends de temps en temps espérant peut-être la survenue de quelqu'un mais goûtant surtout le lent accroissement de cette sorte de tangage que je ressens au bout d'un moment...

                          - C'est extrêmement curieux et je me demande si je dois mentionner cela dans mon rapport.

                          - Vous faites un rapport alors ?

                         - Un rapport de revalorisation après disparition. C'est concis, structuré, équilibré, motivé, objectivé et cela doit être assorti du plus grand nombre d'éléments possibles concernant la vie pratique et usuelle du disparu tout de même que ses habitudes en matière de langages et conversations durant toute la durée de sa disparition. Vous voyez, c'est très précis. Tout doit être clair et logique.et que vos

                          - Quel travail en effet ! Ne parlez pas de mes pendaisons par la fenêtre, cela ne ferait pas très sérieux.

                          - D'autant que vous habitez au rez-de-chaussée et que vos rêves d'évasion me paraissent très limités !

                          - Dites que j'y prends simplement du bon temps en attendant mieux...

                          - Je vais mettre qu'ayant eu le choix de votre installation, vous avez opté pour la meilleure façade de votre immeuble c'est à dire la plus lumineuse et la plus aérée...Que vous avez en outre choisi au lieu d'un hublot une fenêtre par laquelle vous vous plaisez à jouir tranquillement du paysage aussi souvent que possible...

                           - Oui dès que le noir du ciel devient un peu moins noir, le ciel et tout les reste ! Si c'est un ciel... Forcément il n'y a rien , le néant de ce côté-là ! J'ai dû me tromper de côté...

                           - Laissez-moi faire, ne m'embrouillez pas...Oui alors justement lequel préférez-vous, le côté hublot ou le côté fenêtre ?

                           - Je ne connais pratiquement et réellement ni l'un ni l'autre...

                           - Vous avez bien une petite idée ?

                           - Oh je les ai pratiqués un tout petit peu au début l'un comme l'autre les ayant aperçus par hasard comme se dédoublant par instants, me permettant ainsi de comparer deux styles d'observation...

                           - Alors ? Dépêchez-vous, je dois noter tout ce qui concerne votre installation ! Et sur un imprimé assez spécial qui n'est pas commode...

                           - Je vois, c'est une ampliation, je vous plains..Alors voilà, oui le côté hublot a de loin ma préférence...Il me confère l'oeil de poisson tout à fait adapté à la sorte d'aquarium où paraît évoluer, du moins vu d'ici,  le petit monde de ce drôle de quartier...On aurait dit une espèce de film projeté plutôt, cela scintillait un peu par moments avec des ralentis ou des accélérés selon les heures et puis tout s'est arrêté sur une image semble-t-il, peut-être parce qu'il n'y avait plus personne, seulement une grande place vide entourée de bâtiments à arcades et une sorte de lune comme en carton censée signifier la nuit...

                           - Vous n'avez rien remarqué de spécial ?

                           - Si, la boulangère ! Un autobus est arrivé dans lequel elle était assise à côté du chauffeur sur un petit strapontin réservé normalement aux inspecteurs qui contrôlent les billets et l'horaire. Elle m'a surtout paru partager avec eux le privilège insigne de pouvoir parler au conducteur pendant tout le trajet avec force gestes et animation malgré le panneau d'interdiction juste au-dessus présentant cette pratique comme dangereuse.  Quand elle s'est levée en lui bouchant exactement le pare-brise au moment du virage juste avant l'arrêt j'ai compris qu'elle était sûrement en plus de boulangère quelqu'un qui comptait dans les autobus qu'elle semble en outre emprunter gratuitement... Curieux non ?

                          - C'est assez étonnant...

                          - Je vous assure qu'on ne dirait vraiment pas une boulangère ! Aussi ai-je beaucoup regretté de ne plus avoir accès à ce côté-ci de la commune pour savoir au moins si c'est bien ainsi qu'elle rentre tous les soirs de sa boutique, assise sur sur son strapontin à dissiper l'attention des conducteurs pour je ne sais trop quoi, des petits bouts de papier qu'elle leur tend, et cette façon de leur pointer la lune...

                          - J'entends bien mais en quoi constitue-t-elle une voisine pour vous ?

                          - Parce qu'aussitôt descendue de l'autobus elle a couru s'engouffrer ici, par-là en dessous en tout cas, que très vite un bruit de porte a mis fin à celui de ses pas et que je ne l'ai plus jamais revue depuis !Qu'en dites-vous ?

                          - Je pense que c'est une bonne femme quelconque, à la rigueur une employée des bus ou l'épouse d'un chauffeur, libre à vous de croire qu'elle est votre voisine ou la boulangère du coin. Je vous signale que la porte en bas de chez vous peut très bien aussi être un simple passage...

                          - Vers quoi ? Je vous dis de l'autre côté il n'y a rien, rien du tout. Si c'est un passage, c'est un passage mort. Par contre si comme je le pense c'est un escalier de l'immeuble, alors j'y ai déjà entendu parmi d'autres la voix de cette femme et en outre la seule voix indubitablement féminine...Cela me semble  suffisant non ? Quant à la lune j'admets qu'il s'agit peut-être d'une de ces lunes en carton qui de loin font illusion...

                          - Alors je vais mettre que vous semblez avoir eu dans ce lieu encore indéterminé un séjour plutôt tranquille et de nature à vous requinquer. Vous fréquentiez souvent un petit cinéma où l'on projetait de vieux films de grandes villes avec places à arcades et autobus et dont les images un peu sautillantes et lunaires vous ont enchanté...

                          - Et bien savez-vous que vous n'êtes pas tombé loin ? Figurez-vous qu'une nuit, depuis la  fenêtre, j'ai aperçu au beau milieu de la place un petit bonhomme qui venait de s'y arrêter avec une valise qu'il ouvrit aussitôt et en en détachant le rabat qu'il posa sur un petit pliant entreprit à l'aide d'un appareil que je ne distinguais pas bien d'y projeter des images !  C'était comme un petit cinéma minuscule et à ma seule intention vu que la place était entièrement vide...

                          - J'ai connu cela me semble-t-il, je ne sais plus, ou peut-être l'ai-je simplement lu quelque part...

                          - Et de chez moi, malgré le tout petit écran, je voyais très bien le film, une foule en liesse sur une immense place dans le plein soleil de l'été ! Et cette place-là justement, j'en reconnaissais les arcades en dépit des images un peu sautillantes, mais autrefois, il y avait de cela très longtemps et qui depuis était devenue si triste, si déserte à toute heure, si nocturne en plein jour, à peine agrémentée parfois d'un soleil lunaire ou même seulement d'une vieille lune !

                          - Je me demande encore comment vous avez fait pour vous habituer à un endroit pareil !

                          - En tout cas je fus extrêmement touché par cette petite séance qui venait sinon égayer du moins distraire un peu ma solitude. Je ne savais comment être reconnaissant envers cet homme qui s'était déplacé pour moi seul ! Je ne pouvais pas lui lancer des pièces, il était bien trop loin ! Et puis un service si particulier méritait beaucoup plus que cela !

                           - Parce que vous croyez qu'il a fait tourner son petit cinéma-valise pour vous tout seul ?

                           - Je vous l'ai dit, si la place était noire ce n'était pas de monde et croyez-moi tout autour un vrai four, le four des ténèbres ! Aucune lumière nulle part, juste le petit écran qui scintillait...

                           - Vous êtes bien dans une tour ici ?

                           - Je n'en suis pas sûr mais c'est l'hypothèse la plus probable...

                           - Vous imaginez le nombre de fenêtres qui sont au-dessus de la vôtre ?

                           - Il y en a beaucoup vous croyez ?

                           - Peut-être une ou deux dizaines, les unes au dessus des autres jusqu'en haut. Et éclairée ou non, derrière chacune d'elles peut très bien se tenir une ombre apercevant également ce petit spectacle pour le moins curieux, ce mouchoir de poche animé d'images colorées au beau milieu de la nuit, persuadée que ce prodige n'a lieu que pour elle seule...

                           - Des ombres peut-être seulement moi je ne suis pas une ombre !

                           - En êtes-vous certain ? Très souvent je me demande ce que vous êtes et particulièrement depuis que je vous ai retrouvé ici, du reste par le plus grand des hasards car je ne vous cherchais pas savez-vous ?

                           - C'est votre côté Picasso, vous ne cherchez pas, vous trouvez !

                           - Dites plutôt Picassiette, je cherchais un restaurant ! C'est le week-end là-bas, j'étais sorti faire un petit tour du côté du lac de la Barbeleuze et peut-être déjeûner de quelques perchettes !

                           - Ah mon pauvre,  je viens juste de finir de m'alimenter. Mon stock est épuisé. Je n'avais que des figues et du chocolat.

                           - Mais cela vous a bien réussi on dirait, pas la moindre pâleur, ne vous en faites pas c'est le principal ! Et j'aurais même dû vous consulter là-dessus...La figue et le chocolat !

                           - C'est le régime idéal ! L'antagonisme parfait des vertus digestives ! L'une vous pousse, l'autre vous retient. Et vous réglez votre pas à votre convenance, la fréquence de vos arrêts dans les lieux appropriés est toujours régulière et votre présence dans ceux-ci des plus agréables car jamais leur durée n'est ni trop longue ni trop courte !

                          - On croirait un manuel de survie...

                          - Ce fut ici pour moi pendant tout ce temps exactement le cas ! J'avais tout cela  dans deux cartons à ma disposition permanente. Ce dont je me souviens moins c'est comment et quand ils entrèrent en ma possession. Je ne suis pas venu ici avec, comment aurais-je pu franchir ces deux barres qui réclament non seulement toute l'attention du passant mais ses deux mains libres et le plus souvent ramenées au niveau des pieds si on ne veut pas revenir sans arrêt en arrière ?

                          - Ce sont peut-être des colis que votre mère vous aura envoyés ? 

