qu'

MAGALMA

 

LECTORIUM

 

 

 

Encore la boîte du bouquiniste ou le carton du libraire d'occasions. Tous genres et éditions pêle-mêle, c'est  l'éclectisme assuré. Un livre au hasard qu'on ouvre à une page plus ou moins quelconque et cette courte lecture qui s'ensuit, généralement de quelques lignes tout au plus. Curieux ou pas mal...Au fait de qui est-ce ? Alors en le refermant on regarde sur la couverture le nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage. (Ici ces derniers, dans un même esprit et pour inciter peut-être aux devinettes, ne sont dévoilés que le lendemain).

 

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n°690
 

       L'appartement qu'O habitait était situé dans l'ïle Saint-Louis, sous les combles d'une vieille maison qui donnait au sud et regardait la Seine. Les pièces étaient mansardées, larges et basses, et celles qui étaient en façade, il y en avait deux, ouvraient chacune sur des balcons ménagés dans la pente du toit. L'une d'elle était la chambre d'O, l'autre, où du sol au plafond, sur une paroi des rayons de livres encadraient la cheminée, servait de salon, de bureau, et même de chambre si l'on voulait : elle avait un grand divan face à ses deux fenêtres, et face à la cheminée une grande table ancienne.

       On y dînait aussi quand la toute petite salle à manger tendue de serge vert foncé, sur la cour intérieure, était vraiment trop petite pour les convives. Une autre chambre, sur la cour aussi, servait à René qui y rangeait ses vêtements et s'y habillait. O partageait avec lui sa salle de bains jaune ; la cuisine, jaune aussi, était minuscule. Une femme de ménage venait tous les jours. 

 

Pauline Réage - Histoire d'O (1954) - (roman)

 

n°689
 

       Rien ne finit jamais en ce monde, dit Mme Amélia Briz. Ecoutez-moi un peu. Je suis sicilienne, née dans un pauvre petit village suspendu au milieu des rochers , tout en haut d'une montagne. De là-haut on voit la mer, le paysage est un vrai paradis, mais pour le reste on est en retard de deux siècles. Son nom ?...Laissez tomber, ce n'est pas intéressant. Mes concitoyens sont si ombrageux ! Il vaut mieux glisser... Je l'appellerai conventionnellement Castellizo.

       Bien. De la chambre où je suis née on voyait, au lointain, une ville étendue le long de la mer. La nuit c'était un scintillement de lumières. Et les phares. Et les bateaux. Et les trains avec leurs vitres allumées. Trapani, vous dites ? Bah, mettons que c'était Trapani. Quand tombait le soir, accoudée au balcon, j'admirais ces lumières. Là-bas étaient  la vie, le monde, le rêve.

 

Dino Buzzati - En ce moment précis (1963) - (nouvelles)

 

n°688
 

       Le génie, a-t-on dit, est une longue patience. Cet adage, sans doute, est bien contestable ainsi que tant d'autres "vérités" de la sagesse des nations, mais si nous substituons à génie les mots suivants : la connaissance solide d'une langue vivante, nous ne nous tromperons guère. En effet, bien savoir l'anglais suppose une très longue patience.

       Cet ouvrage nous a donc été suggéré par les mille et une difficultés rencontrées au cours de nos études ; de plus, l'expérience de l'enseignement nous a permis de constater que le vocabulaire des élèves était souvent incomplet ou imprécis, même quand son acquisition n'avait pas été livrée au hasard, et qu'à partir d'un certain degré, il n'était presque jamais poursuivi  systématiquement : tel élève de première a dans son vocabulaire des trous à faire passer "un coche à quatre chevaux" ; tel candidat aux concours supérieurs, dont la mémoire est pourtant un trésor de mots rares, ignore des termes d'une technicité moyenne.