                          - Elle m'en envoyait oui autrefois au Pré Fleuri où je passais mes mois de juillet d'enfant et où il fallait surtout alimenter le trésor de confiserie institué par Madeleine Bonzon, grand espoir suisse du ski national et fille de la maison, qui le redistribuait entre nous tous d'une manière qu'elle jugeait plus juste eu égard à ceux qui ne recevaient jamais rien...N'aimant pas les bonbons j'en prenais un pour la frime et le mettant dans ma poche je sortais seul regarder juste en face dans le soir tombant, et avec la vague idée d'y monter peut-être un jour, la masse rougeâtre et pataude du Grand Muveran ou les airs de mélancolie grave  de la Tête à Pierre Grept...

                          - Vous ne me disiez pas tout !... Mais quand même, vous n'allez pas prétendre que depuis  votre arrivée ici dans cette tour ou cette guitoune de plain-pied - où vous situer exactement ?- vous n'avez jamais une seule fois mangé dehors au restaurant, vous qui là-bas, dans l'autre monde, y mangiez pour ainsi dire sans arrêt !

                         - Dans l'autre monde ! Aurais-je trépassé sans le savoir ? Sans m'en rendre compte ?

                         - Vous avez de toute évidence en pénétrant dans ces régions, au demeurant plutôt obscures, comme changé de mine. Vous n'êtes indéniablement plus le même ! Vous reflétez une pâleur nocturne qui n'est pas du meilleur effet. Je n'ai pas voulu vous le dire en arrivant afin de ne pas vous inquiéter plus que nécessaire mais de toute évidence ce pays ne vous convient pas ! Y a-t-il seulement un seul restaurant qui fonctionne alentour ? Non !

                         - Il y en avait un tout au début. Je m'y étais rendu le premier soir, de l'autre côté de la place. Une sorte de Pizzeria de bonne ambiance, des serveuses très aimables, une clientèle agréable, des clients ni trop bruyants ni trop éteints. On m'avait donné un petit carton avec les horaires  et le roulement des plats du jour. Bref je pensais avoir déniché le lieu de mastication idéal mais le lendemain soir, quand je suis revenu la salive au bec je fus vite bec dans l'eau car ma gargote de rêve n'y était plus ! 

                         - Comment cela plus ?

                         - Plus une vis, plus un boulon ! Tout avait disparu à l'exception de quelques pilotis et d'un  câble serpentin dont la grosse prise à trois dents permettait sans doute le branchement de l'ensemble au réseau général dont le moins qu'on puisse dire est que dans le coin il ne paraît guère sollicité, s'il l'est encore quelque part !

                         - Le fait est que la moindre ruelle alentour est d'une noirceur ! Ils auraient pu mettre un lampadaire ici ou là. Ne sortez pas la nuit ! Attendez le jour.

                         - Il ne se lève jamais.

                         - Pour le temps qui vous reste ici, vous n'allez plus tarder, faites pour le mieux. En attendant revenons tout de même à votre dossier. J'aurais besoin ici de l'altitude précise des deux sommets que vous m'avez cités tout à l'heure, attention au mètre près et tels qu'ils figuraient à l'époque sur les catalogues et les prospectus de la station ou de votre home d'enfants...

                         - C'est sans problème que je vous les communique à l'instant car je les ai toujours à l'esprit : 3055m pour le premier et 2903m pour l'autre.

                         - C'est bien mais sachez que je ferai vérifier ces chiffres par le Service des Vieux Papiers.

                         - Je suis heureux d'apprendre que le SVP existe toujours. J'y ai travaillé un moment.  

                         - C'est là que vous devrez reprendre, si vous reprenez un jour...Mais rassurez-vous, ils vous ont sûrement oublié depuis longtemps ! Vous serez comme neuf pour eux...

                         - J'y ai toujours été seul...

                         - De toute façon votre installation demeurera inchangée : vous serez dans les Combles ou dans les Sous-Sols, l'entre-deux vous étant, semble-t-il, devenu définitivement interdit !

                          - Tant mieux, j'aime les niveaux extrêmes, leurs lucarnes comme leurs soupiraux. C'est je crois le soupirail du premier sous-sol qui me plaisait le plus. On y entendait parfois croasser des corbeaux et en décembre les rayons de soleil les plus rasants de l'année, je ne sais trop comment pour quelques instants, arrivaient jusqu'à moi !

              - Vous ne risquiez pas l'insolation !

              - C'est plutôt la lune qui me cause des soucis maintenant. Il n'y a plus qu'elle au ciel à présent... Vous avez vu ? Elle tombe même parfois sur le sol !

              - Des bouts de carton tout au plus, vaguement découpés et jetés ça et là par par des enfants qui s'amusent !

              - Ici des enfants je n'en ai guère vu que sur l' écran du petit cinéma. Leurs rires joyeux mêlés aux flonflons de l'été on ne les entend pas beaucoup dans les souterrains ou les fausses buanderies ! S'ils n'ont  pas d'enfants, ils pourraient au moins en adopter ou en recueillir ne serait-ce que pour l'avantage fiscal. Je connais des régions et non des moindres où ils paraissent n'en avoir que pour cela ! Il doit bien y avoir aussi des Impôts dans ce monde-ci. Il n'y a pas de monde sans Impôts !

              - En longeant le fleuve j'ai aperçu une sorte de forteresse en longueur plantée sur la rive d'en face avec de petites fenêtres façon hublot qui lui donnaient une allure de grand bateau échoué...

              - Ce sont peut-être les fameux bureaux embarqués qui existent certainement et qui font escale deci delà autour du monde à l'occasion d'un changement de fonctionnaires qui en dehors de cela n'ont pas le droit de descendre ou d'une augmentation d'effectifs à leur bord ! Ils en profitent pour poster le courrier qui doit donc attendre un mouillage prévu du bateau ou que les mers soient subitement moins houleuses...

              - J'ai toujours envié le statut si particulier de ces curieux bureaucrates et leur installation oscillante!                                                                                                                                                                                                    - J'ai  failli m'y faire muter autrefois mais ne pas pouvoir en descendre sans démissionner !             

              - Ils deviennent par force des sortes de marins perpétuels !

              - Dites plutôt des marins d'eau douce !

              - Ce seraient plutôt des mariniers. Toutefois ils travaillent authentiquement dans la cale de leur grand navire qui est du genre cargo mixte tout à fait ordinaire et qui continue à prendre des passagers ignorant tout de cet aménagement bureaucratique sous-marin puisque ces curieux collègues sont installés sous la ligne de flottaison et n'ont pas le droit de monter sur le pont.

              - Ce sont des sous-mariniers !

              - Oui, si vous voulez. Ils en ont la rigueur et l'individualisme. Ils travaillent isolés dans des petites alvéoles aménagées le long de la coque. Coupés de tout et comme inatteignables, leur courrier très redouté peut être envoyé à n'importe quel péquin à travers le monde entier. Leurs très nombreuses missives étant acheminées par des ballons dirigeables postés en attente aux quatre coins du globe ! Et si le retard dû aux vents contraires peut s'accroître à en devenir phénoménal, leurs funestes enveloppes à fenêtre finissent toujours par atterrir quelque part...

              - Oh moi, je n'ai nul besoin de passer à ma boîte aux lettres pour être persuadé que je n'en reçois jamais !

              - Voire ! Je vais y passer moi. Où est la clé ?

              - Elle est dans mon tiroir, tout au fond. C'est je crois tout ce qu'il contient. Mais ne vous perdez pas, le hall est grand !

              - Moins que votre espace personnel ! Ce logis d'aventure !

              - Peut-être...J'ai l'impression qu'ils sont tous deux de dimensions variables. Certains jours l'entrée de l'immeuble me semble immense et mon logis minuscule et d'autres exactement l'inverse où il me faut d'abord traverser une sorte de placard, et pour me sentir ensuite chez moi m'habituer aux dimensions peu propices à l'intimité d'un espace à l'étirement infini sans murs tout à fait visibles. Je suis curieusement logé, vous ne trouvez pas ?

              - Ou pas logé du tout et votre boîte aux lettres en serait la preuve !

              - Comment, vous l'avez trouvée ?

             - Par déduction ou plutôt par élimination : elles sont toutes nominatives sauf la vôtre ! Ce qui est curieux c'est que tous les noms sur les autres boîtes sont barrés.

             - Ce sont les gens qui sont partis...

             - Alors, ils sont tous partis sauf vous. En ce cas effectivement vous n'avez pas besoin de nom sur la vôtre. Vous voyez, si cela se trouve, le facteur ne connaît que vous !

             - En ce cas il devrait venir plus souvent ce n'est pas gentil...Je ne le vois jamais. Il paraît ne pas me trouver ou m'ignorer. Il monte pourtant...Pour qui là-haut ?

             - Pour les sans-boîtes, il y en a beaucoup à présent. Ils préfèrent recevoir leur courrier de la main à la main, directement du préposé...

             - De sacrés bavards ! Ces discussions dans les escaliers !

             - Le courrier n'est qu'un prétexte. C'est l'échange de base des cancans ordinaires. Et je ne sais par quel miracle, mais vous semblez en être dispensé ! A l'écart de cette liturgie quotidienne de la bonhommie et de la bonnefemmie dont vous pensiez bien être totalement débarrassé en venant jusqu'ici après une errance pourtant longue et pour le moins hasardeuse et éprouvante !

             - Je ne pensais vraiment pas être en mesure de pouvoir les entendre encore malgré tout cet effort de ma part pour m'en éloigner le plus possible comme vous avez la complaisance de l'attester devant moi !

             - Je peux mentionner également qu'aussi loin que vous vous en teniez,tous les bonshommes et les bonnes femmes dont vous ne serez jamais, malgré votre âge déjà largement suffisant et un teint quelque peu défraîchi, continueront à vous hanter et à figurer à vos yeux des croque-mitaines ou des vieilles badernes à fuir coûte que coûte et dont vous croirez un peu partout entendre les voix souvent chevrotantes jusque dans les courants d'air d'un hypothétique escalier  !

             - Vous feriez cela pour moi ?

             - En tous les cas je vais surtout mentionner que vous ne pouviez pas recevoir de courrier en raison  de l'agencement des boîtes aux lettres et de la non-conformité de leur structure...Tenez, en attendant jetez donc votre clé dans le no man's land, elle ne sert à rien, votre boîte est en permanence ouverte ne pouvant être fermée !

             - J'ai rudement bien fait de n'y être jamais allé !

             - C'est donc une fausse clé, jetez-là !

             - C'était par contre la seule chose que je possédais ici...

             - Vous allez bientôt retrouver votre chez-soi, votre vrai chez-soi !

             - Je préférerais mon chez-moi s'il existait et si la grammaire autorisait cette forme tout de même plus parlante !

              - Rassurez-vous, vous retrouverez les deux car vous avez votre chez-vous qui vous attend et tout ce que vous voudrez en plus ! Dépêchez-vous, commencez vos bagages pendant que je termine mon rapport qui doit à tout pris être produit sitôt votre retour...J'en mettrai une petite synthèse dans votre poche au cas où...

              - C'est plus prudent si je dois rentrer directement chez moi ! Car vous ne m'accompagnerez pas jusqu'à ma porte n'est-ce pas ?

              - Dans ma situation je ne peux pas, ce serait trop risqué ! Vous serez censé être en mesure de vous déplacer seul et en tout lieu réputé ordinaire de garder bonne mine, maintien calme et l'air si possible de ne pas revenir du diable-vauvert ! 

              - Je prendrai plutôt l'air de revenir des commissions ou de la poste car je n'aurai pas de valise, je ne la retrouve pas !

              - Débrouillez-vous, mettez tout dans un grand sac, ça ira très bien !

              - De toute façon je n'ai pas d'affaires à mettre dedans. Je n'arrive plus à savoir si c'est parce qu'on m'a tout pris ou parce que je n'avais rien apporté...

              - Attendez je vais donc écrire que vous avez toujours le sens des responsabilités, ainsi que des scrupules indéniables et judicieux...En conséquence le retour à sa condition d'assermenté-protégé est sollicité...de même que ses...prérogatives...concernant l'abonnement aux tickets de cantine...et à la machine à café... tout comme la dispense...à titre permanent...de tout pointage... ou du respect...d'un quelconque horaire... Cela vous va-t-il ?

              - Parfait mais je crois bien être toujours commissionné et qu'en rien mon errance, me semble-t-il et aussi improbable soit-elle, ne m'a privé de ce privilège tant recherché, du reste en voici la carte, je ne m'en séparais jamais, je suis parti avec, ne serait-elle plus valable ?

              - Faites voir... "Au nom du Peuple Français...le Directeur des...requiert les autorités constituées...de prêter aide, appui et protection à monsieur...dans l'exercice de ses fonctions..."...Bien-bien, oh écoutez on va rajouter "soutien"..."aide, appui, soutien et protection à monsieur vous-même donc..."  Je vais vous la faire refaire et la compléter en plus de la sorte "...dans l'exercice de ses fonctions et en toutes circonstances dans sa vie en général..."

               - Je serai à peu près intouchable alors...

               - On vous regardera de loin ou on vous approchera mais avec des petites pincettes !

               - Je me demande si je mérite vraiment cela, ce surcroît d'aide et de protection...

               - Pensiez-vous mériter le niveau précédent ?

               - Non. Il me semblait déjà passablement excessif pour le risque réellement encouru et l'usage que je comptais en faire...

               - Alors, qu'est-ce que ça change ? Laissez-vous faire,  cela ne vous coûte rien car inclus dans la révision de carrière et les privilèges particuliers qu'elle autorise...

               - Je n'oserai jamais m'en servir...Je n'ai déjà presque pas utilisé l'autre par peur de l'infatuation ou de la suffisance...J'y suis déjà tellement sujet et pour des petits riens !

               - "Zone de l'errance"...Voyons, comment ça s'appelle ici au fait ? Vous n'avez pas une petite idée ? A part "Le Grand Méchant Noir" ou "La lueur des écoutilles" ?

               - C'est ça, c'est comme un grand bateau qui avance dans les ténèbres qu'il projette autour de lui ! Je ne m'y retrouve jamais ! C'est à la fois un ancrage et une dérive...

               - "Aux Ronds de Lune" peut-être ? Méfiez-vous, vous en avez un sous le pied !

               - S'il n'y en a pas, il s'en collera un dès que je serai dehors, je le sais trop bien. J'ai l'habitude de ces fausses sorties ! Un cartable au bout du bras ou un bout de papier pour la frime je n'ai pas fait six pas avant de revenir aussitôt, les mains vides avec oui seulement une sorte de lune collée sous le pied... 

               - Même ici je ne sais où, vous continuez à perdre vos affaires ! Ces histoires de lunes ne sont que le reflet ou même l'attestation de vos errances nocturnes et toujours pas maîtrisées !

               - C'était en plus je crois tous mes papiers importants, ceux qu'on doit toujours conserver comme les diplômes ou les titres de propriétés, les certificats de vaccination ou de conformité, de normalité, tous ceux qu'on ne peut pas faire refaire...Vous voyez je perds tout ! Le superflu comme l'essentiel...

               - Je vais mettre que vous avez retrouvé ici toutes vos capacités, votre sens du rangement et de l'organisation et attester de votre aptitude à un poste  dans un service d'ordre et de classement ou même dans une Conservation des Hypothèques...

               - C'est étrange, vous m'ouvrez la voie des grands paradoxes et de ceux qui les incarnent !

               - J'ai percé à jour votre ambivalence oscillante depuis longtemps et je sais trouver le moment où raclant le bas-fond, vous ne pouvez plus que remonter pour vous remettre ou vous laisser remettre en selle. Nous y sommes.

               - Je ne vois pas mon cheval m'enfin si vous le dites...Quant à mon ambivalence pardonnez-moi mais elle me semble facile à voir dès qu'on regarde au bon endroit et sous l'angle acceptable...

               - Qualités actuelles : "...lucidité...bonne vision des choses et de lui-même...sens de l'acquiescement courtois ou diplomatique..."  Vous êtes en conséquence sur la bonne voie et dans le bon sens. Bravo, vous voilà remontant, bien installé dans la grande roue à godets des existences en perpétuelle révolution.  Et ce ne sont plus ceux qui se sifflent !

               - Je les laisse à présent, il est vrai, siffler tout seuls sur les comptoirs !

               - Dites-moi, quand vous êtes arrivé ici, avant de vous installer dans ce local aux dimensions disons incertaines, vous n'auriez pas cherché à voir quelqu'un, un autochtone afin je ne sais pas moi de fixer un peu les choses ou simplement de vous présenter comme nouvel occupant ?

               - Si justement, aussi ai-je frappé à une porte. La seule à vrai dire que j'avais vue dans le hall de cette grande tour qui n'était peut-être pas celle-ci mais celle d'à côté. Une femme entrouvrit en demandant ce que c'était. Je suis un étranger, j'arrive de très loin et ne connais personne. Ne regardez personne et ne demandez rien, me répondit-elle en refermant doucement sa porte. Cette recommandation inattendue me parut judicieuse. D'autant qu'elle recoupait grosso modo mon principe de comportement dans l'existence en général et que cette brève intronisation ne pouvait que m'inciter à faire de ce curieux endroit ma nouvelle villégiature...

              - Avez-vous revu cette femme par la suite ?

              - Et bien oui, tout à fait. Elle est venue frapper à ma porte me rendre mes trois coups. Je venais de retrouver mes clés et j'ai donc pu lui ouvrir. On ne vous voit pas beaucoup. Quand je vous aperçois avec vos valises traverser la place on dirait que vous transportez de vilaines choses, mais peut-être tout bonnement  la misère du monde, sa tristesse aussi...Faut pas rester tout seul ! Vous avez l'air gêné sans raison valable. Venez nous rejoindre dans l'escalier, c'est là que nous nous réunissons. De temps en temps ça fait du bien de causer un peu de choses et d'autres! On compte sur vous. Le matin, le soir ou même la nuit, comme vous voudrez, à toute heure il y a quelqu'un ! On a bloqué la minuterie. C'est dans l'autre tour, vous trouverez bien ! Tout en haut ! Au bout ! Au fond !

              - Vous promenez souvent des valises ?

              - Jamais ! Je n'en ai pas. Elle a dû me confondre avec quelqu'un d'autre...

              - Avec le petit cinéma par dit ! Vous me disiez bien qu'il était le seul à arpenter cette immense place qui ne semblait faite que pour lui !

              - Mais non, son matériel est minuscule et tient dans une seule valise, il n'a qu'une valise ! Non, il y a quelqu'un d'autre par ici, qui m'échappe et que je n'ai sans doute jamais vu...Je croyais pourtant bien être seul alentour, je ne comprends pas...Cette femme avait l'air sincère sans aucun doute. Il est vrai qu'elle non plus je ne l'avais jamais vue alors qu'elle semblait me connaître...

              - Ne comptez pas sur moi pour signaler l'insuffisance flagrante de votre implantation ici même car cela serait probablement sans effet et surtout parfaitement inutile étant donnée l'imminence de votre retour dans des régions plus civiles...

              - Disons urbaines, vraiment urbaines !

              - Si vous voulez. Et avec de vrais cinémas !

              - Et bien voyez-vous je crois qu'à présent je préfère les tout petits ambulants si toutefois il en existe ailleurs qu'ici ou si celui-là se déplace vers des endroits moins nocturnes et s'il n'a pas trop peur des foules que pourtant il excelle à montrer sur son minuscule écran précisément lorsqu'il n'y en a pas autour...Des foules d'enfants libres et joyeux au grand soleil des vacances d'autrefois ! J'aurai au moins découvert cela en venant jusqu'ici je ne sais plus trop comment ni à la suite de quoi...