 

F.Lebettre / H.Servajean - Clef du vocabulaire anglais (1959)

 

n°687
 

       La dioptre est également un instrument fort simple dans son principe, mais susceptible de recevoir certains perfectionnements. Le modèle le plus courant est un instrument de visée, utilisé notamment pour le repérage des étoiles : la dioptre par exemple servait à Hipparque pour mesurer les écarts des étoiles par rapport au méridien. Complément du gnomon, elle avait à peu près les mêmes usages, aidait à déterminer la hauteur des montagnes et permettait maintes opérations de géodésie. Vitruve en parle comme d'un instrument de nivellement.

        La dioptre perfectionnée décrite par Héron d'Alexandrie dans le traité spécial qu'il a consacré à la dioptre consistait en un niveau d'eau mobile sur un trépied ; ce niveau pouvait être enlevé et remplacé soit par une simple alidade, mobile horizontalement et verticalement, soit par un plateau circulaire divisé en degrés et pouvant se fixer à volonté dans un plan oblique quelconque.

 

Germaine Aujac - La géographie dans le monde antique (QSJ n°1598 -1975)

 

n°686
 

       Quand, en fin d'après-midi, elles rentrèrent à la villa de Truong, Jeanne était ravie et épuisée par sa journée, Lotus et elle, abandonnant voiture et chauffeur, avaient arpenté Kowloon en tout sens. Elles revenaient les bras chargés d'emplettes. Lotus avait refusé que le moindre achat fût effectué par Jeanne, disant que M. Truong serait très fâché qu'il en allât autrement. Agacée, elle avait limité son choix.

       Après un bain qui la reposa, elle s'habilla pour le dîner. Comme la veille, il fut somptueux. Truong avait invité quelques-uns de ses amis. La soirée se prolongeant, Jeanne se retira et sombra dans un sommeil sans rêves. Le lendemain, elles firent le tour des îles.

 

Régine Deforges - Contes pervers (1982)

 

n°685
 

       La mort est un mystère, dernier maillon d'une longue chaîne d'écroulements cosmiques. Une résonnace mystique d'un potentiel énorme se dégage de cette vision qui ouvre les portes de l'Au-delà. L'Ancienne Egypte souleva le voile de ce mystère, un pont magique fut jeté par-dessus cet abîme. Les textes funéraires ou Livre des Morts, incantations aux rythmes musicaux solennels et graves, décrivent la vie après la mort, métamorphoses, voyages, combats.

       Une atmosphère d'inédit, de bizarre s'y trouve magistralement rendue. La mort y est envisagée comme une porte de commuication entre le monde visible et l'autre monde, inaccessible aux perceptions sensorielles. Cette méditation invite à un renversement de nos perspectives habituelles. Elle apporte des dynamismes insoupçonnés à l'existence de l'homme moderne, existence qui se trouve sans profondeur métaphysique dans une civilisation rationaliste ignorant ce mystère.

 

Grégoire Kolpaktchy - Livre des Morts des Anciens Egyptiens (1978)

 

n°684
 

       J'ai essayé, dans un travail précèdent, de mettre à la portée du plus grand nombre, la connaissance des principaux champignons. Mais il ne suffit pas de savoir distinguer les espèces nuisibles des bonnes. Si l'on veut que cette connaissance procure tous les agréments qu'elle peut fournir, il est nécessaire de savoir tirer de ses récoltes le meilleur parti possible au point de vue gastronomique. C'est dans ce but que je publie aujourd'hui un petit traité de mycophagie (myco, du grec mukès (champignon) , phage de phagein (manger).

       Il y a fort longtemps que l'homme a su reconnaître et apprécier la valeur culinaire des champignons. Les Grecs d'abord, les Romains ensuite savaient distinguer au moins les meilleures espèces, et connaissaient aussi - l'Histoire nous en donne la preuve - les cryptogames vénéneux : la mort de l'empereur Claude est connue de tous. Il avait mangé, gloutonnement d'ailleurs, des Oronges, ce "mets des dieux".