             - D'un abandon de poste, pur et simple...

             - Comment ai-je pu faire une chose pareille ? On m'avait parlé d'une posture d'abandon de ma part, oui c'est vrai, je devais me méfier mais j'avais attribué ce jugement hâtif à une vague assimilation avec mon maintien un rien indolent après les repas à la cantine peut-être ou dans les couloirs quand il fait trop chaud... Une certaine nonchalance devant la pointeuse qui pourtant me fait peur, un air de rêver quand la panique de croiser un collègue redouté sans raison valable me prend, un chantonnement quand le disque intérieur que je me passe pour conjurer mes appréhensions ou mon ennui devient trop fort et déborde malgré moi...

              - Il est probable que la somme de tous vos états d'âme et atermoiements doit peser lourd dans votre quotidien mais sachez que c'est de peu de poids au regard des obligations découlant de la simple déontologie du fonctionnaire et du simple bon sens. Vous n'êtes pas là, on vous porte absent. Où êtes-vous? Cela n'y fait rien. Vous n'occupez plus votre poste...

               - Je devais toujours reprendre le lendemain, mais chaque jour m'éloignait davantage...Une sorte de paysage s'était mis à défiler de chaque côté comme dans un train. Cela dura assez longtemps avec retours et nouveaux départs parfois incessants ou très rapprochés...

               - Vous aviez pris un abonnement...

               - Je n'arrivai pas à fixer mon point de fuite...Je revenais immanquablement à mon point de départ.

               - C'était une variante à l'horizontal du saut à l'élastique !

               - Je n'en revenais pas moi-même !

               - Ou plutôt vous ne saviez jamais si vous reveniez ou si vous repartiez. J'ai connu cela moi aussi et dans des circonstances à peu près similaires. J'hésitais entre la mer et la montagne revenant sans cesse de l'une à l'autre et réciproquement ! J'en étais venu à m'en remettre à un vent favorable...

               - Inutilement sans doute car selon le dicton il n'y a pas de vent favorable pour qui ne sait pas où il va !

               - Vous connaissez admirablement toutes les arcanes des subterfuges et des atermoiements !

               - Disons que je suis un anémophile averti et heureux de l'être car moi tout vent m'emporte où que j'aille et où que je sois. Et croyez moi, un simple zéphyr me suffit pour filer au plus vite, pour contrer et me libérer de tout élastique, réel ou supposé !

               - Alors pourquoi ces aller-retour intempestifs que vous prétendiez subir, incapable de vous en dégager ?

               - Parce qu'il n'y avait pas de vent !

               - Vous avez réponse à tout. Et c'est parfait car cela vous aidera certainement le jour où vous serez convoqué pour vous justifier en répondant aux questions des membres du CSFP ! Cela est en effet prévu par une note dont j'ai la copie ici même...Voulez-vous en prendre connaissance ?

               - Qu'est-ce que le CSFP ?

               - Le Conseil Supérieur de la Fonction Publique...

               - Il existe vraiment ? Car il me semblait avoir seulement imaginé qu'il pouvait exister. C'est la sonorité probablement qui m'avait plu. Cela fait très sérieux et même assez solennel...

               - Cela peut l'être, regardez...organe rattaché auprès du Premier Ministre !

               - Tout cela n'est-il pas un peu trop solennel, disproportionné ? Quel rapport avec mon cas ? Si on ne peut plus s'absenter de son bureau cinq minutes sans encourir les foudres du Gouvernement !

               - Cinq minutes, comme vous y allez doucement ! Une disparition de but en blanc pour venir vous échouer dans une contrée sans nom et avoir emprunté pour ce faire des voies pour le moins sinueuses ou escarpées ! Vous avanciez à l'aveuglette, vous vous laissiez glisser !

              - C'était assez en pente par endroits, oui je l'admets, mais je n'ai jamais rien fait pour accélérer le mouvement ou m'éloigner franchement au-delà d'une zone administrative ! Je dansais plutôt, d'un pied sur  l'autre certes à vive allure mais des sortes de mains m'agrippaient en courant et je me laissais volontiers  freiner!

              - Encore des mains courantes quoi !  De toute façon, contentez-vous de dire simplement les choses telles qu'elles vous sont arrivées depuis le début sans les enjoliver ni les noircir en que que ce soit! Appelez un chat un chat ! Devant le Haut Conseil ne finassez jamais! Et bien qu'il n'ait qu'un rôle consultatif, un avis favorable de sa part a un effet déterminant dans toute procédure de réintégration d'un fonctionnaire...

              - Devrai-je vraiment m'y rendre ? Finalement qu'ai-je encore à voir avec la Fonction Publique ?

              - A vous voir ici dans de telles pâleurs, derrière des ouvertures aussi dérisoires, sous des cieux si incertains et sans doute l'unique habitant d'une commune qui n'existe peut-être pas, on pourrait se poser des questions sur la pertinence effective d'un recours en haut lieu à votre seul et unique profit. Mais, voyez-vous je ne suis pas de cet avis et je pense au contraire que votre dossier une fois bien remis en ordre et augmenté de quelques notes, puisque je ne peux pas en enlever malgré parfois leur grande virulence ou leur caractère outrancier voire malveillant, peut redevenir celui d'un fonctionnaire presque exemplaire ou en tout cas très  convenable, parfaitement digne de confiance et jamais avare de son dévouement...

              - A propos de dossiers, on m'en envoyait chercher qui n'existaient pas. Et quand  je m'en apercevais je continuais tout de même, sans m'arrêter pour autant, des heures durant, quelquefois sans revenir du tout !

              - Pendant des jours je sais ! Vos qualités sont certaines mais il faut davantage les mettre en valeur c'est tout...Ah voyons cette note suite à Commission départementale ..."Affectation possible ou souhaitable pour cet agent...Premier avis, Dom-Tom...Deuxième, Fusillé"...Bon je vais mettre cette note tout au fond de votre dossier dans la chemise des renseignements permanents qui n'est presque jamais consultée...

              - Heureusement que vous êtes là et que vous savez manoeuvrer dans ce genre de circonstances !Sans quoi je ne vois pas très bien comment j'aurais pu...

             - Chutt! Chutt! attendez voir...il y a encore ceci..."Agent disparu le...?" et c'est tout, sur une sorte d'ampliation. Apparemment ils ignorent la date de votre disparition. C'est très intéressant car ils ne pourront jamais la connaître !

             - Bien entendu, ne la connaissant pas moi-même !

             - Voilà et c'est peut-être la chance de votre vie dans cette affaire car si vous arrivez à mettre tous les membres du Conseil Suprême de votre côté en disant par exemple et tout simplement que vous n'avez pas vu le temps passer ou même que vous pensiez parfois être à votre bureau alors que vous aviez échoué dans une zone qui vous reste difficile voire impossible à situer ou même à décrire, parlez  juste peut-être de ces jours qui y sont des nuits et réciproquement, bref de vos lunes solaires et de vos soleils lunaires ou de vos pendaisons par la fenêtre pour voir venir et bien je crois qu'un avis favorable ou très favorable de leur part vous est acquis !

             - Vous croyez ?

             - A condition qu'ils ne tombent pas sur la pire note de votre dossier que je ne sais pas où cacher car franchement c'est le top et que d'ailleurs je n'osais pas vous montrer. Enfin la voici, je vous la lis:"Monsieur le Directeur Général, cet individu composite est la honte de l'Administration ! "

             - Composite ?

             - Aggloméré d'éléments disparates, de bric et de broc !...C'est un détail...Mais surtout je n'ose vous indiquer le signataire de cette missive ni vous montrer son écriture...

             - Pourquoi cela ?

             - Parce que c'est la vôtre !

            - Faites donc voir...

            - Si vous y tenez..

            - Oui c'est bien mon écriture !

            - Quand je vous disais que vous étiez votre pire ennemi ! Et Dieu sait de quoi vous avez encore pu vous accuser juste oralement, sur un simple coup de tête, comme ça en passant pour avoir croisé quelqu'un qui ne vous revenait pas et au lieu d'insulter ce péquin de hasard c'est vous même qui vous...

            - Mais la signature par contre...

            - Regardez, regardez bien...

            - Ah si, je la reconnais, c'était ma signature d'enfant...J'ai dû vouloir me cacher sans me cacher ! Seulement elle a beaucoup changé depuis et on va croire à un calomniateur réel... 

            - En tout cas vous avez décidément de la chance...J'ignore par quel prodige mais  dans votre dossier se trouve une pièce portant exactement votre signature de l'époque! Et pour cause puisqu'il s'agit ni plus ni moins de votre "Permis de conduire les petites voitures à pédales" délivré le 24 juin 1961 par la Préfecture de Seine et Oise". "Service du Code de la Route"...Authentique!...Vous en souvenez-vous ?

            - Ce n'est pas très précis car j'avais onze ans tout de même...Mais je suis stupéfait de voir confirmée l'existence de ce document que je n'arrivais pas à retrouver chez moi et dont j'avais fini par mettre en doute la réalité. Ayant perdu l'autre cent fois et pour finir le courage de le faire refaire, je m'étais dit que celui-là était peut-être la seule véritable pièce officielle à laquelle je tenais vraiment désormais !

            - Malheureusement je ne vais pas pouvoir vous la rendre maintenant. Elle doit bien entendu rester au dossier afin d'authentifier ou disons de rendre manifeste la tentative de dénigrement à laquelle vous avez essayé une fois de plus de vous livrer sur vous-même...

            - Je revois les petites voitures de tôle rangées près d'une ligne de départ à l'entrée d'un circuit fait de bottes de paille délimitant  deux routes assez sinueuses se coupant parfois et couvrant toute la cour de récréation me semble-t-il. Aux carrefours il y avait des feux tricolores et comme dans les vraies rues aussi des panneaux de signalisation, des sens interdits! Chaque voiture comportait un numéro dans un rond blanc peint sur le capot et sur les côtés aussi je crois mais comment être sûr de ce détail ? 

            - Je joins donc cette pièce providentielle à votre missive d'autocalomnie et fourre malgré tout, c'est plus prudent, ces deux documents se neutralisant quelque peu mais restant tout de même bien délicats et sujets à caution en la circonstance, dans votre dossier tout en dessous dans la petite chemise déjà marquée "Documents périmés" sur laquelle je surajoute au crayon rouge "Pour le pilon" !  Je les vois mal mettre leur nez là-dedans ces grands experts de la nation...

            - Elles étaient de couleurs différentes, leur tôle brûlait au plein soleil, et je crois bien qu'elles avaient toutes comme une porte de chaque côté. Cette porte s'ouvrait-elle ou bien fallait-il enjamber le rebord pour s'asseoir au volant ?

            - Croyez-moi, à leur niveau, s'il y a une chose qu'ils détestent c'est bien le pilon ! Ils l'ignorent tout simplement. Dans un dossier préparé, ils écrèment sur le dessus où se trouve généralement le meilleur! J'ai participé plus d'une fois à leur haute délibération et croyez-moi, si j'étais une mouche à côté d'eux, je savais en revanche parfaitement leur faire prendre en main la chemise adéquate ou extirper la bonne souche du dossier qu'ils croyaient manipuler à leur aise...

            - Et les pneus ? Etaient-ils pleins ou gonflés ? Ils avaient sûrement opté pour la seule façon de faire le plein sur ces véhicules...Le plein ? N'étaient-ils pas à moteur finalement ces petits engins préfectoraux,  des sortes de karts dont c'était la grande mode à l'époque ? Certes je n'ai pas souvenir de pétarades ni de tête-à-queue dans les tournants...Alors pourquoi des bottes de paille ? Mais y en avait-il seulement ?

            - Oui franchement je crois que vous pouvez me faire confiance pour ce qui est de votre dossier et de sa présentation en bonne et due forme à ces Messieurs de Matignon...

            - Comment savoir à présent dans quelles conditions exactes j'ai obtenu ce certificat d'aptitude à la circulation automobile dans le respect le plus strict de sa signalisation et de sa réglementation à l'âge où je jouais encore aux petites voitures Dinky Toys ?

            - Sur le dessus, la chemise de vos affectations...Ce ne fut pas une sinécure de seulement les sommer dans leur ensemble. J'ai dû plus d'une fois passer par où vous étiez passé ou tenté de le faire. Et puis dans certains services on ne se souvenait même pas de votre nom ! A peine une silhouette, une démarche un peu sinueuse ou même juste votre ombre quand vous passiez sur le côté, rasant le mur de l'entrée, peut-être en retard ou seulement pressé d'aller vous isoler dans votre bureau... Quoi d'autre ? Rien, je ne vois rien.

            - J'avais je crois la voiture bleue mais je n'en suis pas sûr. On avait dû nous les attribuer par leurs numéros sans égard pour leurs couleurs...C'était la cour de récréation des grands donc de la partie collège de l'école qui était entièrement occupée par le circuit. A un feu rouge je me suis arrêté. C'était évident, mais je trouvais extraordinaire d'avoir manifesté ma compréhension de cette règle élémentaire et même basique du code de la route. Et de ce seul fait cette voiture d'enfant était devenue, l'espace d'un instant, comme une vraie voiture! Et la ligne de départ de cette route miniature, celle du départ pour la vie !

            - A Saint-Sulpice on m'a montré l'endroit où vous avez connu une véritable renaissance et le bureau où vous avez instruit un dossier qui s'y trouvait encore, toutefois revenu de son long périple pour mise en recouvrement suite à un redressement des plus remarquables diligenté par vos soins sur la personne d'un ancien préfet !

            - Y avait-il un simili klaxon ? J'en aurais bien mérité un coup car si je m'étais arrêté au rouge, je ne repartais pas au vert ! Heureusement je sortis assez vite de la vague vision suffisante de mon avenir pour démarrer sans avoir déclenché les foudres d'un impatient derrière moi où il n'y avait du reste personne. Un peu plus loin, j'eus la satisfaction non moins orgueilleuse de m'arrêter à un stop...

             - Vous aviez été si long dans la procédure que le pauvre homme était décédé entre temps. Mais ce dernier ayant des héritiers, votre redressement a été inclus dans le passif de la succession et votre mérite demeure intacte en l'occurrence, si toutefois les héritiers sont solvables...Oh je vais mettre que vous êtes capable de reprises foudroyantes avec des étincelles et d'une bonne tenue de route qui vous permettent ou vous permettront un jour d'aller loin !

            - Oui, roulez jeunesse ! Si je comprends bien je n'ai plus que les auto-tamponneuses à ma disposition ou comme seul recours...Après le stop, à un croisement, j'expérimentai pour la toute première fois l'insigne honneur que l'on ressent à laisser passer un véhicule venant de la droite. C'était sûrement un camarade de ma classe ou de l'école en tout cas, je ne me souviens pas de son visage à ce moment-là quand il est passé devant moi...Avait-il lui par contre éprouvé  le plaisir de profiter d'un privilège qu'un simple hasard vous confère très momentanément ? Etait-ce la première fois qu'on le laissait passer de la sorte ? Ai-je eu ma revanche un peu plus loin et ressenti à mon tour ce même plaisir supposé et relatif d'avoir la priorité ? Je ne me souviens pas avoir eu à nouveau l'occasion de croiser un véhicule...

           - Je vais leur rappeler élégamment par une petite note liminaire que la confiance ne se mesure pas, ne se fractionne pas. Aussi doivent-ils à nouveau vous accorder la leur entièrement ou pas du tout... Vous voyez un peu votre marge de manoeuvre et pouvez mesurer là par contre toute l'importance du débat qui s'annonce...

           - Ai-je fait marche arrière à un moment quelconque du parcours ? Je ne crois pas de toute façon que ces petits engins en fussent équipés à part peut-être bien sûr tout de même la possibilité de rétro pédaler mais je ne me revois pas faire cela ni faire demi-tour. En avait-on le droit pour réparer une étourderie, un panneau de stop manqué ou un feu passé d'extrême justesse à l'orange ? Y avait-il un agent de police ?

          - Au début je présenterai la première partie de mon rapport, assez courte, aussi vous laisserai-je assez vite la parole...

          - Il y avait en tout cas certainement des contrôleurs-examinateurs, deux ou trois, assis à une table un peu en surplomb avec des fiches devant eux et un crayon à la main pour annoter à chaque passage le détail des parcours et probablement seulement les fautes ou manquements constatés...

          - Commencez directement par le principal, ne vous perdez pas en d'inutiles précautions d'approches qui ne pourraient que vous nuire. Ne regardez personne en particulier. Il y aura une grande table à laquelle vous-même serez installé au même titre que tous les hauts conseillers qui occuperont donc tout autour le reste de la table. Vous remarquerez qu'ainsi un certain nombre d'entre eux ne vous verront pas et que vous ne verrez pas non plus car il n'est pas question de vous pencher pour vous tordre le cou à droite ou à gauche afin d'appuyer je ne sais quel effet oratoire ou mimique d'accompagnement...

           - Ils n'ont pas dû noter mon arrêt au feu, puis au stop ni même quand j'avais laissé passer. Cela était dans l'ordre des choses. Mais je tremble un peu à l'idée qu'il ait pu venir de la gauche car je me demande si j'aurais trouvé la force de ne pas m'arrêter quand même pour le laisser passer de la même façon...

           -Restez modéré, modeste, presque silencieux. Ne regardez personne en particulier alors même que vous serez assis juste en face du Président mais qui ne se sera sans doute pas présenté pour ne pas vous intimider et afin que vous vous sentiez pair parmi vos pairs...Et bien oui, n'êtes-vous pas leur collègue et réciproquement ? Leur collègue et même leur frère ou disons leur cousin ! La Fonction Publique n'est-elle pas une grande famille dont si vous voulez le Premier Ministre est le père et le Président le grand-père ?

           - Si je m'étais arrêté pour le laisser passer venant de sa droite à lui, cela aurait-il été perçu comme une faute, une infraction au Code de la Route ? N'a-t-on plus droit derrière un volant aux civilités, disons aux amabilités, aux courtoisies désintéressées ? Ou ne serait-ce que de traverser un carrefour en toute tranquillité dans un espace libre et bien dégagé ?

           - Vous n'allez pas vous en sortir, vous allez chercher à vous dépeindre pire que vous n'êtes ! Ou vous tortiller, faire l'enfant...

           - Aurais-je pu abandonner en cours de route, me garer quelque part près d'une botte et m'en aller en disant pouce ?

          - Je serai assis derrière vous et si jamais vous calez et vous sentez vraiment en panne, sans lever la main de la table, vous lèverez simplement lentement le pouce droit et je tenterai alors de vous dépanner le mieux possible sans que cela se remarque trop...

          - Mais s'agissait-il d'un jeu ? Certainement pas, et j'étais tenu de continuer ma route jusqu'à la ligne d'arrivée ! Nous avions d'ailleurs eu droit au fascicule du Code une semaine avant afin de le potasser et de nous persuader que ce n'était pas de la gnognote, que c'était la répétition de la véritable épreuve qui nous attendait à peine six ou sept ans plus tard et que les signaux seraient sûrement toujours les mêmes...

          - Surtout ne vous retournez pas, n'essayez pas non plus de me parler dans votre barbe les yeux crispés sur le Président. Restez calme et silencieux le plus longtemps possible...Au bout d'un moment il est probable que j'aurai trouvé de quoi vous sauver la mise, une formule adéquate pour vous sortir d'un pétrin dans lequel je le crains il faut vous attendre à tomber à un moment ou à un autre...

          - Le seul moyen de freiner sec était probablement de bloquer brusquement les pédales en pesant très fort dessus des deux pieds en même temps...Si le pédalage avait été libre comme sur un vélo il y aurait eu un frein dont je ne garde pas le moindre souvenir...