 

G.Portevin  - Ce qu'il faut savoir pour manger les bons champignons (1948)

 

n°683
 

       Quand je suis entré chez Dexter, j'ai compris pourquoi la tenue de soirée : notre groupe était noyé dans une majorité de types "bien". J'ai reconnu des gens tout de suite : le docteur, le pasteur, et d'autres du même genre. Un domestique noir est venu me prendre mon chapeau, et j'en ai aperçu deux autres encore. Et puis Dexter m'a attrapé par le bras et m'a présenté à ses parents. J'ai compris que c'était son anniversaire. Sa mère lui ressemblait : une petite femme maigre et brune, avec de sales yeux, et, son père, le genre d'hommes qu'on a envie d'étouffer sous son oreiller, tellement ils ont l'air de ne pas nous voir.

       B.J. , Judy, Jicky et les autres, en robes de soirée, elles faisaient très gentil. Je ne pouvais pas m'empêcher de penser à leurs sexes en les voyant faire des manières pour boire un cocktail et se laisser inviter à danser par ces types à lunettes du genre sérieux. De temps en temps, on se lançait des clins d'yeux pour ne pas perdre contact. C'était trop navrant.  

 

Boris Vian (Vernon Sullivan) - J'irai cracher sur vos tombes (1965) - (roman)

 

n°682
 

       Goujet avait les yeux humides, tant il était touché. Les autres s'apitoyèrent, trouvèrent ça très bien, en ajoutant que ça leur porterait bonheur à tous. Cependant, Mme Lorilleux ne semblait pas contente d'être près du vieux; elle s'écartait, elle jetait des coups d'oeil dégoûtés sur ses mains durcies, sur sa blouse rapiécée et déteinte.

       Le père Bru restait la tête basse, gêné surtout par la serviette qui cachait l'assiette, devant lui. Il finit par l'enlever et la posa doucement au bord de la table, sans songer à la mettre sur ses genoux. Enfin, Gervaise servait le potage aux pâtes d'Italie, les invités prenaient leurs cueillers. 

 

Emile Zola - L'assommoir (1877) - (roman)

 

n°681
 

       La popularité des conducteurs de chars portait les foules de ce temps aux mêmes manifestations délirantes d'enthousiasme dont notre société de consommation accable les acteurs de cinéma ou les "idoles" de la chanson. Les émeutes les plus violentes qui ont ébranlé la structure même de l'Empire, et cela sous le règne des plus grands parmi ses empereurs, ont été suscitées par les passions frénétiques qu'alimentaient les courses de l'hippodrome : ainsi sous Théodose, en 390, l'affaire de Thessalonique - un cocher trop populaire emprisonné pour mauvaises moeurs - , bilan de la répression : 7000 morts.

       En 532, sous Justinien, à Constantinople, la sédition Nika ( Nika, "sois vainqueur", l'acclamation favorite des supporters), la police pour être impartiale voulut faire pendre avec égalité un bleu et un vert, révolte qui souleva bientôt des remous si profonds que le trône faillit chanceler. Il fallut toute l'énergie farouche de Théodora ( "la pourpre ferait un beau linceul" ) pour que Justinien se cramponnât au pouvoir. Cette fois aussi, la répression coûta des milliers de morts.

 

Henri-Irénée Marrou - Décadence romaine ou antiquité tardive ? (1977)

 

n°680
 

       Je suis soldat depuis un mois déjà. J'ai été bientôt réaffecté à la 1ère Cie du G.U.P. Le cantonnement sibérien, comme on pouvait sans peine le prévoir, s'est mué dès le dégel en un cloaque bien plus infernal encore. La gadoue noire a tout envahi, charriant les résidus putréfiés des cuisines, grossie par les affluents dégoulinant des goguenots. Jamais ne fut plus véridique le refrain lapidaire de nos clairons: "Le Cent Cinquante Neuf est dans la merde jusqu'au cou".

      Je me cramponne à ma tendresse pour le pittoresque militaire. Le fantassin français de 1940 demeure, comme il se doit, une sorte de clochard mâtiné de papou. Dans le vieil argot, le biffin du reste, n'était-ce point le trimardeur, l'homme au bissac qui a tout son bien sur le dos, qui porte toujours de la terre à ses croquenots, de la paille à sa défroque, qui gîte dans les terrains vagues et les granges, qui fait le tour des villes par les faubourgs les plus désolés, notre semblable, notre frère ?

 

Lucien Rebatet - Les décombres (1942)

 

n°679
 

       Chaque nuit, plongeant l'envergure de mes ailes dans ma mémoire agonisante, j'évquais le souvenir de Falmer... chaque nuit. Ses cheveux blonds, sa figure ovale, ses traits majestueux encore empreints dans mon imagination... indestructiblement... surtout ses cheveux blonds. Eloignez, éloignez donc cette tête sans chevelure, polie comme la carapace de la tortue. Il avait quatorze ans, et je n'avais qu'un an de plus. Que cette lugubre voix se taise. Pourquoi vient-elle me dénoncer ?

       Mais c'est moi-même qui parle. Me servant de ma propre langue pour émettre ma pensée, je m'aperçois que mes lèvres remuent, et que c'est moi-même qui parle.Et c'est moi-même qui, racontant une histoire de ma propre jeunesse et sentant le remords pénétrer dans mon coeur... c'est moi-même à moins que je me trompe... c'est moi-même qui parle. Je n'avais qu'un an de plus. Quel est donc celui auquel je fais allusion? C'est un ami que je possédais dans les temps passés, je crois.

 

Isidore Ducasse (Lautréamont) - Les Chants de Maldoror (1869)

 

n°678
 

       J'ignore son nom. J'ignore tout de lui. Habite-t-il la même rue que moi, une rue qui mène vers la Seine ? Ou loin de mon quartier ? A l'autre bout de la ville ? Ou nulle part ? Je n'en sais rien. Je sais seulement que ça fait longtemps que je le croise. Lui aussi a fini par s'en apercevoir. Il a ébauché un sourire dans ma direction. Une autre fois, il m'a adressé un signe de tête. Puis un "Bonjour" puis un "Bonjour, comment ça va?". Un jour est venu où nous avons échangé quelques mots, de ceux qu'on adresse à un inconnu familier : "Ca y est, c'est l'automne qui s'annonce."

      Nous nous étions retrouvés aussi à la terrasse du Café de l'Oubli. J'y passe un moment presque chaque jour, c'est son nom qui m'attire. Un soleil encore doux nous réchauffait, les feuilles des arbre viraient au roux, retardant le temps où elles tomberaient sur l'asphalte, le vent était léger, repoussant délicatement les nuages. Ces mots tout bêtes : "Voici l'automne", nous les avons prononcés ensemble, comme d'une seule voix, ce qui nous a fait rire. Puis ce fut entre nous le silence.

 

Jean-Bertrand Pontalis - Un homme disparaît (1996) - (roman)

 

n°677
 

       Les oeuvres de Breughel le Drôle peuvent se diviser en deux classes : l'une contient des allégories politiques presque indéchiffrables aujourd'hui; c'est dans cette série qu'on trouve des maisons dont les fenêtres sont des yeux, des moulins dont les ailes sont des bras, et mille compositions effrayantes où la nature est incessamment transformée en logogriphe. 

       Encore bien souvent, est-il impossible de démêler si ce genre de composition appartient à la classe des dessins politiques et allégoriques, ou à la seconde classe, qui est évidemment la plus curieuse. Celle-ci, que notre siècle, pour qui rien n'est difficile à expliquer, grâce à son double caractère d'incrédulité et d'ignorance,  qualifierait simplement de fantaisies et de caprices, contient, ce me semble, une espèce de mystère.

 

Charles Baudelaire (1821-1867) - Ecrits esthétiques 

 

n°676
 

       Depuis trois ans, l'Europe vivait dans l'angoisse et dans l'incertitude. Une forme étrange et nouvelle de conquête menaçait tous ses peuples sans les unir. Ce n'était pas l'attaque à main armée, mais une infiltration sournoise, comme irrésistible. L'Allemagne choisissait la nation qu'elle voulait abattre; elle y recrutait, dans la minorité allemande, des agents soumis et sans scrupules; ces agents, par leurs provocations, attiraient des représailles; ces représailles, si indulgentes et anodines qu'elles fussent, devenaient, par les soins de la presse allemande, des persécutions; ces persécussions appelaient des menaces.