          - Je connais donc les formules qui conviennent dans une pareille situation mais encore faut-il choisir la bonne !  Ces messieurs, il y a aussi des dames, devant votre mutisme et votre gêne, vont se mettre à vous reluquer...

          - Je ne peux m'empêcher de penser à la limitation de vitesse et à ses panneaux ! Il ne pouvait pas y en avoir sur le parcours car même en les adaptant plus ou moins à la faible allure de nos autopédalos, comment apprécier réellement la vitesse de ces engins dans un passage donné ?

          - Continuez de vous taire même si, comme c'est probable, je poursuis moi aussi un mutisme surprenant et certainement déroutant mais indispensable et voici pourquoi...

          - A quelle vitesse maxi ai-je bien pu rouler ? Et les dépassements ? Y avait-il quelqu'un devant moi qu'à un moment j'ai dû ou cru devoir doubler ? En aurais-je eu le droit ? De toute façon je ne me souviens pas d'un dépassement ni même d'une voiture quelconque sur ma route devant moi...

           - En me taisant moi aussi je vous montre tout simplement l'exemple à suivre, mettre en pratique cette idée selon laquelle toute parole est un bruit insignifiant, un silence impur selon un proverbe !  Purifiez-le par un mutisme absolu, calme et digne et vous les verrez vite tout à fait perplexes, démoralisés par votre silence exemplaire, édifiant, tenace, courageux !

          - N'y avait-il pas du reste qu'une seule voiture à la fois sur le circuit, la suivante ne partant que si la précédente avait franchi la ligne d'arrivée ?

          - Profitez-en bien car c'est peut-être la seule marque de courage dont vous serez jamais capable je le crains fort. De toute façon, cela portera ses fruits. Ces hauts dignitaires agréés de Matignon en resteront eux-mêmes bouche bée c'est certain !

          - Certainement pas car alors comment aurais-je pu mettre en pratique la sacro-sainte règle de priorité à droite s'il ne s'était trouvé en même temps que moi au moins une autre voiturette sur le parcours ? 

          - Ce qui les étonnera sans doute le plus c'est que je semblerai ne pas vous aider alors que je vous montrerai tout simplement l'exemple et celui de la meilleure défense ou plutôt, car ce n'est pas un procès, de la meilleure exposition, d'une présentation de vous-même sous votre meilleur jour ! Leur avis en découlera aussitôt qui sera certainement très favorable et ce à l'unanimité.

          - Venant de gauche ou de droite, je me serais arrêté de toute façon. Comme je venais de la gauche le code m'a donné l'occasion de transformer cette appréhension un peu lâche à passer le premier en une sorte de vertu civique certes anodine mais dans mon cas très valorisante, une couverture à ma faiblesse ordinaire. Pour une fois je laissais passer non par timidité mais  pour montrer à quel point je connaissais bien mon code et tenais à le respecter quoiqu'il pût m'en coûter de devoir m'arrêter au lieu d'accélérer pour lui passer sous le nez à l'autre !

          - Et croyez-moi, on entendra une mouche voler ! Le risque d'être gobée étant le destin qui la guette le plus sûrement en cette circonstance si particulière, précédemment décrite, de toutes les bouches tout à coup rêveuses et entrouvertes...

          - Circulez, il n'y a rien à voir! Oh non, je ne me suis quand même pas arrêté un peu plus loin, cette fois-ci sans raison et à un endroit prohibé, qui plus est sous le panneau d'interdiction de stationner? Y en avait-il seulement un ? Et celui avec la manche à air signalant un risque de vent violent ?

          - Et ce sera une sidération pour une réintégration, croyez-moi. Leur avis sera très favorable malgré eux, comme dicté d'encore plus haut avec en plus ce sentiment qui leur sera donné de concourir à réparer une injustice vous concernant, de corriger une erreur...

          - Je donnerais cher pour connaître exactement la mesure du vent juste au-dessus de l'école et dans la cour ce jour-là car il me semble que c'était de très loin le plus important... Etait-il calme, c'est à dire absent ou plus exactement immobile, immobilisé ? Je garde en effet plutôt le souvenir d'une certaine lourdeur de l'air...

         - Après un coup pareil, ce sera bien entendu l'intégralité de vos avantages et prérogatives qui vous seront restitués !

         - Y avait-il des lampadaires ou même des arbres pour s'enrouler autour ? Pédalais-je à l'envers ? Le ciel comptait-il des moutons annonçant l'orage du soir ? Tirait-on des coups de sifflet en cas d'infraction ?Marquait-on ou ôtait-on nos points en douce ? Des questions qui je le crains vont rester sans réponses et pour un bon moment, n'étant de fait plus guère fondées...Cela existe-t-il encore quelque part ?

         - Vous serez même en plus comme affublé de compétences imaginaires ! 

         - Je suis parti avec, tout de suite après l'épreuve pédaleuse et cernée de paille que j'avais donc subie avec succès. Un document quasi-officiel avec photo d'identité...

         - De mérites inédits comme tombés du ciel !

         - Revêtu d'un tampon dont le coup avait fait le bruit requis. Pouvais-je imaginer que plus tard par le plus curieux des avatars je serai moi aussi chargé d'en couvrir des missives administratives au nom de la puissance publique ?

         - Et enfin venu ce moment éminemment propice du long silence qu'il faut tout de même songer à briser, je m'y emploierai de mon mieux en réclamant à votre intention la prérogative exceptionnelle de la Taxation d'Office Universelle ! Et croyez-moi, vous ferez mouche avec ça ! La T.O.U. !

         - Et que ce simulacre de permis de conduire, aux seules fins de tromper l'impatience enfantine, allait se retrouver, à la place du véritable pourtant obtenu régulièrement quelques années plus tard, dans le dossier personnel d'un Contrôleur-Redresseur du Fisc breveté et assermenté ?

          - Il vous sera loisible de redresser à tout va, où que ce soit et comme bon vous semble, tout revenu,  avoir et placement de toute origine et où qu'ils puissent se nicher ou qu'on ait pu les cacher ! France comme Etranger !

         - C'est le monde à mes pieds alors...Mais aussi cette appréhension à nouveau qui monte en moi car je me demande si je dois vraiment poursuivre dans cette voie qui m'apparaît bien dangereuse, périlleuse cette voie du recours dont je ne serai peut-être pas en mesure de payer en retour la sublime marque de confiance  renouvelée dont je risque, contre toute attente et bon sens, de bénéficier à nouveau et tout ça pour décevoir encore un peu plus tard !

         - Et même si jamais le montant de vos redressements se révélait franchement exagéré et injustifié, vous pourrez les maintenir et établir les impositions malgré tout car en ce cas c'est votre successeur qui assurera les dégrèvements au bout de deux trois ans quand vous, après une simple demande de mutation  vous vous installerez déjà dans un autre poste auréolé pour le coup d'un fameux tableau de chasse !

         - Qu'y aurait-il là de vraiment nouveau en ma faveur ? Cela ne se passe-t-il pas ainsi un peu partout dès lors qu'un collègue, sans doute très gentil mais surtout carriériste, décide de donner un coup de fouet aussi percutant que spectaculaire à son avancement ?

          - Vous serez en tête de tous les palmarès pour les passe-droits !

          - Sans compter les contribuables ciblés par cette manigance assez peu civile et qui doivent payer illico une note indue et généralement salée avec comme seul recours le dépôt d'une réclamation qui n'aboutira peut-être que des années après !

          - Même les anciens ministres de la République d'ordinaire quasiment intouchables par les services de base, vous pourrez les notifier ou les convoquer directement sans plus passer par la Direction ! Et dans le seizième où vous serez sûrement à nouveau affecté, vous savez combien il y en a !

           - Parfaitement et il suffit du reste de compter les agents de police en faction la mitraillette à l'épaule devant les entrées des immeubles de Passy ou d'Auteuil pour en obtenir le recensement le plus sûr et savoir exactement où ils habitent...

           - En attendant je constate avec plaisir que vous suivez à nouveau le fil de mon discours, ignorant le moment exact où vous l'aviez quitté pour je ne sais quelle évocation susurrante et rêveuse  de vos jeunes années, non ?

           - Un petit peu si, mais soyez sans crainte j'ai très bien suivi tout ce que vous disiez. Malheureusement je ne vais pas pouvoir acquiescer d'enthousiasme à vos propositions d'entraide, de soutien ou de protection selon le mot que vous attribuez à notre type de relation peu banale monsieur le Curateur-Procureur-Avocat nommé d'office...

          - Oh d'abord, je ne porte aucun des titres dont vous venez bien curieusement de m'affubler. Je ne suis tout simplement qu'un de vos anciens collègues savez-vous. Nous avons partagé un même bureau pendant des années ! Vous avez été tour à tour en face de moi, puis sur le côté vous détachant sur la fenêtre et pour finir derrière moi, tout au fond sous la lumière d'un vasistas. Du fait de votre installation tournante je vous voyais donc de moins en moins. Jusqu'au jour où me retournant pour vous demander l'heure, je ne vous ai plus vu du tout, vous n'étiez plus là !

          - Et je n'y étais peut-être déjà plus depuis longtemps ! Car après encore un bref séjour à Cheminées Rouges aux oubliettes des grandes banlieues, j'ai comme définitivement abandonné, déserté, m'octroyant une sorte d'absence permanente ou renouvelable par tacite reconduction! Un beau jour, au seuil de l'été, me croyant libre de tout, j'ai fait mes bagages et me suis mis en route...Elle fut souvent longue et pénible, sans croisements, sans horizon véritable. Mais j'ai fini par trouver un raccourci...

          - Qui vous a conduit jusqu'ici où je suis venu miraculeusement vous récupérer...

          - Et bien justement je me demande si je suis vraiment récupérable et surtout s'il est souhaitable que je tente ce retour que je juge difficile pour ne pas dire problématique malgré le soutien et les bons conseils que vous paraissez vouloir me prodiguer...