       A ce moment, il importait de rassurer les autres Etats européens. On leur témoignait la plus tendre amitié. L'Allemagne, disait-on, souhaitait vivre en paix ave eux; elle ne désirait aucune conquête;  elle voulait seulement protéger ses frères de race et châtier un peuple insolent. L'Europe, lasse de combats, se résignait. Isolée, terrifiée, impuissante, la victime était dévorée. Aussitôt le gouvernement du Reich choisissait, pour l'année suivante, une proie nouvelle. La tragi-comédie recommençait.

 

André Maurois - Les origines de la guerre de 1939 (1939)

 

n°675
 

       André Brissaud a écrit, sur L'AMERIQUE DE KENNEDY, un livre brillant et utile. Au lieu d'aller aux Etats-Unis vérifier des idées préconçues, il a voulu voir, et ne juger que sur ce qu'il a vu. Que cette méthode soit la bonne, et même la seule, cela est évident. Malheureusement, beaucoup se sont permis de parler de l'Amérique  sans se donner la peine de la connaître. Des légendes se sont créées en Europe, singulièrement en France, légendes souvent désobligeantes qui déformaient l'image de la vie américaine.

       Quelle en était l'origine , pour une part le comportement en Europe, pendant la Seconde Guerre Mondiale, de certains militaires américains, comme si les soldats en pays étranger n'étaient pas toujours à peu près les mêmes, quelle que fût leur nationalité; pour une autre part notre attachement sentimental  à nos usages, voire à nos manies, attachement légitime , mais qui ne doit pas nous rendre incapables de comprendre  qu'un peuple neuf puisse avoir des traditions différentes. (Préface d'André Maurois)   

 

André Brissaud - L'Amérique de Kennedy (1962)

 

n°674
 

       A ce moment mon pied glissait, que je crus engagé dans une méduse. Penché vers le sable, je vis une gluante membrane de caoutchouc, et ce contact ignoble, par-delà le frémissement qu'il provoquait, allumait mon cerveau, subitement et inespérément.  Est-ce inspiration ou simple association, l'objet que je venais d'écraser me dictait l'identité des monstres.

        Partout sur l'estran, je découvrais de ces membranes répugnantes, pelures piteuses laissant couler leur jus, mortelles semences répandues sur le calcaire stérile... Partout, les masques en fleurs et en flammes se sont noués en cette nuit d'équinoxe, mâles et femelles; partout ils ont esquissé une parodie vénérienne, n'étant eux-mêmes que des parodies.  

 

Michel de Ghelderode - Sortilèges (1962) - (roman)

 

n°673
 

       En juillet 1795, le général Hoche, peu désireux de se frotter aux chefs vendéens qui jusque-là lui avaient infligé de sanglants revers, écrit au général Delage : "Charette a six mille louis d'or, nous les partagerons de concert si vous le voulez bien, entre les hôpitaux d'Angers, de Nantes et des Sables. L'or anglais paiera les drogues pour guérir les blessures de nos soldats !"

       Trois mois après, grand branle-bas dans la forêt de Gralas : les Bleus attaquent puissamment et les Blancs submergés se replient en désordre. Charette donne l'ordre de hisser sur des chevaux, des sacs liés deux à deux  et remplis de vivres, de munitions, de documents; mais les bagages comportent aussi deux grandes malles de diligence, solides, bardées de ferrures : elles contiennent le trésor de Charette.

 

Robert Charroux - Trésors du monde (1962)

 

n°672
 

       Les jours commencèrent à s'allonger, mais le froid resserra son étreinte. A moins d'entretenir sans relâche un feu d'enfer dans la chambre de la maison forestière, les nuits canadiennes devenaient une épreuve assez rude, et Tiffauges les espaçait tout en appréciant leur pureté tonique après la noire promiscuité des baraques. Un matin que les étoiles rendues pelucheuses par le gel intense brillaient encore dans le ciel noir, il fut réveillé par un coup frappé à la porte. A moitié endormi encore, il se leva en maugréant, et alla quérir quelques ronds de rutabaga qu'il avait posés sur le bord de la cheminée.

       Il savait qu'il était inutile de faire la sourde oreille aux invites de l'élan dont l'insistance devenait inlassable dès lors qu'il avait senti une présence dans la maison. Il dut lutter un moment avec la porte que le gel avait bloquée  et qui céda tout à coup, s'ouvrit toute grande et découvrit la haute silhouette d'un homme botté en uniforme. 

 

Michel Tournier - Le Roi des Aulnes (1970) - (roman)

 

n°671
 

       Il n'y a rien qui pousse davantage au désespoir que d'être fait prisonnier. Je fus enfermé avec Fleischmann dans une maison du village de Klin, et placé sous la surveillance d'un soldat russe. Coups de pied, coups de poing, injures et malédictions étaient tombés comme grêle sur nos échines, tout le long du chemin séparant le front  de ce centre de groupement établi à Klin.

       Nous fûmes interrogés par un officier qui voulut connaître la composition de notre régiment et maints autres détails du même genre. En regagnant notre prison provisoire, nous vîmes les Russes exécuter une dizaine de SS en leur enfonçant à coups de marteau des douilles vides dans la nuque. Ailleurs, ils avaient crucifié un major contre une porte. D'autres SS avaient été réduits en bouillie à coups de crosse de fusil et de fouet cosaque.

 

Sven Hassel - La légion des damnés (1957) - (roman)

 

n°670
 

       Dans les machines à grand rendement, la sortie peut contenir une très grande hauteur de papier, qui descend alors jusqu'au sol pour permettre son évacuation par chariot. L'évacuation de la pile de papier imprimé se fait, sans arrêter la machine, à l'aide d'un second plateau de pile que l'on glisse rapidement au sommet de la pile pour recevoir les feuilles qui continuent d'arriver.

        Pour obtenir dans les machines deux tours une hauteur de pile de sortie plus grande, on sort la table de réception de la machine. Signalons encore pour réduire les temps morts, une construction américaine à deux piles de sortie. On dérive les feuilles imprimées sur une pile intermédiaire pendant que l'on vide l'autre sortie; cela fait, on la remet en service : il n'y a ainsi aucun arrêt de la machine.

 

Alain Bargilliat - Typographie - Impression (1943)

 

n°669
 

       La guerre ne nous paraît si étonnante que parce qu'aujourd'hui c'est nous qu'elle atteint. Durant ces dernières années, je m'efforçais de m'éveiller moi-même  plus encore que d'éveiller les autres, par des appels, par des cris.  Ma propre indifférence, mon insensibilité, me faisait honte et horreur. Les cadavres chinois, abyssins, espagnols, nous en parlions, il nous arrivait même de les voir reproduits dans les magazines, au cinéma.

      Mais combien d'entre nous n'eurent même pas ce raidissement de la bête qui passe devant l'abattoir ? Il faut que le monde ne se résigne plus à la guerre nulle part ou qu'il l'accepte partout. Nous sommes la proie, aujourd'hui, du même incendie que nous regardions briller depuis des années, s'éteindre sur un point, reprendre ailleurs.  "Ne nous mêlons pas des querelles d'autrui" répétaient les sages.

 

François Mauriac - Mémoires politiques (1967)

 

n°668
 

       En 755 abordait en Espagne un personnage de roman, d'aspect étrange, grand, mince, aux traits accusés, le nez aquilin et les cheveux rouges. C'était l'unique survivant de tous les princes omeyades : Abd-er-Rahman. A vingt ans, fuyant les cavaliers abassides acharnés à sa poursuite, Abd-er-Rahman s'était jeté dans l'Euphrate, avait franchi le fleuve à la nage, erré de tribu en tribu, traqué sans cesse et partout.