          - Une aide authentique et rarement mise en oeuvre ! Et puis si vous ne rentrez pas pour vous revenez au moins pour tous ceux qui ont cru en vous ! Et surtout celui qui vous a orienté, mis le pied à l'étrier, lancé puis surveillé sans vous lâcher d'un oeil, fait mine de ne pas vous voir lors d'une visite officielle pour ne pas vous compromettre auprès de vos collègues, du reste pour la plupart eux aussi protégés !

          - C'est vrai, on m'a comme fourvoyé malgré moi. Quand je m'en suis aperçu, il était trop tard. Mais je devais continuer à honorer mon bienfaiteur de ma présence gênée ou avinée à des réunions de famille, ou une fête de mariage, en me glorifiant d'une aisance dans l'existence défiant toute concurrence grâce à la maîtrise exemplaire de ma situation et cette perspective d'intégrer sous peu la fine équipe d'une brigade spécialisée ! Le mensonge était devenu mon oxygène de survie ! La fausse reconnaissance mon ancrage dans un marasme et une déroute allant s'aggravant...

         - Oubliez tout cela ! Revenez comme à neuf ! Inversez votre route d'échappement et prenez-là, ce sera la même mais dans le bon sens cette fois ! Tout au bout d'un voyage clair et calme, le collier vous attend  !Mais allégé, simplifié, redoré comme un blason ! Courez vite vous y atteler, vous y suspendre, mettre à profit son aura, en revendiquer l'attribution, vous prévaloir de son entière possession ! Un poste réintégré est un poste doublement mérité ! Et je vous obtiendrai même l'inamovibilité inconditionnelle, permanente !

         - Non désolé, si je dois reprendre, c'est à dire si déjà je retrouve le chemin exact et apaisé vers ces lieux anciens et envers lesquels j'éprouve je dois bien le dire oui une certaine nostalgie, ce sera seulement avec  un état d'esprit de profonde reconnaissance, de grande modestie et d'entière probité...

         - Votre rappel de salaires aussi important soit-il, puisqu'il couvrira de part en part huit années civiles, et en raison de son caractère d'indemnité, sera non imposable et payé en une seule fois ! Ce n'est pas tous les jours qu'on fait l'objet d'une attention de ce genre et de cette hauteur ! C'est là l'effet de la magnanimité  peu commune de ces Messieurs du Château !

         - C'est au Château que je veux aller !

         - Il enjambe à moitié le fleuve mais ce n'est pas un château de la Loire savez-vous, une véritable usine à gaz, une construction futuriste et tarabiscotée !

         - C'est qu'il y a des bureaux secrets ou introuvables, je suis partant !

         - On pourrait en envisager la demande si la seule réponse, à la rigueur possible, étant donné votre passé désormais disséqué et analysé de grand errant permanent, ne pouvait consister qu'en une affectation peut-être dans les sous-sols du bâtiment mais plus probablement à l'extrême limite de ces souterrains de secours utilisés là-bas parfois comme bureaux de décharge ou de décompression ! Des oubliettes quoi !

         - Cela me va très bien ! Je m'y suis souvent par le passé installé moi-même tout seul dans ce genre de local et sans rien demander à personne ! Et au bout de très peu de temps effectivement on m'avait oublié !

         - Je vais les mettre au courant de votre besoin irrépressible d'isolement, ainsi ils vous placeront sans doute d'office dans un de ces petits coins, là-bas ou ailleurs, dès votre retour ! Et ce pour éviter à nouveau tout malentendu de votre part comme de la leur. Et du reste avec votre statut de rescapé de l'honneur on ne pourra croyez-moi qu'accéder à toutes vos demandes si elles concernent toutefois bien entendu soit votre bien-être, soit votre confort. Car pour ce qui est du travail je crains que désormais un rendement optimum et très contrôlé ne soit exigé quelle que soit la hauteur ou la profondeur de votre cachette...

         - Oui à nouveau je serai là-bas sans qu'on le sache et même sans qu'on puisse s'en douter ! 

         - Dans ces cas-là vos heures compteront double mais seront rétroactives !  N'oubliez pas que vous en devez encore beaucoup à l'Administration ! Il vous faudra donc tout recommencer depuis le début !

         - Comme en fin de compte je reprendrai à l'envers, cela ne changera rien !

         - Votre retraite vous attendra car de toute manière cette fois-ci et quoi que vous fassiez, vous y aurez droit !

         -  Je la prendrai à cinquante cinq ans comme les instituteurs car ce fut ma première vocation ! Et à vrai dire la seule véritable bien que jamais exercée pour cause de timidité et de phobie des estrades...

         - C'est une fosse d'orchestre que vous auriez voulue !

         - Le trou du souffleur !

         - En tout cas ne changez rien. Je ferai tout pour que votre timidité soit enfin prise en compte et vous confère une réelle valorisation. C'est peut-être ce qu'il y a de mieux en vous ! Parce que pour le reste, ce n'est pas très brillant...

        - Précisément je me demande s'il est très judicieux de ma part de chercher à réintégrer cet univers qui s'adapte difficilement à mon cas si particulier alors qu'ailleurs de par le vaste monde...Mais dites-moi une bonne fois, comment se fait-il que vous soyez au courant de ma situation ?

        - Parce que vous avez eu de la chance ! Je me trouvais là quand ça vous est arrivé...

        - Depuis le début alors ?

        - J'ai tout de suite vu que vous vous engagiez sur le mauvais chemin...

        - Vous auriez pu me dire quelque chose. Quand avez-vous constaté cela ? Et où exactement ?

        - Rue des Bons-Enfants...

        - Au Caméra-Club ?

        - Non vous ne pensiez pas encore à vous réfugier au dernier étage celui des images scintillantes et trompeuses ! Vous envisagiez une carrière on ne peut plus classique et sérieuse. Vous étiez au premier en train de signer votre inscription au concours sans oublier la petite croix attestant de votre engagement à rester au moins cinq ans au service de l'Etat en cas de réussite à cette épreuve éminemment élitiste puisque ne seraient reçus que les cinq cents premiers sur les sept ou huit mille candidats dans toute la France ! Vous ne doutiez apparemment pas d'en faire partie de cette élite !

        - J'ai tout de même été reçu !

        - Oui mais pour en faire quoi par la suite ! Pour la pratique, quel gâchis ! Quelle incompétence !

        - J'aurais peut-être mieux fait c'est vrai de monter tout de suite au dernier étage. Mon incompétence y aurait été sans doute plus longue à se dévoiler, moins rapidement manifeste...

        - Allons, cessez de vous mettre à croupetons ! Non, il y avait je pense un étage intermédiaire qui vous aurait convenu davantage...,

         - Je revois effectivement un étage aperçu, un jour de panne de l'ascenseur, depuis l'escalier. Il y avait il me semble des sortes d'aquarium sans poissons et des grandes tables blanches recouvertes de monnaies anciennes aurait-on dit et quelques valises tout autour dont une à même le couloir comme abandonnée pour quelque obscure raison car il n'y avait personne...

         - Sauf vous, tout seul, déjà, rescapé d'on ne sait quoi...

         - Ce décor finalement était plutôt la déformation d'un ancien souvenir du lycée je crois...Oui, l'étage des sciences naturelles revisité un soir très tard un dimanche soir sûrement quand les internes rentrent de week-end leurs valises à la main... 

         - Décidément cette rue des Bons Enfants vous embrouille la mémoire ou vous enflamme l'imagination !Ce n'était pourtant que l'immeuble des services sociaux du Ministère et chaque étage géré au plus juste des règles en usage dans les bâtiments de l'Administration.

         - Existe-t-il toujours ? J'irais bien y refaire un tour...

         - Non, ces locaux n'existent plus depuis longtemps. Mais je crains que quel qu'en fût l'étage, aucun des services qu'ils abritaient ne vous convenait vraiment...

         - Tout a été réuni dans le grand vaisseau spatial au bord du fleuve c'est bien cela ?

         - Oui je pense...

         - S'il pouvait partir sans moi !

         - De toute façon même si vous étiez à son bord vous ne seriez pas un passager...

         - Vous voulez dire de passage seulement, juste avant le départ, une fois de plus !

         - Une fois encore probablement...Mais vous allez sûrement vous retrouver là où vous avez commencé il y a plus de vingt ans. C'est bien ce que vous voulez ? Tout reprendre depuis le début exactement ?

         - Oui, ce serait mon idéal et sans doute pour moi  la panacée qui bien au-delà de l'aspect professionnel me requinquerait à neuf dans toute mon existence !

         - Vos années seront annulées selon une procédure spéciale qui vous rajeunira d'autant...Vos anciens collègues auront tellement changé, vieilli, que le plus souvent vous ne les reconnaîtrez pas. A l'inverse vous passerez à leurs yeux pour le nouveau stagiaire du moment. Jouez le jeu, parlez-leur un peu de l'ENI d'où vous sortez tout juste et filez vous réfugier dans le bureau qui vous sera réservé, bureau personnel dont bien sûr vous continuerez à bénéficier, en outre dans un couloir suffisamment éloigné ou retiré pour y goûter une paix royale, grosso modo et à nouveau, la plupart du temps...

        - C'est encore d'une sûreté assez relative eu égard à la configuration ce certains bâtiments...

        - Alors pour parer à toute éventualité vous serez à deux pas, voire juste en face si vous y tenez, de la porte qui conduit aux archives...Ces endroits en sous-sol souvent privés de lumière et qui  vous rassurent tant...

        - Dites, si je me mets à travailler comme vous me le suggérez, je pourrais bien avoir rapidement besoin de m'y réfugier ! Tous ces contribuables que vous me conseillez ni plus moins de harceler peut-être même de gruger et qui finalement y seront bel et bien de leurs poches !

        - Mais non pas du tout ! Ces impôts indus qu'ils auront peut-être payés leur sera remboursé en totalité! Et avec la nouvelle loi qui oblige maintenant l'Administration à rembourser avec des intérêts et indemnités  de retard, ils auront finalement gagné davantage que s'ils l'avaient placé à la Caisse d'Epargne ! C'est donc finalement le Trésor Public qui sera lésé ! Pas du tout le péquin qui vous l'avouerez en la circonstance aurait tort de se plaindre ou même de finasser...

        - En ce cas, j'aurais une fois encore coûté davantage à l'Etat que je ne lui aurais rapporté ! Alors non, je ne marche pas non plus. Je veux me refaire entièrement et rapidement bien sûr mais normalement !

        - Je vous ferai de plus réserver un bureau orienté plein sud pour vos séances d'héliothérapie...

        - J'ai souvent donné sur des patios ensoleillés mais n'en ai pas profité très longtemps. Soit le store se grippait, soit je descendais aux archives. Quelquefois les deux !

        - Là où vous irez désormais, les archives sont au grenier, sous les combles !

        - Je connais déjà ces cas où monter est pire que descendre et bien que dans les hauts la poussière y soit sèche, elle est si légère et âcre qu'on essaie tout de suite d'ouvrir un vasistas, en pure perte car il s'ouvre si rarement, et qu'on en vient très vite à regretter la poussière lourde et grasse des caves...

        - Bon, bon, je vais vous tenir définitivement à l'écart de ces microclimats opposés qui ne semblent vous convenir ni l'un ni l'autre en vous faisant installer d'office au centre d'une section d'ordre et de classement... Vous savez, au beau milieu des agents de bureau et de tous leurs aides supplétifs !

         - Mais je serai regardé sans cesse ou toujours sur le point de l'être ! Ce serait intenable !

         - Mais peut-être aussi le meilleur moyen d'échapper à vos lubies, de bloquer vos manies compulsives d'échappement et de disparition !

          - Il est vrai que sous l'oeil de quiconque je n'ose plus guère bouger... C'est toutefois exactement l'inverse qui me convient le mieux généralement. Tout voir d'en haut sans être jamais vu, à part quelques descentes de temps à autre au mieux de ma forme et de mes moyens c'est à dire tout juste suffisant mais surtout épaté que cela à ce moment-là ne se remarque pas vraiment. Presque flageolant comme sous une honte indéterminée mais tout de même à l'aise, présent sans que cela se voie tout à fait, soit flagrant. Le summum de la fonction ! L'idéal du fonctionnement ! L'acmé du fonctionnaire !

         - Ecoutez, tout bien pesé, je vais déposer votre fiche de voeu dans le réseau ordinaire des mutations courantes. Vous aurez donc autant de chances de vous retrouver dans un service qui vous convient que dans un autre...Et ce que vous venez de dire prouve votre adaptabilité !

        - Je dois me dédoubler chaque fois qu'il me faut intimer l'ordre le plus ordinaire, obtenir d'un subalterne la plus petite marque de considération ou de reconnaissance. Mais j'y parviens alors généralement !

        - Je vais mettre que vous avez un grand sens de l'encadrement...et que lorsque vous le voulez vous en valez deux !

        - Peut-être mais n'oubliez pas que ce sont deux moitiés !

        - Et bien justement, vous êtes dans ces moments-là enfin pleinement vous-même ! Non sérieusement vous allez vous retrouver tout simplement comme la plupart de vos homologues débutants, ou cherchant éternellement à le demeurer, contrôleur d'assiette !

        - Mais c'est affreux, je risque d'avoir jusqu'à trois agents sous mes ordres !

       - Oui plus un ou deux auxiliaires ou aides temporaires à certains moments Mais vous pourrez toujours vous installer dans votre box de réception des contribuables et qui comportera dans votre dos une cloison vitrée vous permettant, de temps à autre, de jeter par-dessus votre épaule, vous me comprenez, un regard disons de convenance...

      - Je sais j'en ai déjà occupé un une fois par le passé. Je n'arrivais plus à en sortir, à m'en extirper. Il faut dire que je m'étais trop décalé sur le côté imperceptiblement jour après jour afin de ne plus pouvoir rien voir du tout et donc de ne plus être vu non plus, même de dos...

      - En tous les cas, l'autre place plus traditionnelle et entourée des agents de votre secteur restera à votre disposition...

      - Elle sera surtout le lundi matin squattée par les secteurs d'à côté pour l'interminable récit du week-end ou de la soirée pizza du samedi soir...

      - Ne vous plaignez pas de vous en sentir dispensé ou d'avoir de quoi vous en préserver !

      - C'est vrai que mises à part les rigolades, c'est tout juste si on entend quelques paroles du fond du box d'aise et d'isolement...

      - Mais je sens en réalité, à la façon faussement détachée dont vous évoquez ces petits souvenirs anodins de la vie des bureaux, qu'il vous tarde certainement de revivre les prémices hasardeuses d'une si étonnante carrière !

     - Oui, c'est une incurable et perpétuelle nostalgie qui chez moi a conduit au masochisme... De mon passé, je regrette tout même le pire ! 

     - Ecoutez je vais ajouter sur une fichette là, que vous avez beaucoup d'humour mais du genre pince-sans-rire...qu'on ne s'ennuie pas avec vous une seule seconde... que vous avez toujours à faire voir par la fenêtre  quelque chose qui n'existe pas...

      - ...ou nulle part ailleurs ! Savez-vous qu'alors même qu'on ne voit pratiquement jamais personne par ici  de jour comme de nuit et bien il semble qu'il y ait des processions funéraires, des sortes de corbillards suivis de quelques silhouettes traversant lentement la grand-place mais aussi peu de temps après la petite place de l'autre côté, les mêmes exactement que je distingue très bien et un peu comme si j'y étais grâce au hublot !Les mêmes, de jour en jour les mêmes, un peu comme s'ils ne trouvaient pas le cimetière et qu'ils dussent  perpétuellement recommencer...

      - Oui et bien quittez au plus vite ces lieux sinistres où vous n'avez que faire et où personne ne viendra vous sauver !

      - Cela dépend, l'étrange cortège funèbre perpétuel, une fois, en passant sous ma fenêtre s'est arrêté juste en bas. J'ai bien cru me tenant strictement pour le seul occupant de cette tour, que c'était pour moi et qu'ils allaient monter me chercher...Le temps d'aller fermer ma porte à double tour, ils avaient repris leur lent cheminement vers je ne sais quoi...

      - Croyez-moi, quittez cet endroit au plus vite avant qu'il ne vous arrive malheur. Les rivages où vous avez abordé me paraissent bien lugubres...

      - La mer s'est arrêtée, je suis descendu. Il y avait cette tour un peu plus loin où je suis à présent mais fort heureusement au rez-de-chaussée. Vous l'avez vue, c'est la seule fenêtre allumée. Je peux donc y rester aussi longtemps que je le veux et qu'il ne s'en allume pas une deuxième !

      - Qui ne serait sûrement pas la mienne, vous vous en doutez bien ! Je n'ai pour ma part à présent qu'une hâte, c'est de repartir d'ici le plus vite possible...Ah si seulement je pouvais vous ramener avec moi, je le ferais volontiers mai voilà vous allez vouloir rester ici jusqu'au bout, jusqu'au tout dernier moment !

     - Je n'ai pas encore tout visité et tant que je ne saurai pas exactement où je me trouve, je n'aurai aucune raison de m'en aller...Il y a cette grande plaine tout au fond...Son début tout au moins, peut-être n'est-ce que la plate-bande étroite des miséreux qui finit très vite contre un mur ou débouche au-dessus d'une crevasse !Avec ce hublot, comment savoir ? Aussi je préfère l'autre côté, celui de la fenêtre...qui me montre la place comme si j'y étais, m'y porte presque, du moins aussitôt qu'approche le petit cinéma ambulant et sa valise cahotante...Je m'y trouve alors tout à fait ! Je m'y retrouve ! Je m'y vois ! Je me vois moi-même ! Et ce n'est pas de l'autoscopie, ma tête blondinette de garçon de dix ans sur l'écran, parfois en gros plan, en alternance avec d'autres enfants de la fête nocturne et colorée sur le petit film du cinéma ambulant !

     - A cet âge-là tous les petits garçons se ressemblent surtout sur un écran aussi minuscule, libre à vous de croire qu'il s'agit réellement de vous...Tenez, revenez un peu aux réalités, votre ancienne carte de cantine ! Elle a bien changé depuis, il faudra tout de suite la faire refaire ! Numérique et Wi-Fi ! Entre-temps il y avait déjà eu la magnétique...

    - J'ai loupé celle-là aussi alors...Cela fait donc si longtemps...Comment est-ce possible ?

    - Vous allez faire un grand pas en avant, c'est tout ! 

    - On va penser que je reviens directement de la maternelle mais en aucun cas d'ici ! Je crains que mon prestige tout juste retapé n'en soit à nouveau amoindri ! 

   - Faites comme bon vous semble, je vous ai tout dit. Pour ma part, je vais m'éclipser par la petite porte...

   - Mais je n'ai pas de petite porte ! Si j'en avais une, je serais reparti depuis longtemps...

   - Je vais sortir par la porte que j'ai vue en entrant tout à l'heure...

   - Vous n'avez pas pu la voir, elle était grande ouverte ! Je ne la ferme jamais...

   - Débrouillez-vous pour être là-bas chez vous le plus tôt possible. Vous allez recevoir sous peu une lettre en recommandé. Ce sera la convocation pour l'audition dont je vous ai parlé. L'enveloppe portera la mention en grosses lettres "Premier Ministre". De quoi impressionner votre facteur !

   - Et je serai alors non seulement à nouveau chez moi mais déjà un peu de retour à mon bureau...

   - Méfiez-vous de vos rêves, vous êtes encore en plein dedans...Cependant ne vous réveillez pas trop vite, c'est dangereux...

   - Je ne vous raccompagne pas, ne connaissant pas le chemin ! ...

   -... Il était pourtant chez lui ! Quel culot ! Voyons cette sortie...

     ...  (suite/retour sur Page 27sup)         

      

  retour à  la page 27sup