       Il avait traversé la Syrie, la Palestine, l'Egypte, le désert de Libye, la Tripolitaine, l'Ifrikiya, la Maghrébie, sans argent, sans ami, sans mouture, échappant de justesse aux espions qui le harcelaient, même au bout du monde. Il avait refait, en se cachant, l'immense périple que ses ancêtres avaient parcouru en conquérants, moins d'un siècle auparavant. Parvenu en Espagne, le chevalier errant se fait reconnaître comme Emir de Cordoue par des troupes syriennes qui venaient de Damas et qui étaient demeurées fidèles aux Omeyades. 

 

Jacques C. Risler - La civilisation arabe (1955)

 

n°667
 

       Le Président a la parole : "Il s'agit d'un article paru dans l 'Action Française du 2 février 1944, intitulé Menaces juives, on n'a pas beaucoup parlé de cette question. Cet article commence ainsi : Le rôle joué par la juiverie des deux mondes entre Moscou, londres et New York doit être observé de plus près que jamais. C'est à elle que remonte une grande part de la responsabilité de la guerre. Toutes ces manoeuvres juives doivent être suivies,surveillées, déjouées sans pitié, sans quoi nous allons à des dévastations, à des massacres supérieurs à ce qui s'est vu en 1940.

       Tout dépend de la vigilance des citoyens, de la fermeté avec laquelle ils sauront dénoncer tout ce qu'ils en surprendront et sauront en poursuivre le châtiment régulier , sûr et prompt. "Nous continuons" poursuit le président qui dit: Nous avons sous les yeux un vieux numéro de Droit de Vivre que fonda le juif Lekah, dit Bernard Lecache, un n° d'avril 1939 où grouillent toutes sortes de menaces et de menées bellicistes que masquent (plutôt mal) les jargons humanitaires internationaux. 

 

Charles Maurras/Maurice Pujo - Pour réveiller le Grand Juge (1946)

 

n°666
 

       Lorsqu'un ouvrier entre chez Michelin, on lui remet un livret intitulé "Michelin vous accueille". Cette brochure énumère les activités de la firme de pneumatiques de Clermont-Ferrand et tous les avantages dont bénéficie son personnel. Le nouveau salarié apprend qu'il peut obtenir un logement par l'intermédiaire d'une filiale de la maison, qu'il peut faire la plupart de ses achats à la Société d'approvisionnement Michelin, qu'il a la possibilité d'envoyer ses enfants aux écoles et cours d'enseignement technique Michelin.

       Tout est prévu par la société : cours ménagers, consultations de nourrissons, colonies de vacances, sanas, bibliothèques, jardinage, bricolage ou philatélie, Michelin veille sur son troupeau à la façon d'un berger encadrant ses brebis, les entourant de soins méticuleux, pour leur bien et pour la prospérité finale du groupe "bibendum".

 

Jean Baumier - Les grandes affaires françaises (1965)

 

n°665
 

       Suzanne fit cependant une deuxième rencontre, celle de M. Jo. Un après-midi, comme elle sortait de l'Hôtel Central, elle trouva sa limousine arrêtée devant l'entrée de l'hôtel. Dès qu'il aperçut Suzanne, M. Jo alla vers elle d'un pas apparemment tranquille.

        - Bonjour, fit-il sur le ton triomphant, je vous ai trouvée. Il était peut-être encore mieux fringué que d'habitude mais toujours aussi laid.

       - On est venu vendre votre bague, dit Suzanne, ça sert à rien.

       - Je m'en fous, dit M. Jo en se forçant à un rire sportif, je vous ai quand même retrouvée. Il avait dû la chercher longtemps. Depuis trois jours, peut-être davantage. Ici, à la ville, loin de la surveillance de Joseph et de la mère, il avait l'air moins intimidé qu'au bungalow.

 

Marguerite Duras - Un barrage contre le Pacifique (1950) - (roman)

 

n°664
 

       Le monde entier connaît aujourd'hui les places angoissantes bordées de palais à arcades, au milieu desquelles se dresse une statue silencieuse ou une tour surmontée d'oriflammes, tandis que, dans le lointain, passe une locomotive tirant un train et laissant flotter dans l'air, comme une chevelure, son ruban de fumée. Les titres de ses tableaux, Mélancolie et mystère d'une rue, Mélancolie d'un soir, Nostalgie de l'infini, en accentuant le climat nocturne, irréel, qui donne à chacun d'eux l'aspect troublant d'une scène rêvée.

       Il faut souligner que, dans ses oeuvres, l'exactitude de l'architecture et des objets représentés, la fuite au loin de la perspective, la précision des ombres portées ne jouent nullement dans le sens du réalisme, mais au contraire renforcent singulièrement le sentiment d'irréalité qui s'en dégage. A partir de 1916 apparurent, dans l'oeuvre de Chirico, les mannequins et les intérieurs métaphysiques.

 

Patrick Waldberg - Les initiateurs du Surréalisme (1969)

 

n°663
 

       Que fait, somme toute, la philosophie moderne ? Depuis Descartes, et plutôt pour le braver que pour le suivre, les philosophes s'attaquent de toutes parts au vieux concept de l'âme, sous le couvert de critiquer les notions de sujet et de verbe, ce qui revient à s'attaquer à l'une des hypothèses fondamentales de la doctrine chrétienne. La philosophie la plus récente, qui est sceptique à l'égard de la connaissance, est, ouvertement ou non, anti-chrétienne, bien que nullement anti-religieuse, ceci dit pour les oreilles tant soit peu subtiles.

        Autrefois, en effet, on croyait à l' "âme" comme on croyait à la grammaire et au sujet grammatical; on disait : "je" déterminant  ; "pense", prédicat déterminé; penser est une activité à laquelle il est indispensable de supposer un sujet comme cause. Ensuite on a essayé avec une opiniâtreté et une astuce admirables, de se dépêtrer de ce réseau, on a cherché si l'inverse, peut-être, ne serait pas vrai :  "pense" déterminant, "je" déterminé; "je" serait alors une synthèse opérée par la pensée elle-même.

 

Frédéric Nietzsche - Par-delà le bien et le mal (1886)

 

n°662
 

       Quatre mois s'étaient écoulés depuis mon arrivée à Madrid et ma vie continuait aussi méthodique, sobre et studieuse qu'aux premiers jours. Plus exactement même, ces qualités tournaient chez moi à l'ascétisme. J'aurais aimé vivre dans une prison et si j'y avais vécu, je n'aurais pas regretté une seule parcelle de ma liberté. Tout dans mes tableaux devenait de plus en plus sévère. J'avais préparé des toiles en les induisant d'une couche beaucoup trop épaisse de peinture à la colle.

        Sur ces surfaces plâtreuses, je peignis, pendant ces quatre premiers mois de mon séjour à Madrid, deux oeuvres capitales et aussi impressionnantes qu'un autodafé. C'étaient bien des autodafés, car la préparation de colle se craquela  et mes toiles tombèrent en morceaux. Cependant, avant leur destruction, on les découvrit , et avec elles on me découvrit.

 

Salvador Dali - La vie secrète de Salvador Dali (1952)

 

n°661
 

       La question de l'étude et de l'exploitation des bois de nos colonies n'est pas nouvelle : elle est née le jour où nous avons connu l'existence de forêts considérables à la Guyane, à la Côte occidentale d'Afrique d'abord, à Madagascar et en Indochine plus tard. Mais des circonstances récentes ont profondément modifié le problème.

      En effet, la destruction d'importantes forêts sur le théâtre de la guerre, une exploitation meurtrière, pratiquée loin du front  et sans contrôle suffisant, pour satisfaire aux besoins multiples et variés des opérations militaires; enfin la nécessité de relever rapidement les villes et villages dévastés de nos régions du Nord et du Nord-est, constituent un ensemble de circonstances exceptionnelles, qui nécessitent l'utilisation urgente de quantités considérables de bois d'oeuvre.

 

Henri Leconte - Les bois coloniaux (1923)

 

 

 

 

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